CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE BODDAERT c. BELGIQUE, 12 octobre 1992, 12919/87

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Chronologie de l’affaire

Commentaires4

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Me Zia Oloumi · consultation.avocat.fr · 2 novembre 2019

Il est bon de savoir que l'instruction doit se faire pendant un « délai raisonnable » sinon vous pouvez mettre en jeu la responsabilité de l'Etat. Il conviendra pour se faire, d'assigner l'agent judiciaire de l'Etat dans le cadre d'une action en responsabilité sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire. Selon cet article, l'État est tenu de réparer le dommage causé, par faute lourde ou par déni de justice, en raison du fonctionnement défectueux du service public de la justice. En France, la difficulté d'engager la responsabilité de l'État pour …

 

Sarah-marie Cabon · Revue Jade

Si la présomption d'innocence s'analyse en premier lieu comme une règle de preuve, elle est également une règle de fond consacrant un véritable droit subjectif pour tout individu, censé s'imposer à tous, y compris aux autorités judiciaires. En l'espèce, le requérant Z. Karaman, ressortissant turc, a fait l'objet, avec d'autres personnes, d'investigations en raison de soupçons de la part des autorités de poursuite allemandes d'avoir fait un usage frauduleux - à des fins commerciales et pour leur propre compte - de fonds destinés à des associations caritatives. La procédure pénale dirigée …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Chambre), 12 oct. 1992, n° 12919/87
Numéro(s) : 12919/87
Publication : A235-D
Type de document : Arrêt
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale ; Article 6-1 - Délai raisonnable)
Identifiant HUDOC : 001-62324
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:1992:1012JUD001291987
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Sur les parties

Texte intégral

       En l'affaire Boddaert c. Belgique*,

       La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée,

conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de

sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales

("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement,

en une chambre composée des juges dont le nom suit:

       MM. R. Bernhardt, président,

           F. Matscher,

           J. De Meyer,

           N. Valticos,

           S.K. Martens,

           I. Foighel,

           R. Pekkanen,

           A.N. Loizou,

           A.B. Baka,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier

adjoint,

       Après en avoir délibéré en chambre du conseil

les 24 avril et 22 septembre 1992,

       Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

_______________

Notes du greffier

* L'affaire porte le n° 65/1991/317/389.  Les deux premiers

chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les

deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour

depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la

Commission) correspondantes.

** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11),

entré en vigueur le 1er janvier 1990.

_______________

PROCEDURE

1.     L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission

européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le

10 juin 1991, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les

articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention.

A son origine se trouve une requête (n° 12919/87) dirigée contre

le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet Etat,

M. Jean-Claude Boddaert, avait saisi la Commission le

13 février 1986 en vertu de l'article 25 (art. 25).

       La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48

(art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration belge reconnaissant

la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46).

Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir

si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat

défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1).

2.     En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d)

du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à

l'instance et a désigné son conseil (article 30).

3.     La chambre à constituer comprenait de plein droit

M. J. De Meyer, juge élu de nationalité belge (article 43 de la

Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour

(article 21 par. 3 b) du règlement).

       Le 28 juin 1991, celui-ci a tiré au sort le nom des sept

autres membres, à savoir M. J. Cremona, Mme D. Bindschedler-

Robert, M. N. Valticos, M. S.K. Martens, M. I. Foighel, M. R.

Pekkanen et M. A.N. Loizou, en présence du greffier (article 43

in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

       Par la suite, MM. F. Matscher et A.B. Baka, suppléants,

ont remplacé M. Cremona et Mme Bindschedler-Robert, qui avaient

quitté la Cour - le premier en raison de l'expiration de son

mandat, la seconde par démission - et dont les successeurs

étaient entrés en fonctions avant l'audience (articles 2 par. 3

et 22 par. 1 du règlement).

4.     Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21

par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire

du greffier l'agent du gouvernement belge ("le Gouvernement"),

le délégué de la Commission et l'avocat du requérant au sujet de

la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1).

Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier

a reçu les mémoires respectifs du requérant et du Gouvernement

les 4 et 7 novembre 1991.  Le 29 novembre, le secrétaire de la

Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait en

plaidoirie.

5.     Le 26 novembre 1991, le président a fixé au 22 avril 1992

la date de l'audience après avoir recueilli l'opinion des

comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).

6.     Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au

Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.  La Cour avait tenu

auparavant une réunion préparatoire.

       Ont comparu:

- pour le Gouvernement

  M. J. Lathouwers, secrétaire d'administration-

        juriste, ministère de la Justice,  délégué de l'agent,

  Me P. Lemmens, avocat,                           conseil;

- pour la Commission

  M. C.L. Rozakis,                                 délégué;

- pour le requérant

  Me P. Van Damme, avocat,                         conseil.

       La Cour a entendu les déclarations de Me Lemmens pour le

Gouvernement, M. Rozakis pour la Commission et Me Van Damme pour

le requérant, ainsi que des réponses à ses questions.

7.     M. Ryssdal se trouvant empêché, M. R. Bernhardt,

suppléant, l'a remplacé (article 21 par. 5 du règlement) pour la

délibération finale du 22 septembre 1992.

EN FAIT

      A. Les poursuites et l'instruction

8.     Né à Ougrée (Belgique), M. Jean-Claude Boddaert se

trouvait détenu au centre pénitentiaire de Lantin à l'époque des

derniers renseignements fournis à la Cour.

9.     Le 1er juillet 1980, un meurtre fut commis devant le

débit de boissons exploité par lui, "Le Troquet".  Le procès qui

s'ensuivit devant la cour d'assises de Liège, et pendant lequel

il déposa comme témoin, se termina le 18 mars 1982 par la

condamnation d'un nommé Demain.

10.    Le 18 juillet 1980, la gendarmerie découvrit dans l'une

des caves de l'immeuble loué par le requérant le cadavre d'un

certain Jehin, dont la mort remontait au 17.  Les soupçons se

portèrent aussitôt sur M. Boddaert et sur M. Piron, appréhendé

le 19 juillet.  Le même jour, un mandat d'arrêt fut délivré

contre le requérant, qui avait fui la veille en Espagne de

crainte de se voir accuser du meurtre de Jehin.

       Toutefois, le 22 juillet l'intéressé prit contact avec la

police belge afin de donner sa version des faits et de "négocier"

son retour.  Il fut remis aux autorités belges le 30.

L'instruction avait débuté le 18 juillet 1980.

11.    De juillet à décembre 1980, le juge d'instruction et les

enquêteurs multiplièrent les actes de procédure, entendirent de

nombreux témoins et interrogèrent plusieurs fois M. Boddaert et

son coïnculpé Piron, qui se rejetaient mutuellement la

responsabilité du meurtre de Jehin.  Le crime aurait été perpétré

lors d'une discussion qui avait eu lieu sans témoins dans le

débit de boissons du requérant et qui portait sur des dettes

contractées par Jehin auprès de ce dernier.

12.    Le rapport d'autopsie et celui de l'expert en balistique

furent versés au dossier les 25 novembre et 15 décembre 1980, les

rapports psychiatriques relatifs au requérant et à son coïnculpé

les 23 et 28 septembre 1981.

       Le 10 mars 1981, le juge d'instruction avait invité la

gendarmerie de Liège à lui transmettre les enquêtes de moralité

de MM. Boddaert et Piron, car il "procéd[ait] aux dernières

auditions et le dossier pourrait se terminer rapidement".

       Dans un rapport du 19 janvier 1982, l'expert en

balistique et le médecin légiste conclurent que la description

des faits fournie par le requérant correspondait mieux aux

constatations médicales que celle de son coïnculpé.

13.    Le 2 février 1982, la chambre des mises en accusation de

Liège élargit M. Boddaert et le 2 mars M. Piron.

14.    Le 11 mai 1982, le juge d'instruction pria la brigade

spéciale de recherche ("B.S.R.") de gendarmerie de Seraing de

rouvrir le dossier en collaboration avec celle de Liège et, en

particulier, "d'examiner si le meurtre de Jehin n'[était] pas en

rapport avec les recels et les vols qui [avaient] pu s'arranger

au Troquet".  Il s'agit apparemment de la seule mesure accomplie

entre le 2 février 1982 et le 28 juin 1983.  La B.S.R. communiqua

les renseignements sollicités par un procès-verbal du

2 juin 1982.

15.    En août, octobre et novembre 1982, M. Piron fit l'objet

de plusieurs plaintes pour coups, blessures et menaces.  En avril

1983, il fut interrogé sur des menaces de mort qu'il aurait

proférées contre M. Bustin, dernier témoin à avoir rencontré

Jehin vivant et auquel il reprochait de l'avoir dénoncé pour ce

meurtre.  On l'entendit aussi au sujet de dégradations qu'il

aurait commises sur huit bateaux dont un appartenait à M. Bustin.

Des procédures s'ouvrirent devant le tribunal correctionnel de

Liège, mais celui-ci les reporta sine die en raison de nouveaux

faits mis à la charge de M. Piron.

       Le 1er juin 1983, M. Piron se vit placé à nouveau sous

mandat d'arrêt et inculpé d'avoir, dans la nuit du 30 au 31 mai

1983, perpétré un meurtre sur la personne d'une certaine

Thérèse Hemeleers, trouvée morte dans l'appartement de celui-ci.

       A partir de cette date, deux instructions furent menées

conjointement contre Piron; l'une concernait le meurtre de Jehin,

l'autre les infractions de 1982 et 1983.

16.    Le 28 juin 1983, le procureur du Roi demanda au juge

d'instruction, dans l'affaire Jehin, un complément d'information

dont ce magistrat s'acquitta par des procès-verbaux des 14, 20

et 24 février ainsi que des 12 (deux procès-verbaux), 15 et

19 mars 1984.

       A la demande du juge d'instruction, un neuropsychiatre

lui donna, le 26 décembre 1983, quelques précisions relatives au

rapport psychiatrique qu'il avait établi sur la responsabilité

de M. Piron.

17.    L'instruction stagna du 19 mars 1984 au 10 mai 1985, date

à laquelle le procureur du Roi exprima l'opinion qu'il y aurait

lieu de renvoyer MM. Boddaert et Piron devant les assises.

18.    Entre temps, le 9 novembre 1984, ledit procureur avait

invité le juge d'instruction chargé de l'affaire Hemeleers à

effectuer un certain nombre de mesures complémentaires dont

l'exécution dura jusqu'en janvier 1985.

       Le 12 novembre 1984, le même juge d'instruction

communiqua à son collègue saisi de l'affaire Jehin une apostille

ainsi libellée:

         "Procédant à la toilette du dossier, en vue de sa

       communication, j'y relève la présence en photocopie d'un

       document (mémoire) en cause [du requérant et de son

       coïnculpé] dont l'original a été remis de longue date au

       prévenu (...)

         J'ai estimé opportun de faire saisir les documents,

       considérant qu'ils pouvaient apporter des éléments

       notamment psychologiques à l'instruction du dossier en

       cause Hemeleers.  A la relecture, je crois que ce mémoire

       n'est pas indispensable à l'éclairage de mon dossier."

19.    Une audience devait se tenir devant la chambre du conseil

le 24 mai 1985, mais la défense en provoqua l'ajournement au 14,

puis au 21 juin 1985.

20.    Le 24 juin, la chambre du conseil du tribunal de première

instance de Liège décida de communiquer le dossier au procureur

général près la cour d'appel de Liège "pour que la procédure

[fût] transmise par lui à la chambre des mises en accusation".

Elle ordonna en outre la prise de corps des deux inculpés et leur

conduite à une maison de sûreté à désigner par la cour d'assises,

transfert qui se produisit la veille de la session de celle-ci

(paragraphe 25 ci-dessous).  Auparavant, elle avait rejeté un

moyen tiré par M. Boddaert du dépassement du délai raisonnable

dont l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention exige le

respect:

         "- (...) si des charges précises et importantes pèsent

       sur les deux inculpés depuis le début de l'instruction,

       l'affaire présente une complexité particulière procédant

       du fait que ceux-ci donnent des versions très différentes

       des faits, se chargeant mutuellement, ce qui a nécessité

       des actes d'instruction de nature à découvrir la vérité,

       lesquels furent effectués au cours des années 1983 et

       1984;

         - (...) dès que la partie principale du dossier fut

       constituée, les inculpés furent mis en liberté, ce qui

       leur donna une chance peu commune, au vu de la gravité

       des faits mis à leur charge, de se reclasser et de

       comparaître sous un jour favorable devant la juridiction

       de fond qui aura, le cas échéant, à les sanctionner;

         - (...) c'est donc à tort que les inculpés se plaignent

       de la longueur du délai écoulé depuis les faits alors que

       ce sursis même est de nature, en l'espèce, à améliorer

       leur situation;

         - (...) il appartiendra, pour le surplus, à la

       juridiction du fond d'apprécier si la précision et la

       clarté des souvenirs des témoins lui permettent de dire,

       éventuellement, les faits établis et de les sanctionner;"

       Le 25 juin 1985, les deux accusés firent opposition à

cette ordonnance.

21.    Le 2 juillet 1985, le procureur général déposa devant la

chambre des mises en accusation de Liège un réquisitoire de

renvoi en cour d'assises, qui se terminait ainsi:

         "(...)  Attendu qu'en l'espèce, compte tenu des

       contradictions évidentes qui séparaient les deux 'thèses'

       et de la personnalité douteuse des intéressés, la plus

       grande vigilance était de rigueur avant de clôturer ce

       dossier;

         Que, par exemple, la conduite de Piron après sa mise en

       liberté pouvait inquiéter légitimement et [faire]

       craindre des révélations nouvelles quant à l'affaire

       restée assurément très trouble;

         Qu'ainsi, on allègue de 'points morts', dans

       l'instruction et les réquisitions qui [eussent dû] suivre

       (...), sans émettre de commentaire quant à la teneur

       infiniment complexe du dossier, complexité due au dossier

       lui-même et à la personnalité des inculpés;

         Attendu que Boddaert (...) avait été mêlé à un meurtre

       commis devant son établissement par Pierre Demain (...),

       quelques jours avant les faits [à] lui reprochés, le

       1er juillet 1980;

         Que les deux personnes sortaient précisément de son

       établissement et qu'il a tout fait pour brouiller les

       pistes et induire en erreur les autorités de police puis

       les autorités judiciaires tant quant au déroulement des

       faits que de leurs prémices; que le mobile de ce meurtre

       dans lequel après les faits Boddaert eut une attitude

       équivoque resta toujours [mystérieux];

         Attendu que cette affaire trouva son épilogue, Pierre

       Demain étant détenu, devant la cour d'assises de Liège,

       le 18 mars 1982;

         Attendu que de son côté Piron remis en liberté

       le 2 mars 1982 ne resta pas longtemps sans faire parler

       de lui (...)

         Qu'en août, octobre et novembre 1982, il fut mêlé à des

       scènes de violences et menaces, dossiers qui sont joints

       au dossier relatif au meurtre de la nuit du 30 au

       31 mai 1983" - celui de Thérèse Hemeleers - "pour lequel

       il fut renvoyé devant la cour d'assises le 5 juin 1985;

         Attendu qu'en avril 1983, la gendarmerie le recherchait

       pour l'entendre quant à des menaces qu'il avait proférées

       à l'encontre de Bustin, le tenancier du Lion d'Or, rue

       Grétry, qu'il accusait précisément de l'avoir dénoncé

       dans 'l'affaire du Troquet';

         Que la nuit du 5 au 6 avril 1983, il menaça par gestes

       un colocataire de l'immeuble qu'il occupait et brisa les

       vitres de l'appartement de ce dernier au moyen d'un

       pistolet à plomb;

         Attendu que cette conduite de Piron et notamment

       l'attitude qu'il eut en avril 1983 vis-à-vis de Bustin,

       le tenancier du Lion d'Or, un des derniers témoins à

       avoir vu Jehin en vie, indiquait que l'instruction dont

       il était l'objet ne soit pas clôturée immédiatement

       compte tenu des 'zones d'ombres' qui planaient dans le

       dossier et ce d'autant qu'il n'était plus, de même que

       Boddaert, en état de détention;

         Attendu qu'enfin la nuit du 30 au 31 mai 1983, une amie

       de rencontre, Thérèse Hemeleers, trouva la mort dans

       l'appartement de Piron; que mis sous mandat d'arrêt, il

       vient d'être renvoyé du chef du meurtre devant la cour

       d'assises;

         Attendu qu'il apparaissait évident que l'évolution du

       'deuxième' dossier pouvait avoir une incidence sur le

       'premier' et que les magistrats instructeurs devaient

       nécessairement confronter notamment les rapports

       psychiatriques;

         Attendu qu'ainsi, précisément, amené à saisir des

       documents dans le cadre du 'deuxième dossier', Monsieur

       le juge d'instruction Regibeau s'en dessaisit le

       12 novembre dernier, cette pièce ayant trait au 'premier

       dossier' instruit par Monsieur le juge d'instruction

       Colemonts; cette pièce y fut jointe (...);

         Attendu en outre que dans l'exercice d'une saine

       justice et en application de l'article 62 du code pénal,

       qui prévoit qu'en cas de concours de plusieurs crimes, la

       peine la plus forte sera prononcée, il importe que ces

       deux dossiers soient confiés à la même session de cour

       d'assises;

         (...)"

      B. Le renvoi en cour d'assises

22.    Fixée au 18 juillet 1985, l'audience de la chambre des

mises en accusation de la cour d'appel de Liège fut reportée, à

la demande de la défense, au 22 août.  En raison de la durée

annoncée des plaidoiries, elle s'interrompit et reprit le

3 septembre 1985.

23.    Le 6 septembre 1985, la chambre des mises en accusation

renvoya le requérant et M. Piron devant la cour d'assises.  Elle

déclara irrecevables les oppositions formées le 25 juin 1985

(paragraphe 20 ci-dessus) et jugea, quant à l'allégation relative

au dépassement du délai raisonnable, qu'il n'appartient pas à une

juridiction d'instruction d'apprécier si ce dernier "est ou

pourra être respecté".

       Invoquant l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention,

le requérant forma un pourvoi que la Cour de cassation rejeta le

13 novembre 1985, au motif que l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de

la Convention s'appliquait aux juridictions de jugement et non

aux juridictions d'instruction.

     C. Le procès devant la cour d'assises

24.    L'acte d'accusation dans l'affaire Jehin, dressé le

1er février 1986 par le procureur général près la cour d'appel

de Liège, fut signifié à M. Boddaert le 7 février.

25.    Le 11 février, le président de la cour d'assises ordonna

la jonction des affaires Jehin et Hemeleers et décida que les

causes relatives aux deux meurtres feraient "l'objet d'un seul

et même débat pour être statué sur le tout par un seul jugement".

       Le 3 mars 1986, premier jour du procès, le requérant

- détenu depuis la veille en exécution de l'ordonnance de prise

de corps du 24 juin 1985 (paragraphe 20 ci-dessus) -  demanda à

la cour d'assises, d'une part, de surseoir à statuer jusqu'à ce

que la Commission européenne des Droits de l'Homme se fût

prononcée sur la requête introduite par lui et, d'autre part, de

rapporter l'ordonnance du 11 février 1986 car elle lésait les

droits de la défense et risquait de prolonger les débats et la

détention.

26.    Statuant sans jury le 4 mars 1986, la cour d'assises

rejeta les conclusions de M. Boddaert par les motifs suivants:

         "(...) la question de savoir si le délai dans lequel

       une cause est soumise à la juridiction de fond est

       `raisonnable' doit s'apprécier à la lumière des données

       de chaque affaire (...);

         (...) cette appréciation n'est possible qu'une fois que

       la cause tout entière a été exposée et examinée, que les

       témoins et experts ont été entendus et que tous les

       devoirs utiles à la manifestation de la vérité ont été

       exécutés;

         (...) le juge chargé de porter cette appréciation est

       celui qui doit trancher le bien-fondé de l'accusation;

       (...) il s'agit en l'espèce, en droit belge, du jury

       statuant seul sans la présence de la cour; (...) le jury

       pour se prononcer sur la culpabilité appréciera la valeur

       des déclarations et des témoignages, leur consistance,

       leur précision et le crédit qui peut encore leur être

       apporté compte tenu de l'écoulement du temps depuis la

       date des faits; (...) en tout état de cause, le doute

       doit [profiter] aux accusés;"

       Quant à la jonction des causes, la cour d'assises releva:

         "(...) la connexité visée aux articles 226 et 227 du

       code d'instruction criminelle résulte du lien qui existe

       entre deux ou plusieurs infractions et dont la nature est

       telle qu'une bonne administration de la justice commande

       qu'elles soient jugées ensemble et par le même juge;

         (...) Piron est poursuivi, notamment, du chef de deux

       faits qualifiés crimes par la loi, qui ont été commis à

       moins de trois années d'intervalle;

          (...) il existe entre les accusations dirigées contre

       Piron des interdépendances et rapports (nature des faits,

       identité d'accusé, système de défense adopté par celui-

       ci) qui justifient le maintien de la jonction ordonnée;"

27.    Le 14 mars 1986, le requérant invita la cour d'assises à

poser au jury une question relative au respect du délai

raisonnable,  mais elle repoussa la demande, au motif que la

question se trouvait comprise dans celle concernant la

culpabilité des accusés.

       Toujours le 14 mars 1986, la cour d'assises jugea

MM. Boddaert et Piron coupables, le premier comme auteur ou

coauteur, de l'assassinat de Jehin, le second, comme auteur ou

coauteur, de celui de Jehin et, comme auteur, de celui de

Thérèse Hemeleers.  Elle les condamna respectivement à dix ans

de réclusion et à la peine de mort.

      D. L'instance en cassation

28.    MM. Boddaert et Piron se pourvurent en cassation contre

les arrêts des 4 et 14 mars 1986 (paragraphes 26-27 ci-dessus).

Le requérant soulignait, d'une part, qu'"aucune juridiction belge

n'a[vait] accepté ou n'a[vait] été mise en mesure d'apprécier si

le délai raisonnable était ou non dépassé" alors que six ans

séparaient les faits du verdict.  D'autre part, il estimait

"parfaitement contradictoire" la motivation des deux arrêts,

rendus à dix jours d'intervalle.

29.    La Cour de cassation rejeta le pourvoi le

22 octobre 1986.

       Quant au moyen tiré du non-respect du "délai

raisonnable", elle releva:

         "(...)

       I. Sur le pourvoi de Nicolas Piron

         (...)  Attendu qu'il incombe aux juridictions de

       jugement d'apprécier, à la lumière des données de chaque

       affaire, si la cause est entendue dans un délai

       raisonnable et, dans la négative, de déterminer les

       conséquences qui pourraient en résulter;

         Attendu que ni l'article 6, par. 1er (art. 6-1), de la

       Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des

       libertés fondamentales ni aucune autre disposition, soit

       de la Convention, soit de la loi nationale, ne précisent

       les conséquences que le juge du fond qui constaterait le

       dépassement du délai raisonnable devrait en déduire; que

       la Convention ne dispose pas que la sanction de ce

       dépassement consisterait dans l'irrecevabilité des

       poursuites motivée par la constatation expresse de la

       durée excessive de la procédure;

         Attendu que ces conséquences doivent être examinées

       sous l'angle de la preuve, d'une part, et sous l'angle de

       la sanction, d'autre part; qu'en effet, la durée anormale

       de la procédure peut avoir pour résultat la déperdition

       des preuves en sorte que le juge ne pourrait plus décider

       que les faits sont établis; que le dépassement du délai

       raisonnable peut aussi entraîner des conséquences

       dommageables pour le prévenu ou l'accusé;

         Attendu qu' (...) il incombe au jury seul d'apprécier

       si les preuves apportées devant lui suffisent à emporter

       sa conviction au sujet de la culpabilité (...);

       qu'ensuite, lorsque la réponse du jury aux questions

       relatives à la culpabilité est affirmative et que

       l'accusé a fait valoir que le dépassement du délai

       raisonnable a entraîné pour sa personne ou pour son

       patrimoine des conséquences dommageables, il appartient

       à la cour, réunie au jury, de décider des conséquences

       qu'il y a lieu, le cas échéant, de tirer d'un éventuel

       dépassement de ce délai, quant à l'appréciation de la

       peine;

         Attendu que, en l'espèce, dans ses conclusions déposées

       au cours de l'instruction de la cause avant que le

       président pose les questions résultant de l'acte

       d'accusation ou des débats, le demandeur a soutenu que le

       délai raisonnable était dépassé, mais n'en a tiré pour

       unique conséquence que le risque de la déperdition des

       preuves;

         Qu'en opposant à ces conclusions les considérations

       reprises dans le moyen, l'arrêt justifie légalement sa

       décision;

         Que le moyen ne peut être accueilli;

         (...)

         II. Sur le pourvoi de Jean-Claude Boddaert

         (...)

         Attendu qu'il résulte de la réponse donnée sur le

       pourvoi de Nicolas Piron en tant qu'il était dirigé

       contre l'arrêt sur incident rendu le 4 mars 1986 que le

       moyen ne peut être accueilli;

         (...)"

       La Cour de cassation ajouta qu'en condamnant M. Boddaert

à dix ans de réclusion, la cour d'assises avait décidé "de

manière implicite mais certaine, que les allégations de [celui-

ci] relatives au dépassement du délai raisonnable étaient sans

fondement, soit que ce délai n'était pas dépassé, soit que

l'étant, il n'y avait pas lieu d'en tenir compte pour

l'appréciation de la peine".

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

30.    Dans sa requête du 13 février 1986 (n° 12919/87),

M. Boddaert alléguait, à titre principal, que les poursuites

pénales menées contre lui avaient duré au-delà du délai

raisonnable dont l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention

exige le respect.  Il prétendait aussi n'avoir pas disposé du

temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa

défense, au sens de l'article 6 par. 3 b) (art. 6-3-b).

31.    Le 2 juillet 1990, la Commission a déclaré irrecevable le

second grief; en revanche, elle a retenu le premier.

       Dans son rapport du 17 avril 1991 (article 31) (art. 31),

elle conclut, par neuf voix contre deux, qu'il y a eu violation

de  l'article 6 par. 1 (art. 6-1).  Le texte intégral de son avis

et de l'opinion dissidente dont il s'accompagne figure en annexe

au présent arrêt*.

_______________

* Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y

figurera que dans l'édition imprimée (volume 235-D de la série

A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer

auprès du greffe.

_______________

CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT

32.    Le Gouvernement a confirmé lors de l'audience les

conclusions de son mémoire.  Il y invitait la Cour à dire "qu'il

n'y a pas eu violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la

Convention".

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1)

33.    M. Boddaert invoque l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la

Convention, aux termes duquel

         "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue

       (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...)

       qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en

       matière pénale dirigée contre elle (...)"

       Il ne critique pas la durée globale des poursuites

criminelles engagées contre lui; il reconnaît que les

juridictions d'instruction - chambre du conseil du tribunal de

première instance de Liège et chambre des mises en accusation de

la cour d'appel de Liège - et de jugement - cour d'assises -

agirent avec une diligence normale.  Il se plaint en revanche

d'une phase de trente-neuf mois - du 2 février 1982 au

10 mai 1985 - pendant laquelle l'information menée par le juge

d'instruction demeura en sommeil et fut même entièrement

suspendue par deux fois (2 juin 1982 - 28 juin 1983 et

12 mars 1984 - 10 mai 1985).

34.    La Commission souscrit en substance à cette thèse, mais

d'après le Gouvernement la durée de la procédure, bien que

relativement longue, ne saurait être considérée comme excessive

si l'on a égard aux circonstances particulières de l'espèce.

     A.       Période à examiner

35.    La période à examiner commença le 19 juillet 1980, date

du mandat d'arrêt décerné contre l'intéressé (paragraphe 10

ci-dessus).  Après une brève interruption due à la fuite de

M. Boddaert en Espagne (paragraphe 10 ci-dessus), elle prit fin

le 22 octobre 1986, avec le prononcé de l'arrêt de la Cour de

cassation (paragraphe 29 ci-dessus).  Elle s'étend ainsi sur six

ans, deux mois et vingt-deux jours.

     B.       Caractère raisonnable de la durée de la procédure

36.    Le caractère raisonnable de la durée d'une procédure

s'apprécie à l'aide des critères qui se dégagent de la

jurisprudence de la Cour et suivant les circonstances de la

cause, lesquelles commandent en l'occurrence une évaluation

globale.

37.    La Cour relève d'emblée qu'à l'origine du présent litige

figure un meurtre perpétré peu après un autre et au même endroit

(paragraphes 9-10 ci-dessus); s'y trouvaient impliquées des

personnes, dont le requérant, appartenant à un même milieu.

       L'enquête présentait des difficultés.  Au début, elles

résultaient de l'absence de témoins et du fait que MM. Boddaert

et Piron se rejetaient mutuellement la responsabilité du crime

dont ils étaient soupçonnés l'un et l'autre.  Si, le

19 janvier 1982, le rapport commun du médecin légiste et de

l'expert en balistique fournit des éléments propres à aider à

identifier l'auteur du coup mortel (paragraphe 12 ci-dessus), des

"zones d'ombre" n'en subsistèrent pas moins.  L'instruction,

menée sans désemparer jusqu'au 2 février 1982 (paragraphe 13

ci-dessus), ne réussit pas à élucider les mobiles du meurtre ni

à cerner la personnalité des inculpés.  En revanche, elle révéla

que des liens pouvaient exister avec d'autres infractions

(paragraphe 14 ci-dessus).

38.    A quoi s'ajouta le comportement de M. Piron, relâché le

2 mars 1982 (paragraphe 13 ci-dessus).  En effet, en août 1982

et avril 1983, celui-ci accomplit une série de délits - dont un

au moins se rattachait à l'affaire Jehin - pour lesquels des

procédures s'ouvrirent devant le tribunal correctionnel de Liège

(paragraphe 15 ci-dessus).  Là-dessus, le juge d'instruction

préféra mettre l'information en veilleuse pour le cas où se

produiraient de nouveaux rebondissements; il n'y en eut pas, mais

le 1er juin 1983 M. Piron se vit inculper du meurtre de Thérèse

Hemeleers (paragraphe 15 ci-dessus).  Les autorités aperçurent

un rapport étroit entre ce dernier et le crime du

17 juillet 1980; usant de leur pouvoir discrétionnaire, elles

décidèrent d'attendre l'issue de l'instruction du "deuxième

dossier" afin de compléter celle du premier et de tenir des

débats communs sur l'ensemble des griefs formulés contre

M. Piron.

       En agissant de la sorte, elles prenaient sans conteste le

risque de retarder davantage encore le renvoi en jugement de

M. Boddaert.  Toutefois, celui-ci avait recouvré la liberté le

2 février 1982 (paragraphe 13 ci-dessus).  En outre, la gravité

des infractions incriminées et l'interdépendance des accusations,

relevées par la cour d'assises dans son arrêt du 4 mars 1986

(paragraphe 26 ci-dessus), pouvaient raisonnablement paraître

imposer pareille "évolution en parallèle" des deux dossiers qui

furent joints le 11 février 1986 (paragraphe 25 ci-dessus).

39.    L'article 6 (art. 6) prescrit la célérité des procédures

judiciaires, mais il consacre aussi le principe, plus général,

d'une bonne administration de la justice.  Dans les circonstances

de la cause, le comportement des autorités se révèle compatible

avec le juste équilibre à ménager entre les divers aspects de

cette exigence fondamentale.

40.    En conclusion, la Cour ne relève aucune violation de

l'article 6 par. 1 (art. 6-1).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L'UNANIMITE,

       Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 par. 1

       (art. 6-1).

       Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience

publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le

12 octobre 1992.

Signé: Pour le président

       Jan DE MEYER

       Juge

Signé: Marc-André EISSEN

       Greffier

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  1. CODE PENAL
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CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE BODDAERT c. BELGIQUE, 12 octobre 1992, 12919/87