CEDH, Cour (cinquième section), SAS IVECO FRANCE c. FRANCE, 1er février 2022, 50018/17

  • Amiante·
  • Salarié·
  • Site·
  • Présomption·
  • Établissement·
  • Liste·
  • Préjudice·
  • Juridiction·
  • Employeur·
  • Maladie

Commentaire0

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 1er févr. 2022, n° 50018/17
Numéro(s) : 50018/17
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 13 juillet 2017
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-216280
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2022:0201DEC005001817
Télécharger le PDF original fourni par la juridiction

Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 50018/17
SAS IVECO FRANCE
contre la France

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 1er février 2022 en une Chambre composée de :

 Síofra O’Leary, présidente,
 Ganna Yudkivska,
 Lado Chanturia,
 Ivana Jelić,
 Arnfinn Bårdsen,
 Mattias Guyomar,
 Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 6 juillet 2017,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

INTRODUCTION

1.  L’affaire concerne principalement les violations alléguées du droit de la requérante à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, liées au recours à des présomptions factuelles en matière d’indemnisation du préjudice d’anxiété des salariés exposés à l’amiante.

EN FAIT

2.  La SAS IVECO FRANCE est une société de droit français, créée en 1998 et domiciliée à Vénissieux. Spécialisée dans la construction de véhicules industriels, elle exploite plusieurs établissements. Elle a été représentée devant la Cour par Me D. Célice, avocat exerçant à Paris.

  1. Les circonstances de l’espèce

3.  Les faits de la cause, tels qu’ils résultent de la requête et des pièces fournies à la demande du greffe, peuvent se résumer comme suit.

4.  Des autobus sont assemblés de longue date sur le site industriel d’Annonay. La société requérante vint aux droits de ses précédents exploitants en 1998.

  1. Le contentieux du classement du site industriel d’Annonay sur la liste des établissements ouvrant droit à l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (ACAATA)

5.  En 2005 et en 2006, le ministre chargé du travail refusa d’inscrire le site d’Annonay sur la liste des établissements ouvrant droit à l’ACAATA (paragraphes 23 à 25 ci-dessous).

6.  La requérante contesta ces décisions dans le cadre d’un recours en annulation pour excès de pouvoir. Devant le juge administratif, elle soutint qu’un nombre significatif des salariés de ce site avaient été employés à des activités de calorifugeage à l’amiante. Elle ajouta qu’en raison de la configuration du site, tous ses salariés étaient susceptibles d’avoir inhalé des poussières d’amiante. Pour étayer ces affirmations, elle produisit un rapport d’expertise privé, établi par un bureau d’études.

7.  Par un jugement du 8 juin 2007, le tribunal administratif de Lyon annula les décisions précitées et enjoignit au ministre concerné de procéder à l’inscription litigieuse.

8.  En conséquence, par un arrêté ministériel du 30 octobre 2007, le site d’Annonay fut ajouté à la liste des établissements ouvrant droit à l’ACAATA pour les salariés y ayant exercé entre 1962 et 1993.

9.  L’appel formé contre ce jugement par le ministre chargé du travail fut rejeté par la cour administrative d’appel de Lyon le 20 octobre 2009.

  1. Le contentieux de l’indemnisation du préjudice d’anxiété

10.  En 2013, quarante-neuf anciens salariés de la requérante ayant travaillé sur son site d’Annonay agirent à son encontre devant les juridictions prud’homales afin d’obtenir l’indemnisation de leur préjudice d’anxiété (paragraphes 27 à 29 ci-dessous).

11.  Le procès se poursuivit devant trois degrés de juridiction.

12.  La requérante n’a produit devant la Cour que les décisions relatives au litige l’opposant à R. A., l’un ces salariés concernés. Il résulte cependant de la requête et de ses annexes que ces différentes requêtes furent traitées de manière coordonnée et similaire.

a)      Les jugements rendus en première instance

13.  Par quarante-neuf jugements du 12 septembre 2014, le conseil de prud’hommes d’Annonay fit droit à l’ensemble des demandes et condamna la requérante à verser à ses salariés des sommes comprises entre 3 000 et 20 500 euros (EUR), selon les circonstances.

14.  Dans la motivation de ses décisions, le conseil de prud’hommes releva que le site d’Annonay était inscrit sur la liste des établissements ouvrant droit à l’ACAATA, ce qui impliquait que de l’amiante y avait été employé de manière significative. Se référant au jugement du tribunal administratif de Lyon du 8 juin 2007 (paragraphe 7 ci-dessus), il souligna l’importance de la manipulation de matériaux amiantés sur ce site, tant en volume qu’en durée, ainsi que le nombre important de salariés concernés. Il nota que le rapport d’expertise privé produit devant le juge administratif (paragraphe 6 ci‑dessus) insistait particulièrement sur la configuration des ateliers, laquelle était propice à la dispersion des poussières d’amiante et à la contamination de l’ensemble des chaînes de montage, et sur l’insuffisance des mesures de protection et de prévention prises par la requérante.

15.  Au sujet du salarié R. A., le conseil de prud’hommes précisa :

« Attendu que l’intéressé [a travaillé] pendant 18 ans sur ce site pendant la période considérée ; qu’il est justifié qu’il bénéficiait de l’ACAATA (...), outre d’un suivi médical spécifique (...) ; que selon attestation dressée par la société IVECO FRANCE, l’employeur admettait que l’intéressé ait pu être exposé à l’amiante de 1975 à 1983 ; (...)

Attendu qu’il est justifié que l’intéressé travaillait dans un établissement ouvrant droit à l’ACAATA (...) et ce pendant une période où l’utilisation de l’amiante (...) a été démontrée ; (...) que cette situation est créatrice d’une inquiétude, celle de contracter une maladie liée à l’amiante, la bonne santé étant un bien que chacun aspire à conserver ; que cette crainte est fondée elle-même par une situation objective (...) ; que cette exposition [à l’amiante], sa nature et son ampleur sont établies tant par la classification du site que par la décision administrative précédant celle-ci et le rapport [d’expertise privée précité] ; que l’employeur (...) ne rapporte pas la preuve, dont la charge lui incombe, des mesures particulières mises en place entre 1962 et 1993 à même de prévenir ou simplement réduire de manière significative toute exposition du salarié aux poussières d’amiante ; que les visites médicales règlementaires, et la mise à disposition de masque à compter de 1980 sont bien insuffisantes pour sérieusement réduire le risque encouru et donc influer sur la crainte ressentie ; qu’ainsi l’employeur exposait par son fait le salarié à un risque ; que la connaissance et l’appréhension de ce risque génère une crainte spécifique, celle de contracter une maladie dont la gravité est avérée ; qu’ainsi sont donc bien démontrés l’existence d’un préjudice certain et spécifique, la faute et le lien de causalité ; (...)

Attendu que l’appréciation de ce préjudice d’anxiété, relativement à son quantum, est menée par référence aux fonctions de l’intéressé (activités dans un atelier soumis aux poussières d’amiante et plus précisément à proximité des postes de sciage de produits amiantés), à la durée d’exposition (cf supra), à son admission ou pas au bénéfice de l’ACAATA, et aux conditions du suivi médical (périodicité des contrôles inconnue), facteurs objectifs et personnels influant directement l’inquiétude ressentie ; que ces éléments permettent en l’espèce de fixer l’indemnisation due par l’employeur à la somme de 13 500 € ; »

b)     Les arrêts rendus en appel

16.  La société requérante interjeta appel de ces jugements.

17.  Par quarante-neuf arrêts du 8 décembre 2015, la cour d’appel de Nîmes les confirma. Le préjudice d’anxiété des salariés fut évalué entre 4 000 EUR et 24 000 EUR.

18.  La cour d’appel jugea que le droit à indemnisation des salariés se déduisait de la seule inscription du site d’Annonay sur la liste des établissements ouvrant droit à l’ACAATA.

19.  S’agissant des règles de présomption relatives à l’indemnisation du préjudice d’anxiété, elle adopta la motivation suivante :

« La société Iveco France soutient qu’en déduisant une présomption d’exposition à l’amiante découlant du classement de l’établissement, la Cour de cassation a changé l’objet de la loi et institué un régime de responsabilité personnelle pesant directement sur l’entreprise classée, que cette jurisprudence prive totalement une entreprise de moyens de défense quelconques dans le cadre du procès équitable.

Or, le régime institué par la Cour de cassation pour indemniser les victimes d’une exposition à l’amiante demeure soumis au régime de la responsabilité et l’employeur peut toujours démontrer l’existence d’une cause d’exonération de responsabilité, ce qu’il n’offre pas d’établir en l’espèce.

Par ailleurs, le préjudice d’anxiété n’est pas présumé mais résulte de l’exposition avérée d’un salarié aux particules d’amiante, sur un site déterminé pour une période définie, dont la présence a été établie dans l’établissement au terme d’une enquête approfondie menée contradictoirement et après avis de la commission des accidents et des maladies professionnelles de la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés.

Il ne peut donc être utilement soutenu que cette jurisprudence prive totalement une entreprise de moyens de défense quelconques dans le cadre du procès équitable. »

20.  Pour apprécier l’ampleur du préjudice d’anxiété, la cour d’appel prit en compte la nature du poste qu’occupait le salarié, la durée de son exposition à l’amiante, son âge au moment de l’arrêté d’inscription et son admission à l’ACAATA. S’agissant de R. A., elle confirma l’évaluation du préjudice d’anxiété effectuée par les premiers juges.

c)      Le rejet du pourvoi en cassation de la société requérante

21.  Le 4 février 2016, la requérante se pourvut en cassation contre l’ensemble de ces arrêts.

22.  Le 11 janvier 2017, la Cour de cassation joignit ces pourvois et, jugeant qu’ils n’étaient pas fondés sur des moyens sérieux, les rejeta par une décision non spécialement motivée.

  1. Le cadre juridique pertinent
    1. Le droit à la préretraite des salariés du secteur privé exposés à l’amiante

23.  En vertu de l’article 41 de la loi no 98‑1194 du 23 décembre 1998, le salarié ayant travaillé dans un établissement privé où des matériaux contenant de l’amiante ont été fabriqués ou utilisés par voie de flocage et de calorifugeage peut écourter sa carrière en bénéficiant de l’allocation de cessation anticipée d’activité (l’ACAATA), sous certaines conditions.

24.  La liste des établissements concernés est définie et modifiée par voie d’arrêtés ministériels. Seuls les sites où l’emploi de matériaux amiantés était significatif à une période donnée peuvent y être inscrits.

25.   La circulaire DRT/CT2 no 2004/03 du 6 février 2004 prévoit que les demandes d’inscription d’un établissement sur cette liste donnent lieu à des enquêtes visant à déterminer l’activité des entreprises concernées, les conditions d’utilisation de l’amiante au fil du temps et le nombre de salariés ou anciens salariés de l’établissement atteints d’une maladie professionnelle liée à l’amiante, le cas échéant. Ces enquêtes sont menées par l’inspection du travail, à l’échelon régional. La caisse régionale d’assurance maladie, l’employeur, une instance représentative du personnel et les associations locales de défense des victimes de l’amiante doivent y être associés. Après le dépôt d’un rapport d’enquête, ces demandes sont instruites par le ministère chargé du travail. La décision relative à l’inscription est prise après consultation de la Commission des accidents du travail et des maladies professionnelles de la Caisse nationale d’assurance maladie, cette instance étant composée de représentants d’organisations professionnelles d’employeurs et de salariés. L’arrêté portant inscription est publié au journal officiel. L’article 41 de la loi précitée impose par ailleurs la notification de cette décision à l’employeur et son affichage sur le lieu de travail concerné.

26.  L’inscription comme son refus sont susceptibles d’un recours en annulation devant la juridiction administrative.

  1. L’indemnisation du préjudice d’anxiété

27.  Indépendamment du bénéfice de l’ACAATA et des droits sociaux liés à la reconnaissance d’une maladie professionnelle, le salarié ayant été exposé à l’amiante sur son lieu de travail peut être indemnisé par son employeur au titre de son « préjudice d’anxiété » – c’est-à-dire de « l’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante » (Soc. 11 mai 2010, nos 09‑42.241 à 09‑42.257, Bull. V no 106, et 25 septembre 2013, no 11‑20.948, Bull. V no 212). Ce contentieux relève des juridictions prud’homales.

28.  La Cour de cassation juge que le seul fait, pour un salarié, d’avoir travaillé dans un établissement mentionné à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 et figurant sur la liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou des matériaux amiantés suffit à établir l’existence d’un préjudice d’anxiété imputable à l’employeur (Soc. 11 mai 2010, précités, et 25 septembre 2013, nos 12-12.883 et autre, Bull. V no 208). Selon sa jurisprudence, il n’incombe pas au salarié d’apporter une preuve supplémentaire quant à son préjudice (Soc. 2 avril 2014, no 12-29.825, Bull. V, no 95, et 3 mars 2015, no 13‑20.486, Bull. V no 31) ou à son exposition personnelle à l’amiante (Soc. 2 juillet 2014, no 13-10.644).

29.  Toutefois, l’employeur peut réfuter cette présomption en démontrant l’existence d’une « cause d’exonération de responsabilité » (voir, parmi beaucoup d’autres, Soc. 27 juin 2013, no 12‑29.347, Bull. V no 176 et 8 juillet 2020, nos 19-12.340 et autres, Bull.).

GRIEFS

30.  Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante soutient qu’il lui a été appliqué une présomption irréfragable de responsabilité civile et une charge de la preuve inéquitable. Elle estime par ailleurs que les juridictions prud’homales n’ont pas pleinement exercé leur contrôle juridictionnel. Elle critique enfin la motivation des décisions judiciaires rendues à son encontre.

31.  Sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, la requérante se plaint, en substance, de n’avoir pas bénéficié de garanties procédurales suffisantes devant les juridictions prud’homales en raison du régime probatoire propre à ce recours indemnitaire.

EN DROIT

32.  Maîtresse de la qualification juridique des faits (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018), la Cour examinera les griefs de la requérante sous l’angle du seul article 6 § 1.

  1. Sur la charge de la preuve et le recours à des présomptions

33.  La requérante conteste tout d’abord le régime probatoire applicable devant les juridictions prud’homales en matière d’indemnisation du préjudice d’anxiété, et en particulier le recours à des présomptions.

34.  La Cour rappelle que l’article 6 § 1 ne réglemente pas la force probante et la charge de la preuve, ces questions relevant essentiellement du droit interne (Tiemann c. France et Allemagne (déc.), nos 47457/99 et 47458/99, CEDH 2000‑IV). En outre, tout système juridique connaît des présomptions de fait ou de droit : la Convention n’y fait évidemment pas obstacle en principe, mais les justiciables doivent, cependant, bénéficier d’une garantie juridictionnelle effective (Lady S.R.L. c. République de Moldova, no 39804/06, § 27, 23 octobre 2018 et jurisprudence citée).

35.  En l’espèce, bien que la cour d’appel ait récusé l’emploi du terme « présumé » (paragraphe 19 ci-dessus), la Cour constate qu’il résulte nettement du droit interne, tel qu’il a été appliqué par les juridictions nationales, que le fait d’avoir travaillé dans lieu inscrit sur la liste des établissements ouvrant droit à l’ACAATA permet de présumer de l’existence d’un préjudice d’anxiété et de son imputabilité à l’employeur.

36.  La Cour note que cette présomption est réfragable, l’employeur pouvant la réfuter en démontrant l’existence d’une « cause d’exonération de responsabilité » (paragraphe 29 ci-dessus).

37.  Elle convient toutefois, avec la requérante, de la difficulté d’apporter une telle preuve en pratique. Elle examinera donc précisément le régime de la présomption litigieuse.

38.  Premièrement, la Cour rappelle que les maladies liées à l’exposition à l’amiante se caractérisent par une période de latence particulièrement longue (Howald Moor et autres c. Suisse, nos 52067/10 et 41072/11, § 74, 11 mars 2014). La Cour a jugé qu’une telle spécificité doit être prise en compte en matière de prescription, sous l’angle du droit d’accès à un tribunal (ibidem, §§ 74-79). Or cette période de latence est à la fois la cause du préjudice d’anxiété, que le législateur français a choisi d’indemniser, et celle des obstacles matériels que peut rencontrer le salarié qui souhaite en obtenir réparation : en effet, l’écoulement du temps désavantage nettement le salarié sur le plan probatoire. La Cour relève que la présomption contestée vise à y remédier, en conciliant le droit du salarié à une indemnisation effective et le droit de l’employeur à un procès équitable.

39.  Deuxièmement, la Cour constate que le fait générateur de la présomption litigieuse n’a rien d’arbitraire : il s’agit de l’inscription d’un établissement sur la liste ouvrant droit au dispositif de cessation anticipée d’activité au bénéfice des travailleurs exposés à l’amiante, qui est décidée au terme d’une procédure administrative offrant certaines garanties (paragraphe 25 ci-dessus). Une enquête administrative doit d’abord être réalisée, afin de retracer les conditions d’emploi des matériaux amiantés dans l’établissement concerné, de les dater, et de rechercher si l’exposition à l’amiante a été significative en étudiant les données de santé publique disponibles. L’enquête et la décision relative à l’inscription sont prises dans le cadre d’une procédure contradictoire respectueuse du dialogue social, les observations de l’employeur devant être recueillies. Une évaluation approfondie du risque d’exposition à l’amiante doit ainsi être réalisée. De plus, l’inscription peut être contestée devant le juge administratif.

40.  L’inscription sur la liste précitée est décidée par le ministre chargé du travail. Elle peut aussi résulter, comme en l’espèce, d’une décision juridictionnelle prise sur la foi d’éléments contradictoirement débattus et enjoignant au ministre d’y procéder (paragraphes 7 et 26 ci‑dessus).

41.  Dans les deux cas, elle est fondée sur une exposition significative à l’amiante des salariés d’un établissement donné, évaluée dans le cadre d’une procédure contradictoire et soumise au contrôle du juge.

42.  Revenant aux faits de l’espèce, la Cour relève que le recours indemnitaire dirigé contre la requérante s’est déroulé de manière contradictoire devant trois degrés de juridiction. Assistée par un avocat, celle-ci a pu développer l’argumentaire et présenter les preuves qu’elle a estimés nécessaires pour la sauvegarde de ses intérêts.

43.  Pour autant, la requérante s’est bornée à critiquer de façon théorique le régime de l’action en indemnisation du préjudice d’anxiété devant les juridictions prud’homales. Elle ne s’est pas prévalue d’une cause d’exonération de responsabilité. Elle n’a pas non plus contesté que ses salariés avaient été exposés de façon significative à l’amiante sur leur lieu de travail. Au demeurant, ses prétentions passées l’empêchaient d’adopter une telle défense (paragraphe 6 ci-dessus). La Cour relève en effet que le site d’Annonay a été inscrit sur la liste prévue à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 après que la requérante eut soutenu et démontré, devant le juge administratif, qu’une partie significative de son personnel avait été exposé à l’amiante.

44.  Il résulte de tout ce qui précède que les effets de la présomption contestée, qui n’est pas irréfragable, et la répartition de la charge de la preuve n’étaient pas de nature à priver la requérante de son droit à un procès contradictoire et équitable. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

  1. Sur la plénitude de juridiction

45.  La requérante soutient ensuite que l’action en indemnisation du préjudice d’anxiété n’est pas soumise à un plein contrôle juridictionnel, dans la mesure où la présomption litigieuse repose sur un acte administratif dont elle ne pourrait pas connaître.

46.  Les principes relatifs à la « plénitude de juridiction » ont été résumés dans l’affaire Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal (nos 55391/13 et 2 autres, §§ 176‑181, 6 novembre 2018).

47.  Dans des affaires issues d’une requête individuelle, la Cour n’a pas pour tâche de contrôler dans l’abstrait la législation litigieuse ; elle doit se borner autant que possible à examiner les problèmes soulevés par le cas dont on l’a saisie (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, § 55, série A no 301‑A). Il appartient donc à la Cour de statuer sur ce grief à l’aune du litige porté devant les juridictions internes.

48.  En l’espèce, la Cour rappelle tout d’abord que c’est à la demande de la requérante que le juge administratif a ordonné l’inscription de son site d’Annonay sur la liste des établissements ouvrant droit à l’ACAATA (paragraphes 6 et 43 ci-dessus). Elle relève ensuite que la requérante a pu critiquer, devant le juge judiciaire, la compétence du juge prud’homal et le régime de l’action en indemnisation du préjudice d’anxiété par une série de moyens de droit.

49.  La Cour constate que les juridictions ont statué sur l’ensemble des moyens qui leur ont été soumis et ont, ce faisant, procédé à évaluation individualisée du préjudice d’anxiété de chacun des salariés.

50.  En conséquence, les juridictions internes ont pu, eu égard à leur office respectif, se pencher complétement sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont elles se trouvaient saisies. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

  1. Sur la motivation des décisions de justice

51.  La requérante se plaint de l’insuffisance de la motivation des décisions rendues à son encontre en matière prud’homale. Elle reproche en premier lieu aux juridictions du fond de n’avoir pas caractérisé, dans la motivation de leurs décisions, la matérialité du préjudice d’anxiété de ses anciens salariés, en se bornant à en présumer l’existence. Elle critique ensuite le rejet de son pourvoi par une décision non spécialement motivée.

52.  Toutefois, les juridictions internes ont répondu de manière développée aux principaux arguments de la requérante (Buzescu c. Roumanie, no 61302/00, §§ 63 et 67, 24 mai 2005), en répondant avec un soin particulier aux allégations de violation des droits et libertés garantis par la Convention (Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 72, CEDH 2013 (extraits)). Par ailleurs, la procédure par laquelle la Cour de cassation rejette un pourvoi par une décision non spécialement motivée, en raison de l’absence de moyen de nature à entraîner la cassation, a été jugée conforme à la Convention (Burg et autres c. France (déc.), no 34763/02, 28 janvier 2003, et Magnin c. France (déc.), no 26219/08, 10 mai 2012).

53.  Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 3 mars 2022.

 Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
 Greffier Présidente

Chercher les extraits similaires
highlight
Chercher les extraits similaires
Extraits les plus copiés
Chercher les extraits similaires
Collez ici un lien vers une page Doctrine

Textes cités dans la décision

  1. Loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
CEDH, Cour (cinquième section), SAS IVECO FRANCE c. FRANCE, 1er février 2022, 50018/17