CEDH, Cour (première section), SEYHAN c. la TURQUIE, 7 décembre 1999, 33384/96

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Première Section), 7 déc. 1999, n° 33384/96
Numéro(s) : 33384/96
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 26 juillet 1996
Jurisprudence de Strasbourg : Cour Eur. D.H. Arrêt Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV n° 15, p. 1221, par. 69
Arrêt Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI n° 26, pp. 2275-76, par. 51-54
Arrêt Assenov c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII n° 96, par. 85
Arrêt Yasa c. Turquie du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI n° 88, p. 2431, 2432, par. 72, 77
Organisation mentionnée :
  • Human Rights Watch
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Recevable
Identifiant HUDOC : 001-44271
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:1999:1207DEC003338496
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Sur les parties

Texte intégral

PREMIÈRE SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 33384/96
présentée par Mehmet SEYHAN
contre la Turquie

La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant le 7 décembre 1999 en une chambre composée de

MmeE. Palm, présidente,
M.L. Ferrari Bravo,
M.Gaukur Jörundsson,
M.B. Zupancic,
M.T. Pantîru,
M.R. Maruste, juges,
M.F. Gölcüklü, juge ad hoc,
 

et deM.M. O’Boyle, greffier de section ;

Vu l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ;

Vu la requête introduite le 26 juillet 1996 par Mehmet Seyhan contre la Turquie et enregistrée le 7 octobre 1996 sous le no de dossier 33384/96 ;

Vu le rapport prévu à l’article 49 du règlement de la Cour ;

Vu les observations présentées par le gouvernement défendeur le 11 juin 1997 et les observations en réponse présentées par le requérant le 10 octobre 1997 ;

Après en avoir délibéré ;

Rend la décision suivante :


EN FAIT

Le requérant, ressortissant turc né en 1962, réside en France. Il est le fils de Süleyman Seyhan, décédé en novembre ou décembre 1995.

Dans la procédure devant la Cour, il est représenté par Nicola Rogers et Vladimir Djeric, conseillers juridiques à l’« Aire Centre » à Londres.

A.Les faits tels qu’ils ont été exposés par le requérant

Le 28 octobre 1995, suite à l’enlèvement et au meurtre de trois civils, dont deux instituteurs, par des membres du PKK (parti des ouvriers du Kurdistan), les forces de sécurité accompagnées de gardes de village effectuèrent une opération dans la région de Dargeçit (Mardin). Lors de cette opération, environ 100 personnes auraient été arrêtées.

Le 30 octobre 1995, vers 7 h 30, une jeep militaire s’arrêta devant la maison des parents du requérant. Un soldat et un garde de village emmenèrent Süleyman Seyhan avec eux. Le même véhicule militaire se dirigea vers la maison de la soeur du requérant, Fehime, qui était seule chez elle avec ses deux enfants. Fehime aussi fut emmenée.

Le même jour la soeur cadette du requérant, Sükran, présenta une requête au parquet de Dargeçit afin de savoir où se trouvaient son père et sa soeur. Selon sa déposition, le parquet l’aurait informée, après s’être renseigné par téléphone auprès de la gendarmerie, qu’ils avaient été placés en garde à vue pour interrogatoire, sous garde du capitaine Mehmet Tire.

Deux jours plus tard Sükran présenta une autre requête au parquet. Elle demanda à être informée du sort de son père et de sa soeur et le parquet donna la même information.

Fehime fut libérée quatre jours après sa garde à vue. Le même soir, lors du journal télévisé, il aurait été annoncé que trois terroristes avaient été tués. Le lendemain une rumeur parcourut Dargeçit, selon laquelle les corps de Süleyman Seyhan et de deux autres villageois auraient été cachés sur la route de Kismetli. La soeur du requérant s’adressa de nouveau au parquet et l’informa de cette rumeur. Le parquet téléphona au commandement de la gendarmerie et informa Sükran que son père avait été libéré.

B.Les faits tels qu’ils ont été exposés par le Gouvernement

Le Gouvernement nie que le père ou la soeur du requérant aient été placés en garde à vue et en veut pour preuve le fait que leurs noms ne figurent pas dans le registre de garde à vue de la gendarmerie.

C.Procédure

Le 6 novembre 1995, la mère du requérant adressa une demande au procureur de Dargeçit en signalant que son mari avait été emmené par des gardes de village dix jours auparavant et qu’elle était sans nouvelles. Elle demandait que la procédure nécessaire soit engagée.


Le 6 novembre 1995, le procureur de Dargeçit demanda par courrier à la gendarmerie de Dargeçit d’enquêter pour déterminer si le père du requérant avait été placé en garde à vue, la période et les raisons de sa détention ainsi que les procédures engagées. Il ajoutait que si le père du requérant n’était pas détenu, une enquête devait être faite d’urgence pour le localiser.

Dans sa déposition faite au procureur le 8 novembre 1995 et qui fut traduite par un interprète assermenté, la mère du requérant exposa qu’environ dix jours auparavant, vers sept heures du matin un garde de village prénommé Naif (du village de Degerli) et un soldat appelèrent son mari de l’extérieur de la maison. Elle ajouta que deux autres gardes de village, l’un prénommé Mahmut (du hameau d’Hirabaka) et l’autre prénommé Ramazan (du village de Temelli) étaient présents. Ils avaient emmené son mari sans lui en donner la raison. Elle demeurait sans nouvelles, était inquiète et demandait que son mari soit recherché et que les responsables soient punis si quelque chose lui était arrivé. Elle faisait état de rumeurs sur la mort de son mari et ajoutait que si elles étaient vraies, elle désirait récupérer le corps de son époux et que les coupables soient punis.

Le procureur demanda le 15 novembre 1995 à la gendarmerie de s’assurer le plus rapidement possible de la mise à disposition dans ses bureaux des trois gardes mentionnés par la mère du requérant.

Le 21 novembre 1995, la gendarmerie informa le procureur de ce que le père du requérant n’avait pas été placé en garde à vue, qu’aucune procédure n’était en cours contre lui et qu’il n’avait pu être localisé.

Le 23 novembre 1995, Mahmut Ayaz, garde de village dans le district de Dargeçit, fut entendu par le procureur. Il expliqua que le 30 octobre 1995, sauf erreur de sa part, il était parti pour participer à une opération relative au fait que des routes étaient bloquées à Temelli et que des instituteurs avaient été enlevés. Il précisa que cette opération avait duré environ trois jours et qu’il n’était donc pas à Dargeçit à la date en question. Il ajouta qu’il n’avait pas l’autorité pour arrêter quelqu’un et qu’il niait les faits exposés dans la plainte, qu’il n’était pas allé chez Süleyman Seyhan et qu’il ne l’avait pas emmené. Il conclut n’avoir aucun rapport avec l’incident et ne pas savoir pourquoi il avait été mis en cause, supposant que cela était peut-être lié au fait qu’il était garde de village.

Le même jour, Nayif Çelik, garde de village dans le district de Dargeçit fut également entendu. Il expliqua qu’il n’avait aucune connaissance de l’incident auquel se référait la plainte et précisa qu’à la date des faits, il était à Diyarbakir. Il ajouta ne pas savoir pourquoi il avait été mis en cause mais mentionna qu’en tant que garde de village, il pouvait être devenu une cible pour cette dénonciation calomnieuse.

Le 27 novembre 1995, Ramazan Savci, garde de village à Temelli, fut entendu par le procureur. Il dit ne pas se souvenir de Süleyman Seyhan et nia l’avoir emmené, ajoutant qu’il n’avait aucune raison d’enlever quelqu’un qu’il ne connaissait pas. Il précisa qu’ils étaient arrivés à Dargeçit pour prendre le corps d’un habitant de son village qui avait été tué par le PKK. Il était resté dans le village environ dix jours pour s’occuper des visiteurs qui venaient présenter leurs condoléances. Il dit ne pas savoir pourquoi il était mis en cause.

Le 26 décembre 1995, le parquet de Midyat fit une note indiquant qu’une enquête concernant la disparition de Süleyman Seyhan était en cours.

Le 5 janvier 1996, le parquet de Dargeçit adressa à la gendarmerie de Dargeçit une demande de rapport mensuel concernant l’enquête menée sur la disparition de Süleyman Seyhan.

Le 29 janvier 1996, le requérant présenta des requêtes au procureur de la République de Mardin et au sous-préfet de Dargeçit, par lesquelles il demandait à être informé du sort de son père, qui avait été, selon lui, emmené par des membres des forces de sécurité de la gendarmerie de Dargeçit le 30 octobre 1995 à 7 h 30.

Le 14 février 1996, le sous-préfet de Dargeçit, après avoir effectué des recherches auprès des militaires, informa le requérant qu’aucune information, aucun document n’avaient été découverts qui soient relatifs au placement en garde à vue de son père dans les locaux de la gendarmerie centrale le 30 octobre 1995. Il était indiqué en outre que des instructions avaient été données aux forces de sécurité pour retrouver son père.

Le 15 février 1996, la gendarmerie de Dargeçit informa le procureur que Süleyman Seyhan n’avait pas été localisé et que les recherches continuaient.

Vers la fin du mois de février la famille du requérant fut informée par des tiers que le corps de Süleyman Seyhan se trouvait dans le village de Sikeftika (Korucu). La famille fut autorisée à faire des recherches aux alentours de Dargeçit.

Le 6 mars 1996, un corps fut trouvé sous des pierres, au fond d’un puits, dans le village de Korucu. Le procès verbal dressé par la gendarmerie signale que le procureur se transporta sur les lieux. Le corps, décomposé et décapité, fut trouvé au fond d’un puits désaffecté d’un mètre de diamètre et de trois à quatre mètres de profondeur. Les mains étaient liées derrière le dos, le corps avait été jeté au fond du puits et ne portait aucun document permettant son identification mais fut identifié par des proches comme étant celui de Süleyman Seyhan, d’après les restes pourris de vêtements.

Lors de l’autopsie effectuée sur place, il fut observé que le corps était décapité et que la tête était dans un vieux sac de toile. Le torse portait une veste noire, un pull gris, une chemise à carreaux et un maillot de corps blanc. Les mains avaient été attachées dans le dos avec de la corde en nylon rouge. Une seule jambe était enfilée dans le pantalon et le caleçon était vingt centimètres au dessus des genoux. Il était couvert de terre suite à son séjour dans le puits. Aucun document permettant l’identification ne fut trouvée dans les poches. Il fut estimé que la mort remontait à trois ou quatre mois. Des trous furent observés dans l’abdomen et sous les aisselles. La peau avait partiellement disparu, le corps était en décomposition, l’arrière présentait l’apparence de la boue. Les membres inférieurs étaient momifiés dans la position de flexion, la partie frontale portait des poils typiquement masculins, à partir des genoux, les chairs étaient décomposées jusqu’à rendre l’os apparent. Les pieds portaient des chaussettes vertes, étaient cassés et tournés vers l’intérieur. Le corps présentait plusieurs fractures au niveau des côtes et n’était pas reconnaissable en l’état. Le corps mesurait environ 1,60 mètre et pesait environ 60 kilos et il était impossible d’établir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. L’expert médical confirma les constatations du procureur et estima que la cause de la mort ne pouvait être établie étant donné que le corps était décapité et en décomposition. Toutefois, il estima possible que la personne ait été assassinée compte tenu du fait qu’elle avait les mains attachées dans le dos, de ce qu’elle avait été trouvée dans la position assise et au fond d’un puits. Il ajoutait qu’il était possible que la mort soit intervenue par asphyxie, du fait que la tête avait été retrouvée dans un sac.

Le frère cadet de Süleyman Seyhan fit une déposition d’identification. Il indiqua que son frère avait disparu depuis cinq mois, que quatre ou cinq jours auparavant, un appel téléphonique au domicile de son frère avait indiqué que le corps se trouvait dans un puits près du centre de santé du village de Korucu. Ayant obtenu l’autorisation de la gendarmerie, ils étaient arrivés le jour même. Il y avait des pierres dans le puits et il les avait retirées. Ensuite il avait vu le corps et un dentier près de celui-ci. Le corps était en décomposition. Il certifia que ce dentier était celui de son frère aîné Süleyman Seyhan, indiqua que les couronnes en or avaient été retirées et qu’il remettait le dentier au procureur.

Le procureur conclut que les examens nécessaires sur le corps ayant été effectués, il était mis fin à la procédure d’autopsie et qu’un permis d’inhumer pouvait être délivré. Le même jour, le corps et le permis d’inhumer furent remis à la famille.

Le 7 mars 1996, le parquet de Dargeçit demanda à la gendarmerie de Dargeçit d’ouvrir une enquête afin d’identifier et d’arrêter les auteurs du meurtre de Süleyman Seyhan et de les déférer au parquet.

Le 27 mars 1996, la gendarmerie de Dargeçit informa le procureur de ce que les auteurs du meurtre de Süleyman Seyhan n’avaient pas été découverts et que les recherches se poursuivaient. Le même courrier fut adressé au procureur le 15 mai 1996.

Le 28 mars 1996, l’épouse du défunt fit une déclaration au procureur de Dargeçit. Elle dit avoir été appelée au téléphone quelques jours avant la découverte du corps de son mari, par une personne inconnue qui lui déclara avoir tué Süleyman Seyhan et avoir jeté son corps dans un puits près du centre médical de Korucu. La même personne l’avait rappelée le 6 mars 1996 et avait réitéré ses propos. Suite à ce deuxième appel, la famille s’était rendue à la gendarmerie et, avec l’autorisation des gendarmes, était allée sur place et avait découvert le corps à l’endroit indiqué. Elle précisa qu’ils n’avaient pas d’ennemis et qu’elle ne savait pas qui avait tué son mari.

Les douze requêtes présentées par le requérant au procureur de la République de Mardin entre le 27 avril 1996 et le 9 mai 1997 seraient restées sans réponse. Le requérant se référait à sa première demande du 29 janvier 1996 et demandait à recevoir copie du rapport d’autopsie et à ce que les mesures d’instruction nécessaires soient prises afin de découvrir et de juger les coupables. Dans son courrier du 28 octobre 1996, il se plaignait de ne pas obtenir de réponse et de ce qu’aucune instruction n’était menée.

Le 27 novembre 1996, le parquet décida de joindre les deux dossiers d’instruction.

Par lettre du 2 mai 1997, le parquet de Dargeçit redemanda à la gendarmerie de Dargeçit de mener une enquête en vue de découvrir le ou les auteurs du meurtre de Süleyman Seyhan et de les lui déférer. Le 10 juin 1997, il demanda à la gendarmerie de lui adresser un rapport trimestriel sur cette affaire.

Par courriers des 29 août et 26 septembre 1997, la gendarmerie de Dargeçit informa le parquet que l’enquête n’avait pas abouti et se poursuivait.


Le 17 novembre 1997, le parquet de Dargeçit demanda à la gendarmerie de vérifier si les trois gardes de village mis en cause étaient en fonction entre le 25 et le 30 octobre 1995 et quel était leur statut exact. Par courrier du même jour, le parquet demanda également à la gendarmerie si une procédure judiciaire quelconque avait été diligentée à l’égard de Süleyman Seyhan entre le 25 octobre et le 10 novembre 1995.

Le 18 novembre 1997, le parquet demanda à la gendarmerie de Dargeçit la mise à disposition, dans les plus brefs délais, de Ramazan Savci, garde de village.

Le 19 novembre 1997, le commandant de la gendarmerie de Dargeçit précisa par écrit au parquet qu’entre le 25 octobre et le 30 octobre 1995, les trois gardes de village en cause étaient en service mais qu’aucune mission particulière ne leur avait été confiée.

Le même jour, la gendarmerie indiqua au parquet qu’aucune procédure judiciaire n’avait été engagée contre le requérant entre le 20 octobre et le 10 novembre 1995 ; en revanche Süleyman Seyhan avait été placé en garde à vue dans les locaux de la gendarmerie entre le 8 et le 13 mai 1993.

Le 1er décembre 1997, Ramazan Savci fut entendu par le procureur. Il déclara que la plaignante ne le connaissait pas et qu’elle avait d’ailleurs appris son nom par des tiers, qu’il n’avait aucun rapport avec les incidents en question, que s’il avait commis cet acte, il l’aurait dit. Il reconnut être le garde dont l’intéressée se plaignait mais que ni lui, ni les autres gardes de son village n’étaient impliqués dans l’incident en question. Il ajouta que leurs fonctions étaient limitées au village de Temelli et ne s’étendaient pas au district.

Le 8 décembre 1997, le parquet demanda à la gendarmerie de lui faire rapport tous les deux mois sur la progression de l’enquête sur le meurtre de Süleyman Seyhan et de lui déférer le ou les auteurs du meurtre. De nouveaux courriers réitérant cette demande furent envoyés les 26 février et 25 mars 1998.

Le même jour, le parquet demanda à la direction de la sûreté de la sous-préfecture de lui présenter Momine Seyhan, la femme du défunt, dans les meilleurs délais.

Les 16 décembre 1997, 18 mars et 29 juin 1998, la gendarmerie indiqua que l’enquête n’avait pas progressé.

Le commissariat central de Dargeçit indiqua le 17 décembre 1997 que Momine Seyhan avait déménagé à Istanbul et que son adresse était inconnue.

Le 25 mars 1998, le parquet demanda à la gendarmerie de Dargeçit si les officiers prénommés Faruk et Haydar étaient en fonction le 29 octobre 1995 et où ils se trouvaient à l’heure actuelle.

Le 2 avril 1998, la gendarmerie indiqua que les officiers nommés Faruk Çatak et Haydar Topçam étaient en service à la gendarmerie de Dargeçit le 29 octobre 1995 et qu’ils avaient été mutés respectivement à Yozgat en 1996 et à Balikesir en 1997.


Le 20 mai 1998, le parquet de Dargeçit écrivit au parquet de Yozgat afin d’auditionner Faruk Çatak en tant que prévenu. La même démarche fut effectuée le même jour concernant Haydar Topçam auprès du parquet de Balikesir, puis le 1er juillet 1998 auprès du parquet d’Ayvalik.

Le 9 juillet 1998, Haydar Topçam fut entendu par le procureur d’Ayvalik. Il déclara qu’il ne connaissait pas Süleyman Seyhan. Il ajouta qu’à la date en cause beaucoup de personnes se trouvaient placées en garde à vue, qu’il ne se souvenait pas de ce nom en particulier, qu’il se souvenait qu’un cadavre avait été découvert à cette époque mais qu’il ignorait de qui il s’agissait. Il rejeta toute accusation portée contre lui.

Le 25 août 1998, Faruk Çatak fut auditionné par le procureur de Yozgat. Il déclara qu’à l’époque où il était en poste à Dargeçit, toute personne placée en garde à vue était inscrite sur le registre de garde à vue et ce sans exception. Il ajouta qu’il se souvenait d’avoir entendu dire, au début de l’année 1996, qu’un corps d’homme avait été trouvé dans un puits dans un village abandonné. Il nia toute accusation portée contre lui.

Par acte du 3 septembre 1998, le parquet de Dargeçit ordonna que des recherches continues soient menées en vue de retrouver les auteurs du meurtre de Süleyman Seyhan et demanda à la gendarmerie de produire un rapport trimestriel. Le délai de prescription fut fixé au mois de décembre 2015.

Le 25 septembre 1998, la gendarmerie indiqua que l’enquête n’avait pas progressé du fait que le village de Korucu était depuis longtemps désert.

Par courriers des 17 décembre 1998, 11 janvier, 30 mars, 12 avril et 16 juillet 1999, la gendarmerie indiqua que l’enquête se poursuivait mais n’avait encore donné aucun résultat.

D.Pièces produites par le requérant et le Gouvernement à l’appui de leurs thèses respectives

1.Pièces produites par le requérant

Le requérant produit une liste de neuf personnes qui ont signé comme ayant été témoins de l’arrestation de son père.

Il fournit également le témoignage écrit de Kazim Aslan et de son épouse Elife, rédigés le 8 juillet 1997 et celui de Fehime, fille de Süleyman Seyhan, rédigé également en juillet 1997.

a)Témoignage de Kazim Aslan

Kazim Aslan expose notamment que les événements ont commencé avec l’enlèvement et le meurtre d’instituteurs, le 29 octobre 1995 à Dargeçit.

Il ajoute qu’il est bijoutier et que le matin vers 9 h 00, un groupe de gardes de village et de soldats arrivèrent à son magasin, qu’ils dévalisèrent, et le torturèrent sur la place du village. Il nomme Ramazan, du village de Temelli, Nayif et Mahmut, de Dargeçit, et indique qu’il a vu tous les gardes mais ne pourrait pas tous les nommer et que la plupart sont du village de Temelli.

Il fut emmené à la gendarmerie où on lui retira tous ses effets, ses yeux furent bandés et il fut placé dans une cellule. Les occupants de la cellule étaient appelés pour être interrogés. Il cite les noms des personnes qu’il connaissait et qu’il a entendu appeler puis crier pendant qu’elles étaient torturées. Parmi les douze noms qu’il mentionne figurent celui du père du requérant et de sa soeur Fehime. Il précise qu’il y avait d’autres personnes dans la cellule mais qu’il n’a pu les reconnaître car il avait les yeux bandés.

Il ajoute qu’à la gendarmerie, ils ont été gravement torturés et donne des exemples des traitements infligés : coups répétés sous la plante des pieds, trois sortes de pendaisons par les bras, des chocs électriques, introduction d’une matraque dans l’anus puis dans la bouche. Puis ils furent déshabillés, les hommes et les femmes furent rassemblés et on leur retira leurs bandeaux en leur disant de se regarder. Des menaces de mort étaient également constamment proférées.

Concernant plus spécialement Süleyman Seyhan, le témoin relate qu’il a demandé à un moment donné à aller aux toilettes et que le garde est allé chercher un supérieur. Un moment plus tard, une autre voix a demandé qui voulait aller aux toilettes et les détenus répondirent qu’ils le voulaient tous. Toutefois, il fut demandé à nouveau qui avait fait cette requête en particulier et Süleyman Seyhan répondit que c’était lui. Il lui fut alors répondu, « bien, le moustachu, je t’accompagne, mais en t’emmenant et en te ramenant, je te battrai », ce à quoi Süleyman Seyhan répondit « nous sommes vos prisonniers ». Sur ce, quelqu’un lui demanda pourquoi il avait une aussi grosse moustache et s’il était du PKK. Celui-ci répondit qu’il s’agissait d’une tradition régionale, mais que s’il sortait, cette fois il la raserait. Il lui fut répondu qu’il lui serait difficile de sortir car certains des noms étaient sur la liste noire. Lorsqu’il revint, ils entendirent des voix, dont l’une disait « ce sont tous des terroristes ». Des voix de femmes leur parvinrent ensuite et ils se dirent « ils les torturent à nouveau ». Mais ensuite leur parvinrent des voix disant en kurde « arrêtez de nous toucher » à quoi il fut répondu « mais c’est pour cela que nous vous avons amenées ici ». L’une de ces femmes était Fehime Seyhan. Alors Süleyman protesta en disant que l’une de ces femmes était sa fille.

Le témoin explique encore que lui-même et Süleyman Seyhan furent à nouveau interrogés et torturés plus tard afin qu’ils avouent quelle sorte d’aide ils apportaient au PKK.

Le témoin conclut que sept personnes de celles avec qui il était détenu ont disparu, y inclus le père du requérant et que toute la population de Dargeçit sait que ce sont les forces de l’ordre qui les ont emmenées.

b)Témoignage d’Elife Aslan

Cette femme est l’épouse de Kazim Aslan, le premier témoin.

Elle raconte que le soir du jour où son mari a été arrêté, des soldats sont venus chercher son frère et l’ont emmené à la gendarmerie. Elle ajoute que quand elle a interrogé les soldats ultérieurement, ils lui ont dit qu’ils avaient emmené son frère à la gendarmerie et que leur travail s’arrêtait là. Plus tard, elle s’adressa au procureur qui lui confirma d’abord que ces personnes étaient à la gendarmerie et que l’enquête continuait. Interrogée, la gendarmerie nia détenir ces personnes puis expliqua qu’elles avaient été transférées à la brigade de Mardin.

c)Témoignage de Fehime Çelik

Fehime Çelik est la fille de Süleyman Seyhan et la soeur du requérant.

Elle expose que le 30 octobre 1995 vers 7h30 du matin, des soldats et des gardes de village vinrent chez elle et la firent sortir avec ses deux enfants âgés de quatre ans et d’un an et demi. Elle fut emmenée avec son fils âgé d’un an et demi à la gendarmerie. Lui ayant retiré son enfant des bras, le capitaine Ahmet Tire et un dénommé Mahmut la frappèrent et la claquèrent. Quand elle demanda ce qui lui était reproché, il lui fut répondu que c’était le dernier jour pour elle et son père. Son fils fut emmené chez sa belle-mère. Ensuite on lui banda les yeux et elle fut emmenée au sous-sol. On lui demanda où était son père, elle répondit qu’il était à la maison, ce qui provoqua des rires lui faisant comprendre qu’il avait été arrêté.

Après une heure et demi, elle remarqua que le soldat de garde était parti et dégagea le bandeau qu’elle avait sur les yeux. Elle vit alors son père, les yeux bandés, allongé sur le sol. Une heure plus tard, deux femmes furent amenées. Son père fut plus tard emmené pour être interrogé dans le bureau du capitaine, puis au sous-sol où il fut torturé deux heures durant jusqu’à ce qu’il perde connaissance et n’ait plus un lambeau de vêtement sur lui. Il fut ensuite arrosé avec un jet d’eau froide. Plus tard, une dizaine d’autres personnes, dont quatre dont elle cite les noms, furent torturées. Un soldat dénommé Haydar cria ensuite que c’était le tour des femmes et les deux autres femmes furent emmenées successivement et torturées. Fehime Çelik fut emmenée la dernière, déshabillée de force, pendue par les bras, arrosée d’eau froide avant que des chocs électriques lui soient infligés. Elle s’évanouit au bout d’une demi-heure, fut arrosée d’eau froide, ce qui lui fit reprendre connaissance, après quoi le même traitement lui fut de nouveau infligé.

Après avoir été torturée, elle fut amenée, nue, avec les autres détenues, dans une pièce où étaient rassemblés les prisonniers à qui les bandeaux furent retirés. Son père protesta en interpellant les gardes. Il fut ensuite emmené pour être à nouveau torturé. Le quatrième soir, Fehime Çelik fut amenée à la porte et invitée à rentrer chez elle. Toutefois, effrayée par l’obscurité, elle ne partit que le matin suivant. Les amis de son père furent ensuite relâchés un par un mais la moitié d’entre eux restèrent.

Après une semaine sans nouvelles, ils s’adressèrent en vain au procureur du district puis au sous-préfet.

Le corps de leur père fut retrouvé plusieurs mois plus tard au fond d’un puits, dans un village évacué et brûlé par l’Etat. Elle ajoute qu’après que le corps eut été découvert, ils s’adressèrent à nouveau au procureur qui ne manifesta pas davantage d’intérêt, même lorsqu’il lui fut signalé que le corps avait été trouvé au fond d’un puits, avec un uniforme militaire, et les mains attachées dans le dos. La famille enterra ensuite le corps. Le témoin expose qu’aucune nouvelle ne leur parvint des personnes qui avaient été détenues avec son père, que la famille fut encore harcelée par des soldats pendant un mois et qu’ils furent même parfois emmenés à la gendarmerie et menacés, ce qui provoqua son départ pour Mersin.


Le requérant produit encore quatre documents d’Amnesty International appelant ses membres à écrire aux autorités turques concernant la détention de son père et d’autres personnes, les trois premiers datant des 17 et 24 novembre 1995 et le troisième du 2 avril 1996.

Il fournit également un rapport de 1993 du « Human rights watch » d’Helsinki relatif aux assassinats, tortures et disparitions de kurdes en Turquie ainsi que des extraits d’un rapport de 1996 d’Amnesty International intitulé « No security without Human Rights », d’un rapport de 1996 de la fondation turque des Droits de l’Homme sur les décès en détention ainsi qu’un extrait d’un rapport de la commission de la Grande assemblée nationale turque sur les assassinats non résolus de février 1993.

Le requérant produit enfin un extrait de la loi no 442 du 18 mars 1924 sur les villages.

2.Pièces produites par le Gouvernement

Le Gouvernement fournit des copies du registre de garde à vue du 18 septembre au 28 novembre 1995, dans lequel les noms du père et de la soeur du requérant n’apparaissent pas.

Il produit également les dépositions de la mère du requérant, les courriers adressés par le Procureur de la République à la gendarmerie au sujet de disparition de Süleyman Seyhan, les réponses à ces courriers, les dépositions des trois gardes de village qui ont été interrogés, le procès-verbal dressé lors de la découverte du corps, le rapport d’autopsie, la déclaration du frère de Süleyman Seyhan ayant identifié le corps et de la jurisprudence relative à des plaintes pénales déposées contre des représentants de la force publique pour torture, mauvais traitements ou décès après torture.

GRIEFS

Le requérant allègue la violation des articles 2, 5 et 13 de la Convention.

1.Sous l’angle de l’article 2, le requérant se plaint de ce que son père, Süleyman Seyhan, aurait été tué par les forces de sécurité lors de sa détention. Il se plaint en outre de l’absence de système efficace de protection du droit à la vie et de l’insuffisance de la protection du droit à la vie en droit interne.

2.Quant à l’article 5, le requérant se plaint de ce que son père a fait l’objet d’une détention arbitraire, qu’il n’a pas été informé des raisons de son arrestation, qu’il n’a pas été aussitôt traduit devant une autorité judiciaire et qu’il n’a pu introduire de recours visant à faire statuer sur la légalité de sa détention, d’où une absence totale de sûreté.

3.Le requérant se plaint enfin, au sens de l’article 13 de la Convention, de l’absence de recours efficace en droit turc pour soulever ses griefs sous l’angle des articles 2 et 5 de la Convention.


PROCÉDURE

La requête a été introduite le 26 juillet 1996 et enregistrée le 7 octobre 1996.

Le 13 janvier 1997, la Commission a décidé de porter la requête à la connaissance du gouvernement défendeur, en l’invitant à présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête.

Le Gouvernement a présenté ses observations le 11 juin 1997, après prorogation du délai imparti, et le requérant y a répondu le 10 octobre 1997, également après prorogation du délai imparti.

Le 24 avril 1998, la Commission a décidé d’accorder au requérant le bénéfice de l’assistance judiciaire.

A compter du 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention, et en vertu de l’article 5 § 2 de celui-ci, la requête est examinée par la Cour conformément aux dispositions dudit Protocole

EN DROIT

Sur les exceptions préliminaires du Gouvernement

Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours pénale et administrative à sa disposition en droit turc.

Il expose que le requérant aurait pu engager une action pénale contre les responsables de l’administration ou une action administrative, plus susceptible de couvrir l’ensemble de ses griefs.

Le requérant souligne que, conformément aux articles 151 et 153 du code de procédure pénale turc, il est possible de dénoncer une infraction auprès du procureur de la République ou des autorités administratives locales, ce qu’il a fait. Dans ce cas, le procureur doit ouvrir une enquête afin de décider s’il y a lieu d’exercer l’action publique. En outre, aux termes de l’article 148 du même code, le procureur est tenu d’exercer l’action publique, lorsqu’il existe suffisamment de preuves concernant un incident qui nécessite une poursuite pénale.

Le requérant conclut qu’il s’est conformé aux dispositions de l’article 151 du code de procédure pénale.

La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention impose aux personnes désireuses d’intenter contre l’Etat une action devant un organe judiciaire ou arbitral international l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de leur pays. Les Etats n’ont donc pas à répondre de
leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Pour que l’on puisse considérer qu’il a respecté la règle, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue (arrêts Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil 1996–VI, pp. 2275–2276, §§ 51–52, et Assenov c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil 1998 .... § 85).

La Cour note que le droit turc prévoit des recours civils, administratifs et pénaux contre les actes illicites et criminels imputables à l’Etat ou ses agents (arrêt Yasa c. Turquie du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI, fasc. 88, p. 2431, § 72).

La Cour constate qu’en l’espèce, la soeur du requérant adressa une première demande de recherche au parquet le jour même de la disparition de son père et de sa soeur, démarche qu’elle réitéra deux jours plus tard et concernant son père suite à la libération de sa soeur.

Par ailleurs, le 6 novembre 1995, la mère du requérant signala au procureur que son mari avait été emmené par des gardes de village dix jours auparavant et lui demanda que la procédure nécessaire soit engagée.

Dans une nouvelle déposition faite devant le procureur le 8 novembre 1995, la mère du requérant précisa en outre les prénoms et les villages d’origine des gardes de village impliqués selon elle. Elle fit état de rumeurs concernant le décès de son mari et demanda que les coupables soient punis.

Le 29 janvier 1996, le requérant présenta des requêtes au procureur de la République de Mardin et au sous-préfet de Dargeçit, par lesquelles il demandait à être informé du sort de son père, qui avait été, selon lui, emmené par des membres des forces de sécurité de la gendarmerie de Dargeçit le 30 octobre 1995 à 7 h 30.

Le 28 mars 1996, après la découverte du corps du père du requérant, la mère de celui-ci fit une déclaration au procureur de Dargeçit qu’elle avait reçu, à quelques jours d’intervalle, deux appels téléphoniques d’un inconnu qui lui avait affirmé avoir tué son mari.

Par ailleurs, le requérant a adressé, de France, au moins douze courriers au procureur de la République de Mardin entre le 27 avril 1996 et le 9 mai 1997. Il se référait à sa première demande du 29 janvier 1996 et demandait à recevoir copie du rapport d’autopsie et à ce que les mesures d’instruction nécessaires soient prises afin de découvrir et de juger les coupables. Dans son courrier du 28 octobre 1996, il se plaignait de ne pas obtenir de réponse et de ce qu’aucune instruction n’était menée.

La Cour constate que deux instructions distinctes ont été ouvertes par le parquet suite à la disparition du père du requérant, puis suite à la découverte de son cadavre. Ces instructions ont ensuite été jointes et sont actuellement encore pendantes.


La Cour considère dès lors, au vu des nombreuses démarches effectuées, tant par le requérant que par sa famille, auprès du parquet, que le requérant peut passer pour avoir fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour épuiser les voies de recours internes (voir arrêts Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 1221, § 69 ; Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p.2276, §§ 53, 54 et Yasa précité, p. 2432, § 77).

Il s’ensuit que l’exception soulevée par le Gouvernement ne saurait être accueillie.

Le Gouvernement soulève également une exception tirée de tardiveté de la requête. Il expose en effet que, si la requête a été introduite le 26 juillet 1996, elle porte la date d’arrivée du 1er octobre 1996. Le Gouvernement en conclut que, dans la mesure où le requérant prétend ne disposer d’aucune voie de recours, il aurait dû introduire sa requête au plus tard dans les six mois suivant la date de découverte du corps le 6 mars 1996.

La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle doit être « saisie (...) dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive. »

Selon la pratique établie, la Cour considère que la date de l’introduction d’une requête est celle de la première lettre par laquelle le requérant formule, ne serait-ce que sommairement, le grief qu’il entend soulever. Toutefois, lorsqu’un intervalle de temps important s’écoule avant qu’un requérant ne donne les informations complémentaires nécessaires à l’examen de la requête, la Cour examine les circonstances particulières de l’affaire pour décider de la date à considérer comme date d’introduction de la requête

La Cour relève qu’en l’espèce les représentants du requérant ont posté le 26 juillet 1996 un premier courrier parvenu au secrétariat de la Commission le 30 juillet 1996. Dans cette lettre, étaient exposés clairement les principaux faits et les griefs que le requérant entendait soulever.

Le formulaire de requête, dûment complété, a été retourné le 24 septembre 1996 et a été reçu le 1er octobre 1996.

Dans ces conditions, la Cour considère que la requête a été introduite le 26 juillet 1996, soit dans les six mois suivant la découverte du corps.

Sur le bien-fondé des griefs

1.Le requérant se plaint tout d’abord, sous l’angle de l’article 2 de la Convention, de ce que son père a été tué par les forces de sécurité pendant sa détention.

L’article 2 dispose :

« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

(a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

(b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

(c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

Le Gouvernement fait observer que rien dans le dossier n’autorise à penser que le père du requérant ait été emmené par des membres des forces de sécurité. Il ajoute que, selon la loi, les gardes de village n’ont aucun pouvoir d’arrêter, d’emmener ou de placer en garde à vue.

Il ajoute que, si la mère du requérant a mentionné, dans sa première déclaration, la présence d’un soldat, il est possible qu’elle se soit trompée dans le choix du mot en raison du fait qu’elle ne parle pas turc.

Le Gouvernement conclut que le dossier ne contient aucun élément permettant de mettre en cause la responsabilité de l’Etat en tant que tel.

Le requérant réitère ses griefs et souligne que les dépositions des témoins oculaires mentionnent la présence d’un soldat lors de l’arrestation de son père. Il ajoute qu’il est difficile d’admettre qu’une erreur de vocabulaire ait été faite dans une déclaration signée par trois personnes. Il conclut que l’armée a été directement impliquée dans l’arrestation, la détention et la mort de son père.

Pour ce qui est des gardes de village, le requérant produit un extrait de la loi sur les villages du 18 mars 1924 et amendée le 7 février 1990. Il souligne que l’article 75 de cette loi prévoit que des armes peuvent être fournies aux gardes de village qui peuvent les utiliser notamment pour arrêter des brigands, que l’article 74 prévoit qu’un salaire peut leur être versé par le ministère de l’Intérieur et que des vêtements et une compensation leur sont fournis.

Le requérant ajoute que le rapport de la Grande assemblée nationale turque établi en février 1993 sur les assassinats non résolus mentionne que les gardes de village sont, d’un point de vue professionnel, sous les ordres et l’autorité du commandant de la gendarmerie locale. Le commandant de la gendarmerie locale est responsable en tant que représentant de l’Etat de l’entraînement, de la gestion et de l’organisation des gardes de village temporaires ainsi que de leur supervision. Il doit également s’assurer que ceux-ci remplissent effectivement leurs fonctions.

Il conclut qu’il n’y a aucun doute sur le fait que le système de gardes de village est établi par la loi turque et que les gardes de village sont contrôlés par l’Etat qui doit assumer la responsabilité de leurs actes, que des forces armées aient été ou non visiblement présentes.


Le requérant souligne par ailleurs que l’arrestation et la détention de son père n’étaient pas un acte isolé puisqu’il a été détenu avec au moins sept autres personnes, dont sa fille aînée. En outre, étant donné que Süleyman Seyhan n’a jamais été vu vivant hors des locaux de la gendarmerie, le requérant estime qu’il est plus que probable que ceux qui l’ont détenu sont responsables de sa mort et que donc, le Gouvernement est responsable et n’a pas rempli ses obligations à l’égard de la Convention en tolérant pareille action.

Le requérant soutient encore que le Gouvernement a violé ses droits au regard de l’article 2 en ne diligentant pas correctement une enquête après le décès de son père.

La Cour a examiné les arguments des parties. Elle considère que cette partie de la requête soulève d’importantes questions de fait et de droit au regard de la Convention qui ne peuvent être résolues à ce stade de la procédure mais nécessitent un examen au fond. La Cour ne peut donc conclure au défaut manifeste de fondement de ce grief, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle constate en outre que cette partie de la requête ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.

2.Le requérant se plaint encore, sous l’angle de l’article 5 de la Convention, de ce que son père a fait l’objet d’une détention arbitraire, qu’il n’a pas été informé des raisons de son arrestation, qu’il n’a pas été aussitôt traduit devant une autorité judiciaire et qu’il n’a pu introduire de recours visant à faire statuer sur la légalité de sa détention, d’où une absence totale de sûreté.

L’article 5 dispose :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(a)  s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

(b)  s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

(c)  s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(d)  s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

(e)  s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

(f)  s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

2.  Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle.

3.  Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 (c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.

4.  Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.

5.  Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

Le Gouvernement soutient qu’en l’espèce aucune restriction de liberté n’a résulté d’un fait quelconque des autorités publiques et que l’allégation est manifestement mal fondée.

Le requérant réitère ses arguments développés sous l’angle de l’article 2 et maintient que son père a été arrêté par un soldat et des gardes de village et emmené dans les locaux de la gendarmerie. Il ajoute que le lieu précis de sa détention laisse supposer que l’Etat est responsable de sa détention. Il estime que le fait que le nom de son père n’apparaisse pas dans les registres de garde à vue n’est pas une preuve de ce qu’il n’aurait pas été détenu dans ce lieu et rappelle que des témoins peuvent certifier qu’il était là.

La Cour a examiné les arguments des parties. Elle considère que cette partie de la requête soulève d’importantes questions de fait et de droit au regard de la Convention qui ne peuvent être résolues à ce stade de la procédure mais nécessitent un examen au fond. La Cour ne peut donc conclure au défaut manifeste de fondement de ce grief, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle constate en outre que cette partie de la requête ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité

3.Le requérant se plaint enfin, au sens de l’article 13 de la Convention, de l’absence de recours efficace en droit turc pour invoquer ses griefs sous l’angle des articles 2 et 5.

L’article 13 dispose :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

Le Gouvernement estime que ses observations présentées sous l’angle de la recevabilité de la requête concernant l’épuisement des voies de recours internes sont suffisantes pour démontrer que ce grief est manifestement mal fondé.

Le requérant se réfère aux observations qu’il a produites sur l’épuisement des voies de recours internes. Il ajoute qu’il se plaint de ce que, en dépit des innombrables demandes qu’il a adressées au procureur, une véritable enquête n’a pas été faite et que cela démontre l’inefficacité des voies de recours.

La Cour a examiné les arguments des parties. Elle considère que cette partie de la requête soulève d’importantes questions de fait et de droit au regard de la Convention qui ne peuvent être résolues à ce stade de la procédure mais nécessitent un examen au fond. La Cour ne peut donc conclure au défaut manifeste de fondement de ce grief, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle constate en outre que cette partie de la requête ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

DÉCLARE LA REQUÊTE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés.

Michael O’BoyleElisabeth Palm
GreffierPrésidente

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Textes cités dans la décision

  1. Code de procédure pénale
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CEDH, Cour (première section), SEYHAN c. la TURQUIE, 7 décembre 1999, 33384/96