CEDH, Cour (troisième section), GHAZOUANI c. la FRANCE, 6 février 2001, 40375/98

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Troisième Section), 6 févr. 2001, n° 40375/98
Numéro(s) : 40375/98
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 5 novembre 1997
Jurisprudence de Strasbourg : Arrêt Allenet de Ribemont c. France du 10 février 1995, série A n° 308, p. 16, § 35
Arrêt I.A. c. France du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VIII, pp. 2978-80, §§ 102, 104
Arrêt Letellier c. France du 26 juin 1991, série A n° 207, p. 21, § 51
Arrêt Neumeister c. Autriche du 27 juin 1968, série A n° 8, p. 37, § 4
Arrêt Tomasi c. France du 27 août 1992, série A n° 241-A, pp. 35, 39, §§ 84, 102
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-31981
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2001:0206DEC004037598
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Sur les parties

Texte intégral

TROISIÈME SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête n° 40375/98
présentée par Mohamed GHAZOUANI
contre la France

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 6 février 2001 en une chambre composée de

MM.W. Fuhrmann, président,
J.-P. Costa,
L. Loucaides,
SirNicolas Bratza,
MmeH.S. Greve,
MM.K. Traja,
Ugrekhelidze, juges,

et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 5 novembre 1997 et enregistrée le 23 mars 1998,

Vu l’article 5 § 2 du Protocole n° 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Le requérant, ressortissant français né en 1950, est incarcéré au centre pénitentiaire des Baumettes à Marseille. Il est représenté devant la Cour par Me André Floiras, avocat au barreau de Marseille.

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

Déroulement de l’instruction

En décembre 1993, à la suite de renseignements anonymes, B. fut arrêté lors d’une vente d’héroïne et une information judiciaire fut ouverte auprès du tribunal de grande instance de Marseille des chefs d’importation, détention, transport, acquisition et cession de stupéfiants.

B. reconnut faire partie d’un réseau international de trafic de stupéfiants portant sur des centaines de kilos d’héroïne et de cocaïne, prenant naissance aux Pays-Bas et s’étendant en France via la Belgique. Il donna des informations sur l’organisation de ce trafic et sur certains participants à Marseille, Lille et Lyon. Il indiqua notamment qu’un certain « Momo », qu’il identifia ultérieurement comme étant le requérant, réceptionnait la drogue pour la région lyonnaise et la redistribuait dans la région de Grenoble et en Suisse.

Le 11 décembre 1995, le juge d’instruction de Marseille délivra une commission rogatoire aux autorités néerlandaises, qui fut retournée le 22 avril 1996.

Le 11 décembre 1995, le requérant fut arrêté et placé en garde à vue.

Le 15 décembre 1995, le juge d’instruction le mit en examen pour infraction à la législation sur les stupéfiants et association de malfaiteurs et le plaça en détention provisoire.

Le 23 janvier 1996, le juge ordonna une expertise psychiatrique, un examen médico-psychologique et une enquête de personnalité du requérant.

Du 2 février au 27 juin 1996, le juge mit en examen quatorze personnes, procéda à des interrogatoires et délivra une demande d’extradition d’un coauteur présumé aux autorités néerlandaises.  L’extradition fut accordée le 12 novembre 1996.

Le 26 avril 1996, le conseil du requérant fit une demande d’actes d’instruction.

Le juge entendit le requérant le 28 juin 1996.

Entre-temps, une information judiciaire avait été ouverte le 2 février 1996 auprès du tribunal de grande instance de Valenciennes et, le 6 mars suivant, le juge d’instruction de Valenciennes se dessaisit au profit de celui de Marseille.

Une nouvelle commission rogatoire internationale fut adressée par le juge aux autorités néerlandaises le 19 juillet 1996.

Le 29 juillet suivant, l’avocat du requérant déposa une nouvelle demande d’actes d’instruction.

Du 8 août au 6 septembre 1996, le juge procéda à six interrogatoires de personnes mises en examen et mit en examen deux coauteurs présumés.

Le 12 septembre 1996, le juge délivra une commission rogatoire concernant le requérant, qui fut retournée le 29 octobre suivant.

Entre le 17 septembre et le 29 novembre 1996, il procéda à sept interrogatoires et une confrontation, et mit en examen deux personnes.

Le 11 décembre suivant, une confrontation eut lieu entre le requérant et B., lors de laquelle B. maintint ses déclarations.

Entre-temps, le 6 septembre 1996, le procureur de la République de Lyon avait ordonné la réouverture pour charges nouvelles d’une information à l’encontre du requérant, qui avait fait l’objet d’un non-lieu le 11 août 1995. L’information concernait la découverte, à l’aplomb du domicile du requérant, d’un sac rempli de drogue.

Le 4 février 1997, le juge d’instruction de Lyon se dessaisit en faveur de celui de Marseille. Deux autres informations judiciaires ouvertes parallèlement à Marseille (la première concernant trente-deux personnes mises en examen) furent également jointes à la précédente les 14 février et 22 avril1997.

Entre le 13 décembre 1996 et le 6 juin 1997, le juge procéda à de multiples interrogatoires (13 décembre 1996, 28, 29, 30 et 31 janvier, 10 et 13 février, 4 et 5 mars 1997), interrogatoires et confrontations (20, 21, 27, 28 mars, 2, 11, 22 avril, 5, 6, 12, 15, 16, 20 et 21 mai 1997), entendit un témoin (30 mai 1997), délivra des mandats d’arrêts internationaux contre quatre coauteurs présumés (23 avril 1997) et mit en examen trois personnes (23 décembre 1996 et 6 mars 1997).

Le 9 juin 1997, le requérant fut confronté avec M., également mis en examen.

Des interrogatoires et confrontations eurent lieu les 17, 18, 20, 23 juin, 2 juillet, 5, 6, 7, 14, 20, 21, 22 août, 25 et 29 septembre, 21 et 23 octobre, 4, 5, 6, 12, 13, 14, 17, 19, 25 et 26 novembre et 2 décembre 1997.

Le 10 novembre 1997, l’avocat du requérant avait déposé une demande d’actes d’instruction.

Le 3 décembre 1997, le requérant fut entendu par le juge.

Entre le 4 décembre 1997 et le 4 juin 1998, le juge procéda à quatorze interrogatoires, neuf interrogatoires et confrontations, rendit une ordonnance joignant à la procédure une autre procédure ouverte le 8 septembre 1995 concernant deux personnes, entendit un témoin (27 janvier 1998) et mit en examen un coauteur présumé (6 avril 1998).

Le requérant fut interrogé les 11 juin et 6 juillet 1998.

Des interrogatoires eurent lieu les 17, 23 et 30 juin, une audition de témoins et confrontation le 2 juillet 1998. Le 10 août suivant, le juge mit en examen un coauteur présumé qui avait été extradé.

Des confrontations furent organisées les 20, 22, 23 et 28 octobre 1998.

Entre le 29 octobre 1998 et le 10 février 1999, le juge procéda à des interrogatoires et confrontations, (29 octobre, 3, 5, 9, 24, 25, 26 novembre, 9 et 16 décembre 1998, 14, 15, 18, 19, 20, 21, 25, 26, 27 et 28 janvier, 1er, 2, 5, 8, 9 et 10 février 1999).

Le 11 février 1999, le requérant fut confronté avec un co-mis en examen et un témoin.

De nouveaux interrogatoires se déroulèrent les 23 et 25 février 1999.

Le 1er mars 1999, le juge prit une ordonnance de soit communiqué au parquet pour disjonction de la procédure concernant le requérant et six autres mis en examen du reste de la procédure.

Sur réquisitoire du parquet, le juge rendit une ordonnance de disjonction de la procédure le 16 juin 1999.

Le 2 août 1999, il renvoya le requérant et les autres personnes mises en examen devant le tribunal correctionnel de Marseille.

L’audience, fixée au 28 septembre 1999, fut renvoyée au 19 octobre suivant. Par jugement du 28 octobre 1999, le tribunal reconnut le requérant coupable d’infractions à la législation sur les stupéfiants et de participation à une association de malfaiteurs en vue de commettre ces faits et le condamna à une peine de treize ans d’emprisonnement, ainsi qu’à une amende douanière. Le requérant a fait appel, mais le résultat de cet appel n’est pas connu.

Prolongations de la détention

La détention du requérant fut prolongée par périodes de six mois les 11 décembre 1996, 9 juin et 3 décembre 1997, 11 juin et 7 décembre 1998 et 3 juin 1999.

Demandes de mise en liberté

Le requérant forma treize demandes de mise en liberté, qui furent rejetées par le juge d’instruction notamment les 8 juillet 1996, 28 juillet et 22 août 1997, 7 août et 28 décembre 1998, 15 mars, 16 juillet et 2 août 1999. Il fit appel à sept reprises devant la chambre d’accusation de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, qui confirma les décisions du juge d’instruction par arrêts des 15 juillet, 12 août et 17 septembre 1997, 1er septembre et 6 octobre 1998, 19 janvier et 6 avril 1999.

Son pourvoi contre l’arrêt du 1er septembre 1998 fut rejeté par la Cour de cassation le 19 janvier 1999.

Dans ses mémoires devant les différentes juridictions, le requérant invoquait les articles 5 § 3 et 6 § 1 et 2 de la Convention, en se référant à la jurisprudence des organes de la Convention.

Dans leurs décisions de refus de mise en liberté, le juge d’instruction et la chambre d’accusation se fondèrent en général sur les éléments suivants : la gravité des charges à l’encontre du requérant (résultant, d’une part, notamment des déclarations de B. et de M., d’autre part d’éléments matériels tels que la découverte du sac rempli de drogue, ou un déplacement à Lille correspondant à une livraison), la complexité de l’affaire en raison du nombre de participants et du caractère international du trafic de stupéfiants, le trouble à l’ordre public, l’importance de la peine encourue, le caractère incertain des garanties de représentation (soit en raison de la double nationalité tunisienne et française du requérant, soit en raison de la gravité de la peine encourue), ainsi que la nécessité de préserver les preuves, d’empêcher une pression sur les témoins et une concertation frauduleuse avec des complices.

Dans son ordonnance du 28 décembre 1998, le juge d’instruction précisa en outre :

« Attendu qu’il s’agit d’un important trafic international de stupéfiants, ancien, structuré, mis en œuvre par un grand nombre d’individus ; que de nombreuses investigations ont démontré que des centaines de kilos d’héroïne et cocaïne ont été importés sur notre territoire depuis les Pays-Bas ; que les charges qui pèsent sur (le requérant) résultent notamment de sa mise en cause, formelle, réitérée en confrontation, de B., de son voyage à Lille dont il n’a pu expliquer sérieusement les motifs ; que les investigations se poursuivent, mais néanmoins, en l’état de l’extradition de F.H., effective depuis août 1998, la clôture de l’information est envisagée dans les prochaines semaines ; que la peine encourue est importante (...) »

Dans ses arrêts des 1er septembre et 6 octobre 1998 (dont elle reprit les motifs les 19 janvier et 6 avril 1999), la chambre d’accusation s’exprima comme suit :

« En l’état de la procédure, les faits reprochés au mis en examen sont graves et s’inscrivent dans le cadre d’un trafic international de stupéfiants portant sur des centaines de kilos ; de tels faits troublent l’ordre public de façon exceptionnelle et persistante de par l’atteinte réitérée portée à la santé d’autrui ;

Les charges qui pèsent sur lui résultent de témoignages particulièrement précis, corroborés, pour certains, par des éléments matériels et particulièrement des déclarations de B. réitérées lors d’une confrontation, lequel B. ne paraît pas en l’état de l’instruction avoir des raisons de mettre Ghazouani en cause à tort ;

Le mis en examen se borne à nier les faits en se prétendant victime d’un homonyme ;

Les investigations se poursuivent dont il convient de préserver la sincérité ;

Le mis en examen ne saurait se prévaloir du dépassement du délai raisonnable de la détention provisoire prévu par l’article 5 § 3 de la Convention (...) dans une instruction extrêmement complexe, dans laquelle plus de 70 personnes ont été mises en examen, ayant nécessité et nécessitant toujours des investigations tant en France qu’à l’étranger, investigations ayant permis l’arrestation récemment aux Pays-Bas des principaux instigateurs de ce trafic et dont l’extradition est imminente ;

Compte tenu de la peine encourue, les garanties de représentation sont incertaines et ne sauraient permettre l’instauration d’une mesure de contrôle judiciaire inopérante à pallier le risque de fuite et de pression ;

Le délai prévisible d’achèvement de la procédure a été fixée à la fin de l’année 1998 ;

Ainsi la détention provisoire est nécessaire à l’instruction et à titre de sûreté. »

Saisie du pourvoi en cassation du requérant contre l’arrêt du 1er septembre 1998, la Cour de cassation, après avoir énoncé les motifs cités par la chambre d’accusation, rejeta ledit pourvoi dans les termes suivants :

« (...)  en l’état de ces motifs, procédant de son appréciation souveraine, la chambre d’accusation, qui n’a pas porté atteinte à la présomption d’innocence, a justifié sa décision tant au regard de l’article 144-1 du Code de procédure pénale que des dispositions conventionnelles invoquées. »

GRIEFS

1. Le requérant se plaint de la durée abusive de sa détention sans jugement, en invoquant l’article 5 § 3 de la Convention. Il considère que les motifs invoqués pour refuser ses demandes de mise en liberté sont « abstraits et inopérants, voire infondés ». Il estime que la procédure est menée de façon partiale, et que les juges ne tiennent aucun compte, ni de la Convention, ni de la jurisprudence des organes de la Convention.

2. Il considère que sa détention constitue en réalité l’exécution anticipée d’une peine, visant à placer la juridiction de jugement devant le fait accompli et à lui faire entériner une sanction déjà effectuée. Il allègue la violation de la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention.

EN DROIT

1. Le requérant se plaint de la durée de sa détention provisoire en invoquant l’article 5 § 3 de la Convention, qui se lit ainsi :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

Le Gouvernement considère que ce grief est manifestement mal fondé. Il rappelle tout d’abord que les organes de la Convention ont déjà jugé justifiées, au regard de l’article 5 § 3 précité, des durées comparables et même supérieures. Il expose ensuite que les motifs de maintien en détention étaient pertinents et suffisants. S’agissant de la persistance des soupçons à l’égard du requérant, le Gouvernement souligne qu’en dépit de ses dénégations, les présomptions pesant sur lui - résultant en particulier des déclarations de B. - étaient lourdes et précises, tels que cela ressort notamment de l’arrêt de la chambre d’accusation du 1er septembre 1998.

Par ailleurs, pour justifier le maintien en détention, le juge d’instruction et la chambre d’accusation se sont fondés également sur les nécessités de l’instruction, les risques de pression ou de concertation, le trouble grave causé à l’ordre public et l’insuffisance des garanties de représentation.

Pour ce qui est du premier point, la chambre d’accusation a constaté l’extrême complexité du dossier dans ses décisions des 1er septembre et 6 octobre 1998 et 6 avril 1999, où elle a relevé que plus de soixante-dix personnes étaient mises en examen, ce qui nécessitait des investigations tant en France qu’à l’étranger.

Sur le deuxième point, le Gouvernement fait valoir que le risque de pression ou de concertation était réel puisque, d’une part, le requérant a écrit une lettre à la concubine de B. pour offrir de céder à celui-ci la moitié de son bar s’il revenait sur ses déclarations et, d’autre part, lorsqu’il a été interpellé, toutes les personnes impliquées n’avaient pas encore été arrêtées. Enfin, de multiples confrontations ont été nécessaires, en vue desquelles il était indispensable d’éviter toute concertation frauduleuse.

Quant au troisième point, l’atteinte à l’ordre public, le Gouvernement rappelle que la Cour reconnaît en soi la validité de ce motif, même s’il ne peut justifier à lui seul la prolongation de la détention. En l’espèce, la référence au trouble durable à l’ordre public était particulièrement justifiée, s’agissant d’un trafic de stupéfiants de très grande envergure dépassant le cadre national, comme en témoignent les quantités de drogue et les sommes saisies. Le Gouvernement cite à cet égard la jurisprudence de la Cour quant à la gravité de ce type d’infractions.

Concernant le quatrième point, l’absence de garanties de représentation et le risque de fuite, le Gouvernement souligne l’importance des peines encourues par le requérant et fait valoir que, dans ses arrêts des 12 août et 16 septembre 1997, la chambre d’accusation a retenu la double nationalité française et tunisienne du requérant (par ailleurs détenteur d’un passeport tunisien), circonstances pouvant laisser craindre qu’il ne se réfugie en Tunisie, comme l’avait fait l’un des principaux organisateurs du trafic.

Pour ce qui est de la conduite de la procédure, le Gouvernement fait valoir en premier lieu la complexité de l’affaire, composant un volumineux dossier de 22 tomes et plus de 6500 pièces, concernant de très nombreuses personnes, ayant nécessité de longues et minutieuses investigations, des commissions rogatoires internationales, la délivrance de mandats d’arrêt internationaux, qui ont entraîné dans certains cas des procédures d’extradition. En second lieu, l’instruction s’est déroulée sans discontinuer, à un rythme soutenu, aucune période d’inactivité ni même de ralentissement ne pouvant être décelée.

Le requérant conteste toute participation aux faits et détaille les raisons pour lesquelles B. aurait fait de fausses déclarations à son encontre. S’agissant des motifs de son maintien en détention, il indique tout d’abord qu’il n’y a pas de risque de concertation frauduleuse puisque sa position n’a pas varié pendant toute la durée de l’instruction.

Quant à la nécessité de prévenir le renouvellement de l’infraction, il estime que ce motif, qui part du postulat de sa culpabilité, viole la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention. Il considère que les arrêts de maintien en détention sont particulièrement mal fondés à évoquer ce motif, en l’absence de toute base concrète.

Pour ce qui est du fait que la détention serait l’unique moyen de conserver les preuves ou indices matériels, il estime ce moyen inopérant puisque après une telle durée d’instruction aucun élément objectif matériel de culpabilité n’a pu être relevé à son encontre.

Sur la complexité du trafic et le très grand nombre de participants, il se réfère à la jurisprudence de la Cour, prohibant une période aussi longue de détention sans jugement qui, ne pouvant être légitimée par l’existence d’indices graves de culpabilité, ni par la nécessité d’investigations multiples, apparaît comme une exécution anticipée de la peine. Si la réalité du trafic n’est pas contestée, il n’a jamais été établi objectivement et matériellement qu’il y soit personnellement impliqué.

Concernant le motif tiré de l’absence de garanties de représentation, il conteste avoir la double nationalité et estime présenter des garanties de représentation solides, à savoir une famille (sa femme et deux enfants, tous de nationalité française), ainsi que sa société, actuellement en sommeil, où il peut reprendre le travail à tout moment. Il dit avoir indiqué dans toutes ses demandes en liberté qu’il serait prêt à se soumettre au contrôle judiciaire le plus strict.

S’agissant, enfin, de la conduite de la procédure, il précise qu’à part les trois confrontations, il n’a été entendu que deux fois (les 28 juin 1996 et 6 juillet 1998) et sept fois pour la prolongation de la détention provisoire. Il souligne également le délai entre la date de la clôture de l’instruction et celle de l’ouverture des débats devant le tribunal.

La Cour relève que le requérant a été arrêté le 11 décembre 1995 et que sa détention provisoire a pris fin le 28 octobre 1999, date du jugement du tribunal correctionnel.

La période à prendre en considération est donc de trois ans et plus de dix mois.

La Cour rappelle les principes qui se dégagent de sa jurisprudence : il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans un cas donné, la durée de la détention provisoire ne dépasse pas la limite du raisonnable. A cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou à écarter l’existence d’une véritable exigence d’intérêt public justifiant, eu égard à la présomption d’innocence, une exception à la règle du respect de la liberté individuelle et d’en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits non controuvés indiqués par l’intéressé dans ses recours, que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

La persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d’un certain temps elle ne suffit plus ; la Cour doit alors établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à justifier la privation de liberté. Quand ils se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle cherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (cf. notamment arrêt I.A. c. France du 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, pp. 2978‑2979, § 102).

En l’espèce, pour rejeter les demandes de mise en liberté du requérant, les juridictions internes avancèrent les motifs suivants : la persistance de graves soupçons à son encontre, le trouble à l’ordre public, les nécessités de l’instruction et le risque de pressions, ainsi que l’absence de garanties de représentation devant la justice.

Sur le premier point, la Cour relève que les charges pesant sur le requérant étaient fondées en l’espèce, d’une part, sur les déclarations de B., réitérées lors de confrontations, et de M. et, d’autre part, sur des faits matériels et notamment la découverte à l’aplomb de son domicile d’un sac contenant de la drogue, ainsi qu’un déplacement à Lille correspondant à une livraison. La Cour rappelle toutefois que l’existence d’indices graves de culpabilité à l’égard d’un inculpé ne justifie pas, à elle seule, le maintien en détention provisoire. En effet, jusqu’à sa condamnation, un accusé est présumé innocent et l’objet de l’article 5 § 3 est « d’imposer la mise en liberté provisoire du moment où le maintien en détention cesse d’être raisonnable » (arrêts Neumeister c. Autriche du 27 juin 1968, série A n° 8, p. 37, § 4, et Tomasi c. France du 27 août 1992, série A n° 241-A, p. 35,  § 84).

S’agissant du deuxième motif, la Cour reconnaît que, par leur gravité particulière et la réaction du public à leur égard, certaines infractions provoquent un trouble à l’ordre social justifiant, au moins pour un certain temps, la détention provisoire. Toutefois, on ne saurait estimer cet élément pertinent et suffisant que s’il repose sur des faits de nature à montrer que l’élargissement du détenu troublerait l’ordre public. En outre, la détention ne demeure légitime que si l’ordre public reste effectivement menacé ; sa continuation ne saurait servir à anticiper sur une peine privative de liberté (arrêt Letellier c. France du 26 juin 1991, série A n° 207, p. 21, § 51 ; arrêt I.A. précité, p. 2980, § 104). En l’espèce, la Cour relève que les juridictions se sont fondées sur le fait qu’il s’agissait d’un trafic international de stupéfiants de grande ampleur, portant sur des centaines de kilos d’héroïne et de cocaïne, et sur l’atteinte réitérée à la santé d’autrui, motifs qu’elle estime pertinents.

Concernant le troisième motif, la Cour observe, d’une part, que pendant l’instruction, le requérant a fait parvenir à la concubine de B. une lettre dans laquelle il offrait de céder à ce dernier la moitié de son bar s’il revenait sur ses déclarations. D’autre part, de très nombreuses personnes étant impliquées dans le trafic et devant être confrontées, la Cour considère que la nécessité d’empêcher toute pression à leur égard pouvait constituer, au moins pendant un certain temps, un motif pertinent de maintien en détention provisoire du requérant.

Quant au danger de fuite, la Cour rappelle qu’un tel danger ne s’apprécie pas uniquement sur la base de considérations touchant à la gravité de la peine encourue, mais en fonction d’un ensemble d’éléments tels que « le caractère de l’intéressé, sa moralité, son domicile, sa profession, ses ressources, ses liens familiaux, permettant soit de le confirmer, soit de le faire apparaître comme à ce point réduit qu’il ne peut justifier une détention provisoire » (arrêt Neumeister précité, p. 37, § 4).

La Cour relève qu’en l’espèce, si certaines décisions ont mentionné le fait que le requérant avait la double nationalité française et tunisienne, la plupart se sont fondées uniquement sur la gravité de la peine encourue, ou sur le fait que les garanties de représentation étaient incertaines, mais sans précisions à cet égard. La Cour estime donc que ce motif n’apparaît pas suffisamment caractérisé.

La Cour doit en dernier lieu examiner la conduite de la procédure. Elle rappelle que la célérité particulière à laquelle un accusé a droit dans l’examen de son cas ne doit pas nuire aux efforts des magistrats pour accomplir leurs tâches avec soin (arrêt Tomasi c. France précité, p. 39, § 102).

La Cour observe qu’il s’agissait d’une affaire complexe concernant un trafic international de stupéfiants, dans lequel quatre-vingt-onze personnes ont été mises en cause, et qui a nécessité de très nombreux actes d’instruction (interrogatoires, confrontations, commissions rogatoires nationales et internationales, demandes d’extradition). Par ailleurs, la Cour relève que l’instruction s’est déroulée à un rythme soutenu et n’a connu aucun temps de latence.

Dans ces circonstances, la Cour considère que la durée de la détention provisoire du requérant n’a pas dépassé le « délai raisonnable » prévu par l’article 5 § 3 de la Convention.

Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

2. Le requérant allègue la violation de la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention, qui est ainsi rédigé :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

La Cour rappelle que la présomption d’innocence garantie par cette disposition se trouve enfreinte si « une décision judiciaire concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie » (arrêt Allenet de Ribemont c. France du 10 février 1995, série A n° 308, p. 16, § 35).

En l’espèce, il ne ressort pas du dossier que les autorités saisies de l’affaire auraient méconnu cette exigence, notamment dans la motivation de leurs décisions. Par ailleurs, la Cour observe que la culpabilité du requérant a été légalement établie par le tribunal compétent.

Dès lors, ce grief est également manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à la majorité,

Déclare la requête irrecevable.

S. DolléW. Fuhrmann
GreffièrePrésident

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  1. Code de procédure pénale
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