Tribunal administratif de Nice, 2ème chambre, 30 décembre 2022, n° 1905057

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
TA Nice, 2e ch., 30 déc. 2022, n° 1905057
Juridiction : Tribunal administratif de Nice
Numéro : 1905057
Importance : Inédit au recueil Lebon
Type de recours : Plein contentieux
Dispositif : Satisfaction partielle
Date de dernière mise à jour : 8 septembre 2023

Sur les parties

Texte intégral

Vu la procédure suivante :

Par une requête et des pièces complémentaires, enregistrées les 21 octobre 2019, 3 mars 2022, 20 avril 2022, Mme E B, épouse D, M. C D et Mme F D, représentés par Me Khadraoui-Zgaren, demandent au tribunal :

1°) de condamner l’Etat à leur verser une somme de 30 000 euros, en tant qu’ayants-droit de M. A D, en réparation du préjudice né de la perte de chance de survie de ce dernier ;

2°) de condamner l’Etat à leur verser une somme totale de 100 000 euros au titre de leur préjudice moral ;

3°) d’assortir ces sommes des intérêts au taux légal ;

4°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 6 000 euros à verser à leur conseil en application combinée des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 ainsi que les dépens de l’instance.

Ils soutiennent que :

— la responsabilité de l’Etat est engagée en raison des fautes commises par l’administration pénitentiaire et qui sont à l’origine du suicide en prison de M. A D ;

— ils sont fondés, en raison des fautes susmentionnées, à demander réparation des préjudices qui en sont résultés, à hauteur des sommes suivantes :

* une somme de 30 000 euros en réparation du préjudice né de la perte de chance de survie de M. Saber D ;

* une somme de 40 000 euros chacun en réparation de leur préjudcice moral pour Mme E B, épouse D, et M. C D, parents de M. A D ;

* et une somme de 20 000 euros en réparation de son préjudcice moral pour Mme F D, sœur de M. A D.

Par un mémoire en défense, enregistré le 2 décembre 2022, le garde des Sceaux, ministre de la justice conclut principalement au rejet de la requête, dès lors que l’administration pénitentiaire n’a pas commis de faute et que les moyens soulevés ne sont pas fondés, et subsidiairement à ce que l’indemnisation éventuellement accordée soit ramenée à de plus justes proportions.

Par ordonnance en date du 7 mars 2022, la clôture de l’instruction a été fixée au 20 avril 2022.

Un mémoire a été produit pour Mme E B, épouse D, M. C D et Mme F D le 7 décembre 2022, soit postérieurement à la clôture de l’instruction, et n’a pas été communiqué.

Mme E B, épouse D, et Mme F D ont été admises au bénéfice de l’aide juridictionnelle totale par une décision du bureau d’aide juridictionnelle près le tribunal judiciaire de Nice en date du 6 février 2020.

M. C D a été admis au bénéfice de l’aide juridictionnelle partielle, à hauteur de 55%, par une décision du bureau d’aide juridictionnelle près le tribunal judiciaire de Nice en date du 16 septembre 2021.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

— le code de procédure pénale ;

— la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;

— le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Après avoir entendu, au cours de l’audience publique du 8 décembre 2022 :

— le rapport de M. Silvestre-Toussaint-Fortesa, président ;

— les conclusions de Mme Sorin, rapporteure publique ;

— et les observations de Me Khadraoui-Zgaren, pour les requérants ;

— le garde des Sceaux, ministre de la justice, n’étant ni présent, ni représenté.

Considérant ce qui suit :

1. M. A D, né le 26 septembre 1986, a été incarcéré à la maison d’arrêt de Nice le 29 janvier 2015. Le 2 novembre 2015, il est décédé dans sa cellule suite à un suicide. Par une demande préalable du 15 avril 2018, Mme E B, épouse D, M. C D et Mme F D, respectivement mère, père et sœur de la victime, ont demandé à l’Etat de les indemniser des préjudices subis du fait du décès de M. D. Cette demande ayant été implicitement rejetée, ils demandent au tribunal de condamner l’Etat à réparer les préjudices qu’ils estiment avoir subis du fait du décès de M. D en détention, et ainsi à leur verser une somme totale de 130 000 euros.

Sur la responsabilité de l’Etat :

2. La responsabilité de l’Etat en cas de préjudice matériel ou moral résultant du suicide d’un détenu peut être recherchée pour faute des services pénitentiaires en raison notamment d’un défaut de surveillance ou de vigilance. Une telle faute ne peut toutefois être retenue qu’à la condition qu’il résulte de l’instruction que l’administration n’a pas pris, compte tenu des informations dont elle disposait, en particulier sur les antécédents de l’intéressé, son comportement et son état de santé, les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre de sa part pour prévenir le suicide.

3. En l’espèce, il résulte de l’instruction que M. A D, incarcéré à la maison d’arrêt de Nice depuis le 29 janvier 2015, a tenté de mettre fin à ses jours le 24 juin 2015 par pendaison après qu’il ait été placé en quartier disciplinaire. Un certificat du psychiatre précise que son état n’était pas compatible avec le quartier disciplinaire et qu’une surveillance visuelle devait être mise en place. L’intéressé a ainsi été placé en soin psychiatrique au service médico-psychologique régional (SMPR) du 25 au 29 juin. La commission santé de l’établissement a recommandé la mise en place d’une surveillance spécifique et l’absence d’encellulement individuel. Le Cependant, le 8 juillet 2015, la surveillance initialement mise en place a été modifiée, M. D devant faire uniquement l’objet d’un contrôle visuel. A la suite d’une altercation avec ses codétenus et à sa demande, M. D a été transféré dans une cellule individuelle le soir du 1er novembre 2015. Cette cellule était notamment équipée d’une ceinture de peignoir. Le 2 novembre 2015 à 02h05, le surveillant s’est présenté devant la porte de la cellule et n’a pu voir à l’intérieur car l’œilleton était obstrué. Le surveillant indique avoir frappé à la porte à plusieurs reprises puis, selon son témoignage, qu'« il lui a semblé entendre du bruit dans la cellule qui été allumée puisqu’il pouvait apercevoir un filet de lumière à travers le papier mis sur l’œilleton ». Il indique qu’il n’a pas souhaité réveiller le premier surveillant, seul étant habilité à ouvrir la porte de la cellule. Le lendemain, lors de la ronde du matin de 6h à 7h, l’œilleton était toujours bouché selon deux surveillants et ce n’est qu’à compter de 07h05 et après signalement d’un gradé que la porte de la cellule de M. D est ouverte, et que ce dernier est retrouvé pendu au moyen d’une ceinture de peignoir. Dans ces conditions, il apparait que le service n’a pas pris toutes les précautions utiles en vue d’éviter que le détenu, qui était particulièrement signalé en raison de ses tendances suicidaires, ce qui pouvait laisser présumer un passage à l’acte à tout moment, n’a pas fait l’objet d’une surveillance adaptée à son état, dès lors, ainsi qu’il a été dit, qu’il se trouvait seul dans sa cellule, en possession d’un objet pouvant permettre ou faciliter un suicide, et que le contrôle visuel de l’intérieur de la cellule était rendu impossible durant la nuit précédant le suicide. L’ensemble de ces éléments constitue une négligence fautive de nature à engager la responsabilité du service public pénitentiaire pour la réparation des préjudices qui en sont résultés.

Sur l’indemnisation des préjudices :

En ce qui concerne le préjudice propre de la victime :

4. Le droit à la réparation d’un dommage, quelle que soit sa nature, s’ouvre à la date à laquelle se produit le fait qui en est directement la cause. Si la victime du dommage décède avant d’avoir elle-même introduit une action en réparation, son droit, entré dans son patrimoine avant son décès, est transmis à ses héritiers. Le droit à réparation du préjudice résultant pour elle de la douleur morale qu’elle a éprouvée du fait de la conscience d’une espérance de vie réduite en raison d’une faute de l’administration pénitentiaire, constitue un droit entré dans son patrimoine avant son décès qui peut être transmis à ses héritiers. Il n’en va, en revanche, pas de même du préjudice résultant de la perte de chance de survivre dès lors que cette perte n’apparaît qu’au jour du décès de la victime et n’a pu donner naissance à aucun droit entré dans son patrimoine avant ce jour. Dans ces conditions, le préjudice résultant de la perte de chance de survie de M. D, qui s’est constitué à son décès, n’a pu créer aucun droit à réparation susceptible d’avoir été transmis à ses ayants-droit. Par suite, les requérants ne sont pas fondés à demander réparation du préjudice né de la perte de chance de survie de M. D.

En ce qui concerne le préjudice moral des ayants-droit de la victime :

5. Il sera fait une juste appréciation de la réparation due à Mme E B, épouse D, mère de la victime, à M. C D, père de la victime, et à Mme F D, sœur de la victime, au titre du préjudice moral qu’ils ont subi, en leur allouant respectivement une somme de 10 000 euros chacun pour les parents de M. D et 5 000 euros pour la sœur de M. D. Ces sommes seront assorties des intérêts au taux légal à compter de la date de réception par l’administration de la demande préalable formée le 15 avril 2019.

Sur les dépens :

6. La présente instance n’ayant donné lieu à aucuns dépens au sens des dispositions de l’article R 761-1 du code de justice administrative, les conclusions des requérants présentées à ce titre sont sans objet et doivent dès lors être rejetées.

Sur les frais liés au litige :

7. Les requérants ont été admis au bénéfice de l’aide juridictionnelle. Ainsi, leur conseil peut se prévaloir des dispositions combinées de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique. Ainsi, et sous réserve que Me Khadraoui-Zgaren renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l’Etat, il y a lieu de mettre à la charge de l’Etat la somme totale de 1 200 euros à lui verser sur le fondement de ces dispositions.

D É C I D E :

Article 1er : L’Etat est condamné à verser respectivement à Mme E B, épouse D, à M. C D et à Mme F D, les sommes de 10 000 euros, 10 000 euros et 5 000euros.Ces sommes seront assorties des intérêts au taux légal à compter de la date de réception par l’administration de la demande préalable formée le 15 avril 2019.

Article 2 : Une somme de 1 200 euros est mise à la charge de l’Etat, au profit de Me Khadraoui-Zgaren, sur le fondement des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve pour ce dernier de renoncer à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l’Etat.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme E B, épouse D, à M. C D, à Mme F D, à Me Khadraoui-Zgaren et au garde des Sceaux, ministre de la justice.

Délibéré après l’audience du 8 décembre 2022, à laquelle siégeaient :

M. Silvestre-Toussaint-Fortesa, président,

Mme Le Guennec, conseillère,

M. Combot, conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 30 décembre 2022.

Le président-rapporteur,

signé

F. SILVESTRE-TOUSSAINT-FORTESA

La greffière,

signé

V. SUNERL’assesseure la plus ancienne,

signé

B. LE GUENNECLa République mande et ordonne au préfet des Alpes-Maritimes, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Le Greffier en chef,

Ou par délégation la greffière,

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