CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE MARTINS MOREIRA c. PORTUGAL, 26 octobre 1988, 11371/85
Chronologie de l’affaire
Commentaire • 1
Sur la décision
Référence : | CEDH, Cour (Chambre), 26 oct. 1988, n° 11371/85 |
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Numéro(s) : | 11371/85 |
Publication : | A143 |
Type de document : | Arrêt |
Niveau d’importance : | Importance moyenne |
Opinion(s) séparée(s) : | Oui |
Conclusions : | Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile ; Article 6-1 - Délai raisonnable) ; Dommage matériel et préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral ; Dommage matériel ; Satisfaction équitable) |
Identifiant HUDOC : | 001-62093 |
Identifiant européen : | ECLI:CE:ECHR:1988:1026JUD001137185 |
Sur les parties
- Juges : J.A. Carrillo Salcedo, N. Valticos
Texte intégral
En l'affaire Martins Moreira*,
_______________
* Note du greffier: L'affaire porte le n° 21/1987/144/198. Les deux
premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les
deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis
l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission)
correspondantes.
_______________
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à
l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de
l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses
pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont
le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
F. Gölcüklü,
J. Pinheiro Farinha,
Sir Vincent Evans,
MM. R. Macdonald,
J.A. Carrillo Salcedo,
N. Valticos;
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold,
greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 juin et
7 octobre 1988,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été portée devant la Cour par la Commission
européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") et par le
gouvernement du Portugal ("le Gouvernement"), les 18 décembre 1987 et
29 janvier 1988 respectivement, dans le délai de trois mois qu'ouvrent
les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention.
A son origine se trouve une requête (n° 11371/85) dirigée contre le
Portugal et dont un ressortissant de cet Etat, M. José Martins Moreira,
avait saisi la Commission le 24 juillet 1984 en vertu de
l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48
(art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration portugaise de
reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46)
(art. 46), la requête du Gouvernement aux articles 45, 47 et 48
(art. 45, art. 47, art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une
décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un
manquement de l'Etat défendeur aux obligations qui découlent de
l'article 6 par. 1 (art. 6-1).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du
règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance
pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit
M. J. Pinheiro Farinha, juge élu de nationalité portugaise (article 43
de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour
(article 21 par. 3 b) du règlement). Le 30 janvier 1988, celui-ci en a
désigné par tirage au sort les cinq autres membres à savoir
M. G. Lagergren, M. F. Gölcüklü, Sir Vincent Evans, M. R. Macdonald et
M. J.A. Carrillo Salcedo, en présence du greffier (articles 43 in fine
de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par la suite,
M. N. Valticos, suppléant, a remplacé M. Lagergren, qui avait donné sa
démission et dont le successeur à la Cour était entré en fonctions
avant les audiences (articles 2 par. 3 et 22 par. 1 du règlement).
4. Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du
règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier
l'agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et le
représentant du requérant au sujet de la nécessité d'une procédure
écrite (article 37 par. 1). Conformément à l'ordonnance ainsi rendue le
11 février 1988, le greffe a reçu le 27 avril le mémoire du
Gouvernement et, le 17 mai, les prétentions du requérant au titre de
l'article 50 (art. 50) de la Convention.
En outre, la Commission a déposé le 25 mars des documents que le
président avait chargé le greffier de se procurer auprès d'elle.
5. Le 17 mai 1988, le président a fixé au 21 juin la date
d'ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l'opinion des
comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).
6. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais
des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement
auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. I. Cabral Barreto, procureur général
adjoint de la République, agent,
Mme Marta Santos Pais, greffe du
procureur général de la République, conseil;
- pour la Commission
M. J.J. Campinos, délégué;
- pour le requérant (lui aussi présent)
Me N. Neves Anacleto, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à
ses questions, M. Cabral Barreto pour le Gouvernement, M. Campinos
pour la Commission et Me Neves Anacleto pour le requérant. Les
représentants respectifs du Gouvernement et du requérant ont produit
certaines pièces à l'occasion des audiences.
7. Le 4 août, Me Neves Anacleto a communiqué au greffe les
demandes de son client quant aux honoraires d'avocat. Le Gouvernement
a présenté ses observations sur ce point le 9 septembre.
EN FAIT
8. M. José Gonçalves Martins Moreira, ressortissant portugais né
en 1929, est employé de banque et réside à Loures (Portugal).
Le 12 novembre 1975, il se trouvait dans une voiture avec
M. Virgilio da Silva Pontes qui la conduisait et en était le
propriétaire. Près d'Evora, ils entrèrent en collision avec un autre
véhicule, propriété de M. Antonio dos Reis et piloté par
M. Francisco Techana.
Blessé, le requérant fut hospitalisé jusqu'au 14 mai 1976.
En août 1976 et en août 1977, il subit des interventions chirurgicales
à Londres. Il demeure frappé d'une invalidité permanente de 25 %.
9. Informé de l'accident par la police locale, le parquet près le
tribunal de première instance d'Evora engagea des poursuites pénales
contre les deux conducteurs pour dommages corporels involontaires.
L'affaire fut classée en 1976 en vertu d'un décret-loi d'amnistie.
1. Procédure devant le tribunal de première instance
10. Le 20 décembre 1977, MM. Martins Moreira et Pontes ("les
demandeurs") assignèrent au civil, devant le tribunal de première
instance d'Evora, M. Francisco Techana, M. Antonio dos Reis, la
société Gestetner, pour le compte de laquelle le trajet s'effectuait,
et la compagnie d'assurances "Império", dont la responsabilité était
limitée par contrat à 200.000 escudos ("les défendeurs"). Le
requérant réclamait une indemnité de 1.393.737 escudos 80, ainsi que
les montants à liquider lors de la procédure d'exécution (liquidação
em execução de sentença) pour tous les frais futurs résultant de la
collision.
En application de l'article 68 du code de la route, l'action devait
être examinée selon la procédure sommaire, qui se caractérise par la
réduction de certains délais (articles 783 à 792 du code de procédure
civile et arrêt Guincho du 10 juillet 1984, série A n° 81,
p. 8, par. 10).
a) Phase préparatoire
11. Le 13 janvier 1978, le juge ordonna la citation des défendeurs
au moyen, pour ceux qui n'habitaient pas Evora, de commissions
rogatoires (cartas precatórias).
La compagnie "Império" présenta ses conclusions (contestação)
le 9 février, les autres défendeurs le 14 mars 1978.
La société Gestetner souleva en outre une exception préliminaire: elle
contestait sa qualité de partie défenderesse au motif qu'elle n'avait
pas eu la "direction effective du véhicule ayant causé l'accident", au
sens de l'article 503 n° 1 du code civil. Les demandeurs se
prononcèrent sur l'exception dans le délai de cinq jours qui leur
avait été imparti, conformément à l'article 785 du code de procédure
civile.
De son côté, la compagnie d'assurances "Império" introduisit une
demande incidente tendant à l'intervention (intervenção principal) des
hôpitaux civils d'Evora et Santa Maria de Lisbonne, ainsi que de la
compagnie d'assurances "Comércio e Indústria".
12. Après avoir déféré à cette demande le 31 mars 1978, le juge
invita les parties intervenantes à indiquer leurs prétentions.
Le 27 avril 1978, il donna au ministère public jusqu'au 7 mai pour
présenter les observations des hôpitaux intervenants. Il lui
consentit par la suite une prorogation de trois mois, en vertu de
l'article 486 n° 3 du code de procédure civile; en raison des vacances
judiciaires, le nouveau délai n'expira que le 1er octobre 1978.
13. A l'issue de la procédure écrite, le juge décida le
6 novembre 1978 de tenir dans les dix jours (article 508 n° 1 du code
de procédure civile) une audience préparatoire en vue, notamment,
d'examiner l'exception préliminaire de la société Gestetner.
Le 21 décembre, il accorda l'assistance judiciaire aux demandeurs, la
refusant à MM. Techana et dos Reis.
14. Le 18 janvier 1979, le greffe du tribunal transmit le dossier
au juge, qui rendit une décision préparatoire (despacho saneador)
le 3 mars. Longue de trente-cinq pages, elle rejetait ladite exception
et dressait la liste tant des faits incontestés (especificação) que de
ceux à éclaircir pendant les débats (questionário). Il restait cent
trente-trois faits à établir (quesitos). En outre, le juge relevait
que le retard apporté à statuer (au-delà des dix jours prévus par
l'article 787 du code de procédure civile) s'expliquait par une grande
surcharge de travail et la complexité de l'exception considérée.
15. MM. Techana et dos Reis, ainsi que la société Gestetner,
firent opposition (reclamação, article 511 n° 2) en ce qui concerne la
liste susmentionnée. Les demandeurs répondirent le 17 avril 1979. Le
19, le greffe transmit le dossier au juge qui, par une ordonnance du
26 mai, accueillit partiellement l'opposition des deux premiers mais
écarta celle de la dernière. Le 6 juin, la société Gestetner attaqua
cette décision et la décision préparatoire du 3 mars 1979 devant la
cour d'appel (tribunal de relação) d'Evora.
Le juge d'Evora reçut les deux recours le 8 juin. Le 6 juillet, il
décida qu'ils ne seraient communiqués à la cour d'appel qu'avec le
recours éventuel contre le jugement sur le fond.
b) Phase d'instruction
16. Les parties furent ensuite invitées à produire leurs listes de
témoins et d'autres moyens de preuve. Le 11 octobre 1979, les
demandeurs prièrent le juge, notamment, d'ordonner une expertise
médicale à propos d'un certain nombre de faits ou questions à élucider
pendant les audiences; elle devait avoir lieu à l'Institut de médecine
légale de Lisbonne ("l'Institut") conformément à l'article 600 nos. 2
et 3 du code de procédure civile, aux termes duquel:
"2. Dans les ressorts de Lisbonne, Porto et Coïmbra, les instituts de
médecine légale effectuent les examens médicaux légaux et les autres
examens qu'ils sont particulièrement aptes à exécuter; les autres
examens exigeant des connaissances particulières dans une spécialité
médicale ou des recherches relevant de laboratoires ou d'autres
institutions spécialisées sont exécutés dans un établissement officiel
par les professeurs ou les cadres techniques y exerçant des fonctions.
3. Ce qui précède s'applique à tous les autres ressorts lorsque les
choses ou personnes à examiner peuvent, sans inconvénient, être
transportées au siège de l'institut ou établissement. L'examen a lieu
à Lisbonne, Porto ou Coïmbra suivant la cour d'appel dont relève la
juridiction compétente."
17. Le juge, à qui le greffe avait transmis le dossier
le 31 octobre 1979, ne fit droit à la demande que le 13 février 1980.
Il justifia par une surcharge de travail le délai écoulé, supérieur
aux cinq jours que prévoit l'article 159 n° 2 du code. Il invita
aussi les défendeurs à lui indiquer dans les cinq jours les faits
contenus dans le questionário et sur lesquels les médecins experts
devraient se prononcer.
Ayant reçu notification de cette ordonnance le 28 février, la société
Gestetner fournit le 7 mars 1980 les renseignements sollicités.
18. Le juge, qui avait reçu du greffe le dossier le 12 mars 1980,
ordonna le 29 avril seulement, en invoquant une surcharge de travail,
que la Faculté de médecine de Lisbonne fixât la date et l'heure
auxquelles un médecin spécialiste en orthopédie et traumatologie
pourrait examiner les demandeurs.
Le 14 mai, le président du conseil de la Faculté de médecine de
Lisbonne l'informa que les expertises médicales en orthopédie étaient
suspendues, faute de médecins spécialistes disponibles.
19. Le 23 mai, le juge chargea de l'expertise médicale l'hôpital
civil de Lisbonne. Cependant, le service d'orthopédie de celui-ci
l'informa, le 20 juin 1980, qu'il ne pouvait la mener à bien, car les
intéressés n'y avaient jamais été hospitalisés et il y avait une
surcharge de travail.
20. Le greffe lui ayant communiqué le dossier le 26 juin 1980, le
juge ordonna, le 3 juillet, que les examens médicaux eussent lieu à
l'Institut; il invita le directeur à en fixer la date et précisa
qu'ils devaient être terminés dans le délai d'un mois. En outre, il
expliqua pourquoi il n'avait pas déféré plus tôt à la requête des
demandeurs tendant à confier lesdits examens à l'Institut: à sa
connaissance, ce dernier ne comptait pas de spécialistes en
orthopédie. Vu l'impasse dans laquelle se trouvait la procédure, il
revenait cependant sur sa position. Par la même occasion, il avisa de
la situation le directeur de cabinet du ministre de la Justice et le
pria d'indiquer dans quel établissement on pouvait exécuter des
expertises médicales en orthopédie et en traumatologie.
Le 17 juillet, le sous-directeur de l'Institut annonça au juge que les
demandeurs seraient examinés le 6 octobre. Le 23 juillet, celui-ci
ordonna leur comparution à cet effet.
21. Deux médecins de l'Institut procédèrent aux examens le jour
prévu; ils établirent un rapport à l'intention du tribunal. Ils y
concluaient que les demandeurs devraient être soumis à un nouvel
examen après la production d'un certain nombre de documents relatifs à
leur état de santé, entre autres les rapports des hôpitaux où ils
avaient été traités et la traduction portugaise des rapports d'un
spécialiste anglais qui les avait soignés à Londres en 1977. En
outre, et conformément à l'article 600 n° 2 du code de procédure
civile, les intéressés auraient à subir, dans une institution publique
appropriée, un examen pratiqué par des experts en orthopédie qui
répondraient aux questions posées dans la décision préparatoire
du 3 mars 1979.
Parvenu au tribunal le 15 octobre 1980, le rapport fut communiqué le
lendemain à MM. Pontes et Martins Moreira.
22. Ces derniers invitèrent le tribunal, le 20 octobre, à obtenir
directement des hôpitaux concernés certains documents, à leur octroyer
un délai de trente jours pour en déposer d'autres (notamment la
traduction portugaise des rapports médicaux rédigés en anglais) et à
demander à l'Institut à quel établissement de caractère public ils
pouvaient s'adresser pour les expertises en orthopédie.
Le greffe transmit le dossier au tribunal le 28.
23. Le 5 janvier 1981, les demandeurs introduisirent une nouvelle
requête tendant à ce que le juge nommât lui-même des experts médicaux
spécialistes en orthopédie et exerçant à Evora. Ils y affirmaient
avoir ignoré que l'Institut n'était pas en mesure de procéder à tels
examens et que son rôle se limitait à coordonner les éléments fournis
par eux ou réclamés à d'autres hôpitaux, sans quoi ils n'auraient pas
recouru à lui. Ils ajoutaient qu'ils espéraient être examinés plus
rapidement à Evora, compte tenu des longues listes d'attente dans les
hôpitaux de Lisbonne.
24. Le juge leur donna satisfaction le 23 février: il requit les
hôpitaux concernés de produire les documents réclamés par l'Institut
et invita l'hôpital civil d'Evora à fixer une date pour l'examen des
intéressés. Cependant, l'administration de cet établissement
l'informa le 24 mars qu'il devait désigner lui-même des experts,
l'hôpital n'étant pas compétent pour réaliser des expertises
médico-légales.
Dans cette perspective, le juge pria l'hôpital, le 27 mars, de lui
communiquer la liste des orthopédistes y travaillant. Il la reçut le
7 avril.
25. Le 21 avril 1981, le greffe transmit le dossier au juge qui,
le jour même, décida de nommer les experts le 4 mai. A cette date il
en désigna trois, l'un proposé par les demandeurs, un autre par les
défendeurs et le troisième choisi par lui, et ce en présence de toutes
les parties en cause.
Le 6 mai, il convoqua les experts pour le 1er juin aux fins de leur
prestation de serment. Elle eut lieu comme prévu et il leur assigna
aussitôt un délai de quinze jours pour s'acquitter de leur tâche.
26. Le 1er juin aussi, les demandeurs déposèrent au greffe du
tribunal la traduction portugaise des rapports dressés par leur
médecin anglais.
27. Le 15 juin 1981, les experts annoncèrent au juge qu'ils
étaient en mesure de répondre aux questions sur lesquelles portait
l'expertise. Le même jour, il fixa au 23 juin la date de leur
audition.
Dans leurs réponses, ils conclurent à l'unanimité que le requérant
avait un taux d'incapacité permanente de 25 % et M. Pontes de 50 %,
qu'ils se trouvaient tous deux dans un état de santé stable et qu'il
ne fallait s'attendre ni à une aggravation ni à la nécessité d'un
traitement ultérieur.
28. Le 9 juillet 1981, le juge prit acte de ce que M. Pontes avait
omis de fournir la version portugaise d'un rapport médical réclamé par
l'Institut. Le 20 juillet, il invita ce dernier à fixer la date d'un
nouvel examen médical des demandeurs. Le 1er septembre, l'Institut
opta pour le 6 octobre 1981.
Les deux intéressés furent examinés le jour dit sur la base des
documents produits. L'Institut rédigea un rapport final relatif
à M. Martins Moreira, mais requit encore certaines pièces concernant
l'état de santé de M. Pontes - notamment une traduction portugaise de
deux rapports en anglais, d'août et septembre 1981 -, lequel les
transmit au juge le 9 novembre.
Le 18 novembre, le juge proposa à l'Institut un nouvel examen
de M. Pontes. Le 4 décembre, la date en fut fixée au 25 janvier 1982
et les résultats communiqués au tribunal le 5 février.
c) Audience de jugement
29. Le 26 mars 1982, le juge décida que la procédure orale
s'ouvrirait le 12 mai. Toutefois, les compagnies d'assurances
"Comércio e Indústria", partie intervenante, et "Império",
défenderesse, ne comparurent pas et le juge ajourna les débats
au 1er juillet.
Ils se déroulèrent finalement les 1er, 2 et 5 juillet 1982. Pour
tenir compte de l'érosion monétaire, M. Martins Moreira porta le
montant de sa demande d'indemnité à 2.787.479 escudos au lieu de
1.393.737,80 à l'origine (paragraphe 10 ci-dessus).
30. Le 15 juillet, le tribunal établit les faits de la cause lors
d'une audience publique au cours de laquelle les parties plaidèrent
aussi sur les points de droit.
31. Le 1er octobre 1982, il déclara partiellement fondée l'action
de MM. Martins Moreira et Pontes; il condamna solidairement les
défendeurs à verser au requérant 732.000 escudos de dommages-intérêts.
Cependant, le tribunal réserva pour la procédure ultérieure
d'exécution, conformément à l'article 661 n° 2 du code de procédure
civile, la question du remboursement des frais de transport exposés
par les demandeurs pour recevoir des soins après l'accident.
2. Procédure devant la cour d'appel d'Evora
32. Le 13 octobre 1982, M. Martins Moreira attaqua le jugement
devant la cour d'appel d'Evora. Sans contester les faits établis en
première instance, il se plaignait de l'insuffisance de l'indemnité
allouée.
Son recours et celui de la société Gestetner furent déclarés
recevables par une décision du 19 octobre, notifiée aux intéressés le
16 novembre.
Après le calcul et le paiement des frais et dépens de la procédure, le
greffe du tribunal d'Evora transmit le dossier à la cour d'appel
le 23 juin 1983. Enregistrée le 30 juin, l'action suivit son cours
normal.
Conformément à une ordonnance rendue par elle le 14 novembre 1983, la
cour reçut les mémoires du requérant le 20 décembre 1983, de la
société Gestetner le 25 janvier 1984 et de la compagnie "Império" le
24 avril 1984. La compagnie "Comércio e Indústria" et les hôpitaux
d'Evora et Santa Maria de Lisbonne n'en présentèrent pas, mais il
fallut attendre jusqu'au 30 juillet 1984 l'échéance du délai imparti
au dernier d'entre eux.
33. Après avoir recueilli les visas (vistos) des membres chargés
de l'affaire, la cour, par un arrêt du 30 mai 1985, porta de 732.000 à
1.032.000 escudos l'indemnité octroyée à M. Martins Moreira.
3. Procédure devant la Cour suprême (Supremo Tribunal de Justiça)
34. La société défenderesse Gestetner se pourvut le 13 juin 1985
devant la Cour suprême, que de leur côté les demandeurs saisirent le
11 juillet d'un recours "subordonné" (recurso subordinado).
Après les formalités légales, le dossier parvint au greffe
le 17 octobre 1985. Le 15 novembre, le juge rapporteur fixa un délai
pour le dépôt des mémoires des parties. Il reçut le 6 janvier 1986
celui de la société Gestetner et le 3 février celui des demandeurs.
MM. Martins Moreira et Pontes soutenaient notamment que les indemnités
consenties pour préjudice moral étaient trop faibles et qu'ils
devraient percevoir en outre une somme, à préciser au cours d'une
procédure ultérieure d'exécution, pour les dommages futurs découlant
de leur incapacité de travail.
Les délais pour le dépôt des mémoires des parties intervenantes
expirèrent le 9 mai 1986. Le 9 juin, la société Gestetner présenta un
contre-mémoire. Le dossier fut ensuite communiqué au ministère public
pour avis et aux conseillers adjoints pour examen.
35. La Cour suprême statua le 5 février 1987. Vu l'invalidité
permanente dont les demandeurs se trouvaient frappés à cause de
l'accident, elle leur donna gain de cause sur ce point en leur
accordant une indemnité supplémentaire, à déterminer lors de la
procédure d'exécution, pour les dommages que l'on n'avait pu calculer
en première instance. Elle confirma la décision de la cour d'appel
pour le surplus; son arrêt fut notifié au requérant le 9 février.
4. Procédure d'exécution
36. Le 28 octobre 1987, M. Pontes et le requérant prièrent le
tribunal d'Evora d'assurer le versement de la fraction déjà chiffrée
de l'indemnité que leur avait allouée la cour d'appel; ils énumérèrent
les biens saisissables de la société Gestetner. La saisie, réclamée
par commission rogatoire à Lisbonne, se révéla impossible:
le 18 janvier 1988, le tribunal compétent constata que ladite société
faisait l'objet d'une procédure, laquelle a abouti, le 25 mars, à une
déclaration de faillite. De son côté, la compagnie "Império" plaça en
dépôt la somme de 184.334 escudos, à cause des difficultés rencontrées
pour la répartir entre le requérant, M. Pontes et la compagnie
"Comércio et Indústria".
Dans l'attente de l'indication, par les demandeurs, d'autres biens à
saisir, la procédure d'exécution demeure pendante. Le greffe du
tribunal n'en a pas moins dressé le décompte des frais y afférents et
les intéressés ont déjà dû les payer.
Aussi le requérant n'a-t-il pas encore sollicité la détermination de
la partie non liquide de l'indemnité.
5. Plaintes du requérant concernant la durée de la procédure
37. Le 26 janvier 1981, avant la fin de ses examens médicaux
(paragraphe 23 ci-dessus), le requérant dénonça la longueur de la
procédure auprès du médiateur (Provedor de Justiça). Celui-ci lui
répondit, en mars 1981, qu'il avait porté le contenu de la plainte à
la connaissance du Conseil supérieur de la magistrature, lequel lui
avait communiqué une note du juge d'Evora exposant les problèmes,
juridiques et autres, soulevés par l'affaire; il classa la demande le
20 juillet 1981.
38. Le 3 mars 1983, alors qu'il attendait la transmission à la
cour d'appel du dossier du tribunal de première instance d'Evora
(paragraphe 32 ci-dessus), M. Martins Moreira s'adressa derechef au
médiateur pour le prier d'intervenir.
Le 7 avril, le médiateur lui indiqua qu'il avait signalé la situation
au Conseil supérieur de la magistrature.
Il lui écrivit à nouveau le 28 décembre 1983 pour l'informer du
résultat de ses démarches auprès de ce dernier et du ministère de la
Justice. Il s'avérait que les retards observés s'expliquaient par le
temps nécessaire pour établir le décompte des frais de l'un des
experts et par le manque de personnel au tribunal de première instance
d'Evora. Le médiateur décida en conséquence de classer la plainte.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
39. Dans sa requête du 24 juillet 1984 à la Commission
(n° 11371/85), M. Martins Moreira s'en prenait à la durée de la
procédure civile qu'il avait introduite le 20 décembre 1977 devant le
tribunal de première instance d'Evora; il l'estimait contraire à
l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
40. La Commission a retenu la requête le 14 octobre 1986. Dans
son rapport du 15 octobre 1987 (article 31) (art. 31), elle exprime à
l'unanimité l'opinion qu'il y a eu violation de l'article 6 par. 1
(art. 6-1). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent
arrêt.
CONCLUSIONS DU GOUVERNEMENT
41. A l'audience du 21 juin 1988, le Gouvernement a confirmé en
substance la conclusion figurant dans son mémoire; elle consistait à
inviter la Cour "à dire qu'il n'y a pas eu violation de
l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention dans le cas d'espèce".
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1)
42. D'après le requérant, l'examen de l'action civile intentée par
lui et M. Pontes devant le tribunal de première instance d'Evora a
duré au-delà du délai raisonnable visé à l'article 6 par. 1 (art. 6-1)
de la Convention, aux termes duquel
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un
délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des
contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)."
La Commission souscrit en substance à cette thèse, combattue par le
Gouvernement.
A. Période à prendre en considération
43. En l'espèce, la période à considérer n'a pas commencé dès la
saisine de la juridiction compétente (20 décembre 1977, paragraphe 10
ci-dessus), mais seulement avec la prise d'effet, le 9 novembre 1978,
de la déclaration portugaise d'acceptation du droit de recours
individuel. Pour vérifier le caractère raisonnable du laps de temps
écoulé à partir de cette date, il faut cependant tenir compte de
l'état où l'affaire se trouvait alors (voir en dernier lieu
l'arrêt Milasi du 25 juin 1987, série A n° 119, p. 45, par. 14).
44. D'après le Gouvernement et la Commission, le "délai" s'est
achevé le 9 février 1987, quand l'arrêt rendu quatre jours plus tôt
par la Cour suprême fut notifié aux parties (paragraphe 35 ci-dessus).
La Cour estime au contraire, avec M. Martins Moreira, qu'il couvre
aussi la procédure ultérieure d'exécution (paragraphe 36 ci-dessus -
arrêt Guincho du 10 juillet 1984, série A n° 81, p. 13, par. 29). Il
s'agit d'une seconde phase dont le déclenchement dépendait de
l'initiative des demandeurs. Elle n'a débuté que le 28 octobre 1987,
soit huit mois après le jugement, et seulement pour la fraction déjà
chiffrée de l'indemnité; elle demeure inachevée à cause, notamment, de
la faillite de la société défenderesse Gestetner (paragraphe 36
ci-dessus). La première phase, qui va du 9 novembre 1978
au 9 février 1987, s'étend à elle seule sur huit ans et trois mois.
B. Caractère raisonnable de la durée de la procédure
45. La caractère raisonnable de la durée d'une procédure
s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux
critères consacrés par la jurisprudence de la Cour (voir en dernier
lieu l'arrêt Baraona du 8 juillet 1987, série A n° 122, p. 19, par. 47).
46. Comme le souligne le Gouvernement, l'article 264 n° 1 du code
portugais de procédure civile laisse aux parties l'initiative de la
marche de l'instance. Cela ne dispense pourtant pas les tribunaux
d'assurer le respect des exigences de l'article 6 (art. 6) en matière
de délai raisonnable (voir en dernier lieu l'arrêt Baraona précité,
p. 19, par. 48). L'article 266 du même code leur prescrit d'ailleurs de
prendre toute mesure propre à écarter les obstacles de nature à
empêcher le déroulement rapide du procès. En outre, selon
l'article 68 du code de la route l'action intentée par le requérant
devait suivre la procédure sommaire, laquelle implique la réduction de
certains délais (paragraphe 10 ci-dessus).
1. Complexité de l'affaire
47. D'après le Gouvernement, l'affaire offrait une grande
complexité: il y avait deux demandeurs et plusieurs défendeurs et
intervenants, qui disposèrent chacun de délais successifs pour
présenter des mémoires; de surcroît, le dossier comportait non moins
de 1,800 pages et le litige n'était pas aisé à trancher.
M. Martins Moreira insiste au contraire sur la banalité d'une action
civile en réparation du préjudice causé par un accident de la route.
48. La Cour estime, avec la Commission, que l'affaire ne revêtait
pas en soi un caractère complexe.
Sans doute certains des éléments énumérés par le Gouvernement
eurent-ils des répercussions sur la marche de l'instance et
l'établissement d'une expertise médicale rencontra-t-il des
difficultés (paragraphes 55-57 ci-dessous), mais il s'agissait de
simples incidents de procédure qui ne sauraient justifier une durée
aussi longue. Au demeurant, quinze jours suffirent aux experts nommés
par le tribunal pour s'acquitter de leur tâche (paragraphes 25-27
ci-dessus).
2. Comportement du requérant
49. Le Gouvernement tire argument du fait que M. Martins Moreira
saisit le tribunal conjointement avec M. Pontes et qu'avec ce dernier,
il demanda ultérieurement à être examiné par l'Institut de médecine
légale de Lisbonne (paragraphes 10 et 16 ci-dessus).
Le comportement du requérant paraît pourtant naturel et compréhensible
sur l'un et l'autre point. Quant au premier, il convient de rappeler
que la responsabilité de la compagnie d'assurances Império était, par
contrat, limitée à 200.000 escudos pour l'ensemble des dommages
(paragraphe 10 ci-dessus) et de noter que l'introduction d'une action
unique permit d'éviter une dualité de procédures, source de
complications inutiles.
Au sujet de la seconde remarque du Gouvernement, la Cour relève que
l'article 600 n° 2 du code de procédure civile (paragraphe 16
ci-dessus) vise expressément les instituts de médecine légale. Dès
lors, les demandeurs et leurs avocats étaient en droit de présumer que
ces établissements possédaient les moyens voulus; on ne pouvait guère
exiger d'eux qu'ils s'en assurassent.
50. La Cour reconnaît en revanche, avec la Commission, que le
requérant aurait pu alléger le travail des médecins de l'Institut s'il
leur avait fourni plus rapidement les pièces nécessaires.
En octobre 1980, ils réclamèrent certains rapports cliniques et la
traduction portugaise des avis d'un spécialiste anglais (paragraphe 21
ci-dessus). Le juge se procura les premiers par la voie officielle,
ainsi que les demandeurs l'y avaient invité le 20 octobre 1980
(paragraphe 22 ci-dessus), mais le requérant ne produisit la dernière
que le 1er juin 1981 (paragraphe 26 ci-dessus). Il y a là un fait non
imputable à l'Etat défendeur et qui entre en ligne de compte (voir,
entre autres, l'arrêt Lechner et Hess du 23 avril 1987, série A
n° 118, pp. 18-19, par. 49), mais en définitive il ne prolongea pas outre
mesure la procédure: le juge ne désigna les experts en orthopédie que
le 4 mai 1981 et ils ne prêtèrent serment devant lui que le 1er juin;
à cette date, il leur donna quinze jours pour mener à bien leur tâche,
délai qu'ils respectèrent (paragraphes 25 et 27 ci-dessus).
51. Pour le surplus, il ressort du dossier que le requérant
entreprit des démarches en vue d'accélérer le déroulement de
l'instance. En janvier 1981 et mars 1983 il écrivit au médiateur, qui
porta sa plainte à l'attention du Conseil supérieur de la magistrature
en lui communiquant ses lettres (paragraphes 37-38 ci-dessus). Devant
la lenteur de la procédure d'expertise, M. Martins Moreira s'adressa
aussi derechef au juge en dénonçant la passivité de l'Institut et en
proposant une solution (paragraphe 23 ci-dessus).
3. Comportement des autorités compétentes
52. Requérant et Commission énumèrent plusieurs retards imputables
aux autorités judiciaires portugaises et en particulier au tribunal de
première instance d'Evora.
De fait, il lui fallut plus de trois mois pour rendre la décision
préparatoire (despacho saneador) après l'audience tenue à cette fin;
pareil laps de temps paraît excessif malgré la complication créée par
l'exception préliminaire de la société Gestetner (paragraphes 11-14
ci-dessus). En outre, le juge n'accueillit que les 13 février 1980 et
23 février 1981, respectivement, les demandes d'expertise médicale et
d'examen orthopédique présentées par MM. Martins Moreira et Pontes.
Or la première remontait au 11 octobre 1979 (paragraphes 16-17
ci-dessus), la seconde - précédée d'un rapport de l'Institut -
au 20 octobre 1980 (paragraphes 21-24 ci-dessus). Du reste, il
s'agissait là de mesures d'ordre purement administratif.
Enfin, après que le requérant eut interjeté appel le 13 octobre 1982,
le greffe du tribunal d'Evora attendit jusqu'au 23 juin 1983 pour
transmettre le dossier à celui de la juridiction supérieure; dans
l'intervalle, il se contenta de s'assurer qu'y figuraient certains
mémoires et d'établir le décompte des frais et dépens de la procédure
de première instance (paragraphe 32 ci-dessus).
53. Le tribunal invoquait à l'époque une surcharge de travail
(paragraphes 17-18 ci-dessus).
De fait, selon les propres indications de M. Martins Moreira le juge
chargé de la cause trouva, en occupant son poste à Evora, plus de
mille affaires pendantes et dut exercer aussi ses fonctions dans cinq
autres tribunaux proches de la ville.
La situation ainsi décrite avait acquis un caractère structurel;
partant, elle commandait des dispositions de nature à la redresser
(voir notamment l'arrêt Guincho précité, série A n° 81, p. 17, par. 40).
Il n'apparaît pas que les autorités compétentes en aient pris
d'efficaces.
54. De leur côté, les procédures devant la cour d'appel et la Cour
Suprême comportèrent des retards, notamment pendant la phase consacrée
à l'examen du dossier par les magistrats (paragraphes 33-35
ci-dessus).
D'après le Gouvernement, une comparaison avec la durée constatée à ce
niveau dans les autres Etats membres du Conseil de l'Europe tournerait
sûrement à l'avantage du Portugal.
Pareil argument, du reste non accompagné de données précises, ne
saurait convaincre. Il pourrait aboutir à l'acceptation de pratiques
contestables mais suffisamment générales, tandis que selon la
jurisprudence de la Cour il y a lieu de tenir compte des circonstances
de chaque espèce (paragraphe 45 ci-dessus) et, en tout cas, de veiller
au respect de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
55. Si les divers retards observés plus haut dépassent un an et
demi au total, ils n'expliquent pas à eux seuls la longueur de la
procédure; elle découle surtout, les comparants s'accordent à le
reconnaître, des difficultés rencontrées pour l'examen des demandeurs
par des experts en orthopédie.
56. A cet égard, le tribunal de première instance d'Evora ne
manqua pas de diligence; il essaya notamment de trouver des solutions
de rechange, mais en vain.
Réclamée par les demandeurs le 11 octobre 1979 (paragraphe 16
ci-dessus), l'expertise médicale ne fut terminée qu'en octobre 1981
pour M. Martins Moreira et en février 1982 pour M. Pontes
(paragraphe 28 ci-dessus). Elle prit donc deux ans pour l'un et un peu
davantage pour l'autre. De prime abord déraisonnables, ces laps de temps
appellent un contrôle attentif.
57. La Cour constate que le juge consacra une grande partie du
délai considéré à des démarches administratives. Sachant que
l'Institut ne comptait pas d'experts en orthopédie, il s'adressa
d'abord à la Faculté de médecine de Lisbonne, puis à un hôpital civil
de la même ville. Seul l'échec de ces initiatives, dû soit au manque
de spécialistes soit à la surcharge de travail, le conduisit à
ordonner, le 3 juillet 1980, que les examens eussent lieu à l'Institut
(paragraphes 18-20 ci-dessus). Il fallut donc près de neuf mois pour
en organiser.
Les examens se déroulèrent le 6 octobre 1980 et les médecins
communiquèrent leurs conclusions au tribunal neuf jours plus tard.
Toutefois, ils ne dressèrent pas encore de rapports définitifs:
n'étant pas spécialistes en orthopédie, ils recommandèrent d'inviter
les intéressés à leur fournir certains documents et à subir un nouvel
examen dans une institution publique appropriée (paragraphe 21
ci-dessus). Or le juge ne réussit que le 4 mai 1981 à désigner les
experts appelés à s'acquitter de cette dernière tâche
(paragraphes 24-25 ci-dessus).
58. L'expertise elle-même ne demanda que deux semaines: après
avoir prêté serment le 1er juin 1981, les experts annoncèrent dès le
15 au juge qu'ils étaient en mesure de répondre à ses questions, ce
qu'ils firent le 23 (paragraphes 25 et 27 ci-dessus).
Les médecins de l'Institut examinèrent derechef les intéressés
le 6 octobre 1981. Ils rédigèrent aussitôt un rapport final
concernant M. Martins Moreira, sur la base de l'expertise orthopédique
et des autres documents cliniques produits, mais il fallut attendre
jusqu'au 5 février 1982 pour M. Pontes: celui-ci avait suivi un
nouveau traitement à Londres en août et septembre 1981, et la
traduction portugaise des pièces correspondantes ne fut prête
que le 9 novembre (paragraphe 28 ci-dessus).
La Cour s'étonne que l'on ait eu besoin de deux ans pour pratiquer
trois examens médicaux, dont le plus long n'exigea que quinze jours.
Seules des circonstances très exceptionnelles pourraient justifier un
tel délai.
59. D'après le Gouvernement, on ne pouvait de toute manière
déterminer les conséquences de l'accident avec la rigueur scientifique
voulue avant de connaître l'évolution de l'état de santé des
intéressés.
Cette considération ne manque pas d'un certain poids mais on ne
saurait en déduire, avec le Gouvernement, que les retards constatés en
l'espèce se justifiaient. Pareille conclusion équivaudrait à priver
de leur droit à obtenir justice dans un délai raisonnable, au sens de
l'article 6 (art. 6), les personnes qui en ont le plus besoin du fait
même de la gravité particulière de leurs blessures. Au demeurant, les
experts nommés par le tribunal d'Evora conclurent dès le 23 juin 1981
à la stabilité de l'état de santé de MM. Martins Moreira et Pontes
(paragraphe 27 ci-dessus).
60. Toujours selon le Gouvernement, seul le comportement des
autorités judiciaires en cause pourrait en la matière engager la
responsabilité internationale du Portugal, et non des fautes
éventuelles du législateur, de l'exécutif ou d'organes ou personnes ne
relevant pas de la structure de l'Etat, en l'occurrence l'Institut qui
n'aurait pas de rapports hiérarchiques avec les juridictions.
Cette thèse se heurte à la jurisprudence constante de la Cour. En
ratifiant la Convention, l'Etat portugais a contracté l'obligation de
l'observer et il doit, en particulier, en assurer le respect par ses
différentes autorités (voir entre autres, mutatis mutandis,
l'arrêt Guincho précité, série A n° 81, p. 16, par. 38).
Or, en l'occurrence, les diverses institutions que l'insuffisance de
leurs ressources, ou leur surcharge de travail, empêchèrent de donner
suite aux demandes du juge d'Evora, étaient toutes publiques. Leur
caractère non judiciaire ne tire pas ici à conséquence.
Il en va notamment ainsi de l'Institut de médecine légale de Lisbonne,
dont le manque de moyens provoqua des difficultés. L'article 600 n° 2
du code de procédure civile confie aux instituts de ce genre le soin
d'opérer les examens médicaux légaux. En outre, ils ont été créés à
cette fin et dépendent administrativement du ministère de la Justice.
Dès lors, il incombe à l'Etat portugais de les doter de moyens
appropriés, adaptés aux objectifs recherchés, de manière à leur
permettre de remplir les exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1)
(voir, mutatis mutandis, l'arrêt Bouamar du 29 février 1988, série A
n° 129, p. 22, par. 52).
En tout cas, l'expertise en question se situait dans le cadre d'une
procédure judiciaire contrôlée par le juge, qui restait chargé
d'assurer la conduite rapide du procès (voir notamment l'arrêt Capuano
du 25 juin 1987, série A n° 119, p. 13, par. 30).
4. Conclusion
61. Eu égard à l'ensemble des circonstances de la cause, la Cour
constate que la durée excessive de la procédure découle pour
l'essentiel du comportement des autorités compétentes. Il y a donc eu
violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1).
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 (art. 50)
62. Aux termes de l'article 50 (art. 50) de la Convention,
"Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure
ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une
Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en
opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et
si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement
d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la
décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une
satisfaction équitable."
M. Martins Moreira demande une réparation pécuniaire pour préjudice
matériel et moral, ainsi que le remboursement de frais et dépens
exposés au Portugal puis devant les organes de la Convention.
Le Gouvernement conteste la réalité, la nécessité et le caractère
raisonnable des montants exigés; quant à elle, la Commission ne se
prononce pas sur ce point mais elle exprime l'opinion que le requérant
a droit en principe à une indemnité, pour dommage moral à tout le
moins.
A. Dommage
63. D'après le requérant, la longue durée de la procédure l'a
empêché d'obtenir le versement, même partiel, de l'indemnité de
1.032.000 escudos que lui avait allouée la cour d'appel d'Evora
(paragraphe 33 ci-dessus). En effet, la responsabilité de la compagnie
Império était limitée à 200.000 escudos (paragraphe 10 ci-dessus), à
répartir entre la compagnie intervenante Comércio e Indústria et les
demandeurs au principal, MM. Pontes et Martins Moreira (paragraphe 36
ci-dessus). Pour le reste, la faillite de la société défenderesse
Gestetner n'aurait pas permis au requérant de recouvrer sa créance
(paragraphe 36 ci-dessus) et il risque de ne rien recevoir du tout vu
l'énormité du passif. Il en irait ainsi, notamment, des frais assumés
par lui pour suivre des traitements médicaux; la juridiction
compétente les a évalués à 532.000 escudos. Pour arriver à y faire
face, il aurait contracté des emprunts dont les intérêts atteindraient
déjà 200.000 escudos environ.
M. Martins Moreira affirme en outre ne pouvoir, faute d'avoir touché
la somme accordée, subir à Londres une nouvelle opération que rendrait
nécessaire son état de santé actuel. Cette situation lui causerait
une angoisse justifiant l'octroi d'un montant de 2.000.000 escudos
pour dommage moral.
64. Pour le Gouvernement, les critères consacrés par la
jurisprudence de la Cour devraient conduire à une solution
sensiblement différente de celle que propose le requérant.
65. Il y a lieu de rappeler que le requérant, après avoir essayé
en vain d'amener la compagnie Império et la société Gestetner à lui
payer spontanément la fraction chiffrée de sa créance, demanda
l'exécution forcée de la décision prononcée en sa faveur et la saisie
des biens de ladite société (paragraphe 36 ci-dessus). Toutefois, le
tribunal de Lisbonne constata, le 18 janvier 1988, que cette dernière
faisait l'objet d'une procédure, laquelle a abouti, le 25 mars 1988, à
une déclaration de faillite.
Sans doute s'agit-il là d'une circonstance postérieure à l'arrêt de la
Cour suprême du 5 février 1987 (paragraphe 35 ci-dessus). Cependant,
et même s'il n'est pas certain que le requérant aurait recouvré
l'intégralité de sa créance au cas où la procédure principale se
serait achevée plus tôt, la Cour estime raisonnable de conclure qu'il
a subi à cause du long retard, contraire à l'article 6 par. 1
(art. 6-1), relevé par le présent arrêt, une perte de chances
justifiant l'octroi d'une satisfaction équitable pour préjudice
matériel (voir notamment, mutatis mutandis, l'arrêt Lechner et Hess du
23 avril 1987, série A n° 118, p. 22, par. 64).
66. M. Martins Moreira a souffert de surcroît un tort moral
indéniable: il a vécu et vit toujours dans l'incertitude et l'anxiété
quant au résultat de la procédure litigieuse et à ses répercussions
sur sa situation de fortune et sa santé.
67. Les divers éléments de dommage ainsi retenus ne se prêtent pas
à un calcul exact. Les appréciant dans leur ensemble et, comme le
veut l'article 50 (art. 50), en équité, la Cour alloue au requérant une
indemnité de 2.000.000 escudos.
B. Frais et dépens
68. M. Martins Moreira réclame en outre le remboursement
de 45.573 escudos de frais de procédure qu'il a dû payer au Portugal
malgré l'octroi de l'assistance judiciaire (paragraphes 13, 32 et 36
ci-dessus), ainsi que de 12.000 escudos du chef de ses frais de
déplacement à Evora.
Au titre des procédures suivies devant les organes de la Convention,
qui lui ont octroyé le bénéfice de l'assistance judiciaire, il demande
12.086 escudos pour frais divers et 400.000 escudos pour les
honoraires de ses deux avocats successifs, M. Rodrigues et
Me Neves Anacleto.
69. Le Gouvernement invite la Cour à s'appuyer sur les principes
ressortant de sa jurisprudence; ils militeraient pour une solution
différente de celle que propose le requérant. Spécialement, la
participation de deux avocats lui paraît superflue.
70. La Cour constate que le requérant a droit à recouvrer les
frais exposés par lui au Portugal dans la mesure où la durée de la
procédure, imputable pour l'essentiel au comportement des autorités
compétentes (paragraphe 61 ci-dessus), a entraîné pour lui des
dépenses supplémentaires et où il a essayé en vain de l'abréger par
certaines initiatives (paragraphes 37-38 ci-dessus). Il a également
droit au remboursement de ceux qu'il a supportés pour l'examen de
l'affaire à Strasbourg. La Cour évalue à 35.000 escudos le montant
global des uns et des autres.
Quant à la participation de Me Neves Anacleto à l'audience du
21 juin 1988, elle a eu lieu à la demande de Me Rodrigues, empêché de
se rendre lui-même à Strasbourg. Une bonne administration de la
justice exigeait la présence d'un nouvel avocat, lequel a dû se
familiariser avec l'affaire avant les débats. Au surplus, le montant
de 400.000 escudos revendiqué apparaît raisonnable.
Au total, le requérant a donc droit au remboursement de
435.000 escudos pour frais et dépens, moins les 5.180 francs français
versés par le Conseil de l'Europe par la voie de l'assistance
judiciaire.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L'UNANIMITE,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1);
2. Dit que l'Etat défendeur doit verser au requérant 2.000.000
(deux millions) escudos pour dommage et lui rembourser, pour frais et
dépens, 435.000 (quatre cent trente-cinq mille) escudos,
moins 5.180 (cinq mille cent quatre-vingts) francs français à
convertir en escudos au taux applicable le jour du prononcé du présent
arrêt;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au
Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg, le 26 octobre 1988.
Signé: Rolv RYSSDAL
Président
Signé: Marc-André EISSEN
Greffier
Textes cités dans la décision