CEDH, Cour (troisième section), LALLEMENT c. la FRANCE, 3 juillet 2001, 46044/99

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Troisième Section), 3 juill. 2001, n° 46044/99
Numéro(s) : 46044/99
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 26 novembre 1998
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Recevable
Identifiant HUDOC : 001-32536
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2001:0703DEC004604499
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Sur les parties

Texte intégral

TROISIÈME SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête n° 46044/99
présentée par Henri LALLEMENT
contre la France

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 3 juillet 2001 en une chambre composée de

MM.L. Loucaides, président,
J.-P. Costa,

P. Kūris,
MmeF. Tulkens,
M.K. Jungwiert,
MmeH.S. Greve,
M.M. Ugrekhelidze, juges,
MmeS. Dollé, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 26 novembre 1998 et enregistrée le 8 février 1999,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Le requérant, M. Henri Lallement, est un ressortissant français[Note1], né en 1954 et résidant à Gué-d’Hossus. Il est représenté devant la Cour par Me Delfly, avocat au barreau de Lille.

A.  Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

Le requérant, agriculteur à Gué-d’Hossus, avait pris la suite de son père dans l’exploitation familiale. Le domaine comprenait 135 528 m2, jouxtant la ferme, et affectés à l’élevage de trente vaches laitières pour la production de lait. A cela s’ajoutaient environ douze hectares de prés situés à une dizaine de kilomètres de Gué-d’Hossu, affectés au pâturage de jeunes bêtes destinées à la vente. Lui-même, sa mère – dont il a la charge –, son frère – aide-familial déclaré sur l’exploitation –, et les deux enfants de ce dernier vivaient de cette activité.

Le 20 juin 1994, le département des Ardennes informa le requérant que la réalisation d’un projet d’aménagement routier nécessitait l’acquisition d’une emprise sur sa propriété et lui fit une proposition d’achat. Les parties n’étant pas parvenues à un accord, ladite direction engagea une procédure d’expropriation et, par une ordonnance du 23 mars 1995, le juge de l’expropriation du département des Ardennes déclara expropriés pour cause d’utilité publique 81 803 m2 des 135 528 m2 susmentionnés (soit environ 60 %).

Le requérant n’ayant pas accepté les indemnités proposées par le département (325 308,59 FRF, dont une indemnité principale de dépossession de 147 245,40 FRF, une indemnité de remploi de 40 561,35 FRF et une indemnité pour éviction agricole de 137 501,84 FRF), ce dernier, le 6 février 1995, saisit le juge de l’expropriation. Le requérant précisa que, pour des raisons « personnelles, familiales et sentimentales », il ne demandait pas l’emprise totale prévue à l’article L. 13-11 du code de l’expropriation. Il exposa par contre que l’expropriation de 60 % des terres affectées à la production laitière ferait obstacle à ce qu’il poursuive cette activité et entraînerait « un grave déséquilibre de l’exploitation » au point qu’il « ne pourrait plus continuer et qu’il perdrait par là même les moyens de sa subsistance et ceux de sa famille », et réclama le versement d’une indemnité calculée en conséquence et compensant la perte de ses revenus. Par un jugement du 11 juillet 1995, ledit juge retint les sommes proposées par le département et y ajouta 36 992 FRF d’indemnité pour défiguration de parcelle.

Saisie par le requérant, la chambre de l’expropriation de la cour d’appel de Reims, par un arrêt du 7 mars 1997, confirma le jugement du 11 juillet 1995.

Par un arrêt du 30 juin 1998, la Cour de cassation (troisième chambre civile) rejeta le pourvoi formé par le requérant. Elle souligna notamment ce qui suit :

« Sur la dépréciation du surplus   (...)

Attendu que l’existence d’un grave déséquilibre de l’exploitation est allégué par l’exproprié, alors [qu’il] n’a pas requis l’emprise totale, comme il l’aurait pu en application de l’article L. 13-11 du code de l’expropriation, lorsqu’une emprise partielle résultant de l’expropriation compromet gravement la structure de l’exploitation ; que [le requérant] ne peut à la fois, conserver son exploitation en ne demandant pas l’emprise totale et solliciter l’indemnisation correspondante dans les termes du décret du 5 avril 1968 ; que sa demande de ce chef ne peut qu’être rejetée, faute d’éléments caractérisant le déséquilibre grave de la structure de l’exploitation et la position ambiguë [du requérant] ».

B.Le droit interne pertinent

1)Extraits du code le l’expropriation pour cause d’utilité publique

Article L. 13-10

« (...) l’exproprié peut, dans les quinze jours de la notification [par l’expropriant du montant de ses offres] prévue à l’article L. 13-3, demander au juge l’emprise totale, (...) lorsque l’emprise partielle d’une parcelle empêche l’exploitation agricole dans des conditions normales de la ou des parties restantes de ladite parcelle en raison soit de leur dimension, soit de leur configuration, soit de leurs conditions d’accès ; dans ce cas, l’exproprié peut demander l’emprise totale soit de la parcelle, soit de la ou des parties restantes devenues inexploitables de fait.

Si la demande est admise, le juge fixe, d’une part, le montant de l’indemnité d’expropriation, d’autre part, le prix d’acquisition de la portion acquise en sus de la partie expropriée.

La décision du juge emporte transfert de propriété dans les conditions du droit commun en ce qui concerne la portion d’immeuble non soumise à la procédure de l’expropriation. »

Article L. 13-11

« Lorsqu’une emprise partielle résultant de l’expropriation compromet la structure d’une exploitation agricole en lui occasionnant un grave déséquilibre au sens de l’article L. 23-1 :

1.  Le propriétaire exproprié peut, dans les quinze jours de la notification prévue à l’article L. 13-3, demander au juge l’emprise totale. Il doit en informer le ou les exploitants. Si la demande est admise, le juge de l’expropriation fixe, d’une part, le montant de l’indemnité d’expropriation, d’autre part, le prix d’acquisition de la portion acquise en sus de la partie expropriée, majoré de l’indemnité de réemploi. La décision du juge emporte transfert de propriété dans les conditions du droit commun en ce qui concerne la portion d’immeuble non soumise à la procédure de l’expropriation. Dans le cas où le propriétaire exproprié n’est pas lui-même exploitant, le versement par l’expropriant du prix d’acquisition de la portion acquise en sus de la partie expropriée entraîne de plein droit la résiliation du bail, sans indemnité et nonobstant toute clause contraire ; (...) »

Article L. 13-13

« Les indemnités allouées doivent couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l’expropriation. »

Article R. 13-46

« L’indemnité de remploi est calculée compte tenu des frais de tous ordres normalement exposés pour l’acquisition de biens de même nature moyennant un prix égal au montant de l’indemnité principale. (...) »

2)Extrait du code civil

Article 545

« Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. »

EN DROIT

1.  Le requérant expose qu’en raison de l’expropriation dont il a fait l’objet, il se trouve privé de 60 % des terres qui étaient affectées à la production laitière, son activité principale et la source essentielle de ses revenus, et que la surface restante ne permet le maintien sur son exploitation que d’un cheptel insuffisant pour assurer sa subsistance et celle de sa famille. Il affirme que l’administration et les juridictions n’ont pas pris en compte le fait que cette privation de propriété aboutissait à la perte de son outil de travail et à l’impossibilité de poursuivre son activité et que les indemnités fixées par les juridictions ne suffisent manifestement pas à réparer un tel préjudice. Il se dit en conséquence victime d’une violation de l’article 1 du Protocole n° 1, aux termes duquel :

  « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

2.  Le Gouvernement soutient que ce grief a été dûment examiné et souverainement apprécié par les juridictions nationales. La cour d’appel aurait ainsi ordonné une expertise en vue de disposer d’éléments relatifs à la rentabilité de l’exploitation du requérant avant et après expropriation et, au vu des conclusions de cette expertise, aurait considéré qu’un « grave déséquilibre de l’exploitation » n’était pas démontré et qu’il n’y avait donc pas lieu d’allouer l’indemnité réclamée par le requérant. Le requérant ne produirait aucun élément nouveau susceptible de démontrer le caractère erroné de cette appréciation des faits de la cause. En tout état de cause, les Etats disposeraient d’une certaine « marge de manœuvre » dans la fixation des indemnités dues à l’exproprié et il ressortirait de la jurisprudence de la Cour que lesdites indemnités peuvent rester inférieures à la pleine valeur marchande du bien en question. Le Gouvernement ajoute qu’« il ressort des renseignements recueillis auprès de l’administration fiscale que [le requérant] a fait, pour l’année 1999, comme les années précédentes, une déclaration au titre des bénéfices agricoles, laquelle démontrerait que l’exploitation de la propriété se poursuit quatre ans après l’expropriation contestée ; il en déduit que, dans sa configuration résultant de l’expropriation litigieuse, l’exploitation du requérant apparaît viable ».

En tout état de cause, le requérant ne saurait se plaindre du « déséquilibre relatif » dont se trouve affecté son exploitation puisqu’il aurait obtenu une indemnisation intégrale de ses préjudices. En particulier, en sus de l’indemnité principale de dépossession, les juridictions lui auraient alloué une indemnité d’éviction agricole d’un montant de 137 501,84 FRF et une indemnité pour défiguration de parcelle d’un montant de 36 992 FRF ; il aurait donc obtenu plus que la valeur marchande du bien exproprié. Par ailleurs, le requérant aurait pu solliciter l’emprise totale prévue à l’article L. 13-10 du code de l’expropriation ; en application de l’article L. 13-11 du même code, il aurait alors, en outre, obtenu une indemnité de réemploi supplémentaire, calculée sur la base de la valeur des terrains soumis à cette emprise « additionnelle ».

Bref, la requête serait manifestement mal fondée.

3.  Le requérant réplique qu’en ne retenant pas que les terrains objets de l’expropriation étaient « à bâtir », les juridictions françaises ont commis une « erreur manifeste d’appréciation » de leur valeur ; en conséquence, l’indemnité principale de dépossession serait sous-évaluée.

Se référant à divers arrêts de cassation, le requérant ajoute que le droit français admet que la division d’un bien lors d’une expropriation partielle, peut entraîner une dépréciation de la partie du bien restant hors emprise. Il en irait ainsi notamment lorsque l’expropriation ne laisse pas subsister une superficie permettant l’exploitation autonome ou lorsque l’emprise résultant de l’expropriation prive le bien subsistant d’une importante superficie. Le requérant était ainsi fondé, en droit français, de réclamer l’indemnisation de la dépréciation des terrains restant après expropriation, alors même qu’il n’avait pas demandé l’emprise totale.

Par ailleurs, les juridictions saisies n’auraient pas examiné la question de la perte de son fonds agricole du fait de l’expropriation. En particulier, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, la cour d’appel n’aurait ordonné aucune expertise : le seul rapport d’expertise versé aux débats aurait été produit par le requérant lui-même et n’aurait pas été pris en compte par ladite cour. Il précise que l’indemnité de défiguration de parcelles qui lui a été allouée présente un caractère autonome par rapport à la perte du fonds agricole et tient exclusivement au fait que les parcelles délaissées présentent, du fait de l’expropriation, une configuration propre à en gêner leur exploitation normale. Enfin, il ne pourrait pas lui être reproché de ne pas avoir opté pour l’emprise totale dans la mesure où, dans un tel cas de figure, le surplus de terrains aurait été sous-évalué de la même manière que les terrains visés par l’expropriation.

4. La Cour estime que cette partie de la requête pose de sérieuses questions de fait et de droit qui nécessitent un examen au fond. Dès lors, elle ne saurait être déclarée manifestement mal fondée en application de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour constate en outre qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. 

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité

Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés.

S. DolléL. Loucaides              Greffière              Président


[Note1]A vérifier.

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CEDH, Cour (troisième section), LALLEMENT c. la FRANCE, 3 juillet 2001, 46044/99