CEDH, Note d’information sur les affaires 55974/16, 53118/17, 27484/18 et 28011/19, 14 décembre 2021, 55974/16 et autres

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Sur la décision

Référence :
CEDH, 14 déc. 2021, n° 55974/16 et autres
Numéro(s) : 55974/16, 53118/17, 27484/18, 28011/19
Type de document : Note d'information
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant ; Traitement inhumain ; Obligations positives) (Volet matériel) ; Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête effective ; Obligations positives) (Volet procédural) ; Violation de l'article 14+3 - Interdiction de la discrimination (Article 14 - Discrimination) (Article 3 - Interdiction de la torture ; Traitement dégradant ; Traitement inhumain ; Enquête effective) ; Etat défendeur tenu de prendre des mesures générales (Article 46 - Arrêt pilote ; Problème structurel ; Article 46-2 - Mesures générales) ; Dommage matériel et préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral ; Dommage matériel ; Satisfaction équitable)
Identifiant HUDOC : 002-13524
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Texte intégral

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 257

Décembre 2021

Tunikova et autres c. Russie - 55974/16, 53118/17, 27484/18 et al.

Arrêt 14.12.2021 [Section III]

Article 46

Mesures générales (arrêt pilote)

État défendeur tenu de prendre des mesures exhaustives pour remédier à une absence structurelle discriminatoire de protection des femmes contre la violence domestique

Article 3

Obligations positives

Manquement à prendre des mesures propres à protéger les victimes de violences domestiques et défaut d’enquête effective dû à un problème structurel persistant : violation

Article 14

Discrimination

Effets discriminatoires sur les femmes du manquement persistant à adopter une loi de lutte contre la violence domestique et à instaurer des mesures de protection : violation

En fait – Les quatre requérantes ont été victimes de violences domestiques commises par leur compagnon ou leur (ex-)conjoint. Mme Tunikova (requête no 55974/16) a été victime d’une agression qui a failli lui coûter la vie, et Mmes Petrakova (requête no 53118/17), Gershman (requête no 27484/18) et Gracheva (requête no 28011/19) de violences récurrentes. Dans le cas de Mme Gracheva, ces violences ont abouti à une forme extrême de mutilation qui l’a laissée handicapée à vie (elle a eu les mains coupées). Devant la Cour, les requérantes soutenaient que les autorités russes avaient manqué à les protéger contre ces violences domestiques en raison du caractère déficient du cadre juridique national, et qu’elles n’avaient pas mené d’enquête effective sur les violences commises ni mis en place de mesures spécifiques pour lutter contre les violences misogynes.

En droit – Article 3 :

Le traitement infligé aux requérantes a atteint le seuil de gravité nécessaire pour relever du champ d’application de l’article 3. Ce constat vaut non seulement pour la violence physique, mais aussi pour la violence psychologique : celle-ci était suffisamment grave en l’espèce pour être constitutive en elle-même d’un traitement relevant de l’article 3. En particulier, le comportement menaçant des auteurs des violences a soumis les requérantes pendant de longues périodes à la crainte de subir de nouvelles violences. L’anxiété et l’impuissance que les intéressées ont éprouvées du fait de ce comportement ont certainement été exacerbées par l’indifférence des autorités, qui ne leur ont offert aucune protection, et ce souvent même lorsqu’elles sollicitaient une aide urgente. En outre, le caractère imprévisible de l’escalade des violences et l’incertitude des requérantes quant à ce qui risquait de leur arriver ont accru leur vulnérabilité et les ont placées dans un état de peur et de détresse émotionnelle et psychologique. La Cour n’estime pas nécessaire par ailleurs d’examiner la question de savoir si le traitement litigieux peut être qualifié de « torture ».

Il lui faut donc examiner la question de savoir si les autorités nationales se sont acquittées de leurs obligations positives au regard de l’article 3.

a) Sur l’obligation de mettre en place et d’appliquer un cadre juridique adéquat – La Cour juge que, le cadre législatif interne n’ayant pas évolué depuis qu’elle a rendu, il y a deux ans, l’arrêt Volodina c. Russie, il n’est pas nécessaire qu’elle revienne sur les conclusions formulées dans cet arrêt, où elle a constaté pour la première fois l’existence de défaillances structurelles dans le droit russe. En effet, le cadre juridique existant en Russie ne définit pas la notion de « violence domestique », il ne renferme pas de dispositions de fond et de forme adéquates rendant passibles de poursuites les différents actes constitutifs de violence domestique et il ne prévoit aucune forme d’ordonnance de protection. Il ne répond donc pas aux exigences inhérentes à l’obligation positive qu’ont les États de mettre en place et d’appliquer de manière effective un système sanctionnant toutes les formes de violence domestique et prévoyant des garanties suffisantes pour les victimes. Les circonstances de l’espèce illustrent par un nouvel exemple que les dispositions existantes du droit interne ne permettent pas de répondre de manière adéquate aux nombreuses formes que prend la violence domestique.

b) Sur l’obligation d’empêcher la concrétisation des risques connus de mauvais traitements – Tenant compte des critères qu’elle a énoncés dans sa jurisprudence et des circonstances de l’espèce, la Cour juge que les autorités internes avaient ou auraient dû avoir connaissance des violences que subissaient les requérantes, et qu’elles avaient l’obligation d’évaluer le risque que ces violences se reproduisent et de prendre des mesures adéquates et suffisantes pour protéger les intéressées. Elle tient compte à cet égard des exigences en matière d’évaluation des risques dans le contexte de violences domestiques qu’elle a récemment définies dans l’arrêt Kurt c. Autriche [GC]. Elle considère que les autorités ont manqué à leur obligation de mener immédiatement, de leur propre initiative, une évaluation autonome et complète du risque de répétition des violences commises envers les requérantes et de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique destinées à atténuer ce risque, à protéger les intéressées et à condamner le comportement des auteurs des violences. Elle observe que les autorités sont demeurées passives face au risque sérieux de mauvais traitements auquel les requérantes étaient exposées, et que, par leur inaction et leur manquement à prendre des mesures préventives, même celles prévues par le cadre juridique existant, elles ont permis aux auteurs des violences de continuer librement et en toute impunité à menacer, harceler et agresser leurs victimes. Celles-ci ont ainsi été privées de la protection effective contre les violences à laquelle elles avaient droit en vertu de la Convention. Par ailleurs, même si les risques avaient été correctement évalués et consignés, il n’en resterait pas moins qu’il n’existe en droit russe aucun mécanisme adéquat et effectif permettant d’assurer la sécurité des victimes. La Cour souligne que la sanction par une peine sévère d’une infraction violente une fois celle-ci commise, comme dans le cas de Mme Gracheva, n’élimine ni n’atténue la responsabilité des autorités internes pour leur manquement antérieur à adopter des mesures de protection adéquates.

c) Sur l’obligation de mener une enquête effective – Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les autorités avaient en l’espèce l’obligation de mener une enquête répondant aux exigences de l’article 3. Elle note qu’en réponse aux allégations des requérantes selon lesquelles elles avaient été agressées, les policiers ont limité leur intervention à de courtes « investigations préliminaires », qui se sont invariablement soldées par un refus d’ouvrir une procédure pénale au motif qu’aucune infraction susceptible de poursuites publiques n’avait été commise. Les autorités ne se sont pas efforcées d’établir les circonstances des agressions. Elles n’ont pas non plus envisagé dans son ensemble la succession d’actes violents, ce qui est pourtant impératif dans les affaires de violence domestique. Les « investigations préliminaires » ont consisté essentiellement à entendre la version des faits du suspect. Les autorités n’ont pas recueilli de témoignages, fait procéder à un examen médicolégal des victimes ni recueilli d’autres éléments de preuve pertinents. Par ailleurs, selon la jurisprudence bien établie de la Cour, des « investigations préliminaires » ne suffisent pas à elles seules à satisfaire à l’obligation d’enquête effective découlant de l’article 3.

Dans la plupart des cas, les lacunes du droit matériel ont amené les autorités à refuser d’ouvrir une enquête pénale au motif que les lésions que présentaient les requérantes n’étaient pas suffisamment graves pour justifier l’ouverture de poursuites publiques. Les requérantes ne disposaient donc que d’une seule voie de droit viable pour demander réparation : engager des poursuites privées contre les auteurs des violences, sans pouvoir bénéficier dans ce cadre d’aucune aide des autorités nationales. La Cour estime que le fait de laisser les requérantes se débrouiller seules dans une situation de violence domestique connue revenait pour l’État à renoncer au respect de son obligation d’enquêter sur tous les cas de mauvais traitements. De surcroît, les magistrats saisis dans le cadre des poursuites privées se sont montrés totalement ignorants des spécificités des affaires de violence domestique et peu disposés à amener les auteurs des violences à rendre des comptes. Même en présence d’éléments indiquant l’existence d’infractions susceptibles de poursuites publiques, tels que des blessures ayant fait l’objet d’un constat ou des menaces de mort, les autorités ont rechigné à s’acquitter de leur obligation d’engager des poursuites pénales ou ont tergiversé, s’appuyant sur des conclusions hâtives et mal fondées pour clore l’enquête. Les autorités n’ayant pas mené d’enquête effective sur des allégations crédibles de mauvais traitements ni fait le nécessaire pour que les auteurs des faits soient poursuivis et sanctionnés, la Cour conclut que l’État a manqué à son obligation d’enquêter sur les mauvais traitements que les requérantes avaient subis.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 14 combiné avec l’article 3 :

La Cour juge que les conclusions qu’elle a formulées dans l’arrêt Volodina sur le problème généralisé que constitue la violence domestique en Russie et le manquement continu de l’État à prendre des mesures pour lutter contre le traitement discriminatoire que subissent les femmes et les protéger contre les maltraitances s’appliquent également dans les circonstances de l’espèce. La présence d’un déséquilibre structurel ayant été établie, il n’est pas nécessaire que les requérantes prouvent qu’elles sont aussi victimes d’un préjudice individuel.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 330 660 EUR pour dommage matériel et 40 000 EUR pour préjudice moral à Mme Gracheva ; 20 000 EUR à chacune des autres requérantes pour préjudice moral .

Article 46 : Le problème qui se trouve à l’origine des violations de la Convention constatées en l’espèce réside dans la législation elle-même, et les conclusions que la Cour formule à ce sujet dépassent les seuls intérêts des requérantes. Plusieurs années après les faits de la présente affaire et plus de deux ans après l’arrêt Volodina, la situation n’a toujours pas évolué. De plus, du fait de l’absence de toute forme de mesure de protection, des victimes de violences domestiques continuent d’introduire devant la Cour des demandes d’indication de mesures provisoires en vertu de l’article 39 du règlement. La pandémie de COVID-19 a encore aggravé la situation, provoquant une augmentation considérable du nombre de plaintes relatives à des violences domestiques. Compte tenu, d’une part, de l’absence persistante de lois traitant au niveau national le problème de la violence domestique et, d’autre part, de l’urgence de la situation – il s’agit de permettre aux victimes de vivre une vie sans violence –, la Cour juge que les obligations du Gouvernement au regard de la Convention imposent à celui-ci de mettre en place sans plus attendre les modifications requises, législatives notamment. Ces modifications sont d’autant plus urgentes qu’un grand nombre de personnes victimes de violations d’un droit fondamental garanti par la Convention n’ont pour l’heure pas d’autre choix pour tenter d’obtenir réparation que d’avoir recours à de longues procédures judiciaires internationales. Pour s’acquitter de ses obligations au regard de la Convention, l’État défendeur doit apporter au système juridique national des modifications claires et précises permettant à toutes les personnes se trouvant dans une situation analogue à celle des requérantes d’obtenir au niveau interne une réparation adéquate et suffisante pour de telles violations. Ainsi, les autorités nationales doivent élaborer une réponse complète et ciblée déployée dans tous les domaines d’action de l’État, passant notamment par une révision ou une modification de la législation dans les plus brefs délais afin de la rendre conforme à la Convention et aux normes internationales en matière de prévention et de répression de la violence domestique par la loi, mais aussi par des politiques et programmes publics, par un cadre institutionnel et par des mécanismes de suivi.

La Cour donne des indications détaillées et précises quant aux mesures que l’État défendeur doit prendre en vertu de cette disposition. Parmi ces mesures figurent notamment : l’élaboration d’une définition juridique exhaustive de la violence domestique recouvrant les différentes formes d’actes de violence, lesquels doivent être considérés comme une seule et même conduite ou comme une série d’événements liés et non comme des actes isolés ; la pénalisation de ces actes et leur sanction par des peines appropriées applicables à tout membre présent ou passé de la famille ou du foyer, conjoint ou compagnon, que les personnes concernées vivent ou non sous le même toit ; l’établissement d’un cadre complet de protection et d’assistance de toutes les victimes ; la création d’un mécanisme interinstitutionnel de coopération entre les organes publics et les autres parties prenantes aux fins de la prévention de la violence domestique ; la mise en place de mécanismes juridiques de protection et d’indemnisation des victimes ; le financement de programmes de rééducation pour les auteurs de violences domestiques ; une réponse prompte des autorités, qui doivent mener de leur propre initiative une enquête approfondie et impartiale sur chaque plainte et ouvrir une procédure pénale dans chaque cas de violence domestique afin que les auteurs soient jugés avec promptitude et diligence ; l’instauration de protocoles et d’instructions concernant la manière de traiter les plaintes relatives à des violences domestiques et d’enquêter à leur sujet ; l’étude par les autorités des raisons du retrait de toute plainte relative à des violences domestiques ainsi que de la question de savoir si la gravité des actes concernés leur impose de poursuivre malgré tout la procédure ; enfin, l’évaluation « autonome », « proactive » et « exhaustive » des risques. L’État doit en outre mettre en place sans plus attendre des mesures adéquates et effectives de protection (judiciaire et extrajudiciaire) des victimes de violence domestique. Ces mesures (qu’il s’agisse d’« ordonnances d’éloignement », d’« ordonnances de protection » ou d’« ordonnances de placement en lieu sûr ») doivent présenter les caractéristiques essentielles recensées par le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes et la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur la violence contre les femmes. Il faut en particulier que les ordonnances de protection puissent être prononcées indépendamment de toute autre procédure judiciaire, par exemple d’une procédure pénale dirigée contre l’auteur des faits, et que le niveau de preuve applicable aux éléments produits par la victime soit moins exigeant que celui appliqué en matière pénale. Les ordonnances de protection doivent interdire à la personne visée de s’approcher de la victime à moins d’une certaine distance et de tenter, de quelque manière que ce soit, d’entrer en contact avec elle (même en ligne). Leur respect doit faire l’objet d’un suivi rigoureux et permanent des autorités, et tout manquement doit entraîner des poursuites pénales et l’application de sanctions suffisamment dissuasives et propres à prévenir la commission de nouveaux actes similaires.

Enfin, les autorités internes doivent lutter contre l’inégalité et la discrimination de fait que subissent les femmes par la mise en place d’un plan d’action visant à faire évoluer la manière dont l’opinion publique perçoit les violences misogynes et par la diffusion d’informations sur les recours juridiques et autres ouverts aux victimes. Dans ce cadre, l’État défendeur doit dispenser aux juges, aux policiers, aux procureurs, aux professionnels de santé, aux travailleurs sociaux et aux autres professionnels susceptibles d’entrer en contact avec des victimes une formation obligatoire sur les dynamiques de la violence domestique. Il doit également élaborer un mécanisme de suivi permettant de recueillir des statistiques exactes et complètes sur la prévention et la répression de la violence domestique et de conserver des données statistiques sur la violence domestique, ventilées selon le sexe et l’âge de l’auteur des faits et de la victime (ou des victimes) et la nature de leur relation, données qui doivent comprendre les cas où les allégations de violence domestique n’ont pas donné lieu à l’ouverture d’une procédure administrative ou pénale.

Dans l’attente de la mise en œuvre des mesures indiquées, la Cour traitera les affaires analogues dans le cadre d’une procédure simplifiée et accélérée conformément à sa jurisprudence bien établie.

(Voir aussi Opuz c. Turquie, no 33401/02, 9 juin 2009, résumé juridique ; Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, 28 mai 2013, résumé juridique ; Volodina c. Russie, no 41261/17, 9 juillet 2019, résumé juridique ; Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, 15 juin 2021, résumé juridique)

© Conseil de l’Europe/Cour européenne des droits de l’homme
Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.

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