CEDH, Cour (cinquième section), CANONNE c. FRANCE, 2 juin 2015, 22037/13

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Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 22037/13
Christian CANONNE
contre la France

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 2 juin 2015 en une Chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 3 mars 2013,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1.  Le requérant, M. Christian Canonne, est un ressortissant français né en 1941 et résidant à Crans-Montana (Suisse). Il est représenté devant la Cour par Me Marc Levis, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation.

A.  Les circonstances de l’espèce

2.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.

3.  Le requérant est le petit-fils de l’inventeur de la pastille Valda. Il a exercé la fonction de vice-président de la société propriétaire de la marque Valda pour le monde sauf la France.

4.  Christiane P. a exercé jusqu’en 1983 des fonctions de direction au sein de la société des Laboratoires Valda, qui fabriquait et distribuait ces pastilles en France. Mariée depuis 1972, elle donna naissance le 16 juillet 1982 à une fille, Éléonore, alors qu’une procédure en divorce était en cours. Une ordonnance de non-conciliation avait été prise le 24 juin 1982 et le divorce fut prononcé le 20 septembre 1983. Le 16 janvier 1988, Christiane P. épousa en secondes noces Jan Willem H., qui avait reconnu Éléonore le 6 janvier 1988. Le couple divorça en 1997.

1.  La procédure devant le tribunal de grande instance de Paris

5.  Le 11 juillet 2002, Éléonore P. assigna le requérant devant le tribunal de grande instance de Paris en déclaration judiciaire de paternité, sur le fondement de l’article 340 du code civil. Le 18 avril 2003, elle assigna Jan Willem H. en nullité de sa reconnaissance de paternité. Les deux instances furent jointes.

6.  Par un jugement avant-dire droit du 21 septembre 2004, le tribunal ordonna une expertise aux fins de préciser les chances de paternité de Jan Willem H. Déposé le 26 janvier 2005, le rapport conclut que la paternité de ce dernier à l’égard d’Éléonore P. était exclue de manière certaine.

7.  Par un jugement du 3 janvier 2006, le tribunal dit nulle et de nul effet la reconnaissance de paternité souscrite le 6 janvier 1988 et, en conséquence, annula la légitimation d’Éléonore P. S’agissant de l’action en recherche de paternité, il ordonna avant-dire droit une expertise, donnant mission à l’expert de prélever ou faire prélever des échantillons de sang du requérant et de Christiane et Éléonore P. et de procéder à un examen comparatif des empreintes génétiques afin de dire si le requérant pouvait ou non être le père d’Éléonore P. Ce jugement fut confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 25 octobre 2007.

8.  Le requérant n’ayant pas déféré à ses convocations, l’expert déposa, le 30 octobre 2008, un rapport de carence.

9.  Par un jugement du 20 octobre 2009, le tribunal dit que le requérant était le père d’Éléonore P. et ordonna que mention en soit faite en marge de l’acte de naissance de cette dernière. Le jugement est ainsi motivé :

« (...) Attendu que les parties sont tenues d’apporter leur concours aux mesures d’instruction sauf au juge à tirer toute conséquence d’une abstention ou d’un refus ;

Attendu qu’en l’espèce, [le requérant], qui n’a pas répondu aux convocations de l’expert, n’a pas souhaité se soumettre aux opérations d’expertises ordonnées ;

Attendu qu’alors qu’il n’avait rien à redouter d’une expertise biologique si, comme il le soutient, les faits allégués ne sont que pure curiosité et opportunité de la partie adverse, le défendeur en s’y soustrayant, n’a pas permis d’établir la preuve scientifique de sa paternité ou de sa non-paternité ;

Attendu que Mme [P.] et [le requérant], qui travaillaient ensemble au sein de la société Valda, ont été appelés à effectuer ensemble des voyages professionnels notamment au cours de la période légale de conception d’Éléonore ainsi que l’a retenu le tribunal puis la cour d’appel, au vu de la production de factures d’hôtels à leurs noms ;

Attendu qu’au vu de ces éléments de preuve, il convient de tirer les conséquences du refus [du requérant] de participer aux opérations d’expertise et de dire qu’il est le père d’Éléonore [P.] (...) ».

2.  La procédure devant la cour d’appel de Paris

10.  Le requérant interjeta appel devant la cour d’appel de Paris. Il soutenait notamment qu’en déduisant sa paternité à l’égard d’Éléonore P. de son refus de se soumettre à une expertise sanguine, le tribunal de grande instance avait méconnu le « principe [constitutionnel] de l’inviolabilité du corps humain ».

11.  Par un arrêt du 24 février 2011, la cour d’appel confirma le jugement entrepris. Elle jugea tout d’abord que le fait de tirer les conséquences d’une abstention de se soumettre à l’expertise biologique ne portait pas atteinte à ce principe dès lors que ce refus n’était qu’un des éléments de preuve sur lesquelles le juge formait son jugement. Elle retint ensuite ce qui suit :

« Considérant que Mme Christine [P.] a travaillé pendant plusieurs années au sein des laboratoires Valda, [le requérant] étant l’héritier du fondateur de ces laboratoires ; qu’ils ont effectué ensemble de fréquents voyages comme en témoignent diverses factures hôtelières et, notamment, l’une pour la période du 6 au 21 octobre 1981 à Dieppe ; qu’ils résidaient toujours dans le même hôtel et que, si des chambres séparées étaient réservées, la répétition de ces déplacements en commun et leur présence ensemble lors de la période légale de conception de l’enfant doivent être relevées ; qu’à cet égard, par un arrêt du 25 octobre 2007, la cour d’appel a confirmé le jugement du 3 janvier 2006 qui énonçait dans ses motifs que ce séjour et ces factures qui ne sont pas contestés par [le requérant] constituent une présomption et des indices suffisants de paternité au regard de l’article 340 du code civil ; que de surcroît, d’une part, [le] directeur commercial de la société Valda relate que des bruits ont couru dans l’entreprise sur leur liaison jusqu’au départ de Mme Christiane [P.], que d’autre part,, Jean-Louis [C.], fils ainé de Mme Christiane [P.], atteste que [le requérant] a eu une relation amoureuse avec sa mère, le fait d’être le fils de Mme Christiane [P.] ne privant son attestation ni de sincérité ni de force probante dès lors qu’il était en mesure, compte tenu de son âge, sept ans, de discerner la nature intime des relations entretenues par sa mère avec [le requérant] ; qu’enfin, le refus [du requérant] de se soumettre à l’expertise biologique qui, dans ces circonstances, était mieux à même d’écarter par un moyen de preuve scientifique cette paternité biologique qu’il conteste, constitue un élément supplémentaire de sa paternité comme l’ont dit les premiers juges (...) ».

3.  La procédure devant la Cour de cassation

12.  Le requérant se pourvut en cassation. Il exposait que certaines pièces produites par Éléonore P. – notamment des factures de chambre d’hôtel portant la mention « S/C Valda » – appartenaient à l’ancien employeur de Christiane P. Selon lui, cette dernière ne pouvait donc les détenir légitimement postérieurement à la cessation de ses fonctions et les utiliser à des fins strictement personnelle. Il en déduisait qu’en jugeant recevable la production de ces pièces à titre de preuve alors que cette production contrevenait au principe de loyauté, la cour d’appel avait violé l’article 6 de la Convention. Par ailleurs, renvoyant en particulier à l’article 16-1 du code civil, il arguait que le principe de l’inviolabilité du corps humain interdisait en matière civile toute exécution forcée, sous la contrainte, d’une expertise génétique. Il précisait que le Conseil constitutionnel avait reconnu la valeur constitutionnelle de ce principe en ce qu’il était un corollaire du principe de sauvegarde de la dignité humaine. Il en déduisait que la Constitution et la loi reconnaissaient à la personne objet de l’expertise génétique le droit de refuser de s’y soumettre. Il ajoutait que ce droit constitutionnel ne pouvait être « altéré par la contrainte morale que constituerait la menace de perdre le procès en reconnaissance de paternité si le juge, tirant toutes conséquences du refus de l’intéressé de se soumettre à l’expertise génétique, décidait de déclarer la paternité au seul motif de ce refus ».

13.  Le 26 septembre 2012, la première chambre civile de la Cour de cassation conclut que le moyen du requérant n’était « pas de nature à permettre l’admission du pourvoi ». Elle déclara en conséquence le pourvoi non admis.

B.  Le droit et la pratique internes pertinents

14.  Les articles 16-1 et 340 du code civil sont ainsi libellés :

Article 16-1

« Chacun a droit au respect de son corps.

Le corps humain est inviolable.

Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial. »

Article 340 (version applicable à l’époque des faits)

« La paternité hors mariage peut être judiciairement déclarée.

La preuve ne peut en être rapportée que s’il existe des présomptions ou indices graves. »

15.  L’article 11 du code de procédure civile est ainsi rédigé :

« Les parties sont tenues d’apporter leur concours aux mesures d’instruction sauf au juge à tirer toute conséquence d’une abstention ou d’un refus.

Si une partie détient un élément de preuve, le juge peut, à la requête de l’autre partie, lui enjoindre de le produire, au besoin à peine d’astreinte. Il peut, à la requête de l’une des parties, demander ou ordonner, au besoin sous la même peine, la production de tous documents détenus par des tiers s’il n’existe pas d’empêchement légitime. »

16.  La Cour de cassation a jugé que l’expertise biologique est de droit en matière de filiation, sauf s’il existe un motif légitime de ne pas y procéder (1ère Civ., 28 mars 2000, Bulletin 2000 I No 103 p. 69 ; 23 novembre 2007, Bulletin 2007, Assemblée plénière, No 8). Elle a par ailleurs retenu que les juges du fond, sauf lorsque la loi en décide autrement, apprécient souverainement la valeur de la présomption pouvant résulter du refus de se soumettre à un examen comparé des sangs ordonné par le juge (1ère Civ., 13 janvier 1993, Bulletin 1993 I No 11 p. 8) ou à une expertise génétique (1ère Civ., 11 juillet 2006, Bulletin 2006 I No 291 p. 254).

GRIEFS

17.  Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant soutient que la procédure d’admission préalable des pourvois en cassation dont il a été fait application en sa cause est incompatible avec le droit à un procès équitable ; il critique en particulier le défaut de motivation des décisions ainsi prises. Il se plaint également du fait que certaines pièces produites par les demandeurs devant les juridictions internes appartenaient à l’ancien employeur de l’une d’elles, qui ne pouvait donc les détenir légitimement postérieurement à la cessation de ses fonctions ; selon lui, en ne déclarant pas ces pièces irrecevables, les juridictions internes ont méconnu le principe de la loyauté de la preuve.

18.  Invoquant l’article 8 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint du fait que les juridictions internes ont déduit sa paternité à l’égard d’Éléonore P. de son refus de se soumettre à l’expertise génétique qu’elles avaient ordonnée. Il souligne qu’en l’état du droit positif français, les personnes qui, comme lui, sont défendeurs à une action en paternité, se trouvent obligées de se soumettre à un test ADN pour établir leur non-paternité, et dénonce une atteinte au principe de l’inviolabilité du corps humain qui, selon lui, interdit en matière civile toute « exécution forcée, sous la contrainte, » d’une expertise génétique.

EN DROIT

A.  Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention

19.  Le requérant soutient que la procédure d’admission préalable des pourvois en cassation dont il a été fait application en sa cause est incompatible avec le droit à un procès équitable. Il se plaint également du fait que les juridictions internes ont omis de déclarer irrecevables des pièces produites par la partie adverse en méconnaissance du principe de la loyauté de la preuve. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

20.  S’agissant de la première branche du grief, la Cour rappelle qu’elle a jugé la procédure d’admission préalable des pourvois en cassation conforme à l’article 6 § 1 (Burg et autres c. France (déc.), no 34763/02, CEDH 2003‑II). Elle relève en sus que le requérant a eu accès au « rapport en vue de la non-admission du pourvoi pour absence de moyen sérieux », qu’il produit devant elle et qui détaille les motifs de la non-admission.

21.  Quant à la seconde branche du grief, la Cour rappelle que, la Convention ne réglementant pas le régime des preuves en tant que tel, elle ne saurait exclure par principe et in abstracto l’admissibilité d’une preuve recueillie sans respecter les prescriptions du droit national ; il revient aux juridictions internes d’apprécier les éléments obtenus par elles, ainsi que la pertinence de ceux dont une partie souhaite la production. La tâche de la Cour consiste à rechercher si la procédure considérée dans son ensemble, y compris la manière dont la preuve a été administrée, a revêtu le caractère équitable voulu par l’article 6 § 1 (voir, par exemple, Mantovanelli c. France, 18 mars 1997, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II). En l’espèce, le requérant a eu la possibilité de faire valoir devant les juridictions du fond son argument relatif à l’illicéité des pièces en question, lequel a été soumis au débat contradictoire entre les parties. Cet argument a été écarté à l’issue d’une procédure dont l’équité n’apparaît pas contestable. Au surplus, les factures litigieuses ne sont pas les seuls éléments retenus par les juridictions du fond.

22.  Partant, cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.

B.  Sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention

23.  Le requérant se plaint du fait que les juridictions internes ont déduit sa paternité à l’égard d’Éléonore P. de son refus de se soumettre à l’expertise génétique qu’elles avaient ordonnée. Il invoque l’article 8 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 6 § 1 précité. L’article 8 est ainsi rédigé :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

24.  La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits, juge approprié d’examiner les allégations du requérant uniquement sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

25.  Cela étant, elle observe que cette disposition entre en jeu dans le chef du requérant à deux égards. D’abord parce que la reconnaissance comme l’annulation d’un lien de filiation touche directement à l’identité de l’homme ou de la femme dont la parenté est en question (voir, par exemple, Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 33, série A no 87, I.L.V. c. Roumanie (déc.), no 4901/04, § 33, 24 août 2010, et Krušković c. Croatie, no 46185/08, § 18, 21 juin 2011). Ensuite parce que la prise de sang qu’impliquait l’expertise ordonnée par les juridictions internes s’analyse en une atteinte à l’intégrité physique, et parce que les données génétiques d’un individu relèvent de son identité intime. Sur ce dernier point, la Cour rappelle qu’elle a jugé que « [d]es aspects de la vie privée se rattach[e]nt aux informations génétiques » (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 71, CEDH 2008). Elle a par ailleurs indiqué que la protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention (même arrêt, § 103 ; voir aussi M.K. c. France, no 19522/09, § 35, 18 avril 2013), et que le prélèvement et la conservation d’échantillons cellulaires ainsi que la détermination et la conservation des profils ADN extraits d’échantillons cellulaires constituent une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée (Perruzo et Martens c. Allemagne (déc.), nos 7841/08 et 57900/12, § 33 4 juin 2013). Elle a également retenu que le prélèvement d’un échantillon buccal afin de collecter des données ADN peut, en lui-même, s’analyser en une intrusion dans la vie privée (Van der Velden c. Pays-Bas (déc.), no 29514/05, CEDH 2006‑XV)).

26.  La Cour considère en l’espèce que l’article 8 s’applique et que la reconnaissance par les juridictions internes d’un lien de filiation entre Éléonore P. et le requérant sur le fondement notamment de son refus de se soumettre à l’expertise génétique qu’elles avaient ordonnée, s’analyse en une ingérence dans l’exercice par ce dernier du droit au respect de la vie privée que garantit cette disposition.

27.  Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

28.  Au vu de l’article 340 du code civil, de l’article 11 du code de procédure civile et de la jurisprudence de la Cour de cassation (paragraphes 14-16 ci-dessus), la Cour juge la première de ces conditions remplie. Quant au but poursuivi, il s’agit manifestement de garantir à Éléonore P. le plein exercice de son droit au respect de sa vie privée, qui comprend non seulement le droit de chacun de connaître son ascendance (voir, notamment, Pascaud c. France, no 19535/08, § 48, 16 juin 2011 et Jäggi c. Suisse, no 58757/00, § 25, CEDH 2006 X), mais aussi le droit à la reconnaissance juridique de sa filiation (voir, par exemple, Mennesson c. France, no 65192/11, § 46, CEDH 2014 (extraits)). Un tel objectif relève sans conteste de la « protection des droits et libertés d’autrui », au sens du second paragraphe de l’article 8.

29.  Il reste à déterminer si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce but, étant entendu que la notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime poursuivi (voir, par exemple, Negrepontis-Giannisis c. Grèce, no 56759/08, § 61, 3 mai 2011). Pour ce faire, la Cour doit examiner, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs invoqués pour la justifier étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 ; elle n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes, mais d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (même arrêt, § 68 ; voir aussi, parmi d’autres, A.L. c. Pologne, no 28609/08, § 66, 18 février 2014). Sur ce dernier point, elle rappelle que le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États parties (voir, par exemple, Pascaud, précité, § 59, et A.L., précité, § 67), laquelle est importante lorsqu’il s’agit comme en l’espèce de mettre en balance les droits fondamentaux concurrents de deux individus (voir, par exemple, Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 40, 10 janvier 2013, et A.L., précité, § 68).

30.  Selon la Cour, l’espèce doit être examinée à la lumière des affaires Mikulić c. Croatie (no 53176/99, 7 février 2002, CEDH 2002‑I), et Ebru et Tayfun Engin Çolak c. Turquie (no 60176/00, § 95, 30 mai 2006). Dans la première, la Cour a conclu à la violation de l’article 8 du fait de l’incapacité des juridictions internes à statuer sur l’action en recherche de paternité de la requérante à cause du refus de celui qu’elle désignait comme étant son père de se plier aux tests ADN qu’elles avaient ordonnées. La Cour a admis que la nécessité de protéger les tiers pouvait exclure la possibilité de les contraindre à se soumettre à des tests tels que des tests ADN. Elle a cependant considéré que l’absence de toute mesure procédurale de nature à contraindre le père prétendu de se plier à l’injonction d’un tribunal n’est conforme au principe de proportionnalité que s’il existe d’autres moyens permettant à une autorité indépendante de statuer rapidement sur l’action en recherche de paternité. Elle a conclu pareillement dans la seconde affaire, soulignant qu’« un système qui ne prévoit pas de moyens de contraindre le père prétendu à se soumettre à des tests ADN peut en principe être jugé compatible avec les obligations découlant de l’article 8, eu égard à la marge d’appréciation de l’État », mais que « l’intérêt de la personne qui cherche à déterminer sa filiation doit être défendu lorsque la paternité ne peut être établie au moyen de tests ADN » et que « le principe de proportionnalité exige que le système en question tire les conséquences du refus du père prétendu et statue rapidement sur l’action en recherche de paternité » (§ 95). Dans ces deux affaires, le constat de violation de l’article 8 de la Convention repose sur l’incapacité des juridictions internes à empêcher que la procédure en déclaration de paternité ne soit entravée par le refus du père prétendu de se plier à un test ADN.

31.  La Cour observe que la réponse des juridictions françaises en l’espèce est en phase avec cette jurisprudence. Elles ont en effet examiné la demande d’Éléonore P. nonobstant le refus du requérant de se soumettre à l’expertise génétique qu’elles avaient ordonnée, à la lumière de cette circonstance et des autres éléments du dossier. La cour d’appel de Paris a par ailleurs conclu que le fait de tirer conséquences du refus du requérant de se soumettre à cette expertise ne portait pas atteinte au principe de l’inviolabilité du corps humain dès lors qu’il ne s’agissait que de l’un des éléments fondant le jugement (paragraphes 10-11 ci-dessus).

32.  Certes, « l’intérêt supérieur de l’enfant » – auquel renvoie explicitement l’arrêt Mikulić (§§ 64-65) – a eu un poids significatif dans la balance des intérêts en présence opérée par la Cour dans ces affaires (voir aussi, notamment, la décision I.L.V. (précitée, §§ 42-43) et l’arrêt A.L. (précité, § 65), relatifs à des actions en désaveu de paternité). Or, en l’espèce, la personne qui cherchait à faire établir la paternité du requérant à son égard, Éléonore P., était majeure lorsqu’elle a initié la procédure interne. Cependant, s’il en résulte que l’intérêt supérieur de l’enfant n’entre pas en jeu en l’espèce, cela n’atténue pas le droit qu’Éléonore P. tirait de l’article 8 de connaître ses origines et de les voir reconnues, lequel droit ne cesse pas avec l’âge (voir, Pascaud, précité, § 65, et Jäggi, § 40 ; voir aussi Zaiet c. Roumanie, no 44958/05, 24 mars 2015 (non-définitif)). La naissance, et singulièrement les circonstances de celle-ci, relèvent de la vie privée de l’enfant, puis de l’adulte, garantie par cette disposition (voir Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 29, CEDH 2003‑III, et Godelli c. Italie, no 33783/09, § 46, 25 septembre 2012).

33.  Par ailleurs, la Cour constate que, pour dire qu’il était le père d’Éléonore P., les juridictions internes ne se sont pas fondées sur le seul refus du requérant de se soumettre à l’expertise génétique qu’elles avaient ordonnée. Outre les écrits et déclarations de chacune des parties devant elles, elles ont pris en compte des documents et témoignages. Il ressort de plus de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 24 février 2011, qui qualifie ce refus « d’élément supplémentaire de [l]a paternité [du requérant] » (paragraphe 11 ci-dessus), qu’il n’est venu que conforter une conclusion déjà partiellement établie au vu de ces autres éléments.

34.  Dans ces circonstances, en prenant en compte le refus du requérant de se soumettre à l’expertise génétique qu’elles avaient ordonnée pour le déclarer père d’Éléonore P. et faire ainsi prévaloir le droit au respect de la vie privée de cette dernière sur le sien, les juridictions internes n’ont pas excédé l’importante marge d’appréciation dont elles disposaient.

35.  Partant, cette partie de la requête est également manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 25 juin 2015.

Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident

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