CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE MILASI c. ITALIE, 25 juin 1987, 10527/83
Chronologie de l’affaire
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Sur la décision
Référence : | CEDH, Cour (Chambre), 25 juin 1987, n° 10527/83 |
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Numéro(s) : | 10527/83 |
Publication : | A119 |
Type de document : | Arrêt |
Niveau d’importance : | Importance moyenne |
Opinion(s) séparée(s) : | Oui |
Conclusions : | Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale ; Article 6-1 - Délai raisonnable) ; Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral ; Satisfaction équitable) |
Identifiant HUDOC : | 001-62097 |
Identifiant européen : | ECLI:CE:ECHR:1987:0625JUD001052783 |
Sur les parties
- Juge : C. Russo
Texte intégral
En l'affaire Milasi*,
_______________
* Note du greffier: L'affaire porte le n° 14/1986/112/160. Les deux
premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les
deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis
l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission)
correspondantes.
_______________
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à
l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de
l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses
pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont
le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
C. Russo,
J. Gersing,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier
adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 31 janvier et
19 mai 1987,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été portée devant la Cour par la Commission
européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 13 mars 1986,
dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47
(art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une
requête (n° 10527/83) dirigée contre l'Italie et dont un ressortissant
de cet Etat, M. Elio Milasi, avait saisi la Commission le
18 juillet 1983 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44,
art. 48) ainsi qu'à la déclaration italienne de reconnaissance de la
juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a
pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits
de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur à l'une des
exigences de l'article 6 § 1 (art. 6-1).
2. En réponse à l'invitation prescrite à l'article 33 § 3 d) du
règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance
pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).
3. Le 17 mars 1986, le président de la Cour a décidé de confier à
une seule et même chambre de sept juges l'examen des affaires Capuano,
Baggetta et Milasi (article 21 § 6 du règlement). Elle comprenait de
plein droit M. C. Russo, juge élu de nationalité italienne (article 43
de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour
(article 21 § 3 b) du règlement). Le 19 mars 1986, celui-ci en a
désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. J.
Cremona, Mme D. Bindschedler-Robert, M. F. Matscher, M. L.-E. Pettiti
et M. J. Gersing, en présence du greffier (articles 43 in fine de la
Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 § 5 du
règlement), et après avoir consulté par l'intermédiaire du greffier
l'agent du gouvernement italien ("le Gouvernement"), le délégué de la
Commission et l'avocat du requérant, M. Ryssdal a constaté,
le 2 avril, qu'il n'y avait pas lieu à ce stade de prévoir le dépôt de
mémoires (article 37 § 1).
Le greffier a cependant reçu, à des dates diverses s'échelonnant du
21 avril au 10 septembre 1986, les demandes de satisfaction équitable
du requérant et les observations y relatives du Gouvernement et du
délégué de la Commission. En outre, il a invité celle-ci, sur les
instructions du président, à produire une série de pièces; elle les
lui a fournies les 25 avril et 23 mai 1986.
Le 4 avril 1986, le président a autorisé le requérant à utiliser la
langue italienne (article 27 § 3).
5. Le 28 novembre 1986, il a fixé au 26 janvier 1987 la date
d'ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du
Gouvernement, délégué de la Commission et représentant du requérant
par l'intermédiaire du greffier (article 38 du règlement).
6. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais
des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement
auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. L. Ferrari Bravo, chef du Service
du contentieux diplomatique du
ministère des Affaires étrangères, agent,
Me D. Striani, avocat,
Me G. Grasso, avocat,
Mme L. Bianchi, magistrat, conseils;
- pour la Commission
M. A. Weitzel, délégué;
- pour le requérant
Me C. Corigliano, avocat,
Me R.G. Milasi, avocat, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à
ses questions, M. Ferrari Bravo, Me Grasso et Mme Bianchi pour le
Gouvernement, M. Weitzel pour la Commission, Me Corigliano et
Me Milasi pour le requérant.
Les 23 et 26 janvier, le requérant et le Gouvernement ont déposé une
série de pièces demandées par la Cour.
EN FAIT
7. M. Elio Milasi, né en 1953, habite Reggio de Calabre.
Le 17 mai 1973, la police le dénonça au parquet de cette ville, avec
trente-quatre autres personnes, pour association de malfaiteurs
(article 416 du code pénal). Elle visait ainsi sa participation, en
tant que membre d'un mouvement politique aux finalités
antidémocratiques, à des désordres et actes de violence qui avaient eu
lieu à Reggio d'octobre 1969 à mai 1973.
8. Le 18 juin 1973, le ministère public informa le requérant de
l'engagement de poursuites pénales contre lui. Le 6 avril 1974, il
demanda au juge d'instruction d'ouvrir une instruction "formelle". Ce
dernier interrogea M. Milasi le 9 mars 1978 et, le 3 novembre 1978,
invita le parquet à formuler ses réquisitions; elles furent déposées
le 30 novembre. Le magistrat instructeur renvoya M. Milasi et ses
coïnculpés en jugement le 9 janvier 1980. Le 31 mars, le président du
tribunal de Reggio les cita à comparaître devant sa juridiction
le 23 avril 1980. Les débats furent pourtant ajournés, en signe de
deuil à la suite du décès d'un avocat général.
9. Inscrit à nouveau au rôle, le procès commença le
6 juillet 1981. Après avoir tenu plusieurs audiences et requalifié le
chef de prévention d'association de malfaiteurs en reconstitution du
parti fasciste, le tribunal statua le 7 mars 1983; il relaxa
M. Milasi en vertu du décret d'amnistie n° 413 du président de la
République, du 4 août 1978. Le texte du jugement fut déposé au greffe
le 6 avril 1983.
10. Pendant l'instruction de l'affaire, le requérant avait
présenté sa candidature, en 1978, à un concours de recrutement de
sous-officiers de la Guardia di finanza ("garde du fisc"). En se
renseignant sur lui, celle-ci eut vent de la procédure pénale. Elle
demanda au bureau du juge d'instruction, le 1er mars 1979, une
attestation certifiant que M. Milasi avait été renvoyé en jugement
pour infraction à l'article 416 du code pénal; elle précisait qu'elle
en avait besoin pour la joindre au décret ministériel d'exclusion du
concours. Un tel décret ne fut toutefois pas pris, car le requérant
ne s'était pas présenté aux épreuves écrites qui avaient eu lieu dès
le 13 janvier 1979.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
11. M. Milasi a saisi la Commission le 18 juillet 1983
(requête n° 10527/83). Il alléguait la violation de l'article 15
(art. 15) de la Convention; il se plaignait aussi de la durée des
poursuites pénales menées contre lui.
12. Le 12 mars 1985, la Commission a retenu le second grief et
rejeté le premier. Dans son rapport du 4 décembre 1985 (article 31)
(art. 31), elle exprime à l'unanimité l'opinion qu'il y a eu
dépassement du "délai raisonnable" dont l'article 6 § 1 (art. 6-1)
exige le respect. Le texte intégral de son avis figure en annexe au
présent arrêt.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 § 1 (art. 6-1)
13. D'après le requérant, l'examen de sa cause a duré au-delà du
"délai raisonnable" prévu à l'article 6 § 1 (art. 6-1) de la
Convention, aux termes duquel
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un
délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) du
bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle."
Le Gouvernement combat cette thèse, tandis que la Commission y
souscrit en substance.
A. Période à considérer
14. La période à considérer ne prête pas à controverse. Elle ne
commence pas dès la notification de la communication judiciaire,
le 18 juin 1973 (paragraphe 8 ci-dessus), mais seulement avec la prise
d'effet, le 1er août 1973, de la déclaration italienne d'acceptation
du droit de recours individuel. Pour vérifier le caractère
raisonnable du laps de temps écoulé à partir de cette date, il faut
toutefois tenir compte de l'état où l'affaire se trouvait alors
(arrêt Foti et autres du 10 décembre 1982, série A n° 56, p. 18,
§ 53).
Quant au terme du "délai", il se situe le 7 mars 1983, jour du
prononcé du jugement du tribunal de Reggio de Calabre (paragraphe 9
ci-dessus).
En résumé, la période à examiner s'étale sur plus de neuf ans et sept
mois.
B. Caractère raisonnable de la durée de la procédure
15. Le caractère raisonnable de la durée d'une procédure doit
s'apprécier suivant les circonstances de la cause et à l'aide des
critères consacrés par la jurisprudence de la Cour (voir notamment
l'arrêt Foti et autres précité, p. 19, § 56).
Aucun problème ne se pose pour la conduite du requérant, non critiquée
du reste par le Gouvernement. En revanche, il y a lieu d'avoir égard
à la complexité de l'affaire, au comportement des autorités
judiciaires et au contexte dans lequel les poursuites se sont
déroulées.
1. Complexité de l'affaire
16. D'après le Gouvernement, l'affaire était complexe pour trois
raisons: la nature des accusations, le nombre des inculpés et la
situation politique et sociale qui régnait à l'époque à Reggio de
Calabre.
La Cour constate que les charges dont les "accusés" avaient à
répondre ne soulevaient pas de questions juridiques délicates. Quant
aux faits à élucider et à la procédure à suivre, ils se trouvaient
quelque peu compliqués par le nombre des intéressés - trente-cinq -,
mais cela ne saurait justifier un délai de presque une décennie. Pour
le troisième élément invoqué, la Cour y reviendra plus loin
(paragraphe 19 ci-dessous).
2. Comportement des autorités judiciaires
17. Le Gouvernement plaide la surcharge de travail qui aurait pesé
sur le tribunal de Reggio de Calabre après les émeutes dont cette
ville fut le théâtre. Les autorités auraient essayé de remédier à
cette crise provisoire et exceptionnelle en agissant avec méthode, en
accordant la priorité aux procès intentés à des inculpés détenus et en
augmentant l'effectif des juges et le personnel du greffe. En
témoignerait l'accroissement du nombre des jugements prononcés de 1975
à 1983.
18. La Convention astreint les Etats contractants à organiser
leurs juridictions de manière à leur permettre de remplir les
exigences de l'article 6 § 1 (art. 6-1), notamment quant au
"délai raisonnable"; néanmoins, un engorgement passager du rôle
n'engage pas leur responsabilité s'ils adoptent, avec la promptitude
voulue, des mesures propres à surmonter pareille situation
exceptionnelle (voir notamment l'arrêt Zimmermann et Steiner
du 13 juillet 1983, série A n° 66, p. 12, § 29).
Or malgré les efforts déployés pour améliorer le fonctionnement du
tribunal de Reggio de Calabre, le requérant a dû attendre presque dix
ans avant qu'une juridiction statuât en première instance sur
l'"accusation en matière pénale" portée contre lui. Un délai aussi
long ne saurait être considéré comme la conséquence d'une crise
passagère.
3. Contexte politique et social
19. Selon le Gouvernement, il faut tenir compte également du
contexte politique et social créé par les émeutes, lesquelles auraient
obligé les pouvoirs publics à des précautions spéciales. A cet égard,
une circonstance revêtirait une importance particulière: les lenteurs
de la procédure visaient à un apaisement qui valut notamment au
requérant de bénéficier du décret d'amnistie de 1978 (paragraphe 9
ci-dessus).
La Cour ne méconnaît en aucune manière le poids de ces éléments
qu'elle a déjà pris en considération dans une affaire antérieure
(arrêt Foti et autres précité, série A n° 56, pp. 20-21, § 61), mais à
ses yeux ils ne sauraient justifier un délai de près de dix ans qui du
reste a duré bien au-delà de la fin de la période de troubles à Reggio
de Calabre.
Quant à l'argument tiré de la mesure d'amnistie, il suffit de
constater que le tribunal n'a rendu son jugement qu'en 1983, donc cinq
ans plus tard.
4. Conclusion
20. A la lumière de l'ensemble des circonstances de la cause, la
Cour conclut qu'il y a eu dépassement du "délai raisonnable", donc
violation de l'article 6 § 1 (art. 6-1).
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 (art. 50)
21. L'article 50 (art. 50) de la Convention se lit ainsi:
"Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure
ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une
Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en
opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et
si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement
d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la
décision de la Cour accorde, s'il y lieu, à la partie lésée une
satisfaction équitable."
22. Le requérant demande en premier lieu un emploi dans un service
quelconque de l'administration sur le territoire de Reggio de Calabre,
avec le statut et les avantages correspondants, à compter de 1973 ou,
subsidiairement, de 1979. Son conseil a précisé qu'il ne s'agissait
pas, pour la Cour, de condamner le Gouvernement à un facere, mais de
prononcer un arrêt déclaratoire générateur d'une obligation morale
plutôt que juridique et auquel il appartiendrait au Gouvernement de se
conformer.
Le Gouvernement s'oppose à cette prétention: la Cour n'aurait pas
compétence pour lui ordonner une mesure spécifique comme l'engagement
d'une personne.
Avec la Commission, la Cour estime que le non-recrutement litigieux
résulte non des poursuites entamées contre M. Milasi, mais de la
non-participation de celui-ci aux épreuves écrites du concours
(paragraphe 10 ci-dessus); il ne peut donc passer pour une conséquence
de la violation constatée. Dès lors, il n'y a pas lieu de statuer sur
le moyen d'irrecevabilité soulevé par le Gouvernement.
23. Le requérant réclame en outre une indemnité de deux cents
millions de lires. Le Gouvernement plaide l'absence de lien de
causalité; selon la Commission, M. Milasi a éprouvé un dommage moral
que la Cour devrait apprécier sur la base des éléments du dossier.
Aux yeux de la Cour, le requérant a subi un tort moral indéniable car
il a vécu dans une incertitude prolongée sur l'issue des poursuites et
sur leurs répercussions économiques. Statuant en équité comme le veut
l'article 50 (art. 50), la Cour lui alloue de ce chef une somme
de sept millions de lires.
24. M. Milasi sollicite enfin l'octroi de vingt millions de lires
pour frais et dépens; il ne paraît viser par là que la procédure
suivie à Strasbourg. Or il a bénéficié de l'assistance judiciaire
devant les organes de la Convention et il ne fournit aucune précision
propre à justifier l'octroi de sommes supplémentaires.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L'UNANIMITE,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 (art. 6-1)
de la Convention;
2. Dit que l'Etat défendeur doit verser au requérant la somme de
sept millions de lires (7.OOO.OOO LIT) à titre de satisfaction
équitable;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au
Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg, le 25 juin 1987.
Signé: Rolv RYSSDAL
Président
Signé: Marc-André EISSEN
Greffier
Textes cités dans la décision