Cour administrative d'appel de Paris, 1ère chambre , 2 mars 2015, 13PA03058, Inédit au recueil Lebon

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Chronologie de l’affaire

Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

Vu la requête, enregistrée le 1er août 2013, présentée pour Mme A… B…, demeurant au…, par Me C… ; Mme B… demande à la Cour :

1°) d’annuler le jugement n° 1120370/7-3 du 6 juin 2013 par lequel le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l’État à lui verser la somme de 500 000 euros en réparation des préjudices résultant de son transfert en métropole lorsqu’elle était mineure ;

2°) d’annuler la décision du ministre de l’outre-mer en date du 14 juin 2010 rejetant implicitement sa demande d’indemnisation et de condamner l’État à lui verser la somme de 500 000 euros ;

3°) de mettre à la charge de l’État une somme de 5 000 euros sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice ;

Elle soutient que :

— sa requête est recevable car portant sur des faits constitutifs d’un crime contre l’humanité qui est imprescriptible ;

 – la déportation dont elle a été l’objet est un crime contre l’humanité comme découlant d’une organisation étatique concertée dirigée contre un groupe de population déterminée : les créoles ;

 – le point de départ de la prescription quadriennale doit être fixé à la date de la réception de son dossier d’aide sociale à l’enfance, qui a déclenché chez elle les troubles dans les conditions d’existence dont elle demande réparation ;

 – les services de l’aide sociale à l’enfance ont fait preuve d’une carence fautive s’agissant des conditions de son placement dans des institutions successives ;

 – son droit au respect de sa vie privée et familiale a été violé puisque sa fratrie a été enlevée à ses parents et dispersée dans différentes communes de la Creuse, la privant ainsi de ses liens familiaux ;

Vu le jugement et la décision attaqués ;

Vu le mémoire, enregistré le 29 avril 2014, présenté pour Mme B…, par

Me C…, qui persiste dans ses conclusions par les mêmes moyens que dans sa requête introductive ;

Vu le mémoire en défense, enregistré le 7 mai 2014, présenté par le ministre des affaires sociales et de la santé qui conclut au rejet de la requête en reprenant ses moyens de première instance ; le ministre soutient que :

— le délai de la prescription quadriennale a commencé à courir au début de l’année suivant la date à laquelle la requérante a atteint sa majorité soit le 1er janvier 1973 ;

 – aucune faute n’est établie ni dans l’admission de la requérante aux services de l’aide sociale à l’enfance, ni dans son placement en métropole ;

 – le lien de causalité entre les préjudices qu’elle invoque et l’action des services de l’aide sociale à l’enfance n’est pas établi ;

 – la somme de 500 000 euros demandée par Mme B… n’est pas justifiée ;

Vu le mémoire en réplique, enregistré le 22 mai 2014, présenté pour Mme B…, par

Me C… qui conclut aux mêmes fins et soutient en outre que la compétence du signataire des mémoires de l’administration tant en première instance qu’en appel n’est pas établie et que la prescription quadriennale n’est donc pas valablement opposée ;

Vu le mémoire, enregistré le 19 juin 2014, présenté par le ministre des affaires sociales et de la santé qui conclut aux mêmes fins que précédemment en faisant en outre valoir que les deux signataires mis en cause disposaient d’une délégation régulière ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le statut du Tribunal de Nuremberg résultant des accords de Londres du

8 août 1945 ;

Vu la loi n° 64-1326 du 26 décembre 1964 tendant à constater l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité ;

Vu la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’État, les départements, les communes et les établissements publics ;

Vu le code pénal ;

Vu l’arrêté AFSA1307348A du 18 mars 2013 portant délégation de signature ;

Vu l’arrêté AFSA1413264A du 6 juin 2014 portant délégation de signature ;

Vu le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;

Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 12 février 2015 :

— le rapport de Mme Terrasse, président assesseur,

— les conclusions de Mme Bonneau-Mathelot, rapporteur public,

— et les observations de Me C…, pour Mme B… ;

1. Considérant que Mme B…, née à La Réunion en 1951, non reconnue par sa mère de nationalité mauricienne résidant alternativement à La Réunion et à l’Ile Maurice et dont le père, de nationalité française, résidant à La Réunion, a été regardé comme incapable de la prendre en charge, comme ses frères et soeurs plus jeunes, a été admise à l’aide sociale à l’enfance du département de La Réunion puis transférée en métropole en 1966 comme cela a été le cas pour plus de 1 600 autres enfants relevant des services de l’aide sociale de ce département ; qu’elle fait appel du jugement du 6 juin 2013 par lequel le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l’État à lui verser la somme de 500 000 euros en réparation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence résultant de son transfert en métropole lorsqu’elle était mineure, au motif que la créance dont elle se prévalait était prescrite ;

Sur la nature des agissements reprochés à l’État :

2 Considérant que la requérante soutient que son transfert, subi, en métropole, aboutissant à la rupture des liens familiaux, constitue une déportation organisée dans le cadre d’une opération d’ensemble dirigée contre les créoles et organisée par l’État pour fournir de la main d’oeuvre dans des départements métropolitains dépeuplés ; qu’un tel agissement a le caractère d’un crime contre l’humanité qui ne peut faire l’objet d’aucune prescription ;

3. Considérant que la loi susvisée du 26 décembre 1964 dispose que : « Les crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par la résolution des Nations Unies du 13 février 1946, prenant acte de la définition des crimes contre l’humanité, telle qu’elle figure dans la charte du tribunal international du 8 août 1945, sont imprescriptibles par leur nature » ; qu’aux termes de l’article 6 du statut du Tribunal de Nuremberg résultant des accords de Londres du 8 août 1945 constituent des crimes contre l’humanité : « l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal, ou en liaison avec ce crime . Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan. » ; qu’aux termes de l’article 212-1 du nouveau code pénal, dans sa rédaction issue de la loi n° 2010-930 du

9 août 2010  : " Constitue également un crime contre l’humanité et est puni de la réclusion criminelle à perpétuité l’un des actes ci-après commis en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique : 1° L’atteinte volontaire à la vie / 2° L’extermination ;/ 3° La réduction en esclavage ;/ 4° La déportation ou le transfert forcé de population ;/ 5° L’emprisonnement ou toute autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ;/ 6° La torture ;/7° Le viol, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ;/ 8° La persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international ;/ 9° L’arrestation, la détention ou l’enlèvement de personnes, suivis de leur disparition et accompagnés du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort qui leur est réservé ou de l’endroit où elles se trouvent dans l’intention de les soustraire à la protection de la loi pendant une période prolongée ;/ 10° Les actes de ségrégation commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l’intention de maintenir ce régime ;/ 11° Les autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique » ; qu’il résulte de ces dispositions que pour être regardés comme des crimes contre l’humanité, les faits, notamment, de déportation doivent avoir été commis dans le cadre d’un plan concerté dirigé contre une catégorie de population et dans le cadre d’une attaque générale et systématique ; que l’action du gouvernement ayant mis en oeuvre le transfert, entre 1960 et 1970, d’un certain nombre de mineurs pris en charge par les services de l’aide sociale à l’enfance de La Réunion vers la métropole ne répond pas à ces conditions cumulatives et ne peut donc être qualifiée de crime contre l’humanité ;

Sur l’exception de prescription quadriennale :

4. Considérant qu’aux termes de l’article 1er de la loi susvisée du 31 décembre 1968 : « Sont prescrites au profit de l’Etat, des départements et des communes (…) toutes créances qui n’ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis » ; qu’aux termes de l’article 3 de la même loi : « La prescription ne court (…) ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l’existence de sa créance (…) » ; que le point de départ de la prescription quadriennale est la date à laquelle la victime est en mesure de connaître l’origine du dommage ou du moins de disposer d’indications suffisantes selon lesquelles ce dommage pourrait être imputable au fait de l’administration ;

5. Considérant que le point de départ de la prescription quadriennale est la date à laquelle la victime est en mesure de connaître l’origine du dommage ou du moins de disposer d’indications suffisantes selon lesquelles ce dommage pourrait être imputable au fait de l’administration ; que si Mme B… soutient qu’elle n’a pris conscience de l’ensemble des préjudices qu’elle invoque qu’après avoir pris connaissance, en 2004, de son dossier personnel, il ressort des pièces du dossier qu’elle n’a effectué aucune démarche antérieurement alors qu’elle pouvait dès sa majorité, date à laquelle la mesure de placement dont elle a fait l’objet a pris fin, soit dès l’année 1972, percevoir la nature et la portée des dommages subis et s’informer sur les circonstances dans lesquelles elle avait été placée au service de l’aide sociale à l’enfance de la Réunion puis transférée en métropole ; que, dès lors, Mme B… ne peut être regardée comme ayant légitimement ignoré l’origine de la créance dont elle disposait à l’encontre de l’administration en raison des préjudices invoqués ; que la circonstance que les troubles dans les conditions d’existence et le préjudice moral dont elle fait état n’auraient pas pris fin au moment de l’introduction de sa demande devant le tribunal administratif est, par elle-même, sans incidence sur la date à partir de laquelle a couru le délai de la prescription quadriennale ; que, par suite, la créance alléguée était prescrite, en application des dispositions précitées de la loi du

31 décembre 1968, lorsque la requérante a saisi le ministre de l’outre mer, le 14 avril 2010, de sa demande d’indemnisation ;

6. Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que Mme B… n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande ;

Sur les conclusions présentées sur le fondement des dispositions de l’article

L. 761-1 du code de justice administrative :

7. Considérant que ces dispositions font obstacle à ce soit mis à la charge de l’État, qui n’est pas dans la présente instance la partie perdante, le versement de la somme que
Mme B… demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de Mme B… est rejetée.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme A… B… et au ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes.

Délibéré après l’audience du 12 février 2015 à laquelle siégeaient :
Mme Vettraino, président de chambre,
Mme Terrasse, président assesseur,
M. Gouès, premier conseiller,

Lu en audience publique le 2 mars 2015.

Le rapporteur,
M. TERRASSELe président,
M. VETTRAINO

Le greffier,

E. CLEMENT

La République mande et ordonne au ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.

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N° 11PA00434

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N° 13PA03058

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