CEDH, Cour (deuxième section), SEUROT c. la FRANCE, 18 mai 2004, 57383/00

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Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 57383/00
présentée par Jacques SEUROT
contre la France

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant le 18 mai 2004 en une chambre composée de :

MM.A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
K. Jungwiert,
M. Ugrekhelidze,
MmeA. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 3 janvier 2000,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Le requérant, M. Jacques Seurot, est un ressortissant français, né en 1941 et résidant à Dijon. Il est représenté devant la Cour par Me J.-D. Gerbeau, avocat à Dijon.

A.  Les circonstances de l'espèce

Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

Le 14 novembre 1996, un texte rédigé par le requérant fut publié dans la revue « Echanges », bulletin d'information hebdomadaire interne (destiné aux élèves et à leurs parents) du collège privé Saint François de Sales, établissement d'enseignement privé sous contrat d'association avec l'Etat, au sein duquel le requérant enseignait en sa qualité de professeur certifié d'histoire et de géographie.

Ce texte, intitulé « Trop, c'est trop », contenait notamment les phrases suivantes :

« Les illusionnistes n'avaient pas prévu qu'en échange de la fuite éperdue de ces maudits Français d'Afrique du Nord, des hordes musulmanes inassimilables débarqueraient et investiraient les plus reculés de nos cantons. »

« Ils sont aujourd'hui cinq millions, construisent partout des mosquées et quand ils parlent de mettre les voiles ... ne vous réjouissez pas trop, ce n'est qu'à leurs sales gamines arrogantes ! »

1.  La procédure pénale

Les 9 et 13 décembre 1996, la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme et le comité local du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples déposèrent plainte en se constituant partie civile pour provocation à la discrimination et à la haine raciale.

Le 16 janvier 1997, le procureur de la République requit l'ouverture d'une information judiciaire.

Le 9 avril 1997, un juge d'instruction du tribunal de grande instance de Dijon mit en examen le requérant et le directeur du collège.

Par ordonnance du 1er septembre 1997, le requérant et le directeur du collège furent renvoyés devant le tribunal correctionnel, sur le fondement de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 et du code pénal, pour provocation à la discrimination et à la haine raciale, ainsi que pour avoir injurié, en raison de leur race, un groupe de personnes d'origine maghrébine.

Par jugement du 10 décembre 1997, le tribunal correctionnel de Dijon rappela que l'acte initial de poursuite fixe irrévocablement la qualification des faits poursuivis en matière de délit de presse et, partant, jugea que les faits de discrimination et d'injure reprochés aux prévenus ne rentraient pas dans le strict cadre de la poursuite telle que circonstanciée par le réquisitoire introductif. En conséquence, le requérant et son directeur furent relaxés.

Les parties civiles interjetèrent appel de ce jugement.

Par arrêt du 20 mai 1998, la cour d'appel de Dijon, estimant n'être valablement saisie que du seul délit d'incitation à la haine raciale, délit prévu à l'article 24 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881, déclara les prévenus coupables et condamna le requérant à cinq mille francs d'amende.

Dans sa décision, la Cour estima notamment :

« Attendu enfin qu'il est constant que ni l'un ni l'autre des prévenus n'avaient le désir de provoquer à la haine ; que Jacques Seurot qui met en cause d'autres personnes, notamment les « pieds noirs », a seulement voulu réaliser un article humoristique traduisant son regret de la disparition de l'éditorial d'Aristarque ; que de son côté [C.M.] cherchait à remplir une page du journal ; que toutefois l'élément intentionnel du délit est indépendant des mobiles qui ont animé les prévenus et qu'il est caractérisé dès lors que les intéressés respectivement professeur et directeur de l'établissement ne pouvaient, compte tenu de leur niveau culturel, ignorer que les propos publiés provoquaient à la haine ; (...) »

Le requérant et le directeur du collège se pourvurent en cassation. Dans son mémoire ampliatif, le requérant développa un moyen unique de cassation, subdivisé en trois branches et portant sur le changement de qualification opéré par la juridiction de jugement, ainsi que sur deux contradictions de motifs.

Par arrêt du 7 septembre 1999, la Cour de cassation rejeta les pourvois, estimant que la cour d'appel avait valablement qualifié les faits et motivé sa décision pour déclarer le délit caractérisé en son élément intentionnel. Elle précisa notamment :

« (...) Qu'en effet, le délit de provocation, prévu et réprimé par l'article 24, alinéa 6, de la loi du 29 juillet 1881, exclusif de toute bonne foi, est caractérisé lorsque, tant par son sens que par sa portée, le texte incriminé tend à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes déterminées (...) »

2.  La procédure administrative

Par arrêté du 27 novembre 1996, le recteur de l'académie de Dijon suspendit le requérant de ses fonctions.

Conformément aux dispositions de l'article 11 du décret no 64-217 du 10 mars 1964, le requérant comparut devant la commission consultative mixte académique.

Le 17 décembre 1996, la commission consultative émit un avis favorable à la résiliation du contrat d'enseignement liant le requérant à l'Etat.

Par arrêté du 30 janvier 1997, le ministre de l'Education nationale résilia le contrat d'enseignement du requérant, aux motifs que :

« la publication dans le journal interne de l'établissement, distribué à l'ensemble des élèves, d'un article de M. Seurot, contenant des propos violemment et grossièrement racistes constitue une faute grave, incompatible avec la fonction d'enseignant ».

Par jugement du 5 janvier 1999, le tribunal administratif de Dijon rejeta la demande du requérant en annulation de la décision de résiliation du contrat, s'exprimant notamment comme suit :

« Considérant que M. Seurot, professeur d'histoire et de géographie, reconnaît être l'auteur de l'article dont il lui est fait grief ; que, s'il soutient que cet écrit relève d'une correspondance privée avec le directeur du collège, le requérant reconnaît n'avoir pas pris les précautions qui s'imposaient pour éviter sa diffusion ; qu'il est d'ailleurs constant que le requérant adressait régulièrement au directeur de l'établissement des correspondances ayant la forme d'un éditorial, signées du pseudonyme « Aristarque », et qu'un accord était intervenu entre eux pour assurer leur publication dans le journal du collège ; qu'il ressort des pièces du dossier que ledit journal, diffusé à plus d'un millier d'exemplaires, s'adresse en premier lieu à un lectorat composé des élèves de l'établissement ; que, dans l'article litigieux, M. Seurot a fait usage d'expressions violemment haineuses ; que l'auteur affiche, en outre, des prises de position sans nuance, de caractère nettement polémique, sur des problèmes de société et des personnalités politiques ; que si leur auteur se défend d'avoir tenu des propos haineux et racistes en indiquant que, situés dans leur contexte, ils relèvent d'une vision désabusée de l'histoire contemporaine et expriment un sentiment de compassion tant à l'égard de la communauté française originaire d'Afrique du Nord que des jeunes filles de  confession musulmane qu'il estime contraintes de porter le foulard, de tels propos, qui plus est exprimés dans une publication scolaire à l'adresse de la jeunesse, excèdent la liberté d'opinion reconnue aux fonctionnaires, portent atteinte au principe de neutralité de l'enseignement et, enfin, méconnaissent l'obligation de réserve ; qu'ainsi, et compte tenu également de la double circonstance que M. Seurot ne pouvait ignorer ni l'éventualité de voir ses écrits publiés, ni le fait qu'ils seraient diffusés par un journal indissociable de l'exercice de sa fonction d'enseignant, le requérant s'est livré à un comportement fautif de nature à l'exposer au prononcé d'une sanction disciplinaire ; qu'en décidant de résilier le contrat d'enseignement dont il bénéficiait, le ministre n'a pas entaché sa décision d'une erreur de droit ».

Le 12 février 2002, la cour administrative d'appel de Lyon confirma le jugement, considérant notamment :

« (...) en premier lieu, qu'en énonçant que l'intéressé avait publié dans le journal interne de l'établissement un article contenant des propos violemment et grossièrement racistes et qu'un tel fait constituait une faute grave incompatible avec la fonction d'enseignant, le ministre a suffisamment motivé sa décision ;

(...) en deuxième lieu, qu'au regard de la forme et du style donnés au texte litigieux, le requérant ne saurait sérieusement soutenir qu'il s'agissait d'une lettre privée adressée au seul chef d'établissement et dont la publication et la diffusion n'étaient pas prévues ;

(...) en troisième lieu, qu'il ressort des pièces du dossier qu'en utilisant des termes outranciers et méprisants à forte connotation raciste dans un texte destiné à être lu par des collégiens, le requérant a tenu des propos incompatibles avec ses fonctions d'enseignant (...) »

Par arrêt du 3 mars 2003, le Conseil d'Etat rejeta le pourvoi en cassation formé par le requérant.

B.  Le droit interne pertinent

Article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, dans sa rédaction applicable à l'époque des faits :

« Ceux qui, par l'un des moyens énoncés à l'article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non‑appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d'un emprisonnement d'un an et d'une amende de 300 000 F ou de l'une de ces deux peines seulement. »

Article 11 du décret du 10 mars 1964 modifié :

« Le ministre de l'éducation nationale peut, sur la demande de l'autorité académique qui peut être saisie, notamment par le chef d'établissement, prononcer après avis de la commission prévue (...) et l'intéressé ayant été mis à même de présenter ces observations, la résiliation du contrat du maître ou le retrait d'agrément au cas d'insuffisance professionnelle, dûment constatée ou de comportement incompatible avec l'exercice des fonctions dans l'établissement considéré (...) »

GRIEFS

Invoquant les articles 10 et 17 de la Convention, le requérant invoque son droit à la liberté d'expression, se plaint d'avoir été excessivement condamné pour un texte publié par erreur et critique le fait que le délit prévu à l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 soit exclusif de toute bonne foi.

EN DROIT

Le requérant se plaint d'une violation de son droit à la liberté d'expression au regard des articles 10 et 17 de la Convention. Leurs dispositions se lisent ainsi, dans leurs parties pertinentes :

Article 10

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, [ou] à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, (...) »

Article 17

« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. »

Le Gouvernement rejette la thèse du requérant. A titre principal, il invite la Cour à considérer la requête comme irrecevable en application de l'article 17 de la Convention. Se fondant notamment sur la jurisprudence de la Commission (notamment Glimmerveen et a. c. Pays-Bas, décision de la Commission du 11 octobre 1979, Décisions et rapports (DR) 18, p. 198 et Kühnen c. Allemagne, no 12194/86, décision de la Commission du 12 mai 1988, DR 56), il estime que le requérant a tenté d'utiliser l'article 10 pour se livrer à des activités allant à l'encontre de la lettre et de l'esprit de la Convention. Le Gouvernement demande donc à la Cour de rejeter la requête comme étant incompatible avec les dispositions de la Convention.

A titre subsidiaire, s'agissant du grief tiré de l'article 10 de la Convention, en tant qu'il est dirigé contre la sanction pénale, le Gouvernement soulève une exception d'irrecevabilité pour non-épuisement des voies de recours internes. Il considère que le requérant n'a invoqué ni explicitement, ni en substance le grief dont il entend saisir la Cour devant les juridictions pénales de droit interne. Le Gouvernement demande donc à la Cour de déclarer le grief irrecevable concernant la condamnation pénale dont le requérant a fait l'objet.

A titre très subsidiaire, le Gouvernement conteste le bien-fondé du grief tiré de la violation de l'article 10 de la Convention. Tout en reconnaissant que la condamnation pénale du requérant et la résiliation de son contrat d'enseignement avec l'Etat constituent des ingérences des autorités publiques dans sa liberté d'expression, le Gouvernement estime que les décisions prises à l'encontre du requérant sont justifiées par certaines des limites à l'exercice de la liberté d'expression, autorisées par le deuxième paragraphe de l'article 10.

Le Gouvernement expose que les conditions d'application de ce paragraphe étaient remplies. Les ingérences étatiques étaient prévues par la loi (article 24 alinéa 6 de la loi du 29 juillet 1881 s'agissant de la condamnation pénale, article 11 du décret du 10 mars 1964 s'agissant de la résiliation du contrat d'enseignement). Elles visaient des buts légitimes : d'une part, au plan pénal, la « défense de l'ordre et [de] prévention du crime » et la « protection de la réputation ou des droits d'autrui » ; d'autre part, au plan administratif, la garantie de protection aux victimes de propos diffamatoires ou discriminatoires et le respect du principe d'égalité devant les services publics, corollaire du principe d'égalité devant la loi qui implique la neutralité du service public, nonobstant la liberté d'opinion reconnue aux fonctionnaires. Il estime que les motifs énoncés par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants. Enfin, le Gouvernement considère que les ingérences répondaient aux critères de nécessité et de proportionnalité tels que dégagés par la jurisprudence de la Cour. Il indique que la sanction pénale était modérée et justifiée par la qualité du requérant. Concernant la résiliation du contrat liant le requérant à l'Etat, il estime que l'administration n'avait pas d'autre choix que la révocation pour exclure tout renouvellement de faits analogues, des précautions particulières s'imposant en l'espèce.

Le requérant n'a pas souhaité répondre aux observations du Gouvernement.

La Cour rappelle tout d'abord qu'aux termes de l'article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes. Se pose donc en premier lieu la question de savoir si l'exception de non‑épuisement soulevée par le Gouvernement se révèle fondée en l'espèce. A cet égard, elle souligne que tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l'occasion que l'article 35 § 1 a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre lui (voir, parmi beaucoup d'autres, Cardot c. France, arrêt du 19 mars 1991, série A no 200, p. 19, § 36 ; Remli c. France, arrêt du 12 avril 1994, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, § 33).

En l'espèce, la Cour relève que, dans le cadre de la procédure pénale, le requérant a soumis à l'examen de la Cour de cassation un unique moyen, subdivisé en trois branches, portant sur le changement de qualification opéré par la juridiction de jugement et sur deux contradictions de motifs. Or dans ce moyen unique de cassation, le requérant n'a pas invoqué, expressément ou en substance, les griefs soulevés devant la Cour. 

Il s'ensuit que ces griefs, en ce qu'ils concernent la procédure diligentée devant les juridictions pénales, doivent être rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

Quant au fond et s'agissant de la seule procédure administrative, afférente à la résiliation du contrat d'enseignement, la Cour rappelle qu'il  incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d'interpréter et d'appliquer le droit national (voir, notamment, Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, p. 2885, § 50). Elle a seulement pour tâche de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions rendues par les juridictions nationales compétentes en vertu de leur pouvoir d'appréciation. Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales se sont fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998‑IV, § 48 ; Lehideux et Isorni, précité, p. 2885, § 51).

Si la jurisprudence de la Cour a consacré le caractère éminent et essentiel de la liberté d'expression dans une société démocratique (voir, parmi d'autres, Handyside c. Royaume‑Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, § 49 ; Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, § 41 ; Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 23, § 31), elle en a également défini les limites.

Ainsi, la Cour a notamment déjà affirmé « qu'il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations » (Jersild, précité, p. 22, § 30). Elle renvoie également, à titre indicatif, au texte de la résolution Res(2002)8 du Comité des Ministres, relative au statut de la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI) et qui vise à renforcer l'action de celle-ci, compte tenu de la nécessité de mener à l'échelle européenne une action ferme et soutenue pour lutter contre les phénomènes de racisme, de xénophobie, d'antisémitisme et d'intolérance.

La Cour rappelle également que les principes fondamentaux qui se dégagent de ses arrêts relatifs à l'article 10 s'appliquent également aux membres de la fonction publique, et plus généralement aux agents publics, quelle que soit la nature du rapport juridique entre l'agent et l'administration (voir, sur ce point, mutatis mutandis, Pellegrin c. France [GC], no 28541/95, § 63, CEDH 1999-VIII). S'il apparaît légitime pour l'Etat de soumettre ces agents à une obligation de réserve, il s'agit néanmoins d'individus qui, à ce titre, bénéficient de la protection de l'article 10 de la Convention.

Il revient donc également à la Cour, en tenant compte des circonstances de chaque affaire, de rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental de l'individu à la liberté d'expression et l'intérêt légitime d'un Etat démocratique à veiller à ce que sa fonction publique œuvre aux fins énoncées à l'article 10 § 2. Reste que, dès l'instant où le droit à la liberté d'expression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabilités » visés à l'article 10 § 2 revêtent un sens spécial qui justifie qu'on laisse aux autorités de l'Etat défendeur une certaine marge d'appréciation pour déterminer si oui ou non l'ingérence litigieuse est proportionnée au but énoncé (Ahmed et autres c. Royaume‑Uni, arrêt du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2380, § 61).

Concernant plus spécialement les enseignants, ceux-ci étant symbole d'autorité pour ses élèves dans le domaine de l'éducation, les devoirs et responsabilités particuliers qui leur incombent valent aussi dans une certaine mesure pour leurs activités en dehors de l'école (Vogt c. Allemagne, arrêt du 26 septembre 1995, série A no 323,  p. 29, § 60 ; voir aussi, mutatis mutandis, Dahlab c. Suisse (déc.), no 42393/98, CEDH 2001-V). Il en va donc a fortiori de même pour leurs activités annexes exercées au sein même de l'établissement scolaire où ils enseignent. La Cour note d'ailleurs que, dans sa recommandation Rec(2002)12 relative à l'éducation à la citoyenneté démocratique, le Comité des ministres rappelle qu'une telle éducation, tout au long de la vie et à chaque niveau de scolarité (primaire, secondaire, supérieur, formation des adultes), « est une composante majeure de la mission première du Conseil de l'Europe, qui est de promouvoir une société libre, tolérante et juste ». Or une telle éducation à la citoyenneté démocratique, indispensable pour lutter contre le racisme et la xénophobie, suppose la mobilisation d'acteurs responsables, notamment des enseignants (voir le point 4 de l'annexe à la recommandation Rec(2002)12).

Enfin, la Cour rappelle qu'il ne fait aucun doute que tout propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention se verrait soustrait par l'article 17 à la protection de l'article 10 (voir, notamment, Lehideux et Isorni, précité, p. 2884, § 47 et p. 2886, § 53 ; décision Garaudy, précitée).

En l'espèce, de l'avis de la Cour, compte tenu de la tonalité générale du texte litigieux, le requérant ne saurait se prévaloir des dispositions de l'article 17 de la Convention. Au contraire, la Cour se demande si l'expression des opinions du requérant ne devrait pas être exclue de la protection de l'article 10 en vertu de l'article 17.

Toutefois, elle n'estime pas nécessaire de se prononcer sur ce point dès lors que cette partie du grief est également irrecevable.

En effet, la Cour relève que la résiliation du contrat d'enseignement peut être considérée, le Gouvernement le reconnaît, comme une ingérence des autorités publiques dans l'exercice de la liberté d'expression reconnue par l'article 10 § 1 de la Convention. Cette ingérence était « prévue par la loi », à savoir par l'article 11 du décret du 10 mars 1964, telle qu'applicable au moment des faits. La Cour estime en outre que cette ingérence poursuivait au moins l'un des buts légitimes prévus par la Convention, à savoir « la protection de la réputation ou des droits d'autrui ».

Aux yeux de la Cour, la teneur des écrits du requérant est exempte de toute ambiguïté. Elle considère, à l'instar des juridictions administratives, que l'article litigieux, dont le contenu revêt incontestablement un caractère raciste, est incompatible avec les devoirs et responsabilités particuliers qui incombaient au requérant. En tout état de cause, à supposer que ce dernier ait réellement eu la volonté de rédiger un texte « humoristique » non destiné à la publication, tant son statut d'enseignant, au demeurant en histoire, que le risque avéré de diffusion du texte au sein de l'établissement scolaire auraient dû l'inciter à faire preuve de prudence et de discernement.

Dans ces conditions, il ne fait aucun doute que les motifs invoqués par les autorités internes étaient à la fois pertinents et suffisants.

En outre, et même en tenant compte de la gravité de la mesure prise à l'encontre de l'intéressé, elle ne saurait en l'occurrence être regardée comme disproportionnée.

Dès lors, eu égard aux circonstances de l'espèce, la Cour estime que l'ingérence pouvait passer pour « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l'article 10 § 2 de la Convention. 

Il s'ensuit que cette partie du grief doit être rejetée comme étant manifestement mal fondée, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

S. DolléA.B. Baka
GreffièrePrésident

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