CEDH, Commission (deuxième chambre), DE GERANDO c. la FRANCE, 29 juin 1994
Chronologie de l’affaire
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Sur la décision
Référence : | CEDH, Commission (Deuxième Chambre), 29 juin 1994 |
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Type de document : | Recevabilité |
Date d’introduction : | 14 juillet 1991 |
Niveau d’importance : | Importance faible |
Opinion(s) séparée(s) : | Non |
Conclusions : | partiellement recevable ; partiellement irrecevable |
Identifiant HUDOC : | 001-25734 |
Identifiant européen : | ECLI:CE:ECHR:1994:0629DEC001915892 |
Texte intégral
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête No 19158/91
présentée par Guillaume, Marie-Pierre et
Chantal DE GERANDO
contre la France
__________
La Commission européenne des Droits de l'Homme (Deuxième
Chambre), siégeant en chambre du conseil le 29 juin 1994 en présence
de
MM. S. TRECHSEL, Président
H. DANELIUS
G. JÖRUNDSSON
J.-C. SOYER
H.G. SCHERMERS
Mme G.H. THUNE
MM. F. MARTINEZ
L. LOUCAIDES
J.-C. GEUS
M.A. NOWICKI
I. CABRAL BARRETO
J. MUCHA
D. SVÁBY
M. K. ROGGE, Secrétaire de la Chambre ;
Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de
l'Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 14 juillet 1991 par Guillaume,
Marie-Pierre et Chantal De Gerando contre la France et enregistrée le
9 décembre 1991 sous le No de dossier 19158/91 ;
Vu la décision de la Commission, en date du 1er septembre 1993
de communiquer la requête ;
Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le
23 décembre 1993 et les observations en réponse présentées par les
requérants le 23 mars 1994 ;
Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la
Commission ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Le premier requérant, né en 1972, est le fils des deuxième et
troisième requérants, tous deux de nationalité française, nés
respectivement en 1938 et 1945, exerçant les professions d'acteur et
d'hôtesse de l'air. Les trois requérants résident ensemble à Sceaux.
Devant la Commission, ils ont été représentés par Maître
Arnaud Lyon-Caen, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation,
auquel ils ont ultérieurement retiré son mandat.
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les
parties, peuvent se résumer comme suit :
Le 24 octobre 1975, le premier requérant, alors âgé de trois ans
et demi, fut examiné par le Dr T. qui diagnostiqua une rougeole et
n'estima pas nécessaire de le revoir ou d'être tenu informé de
l'évolution de son état. Le 26 octobre suivant, le premier requérant
fut hospitalisé d'urgence à l'hôpital de Neuilly-sur Seine pour une
méningite cérébro-spinale à un stade avancé. Sa vie put être sauvée
mais il garda comme séquelle une surdité bilatérale quasi-totale.
Le 12 juin 1976, les deuxième et troisième requérants déposèrent
une plainte contre X avec constitution de partie civile pour coups et
blessures involontaires. Cette première plainte s'étant égarée dans les
services du tribunal, une seconde plainte fut déposée le 22 octobre
1976. Le Dr T. fut inculpé le 14 mars 1978.
Dans le cadre de l'instruction, le juge d'instruction nomma le
25 mars 1977 un collège d'experts qui déposa son rapport le
1er février 1978 puis, compte tenu des lacunes dudit rapport, ordonna
le 10 octobre 1978 une nouvelle expertise qui fut remise
le 14 novembre 1979.
Par jugement du 23 juin 1981, le tribunal correctionnel de
Nanterre relaxa le Dr T. des fins de la poursuite au motif qu'il n'y
avait aucune certitude de l'existence d'un rapport de causalité entre
le retard de diagnostic et la surdité.
Ce jugement fut confirmé le 14 janvier 1982 par la cour d'appel
de Versailles et le pourvoi des requérants fut rejeté par la Cour de
cassation le 1er décembre 1982.
Entretemps, le 17 mai 1983, les deuxième et troisième requérants
avaient engagé à l'encontre du Dr T. une action civile devant le
tribunal de grande instance de Nanterre afin d'obtenir réparation de
la perte de chance subie par le premier requérant d'éviter la surdité.
Par jugement du 28 novembre 1984, le tribunal conclut que le
Dr T. était responsable à hauteur de 95 % du dommage subi par le
premier requérant. Il ordonna en outre une nouvelle expertise sur le
préjudice en allouant une provision de 40 000 FF aux demandeurs.
Sur appel du Dr T., la cour d'appel de Versailles confirma ce
jugement par arrêt du 8 décembre 1986 en le condamnant à verser aux
deuxième et troisième requérants la somme de 850 000 FF et 10 000 FF
au titre des frais irrépétibles de procédure.
Le 11 octobre 1988 la Cour de cassation cassa cet arrêt et
renvoya l'affaire devant la cour d'appel d'Orléans. Devenu entretemps
majeur, le premier requérant intervint également dans la procédure.
Par arrêt du 14 février 1991, la cour d'appel réforma pour partie
le jugement du tribunal de grande instance de Nanterre et condamna le
Dr T. à verser aux requérants la somme de 500 000 FF.
Les requérants formèrent un pourvoi en cassation contre cet
arrêt. Ils invoquaient, d'une part, la violation de l'article 2 de la
Convention en ce que l'allocation de l'indemnité par la cour d'appel
n'aurait que partiellement couvert les conséquences de l'atteinte à la
vie et à l'intégrité corporelle du premier requérant. Ils faisaient
valoir, d'autre part, que l'arrêt attaqué rendu "à la suite d'une
procédure d'une durée excessive et au cours de laquelle aucune
précaution n'a été prise pour remédier au déséquilibre existant
nécessairement entre la victime de la faute d'un membre du corps et
celui-ci" aurait méconnu les articles 6 par. 1 et 13 de la Convention.
Par arrêt du 27 janvier 1993, la Cour de cassation rejeta le
pourvoi dans les termes suivants :
"Mais attendu, d'abord, que l'article 2 de la convention
précitée n'interdît pas aux tribunaux saisis d'une demande
d'indemnisation d'un préjudice corporel d'écarter la
responsabilité de la personne mise en cause dès lors que
l'atteinte subie par la victime ne lui est pas imputable ;
Attendu, ensuite, que la cinquième branche du moyen est
irrecevable comme complexe ; que constituent en effet deux
griefs distincts, d'une part, la critique, d'ailleurs
inopérante, dirigée contre l'usage qu'a fait la cour
d'appel des pouvoirs remis à sa discrétion par les articles
1153-1 du Code civil et 700 du nouveau Code de procédure
civile et, d'autre part, l'allégation de la durée excessive
d'une procédure inéquitable, qui pourrait seulement fonder
une demande de réparation distincte, laquelle n'entrait pas
dans la saisine de la cour d'appel."
GRIEFS
1. Les requérants se plaignent en premier lieu de ce que leur cause
n'aurait pas été entendue dans un délai raisonnable au sens de
l'article 6 par. 1. de la Convention, et ce tant devant les
juridictions pénales que civiles.
2. Ils invoquent également l'absence de procès équitable tel qu'il
est prévu par l'article 6 par. 1, en ce qu'il n'y aurait pas eu égalité
des armes entre eux et le Dr T., membre du Conseil de l'Ordre des
médecins. Ils mentionnent à cet égard le fait que tous les frais
d'expertise ont été mis à leur charge, que les experts n'ont jamais
respecté les délais fixés, que les rares personnalités médicales qui
les ont appuyés ont été violemment attaquées à l'audience et ont vu
leur témoignages déformés et enfin que des pressions constantes
auraient été exercées sur eux comme sur les magistrats.
3. Les requérants, invoquant l'article 2 de la Convention, estiment
que l'Etat est tenu de prendre toute mesure pour arriver à une juste
réparation des conséquences des atteintes à la vie et à l'intégrité
corporelle d'un individu, même si l'issue n'a pas été fatale.
4. Dans leurs observations du 23 mars 1994, les requérants allèguent
en dernier lieu la violation des articles 3, 6 par. 3 d), 8, 10, 13,
14 et 17 de la Convention.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
La requête a été introduite le 14 juillet 1991 et enregistrée le
9 décembre 1991.
Le 1er septembre 1993, la Commission (Deuxième Chambre) a décidé
de porter la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur en
l'invitant à lui présenter par écrit ses observations sur la
recevabilité et le bien-fondé du grief relatif à la durée des deux
procédures, pénale et civile.
Le Gouvernement a présenté ses observations, après prorogation
de délai, le 23 décembre 1993. Les requérants y ont répondu
le 23 mars 1994.
EN DROIT
1. Les requérants se plaignent en premier lieu de ce que leur cause
n'aurait pas été entendue dans un "délai raisonnable" au sens de
l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention qui dispose que :
"Toute personne a droit à ce sa cause soit entendue (...) dans
un délai raisonnable par un tribunal (...) qui décidera (...) des
contestations sur ses droits et obligations de caractère civil
(...)"
Les requérants se plaignent du non-respect du "délai raisonnable"
au regard des deux procédures, pénale et civile, successivement
engagées.
a) Sur l'exception de non-respect du délai de six mois :
Le Gouvernement excipe de l'irrecevabilité du grief, en ce qui
concerne la procédure pénale, pour non-respect du délai de six mois
prévu à l'article 26 (art. 26) de la Convention, au motif que cette
procédure s'est terminée plus de six mois avant la date d'introduction
de la requête.
Les requérants, pour leur part, s'opposent à ce que la procédure
pénale et la procédure civile soient examinées séparément et
soutiennent qu'il s'agit d'une seule et même procédure judiciaire
tirant son origine des mêmes faits et ayant les mêmes intérêts en
cause, mais comportant deux versants, pénal et civil. A leur avis, le
lien procédural entre les deux procédures est indiscutable, car l'issue
de la procédure pénale est déterminante pour leurs droits civils.
La Commission considère que les deux procédures, pénale et
civile, fondées sur les mêmes faits et poursuivant la réparation du
préjudice, doivent être considérées, pour le contrôle du respect du
principe du délai raisonnable, comme une seule procédure (cf.
N° 13805/88, Caporaso c/Italie, N°13940/88, Meanotto c/Italie,
N° 15806/89, Curatella c/Italie, déc. 8.1.93 et rapports Comm. 5.5.93).
Il s'ensuit que l'exception du Gouvernement ne saurait être
retenue.
b) Sur le grief des requérants :
La période à prendre en considération a débuté le 12 juin 1976,
date du dépôt de la plainte avec constitution de partie civile, et
s'est terminée le 27 janvier 1993, par l'arrêt rendu par la Cour de
cassation.
Selon les requérants, la durée des deux procédures, qui est au
total de seize ans et plus de sept mois, ne répond pas à l'exigence du
"délai raisonnable" (article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention). Le
Gouvernement s'oppose à cette thèse.
La Commission estime qu'à la lumière des critères dégagés par la
jurisprudence des organes de la Convention en matière de "délai
raisonnable" (complexité de l'affaire, comportement du requérant et des
autorités compétentes) et compte tenu de l'ensemble des éléments en sa
possession, ce grief doit faire l'objet d'un examen au fond.
Dès lors, ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal
fondé au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. En
outre, il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.
2. Les requérants invoquent également la violation de l'article 6
par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Il se plaignent de ce qu'il n'y
aurait pas eu égalité des armes entre eux et le Dr T., membre de
l'Ordre des Médecins et protégé, selon eux, tant par ses confrères que
par l'institution judiciaire.
La Commission rappelle d'emblée qu'elle a pour seule tâche,
conformément à l'article 19 (art. 19) de la Convention, d'assurer le
respect des engagements résultant de la Convention par les Parties
contractantes. En particulier, elle n'est pas compétente pour examiner
les erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une
juridiction interne, sauf si et dans la mesure où ces erreurs lui
semblent avoir entraîné une atteinte aux droits et libertés garantis
par la Convention (cf. N° 7987/77, déc. 13.12.79, D.R. 18 pp. 31, 61
; N° 11826/85, déc. 9.5.89, D.R. 61 pp. 138, 152 ; N° 13926/88,
déc. 4.10.90, D.R. 66 pp. 209, 225).
La Commission relève que la cause des requérants a été examinée
dans le cadre d'une procédure contradictoire par trois degrés de
juridictions, qui ont fondé en droit leurs décisions en répondant de
façon suffisante aux moyens invoqués. Elle observe que les juridictions
en cause ont donné aux parties la même possibilité de présenter leurs
arguments sur le fond du litige ainsi que de participer aux audiences.
En outre, l'examen du dossier ne permet pas de conclure que les parties
n'auraient pas été traitées sur un pied d'égalité. S'agissant, en
dernier lieu, des pressions qui auraient été exercées sur les
magistrats, la Commission relève que ce grief n'a pas été étayé.
Dès lors, la Commission ne décèle aucune apparence de violation
du droit à un procès équitable garanti par l'article 6 par. 1
(art. 6-1) de la Convention.
En conséquence, cette partie de la requête est manifestement mal
fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
3. Les requérants soutiennent que l'Etat est tenu de prendre toute
mesure pour arriver à une juste réparation des conséquences des
atteintes à la vie et à l'intégrité corporelle d'un individu, même si
l'issue n'a pas été fatale. Ils invoquent à ce titre la violation de
l'article 2 (art. 2) de la Convention.
Il est vrai que l'article 2 (art. 2) de la Convention entraîne
pour les Etats contractants l'obligation de prendre les mesures
nécessaires à la protection de la vie (N° 7154/75, déc. 17.7.78, D.R.
14 p. 31 ; N° 9348/81, déc. 28.2.83, D.R. 32 p. 190 ; N° 11604/85,
déc. 10.10.86, D.R. 50 p. 259).
Toutefois, à supposer même que cet article puisse être invoqué
en l'espèce, il ne peut trouver à s'appliquer que dans les cas où
l'action ou la carence d'une autorité publique peuvent être mises en
cause. Or, d'une part, dans le cas d'espèce, l'erreur de diagnostic
initiale a été faite par un praticien libéral en dehors de toute
structure hospitalière publique.
D'autre part, le seul fait que les requérants n'aient pas obtenu
la réparation intégrale à laquelle ils estimaient avoir droit ne
saurait signifier que l'Etat a manqué à ses obligations découlant de
l'article 2 (art. 2) de la Convention. A cet égard, la Commission
relève que les juridictions saisies ont examiné de façon approfondie
la question de la réparation du préjudice et ne décèle en l'espèce
aucun aspect arbitraire.
En conséquence, cette partie de la requête est manifestement mal
fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
4. Les requérants allèguent en dernier lieu la violation des
articles 3, 6 par. 3 d), 8, 10, 13, 14 et 17
(art. 3, 6-3-d, 8, 10, 13, 14, 17) de la Convention.
La Commission constate toutefois que ces griefs ont été soulevés
pour la première fois par les requérants dans leurs observations en
réponse du 23 mars 1994, soit largement en dehors du délai de six mois
mentionné à l'article 26 (art. 26) de la Convention.
Il s'ensuit que ces griefs sont irrecevables en application de
l'article 27 par. 3 (art. 27-3) de la Convention.
Par ces motifs, la Commission,
à la majorité, DECLARE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés,
le grief tiré de la durée de la procédure ;
à l'unanimité, DECLARE LE SURPLUS DE LA REQUETE IRRECEVABLE.
Le Secrétaire Le Président
de la Deuxième Chambre de la Deuxième Chambre
(K. ROGGE) (S. TRECHSEL)
Textes cités dans la décision