CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE BODDAERT c. BELGIQUE, 12 octobre 1992, 12919/87
Chronologie de l’affaire
Commentaires • 4
Si la présomption d'innocence s'analyse en premier lieu comme une règle de preuve, elle est également une règle de fond consacrant un véritable droit subjectif pour tout individu, censé s'imposer à tous, y compris aux autorités judiciaires. En l'espèce, le requérant Z. Karaman, ressortissant turc, a fait l'objet, avec d'autres personnes, d'investigations en raison de soupçons de la part des autorités de poursuite allemandes d'avoir fait un usage frauduleux - à des fins commerciales et pour leur propre compte - de fonds destinés à des associations caritatives. La procédure pénale dirigée …
Sur la décision
Référence : | CEDH, Cour (Chambre), 12 oct. 1992, n° 12919/87 |
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Numéro(s) : | 12919/87 |
Publication : | A235-D |
Type de document : | Arrêt |
Niveau d’importance : | Importance moyenne |
Opinion(s) séparée(s) : | Non |
Conclusions : | Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale ; Article 6-1 - Délai raisonnable) |
Identifiant HUDOC : | 001-62324 |
Identifiant européen : | ECLI:CE:ECHR:1992:1012JUD001291987 |
Sur les parties
- Juges : N. Valticos, R. Pekkanen
Texte intégral
En l'affaire Boddaert c. Belgique*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée,
conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de
sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales
("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement,
en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Bernhardt, président,
F. Matscher,
J. De Meyer,
N. Valticos,
S.K. Martens,
I. Foighel,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
A.B. Baka,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier
adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil
les 24 avril et 22 septembre 1992,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
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Notes du greffier
* L'affaire porte le n° 65/1991/317/389. Les deux premiers
chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les
deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour
depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la
Commission) correspondantes.
** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11),
entré en vigueur le 1er janvier 1990.
_______________
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission
européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le
10 juin 1991, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les
articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention.
A son origine se trouve une requête (n° 12919/87) dirigée contre
le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet Etat,
M. Jean-Claude Boddaert, avait saisi la Commission le
13 février 1986 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48
(art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration belge reconnaissant
la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46).
Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir
si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat
défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d)
du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à
l'instance et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit
M. J. De Meyer, juge élu de nationalité belge (article 43 de la
Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour
(article 21 par. 3 b) du règlement).
Le 28 juin 1991, celui-ci a tiré au sort le nom des sept
autres membres, à savoir M. J. Cremona, Mme D. Bindschedler-
Robert, M. N. Valticos, M. S.K. Martens, M. I. Foighel, M. R.
Pekkanen et M. A.N. Loizou, en présence du greffier (article 43
in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
Par la suite, MM. F. Matscher et A.B. Baka, suppléants,
ont remplacé M. Cremona et Mme Bindschedler-Robert, qui avaient
quitté la Cour - le premier en raison de l'expiration de son
mandat, la seconde par démission - et dont les successeurs
étaient entrés en fonctions avant l'audience (articles 2 par. 3
et 22 par. 1 du règlement).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21
par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire
du greffier l'agent du gouvernement belge ("le Gouvernement"),
le délégué de la Commission et l'avocat du requérant au sujet de
la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1).
Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier
a reçu les mémoires respectifs du requérant et du Gouvernement
les 4 et 7 novembre 1991. Le 29 novembre, le secrétaire de la
Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait en
plaidoirie.
5. Le 26 novembre 1991, le président a fixé au 22 avril 1992
la date de l'audience après avoir recueilli l'opinion des
comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).
6. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au
Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu
auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. J. Lathouwers, secrétaire d'administration-
juriste, ministère de la Justice, délégué de l'agent,
Me P. Lemmens, avocat, conseil;
- pour la Commission
M. C.L. Rozakis, délégué;
- pour le requérant
Me P. Van Damme, avocat, conseil.
La Cour a entendu les déclarations de Me Lemmens pour le
Gouvernement, M. Rozakis pour la Commission et Me Van Damme pour
le requérant, ainsi que des réponses à ses questions.
7. M. Ryssdal se trouvant empêché, M. R. Bernhardt,
suppléant, l'a remplacé (article 21 par. 5 du règlement) pour la
délibération finale du 22 septembre 1992.
EN FAIT
A. Les poursuites et l'instruction
8. Né à Ougrée (Belgique), M. Jean-Claude Boddaert se
trouvait détenu au centre pénitentiaire de Lantin à l'époque des
derniers renseignements fournis à la Cour.
9. Le 1er juillet 1980, un meurtre fut commis devant le
débit de boissons exploité par lui, "Le Troquet". Le procès qui
s'ensuivit devant la cour d'assises de Liège, et pendant lequel
il déposa comme témoin, se termina le 18 mars 1982 par la
condamnation d'un nommé Demain.
10. Le 18 juillet 1980, la gendarmerie découvrit dans l'une
des caves de l'immeuble loué par le requérant le cadavre d'un
certain Jehin, dont la mort remontait au 17. Les soupçons se
portèrent aussitôt sur M. Boddaert et sur M. Piron, appréhendé
le 19 juillet. Le même jour, un mandat d'arrêt fut délivré
contre le requérant, qui avait fui la veille en Espagne de
crainte de se voir accuser du meurtre de Jehin.
Toutefois, le 22 juillet l'intéressé prit contact avec la
police belge afin de donner sa version des faits et de "négocier"
son retour. Il fut remis aux autorités belges le 30.
L'instruction avait débuté le 18 juillet 1980.
11. De juillet à décembre 1980, le juge d'instruction et les
enquêteurs multiplièrent les actes de procédure, entendirent de
nombreux témoins et interrogèrent plusieurs fois M. Boddaert et
son coïnculpé Piron, qui se rejetaient mutuellement la
responsabilité du meurtre de Jehin. Le crime aurait été perpétré
lors d'une discussion qui avait eu lieu sans témoins dans le
débit de boissons du requérant et qui portait sur des dettes
contractées par Jehin auprès de ce dernier.
12. Le rapport d'autopsie et celui de l'expert en balistique
furent versés au dossier les 25 novembre et 15 décembre 1980, les
rapports psychiatriques relatifs au requérant et à son coïnculpé
les 23 et 28 septembre 1981.
Le 10 mars 1981, le juge d'instruction avait invité la
gendarmerie de Liège à lui transmettre les enquêtes de moralité
de MM. Boddaert et Piron, car il "procéd[ait] aux dernières
auditions et le dossier pourrait se terminer rapidement".
Dans un rapport du 19 janvier 1982, l'expert en
balistique et le médecin légiste conclurent que la description
des faits fournie par le requérant correspondait mieux aux
constatations médicales que celle de son coïnculpé.
13. Le 2 février 1982, la chambre des mises en accusation de
Liège élargit M. Boddaert et le 2 mars M. Piron.
14. Le 11 mai 1982, le juge d'instruction pria la brigade
spéciale de recherche ("B.S.R.") de gendarmerie de Seraing de
rouvrir le dossier en collaboration avec celle de Liège et, en
particulier, "d'examiner si le meurtre de Jehin n'[était] pas en
rapport avec les recels et les vols qui [avaient] pu s'arranger
au Troquet". Il s'agit apparemment de la seule mesure accomplie
entre le 2 février 1982 et le 28 juin 1983. La B.S.R. communiqua
les renseignements sollicités par un procès-verbal du
2 juin 1982.
15. En août, octobre et novembre 1982, M. Piron fit l'objet
de plusieurs plaintes pour coups, blessures et menaces. En avril
1983, il fut interrogé sur des menaces de mort qu'il aurait
proférées contre M. Bustin, dernier témoin à avoir rencontré
Jehin vivant et auquel il reprochait de l'avoir dénoncé pour ce
meurtre. On l'entendit aussi au sujet de dégradations qu'il
aurait commises sur huit bateaux dont un appartenait à M. Bustin.
Des procédures s'ouvrirent devant le tribunal correctionnel de
Liège, mais celui-ci les reporta sine die en raison de nouveaux
faits mis à la charge de M. Piron.
Le 1er juin 1983, M. Piron se vit placé à nouveau sous
mandat d'arrêt et inculpé d'avoir, dans la nuit du 30 au 31 mai
1983, perpétré un meurtre sur la personne d'une certaine
Thérèse Hemeleers, trouvée morte dans l'appartement de celui-ci.
A partir de cette date, deux instructions furent menées
conjointement contre Piron; l'une concernait le meurtre de Jehin,
l'autre les infractions de 1982 et 1983.
16. Le 28 juin 1983, le procureur du Roi demanda au juge
d'instruction, dans l'affaire Jehin, un complément d'information
dont ce magistrat s'acquitta par des procès-verbaux des 14, 20
et 24 février ainsi que des 12 (deux procès-verbaux), 15 et
19 mars 1984.
A la demande du juge d'instruction, un neuropsychiatre
lui donna, le 26 décembre 1983, quelques précisions relatives au
rapport psychiatrique qu'il avait établi sur la responsabilité
de M. Piron.
17. L'instruction stagna du 19 mars 1984 au 10 mai 1985, date
à laquelle le procureur du Roi exprima l'opinion qu'il y aurait
lieu de renvoyer MM. Boddaert et Piron devant les assises.
18. Entre temps, le 9 novembre 1984, ledit procureur avait
invité le juge d'instruction chargé de l'affaire Hemeleers à
effectuer un certain nombre de mesures complémentaires dont
l'exécution dura jusqu'en janvier 1985.
Le 12 novembre 1984, le même juge d'instruction
communiqua à son collègue saisi de l'affaire Jehin une apostille
ainsi libellée:
"Procédant à la toilette du dossier, en vue de sa
communication, j'y relève la présence en photocopie d'un
document (mémoire) en cause [du requérant et de son
coïnculpé] dont l'original a été remis de longue date au
prévenu (...)
J'ai estimé opportun de faire saisir les documents,
considérant qu'ils pouvaient apporter des éléments
notamment psychologiques à l'instruction du dossier en
cause Hemeleers. A la relecture, je crois que ce mémoire
n'est pas indispensable à l'éclairage de mon dossier."
19. Une audience devait se tenir devant la chambre du conseil
le 24 mai 1985, mais la défense en provoqua l'ajournement au 14,
puis au 21 juin 1985.
20. Le 24 juin, la chambre du conseil du tribunal de première
instance de Liège décida de communiquer le dossier au procureur
général près la cour d'appel de Liège "pour que la procédure
[fût] transmise par lui à la chambre des mises en accusation".
Elle ordonna en outre la prise de corps des deux inculpés et leur
conduite à une maison de sûreté à désigner par la cour d'assises,
transfert qui se produisit la veille de la session de celle-ci
(paragraphe 25 ci-dessous). Auparavant, elle avait rejeté un
moyen tiré par M. Boddaert du dépassement du délai raisonnable
dont l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention exige le
respect:
"- (...) si des charges précises et importantes pèsent
sur les deux inculpés depuis le début de l'instruction,
l'affaire présente une complexité particulière procédant
du fait que ceux-ci donnent des versions très différentes
des faits, se chargeant mutuellement, ce qui a nécessité
des actes d'instruction de nature à découvrir la vérité,
lesquels furent effectués au cours des années 1983 et
1984;
- (...) dès que la partie principale du dossier fut
constituée, les inculpés furent mis en liberté, ce qui
leur donna une chance peu commune, au vu de la gravité
des faits mis à leur charge, de se reclasser et de
comparaître sous un jour favorable devant la juridiction
de fond qui aura, le cas échéant, à les sanctionner;
- (...) c'est donc à tort que les inculpés se plaignent
de la longueur du délai écoulé depuis les faits alors que
ce sursis même est de nature, en l'espèce, à améliorer
leur situation;
- (...) il appartiendra, pour le surplus, à la
juridiction du fond d'apprécier si la précision et la
clarté des souvenirs des témoins lui permettent de dire,
éventuellement, les faits établis et de les sanctionner;"
Le 25 juin 1985, les deux accusés firent opposition à
cette ordonnance.
21. Le 2 juillet 1985, le procureur général déposa devant la
chambre des mises en accusation de Liège un réquisitoire de
renvoi en cour d'assises, qui se terminait ainsi:
"(...) Attendu qu'en l'espèce, compte tenu des
contradictions évidentes qui séparaient les deux 'thèses'
et de la personnalité douteuse des intéressés, la plus
grande vigilance était de rigueur avant de clôturer ce
dossier;
Que, par exemple, la conduite de Piron après sa mise en
liberté pouvait inquiéter légitimement et [faire]
craindre des révélations nouvelles quant à l'affaire
restée assurément très trouble;
Qu'ainsi, on allègue de 'points morts', dans
l'instruction et les réquisitions qui [eussent dû] suivre
(...), sans émettre de commentaire quant à la teneur
infiniment complexe du dossier, complexité due au dossier
lui-même et à la personnalité des inculpés;
Attendu que Boddaert (...) avait été mêlé à un meurtre
commis devant son établissement par Pierre Demain (...),
quelques jours avant les faits [à] lui reprochés, le
1er juillet 1980;
Que les deux personnes sortaient précisément de son
établissement et qu'il a tout fait pour brouiller les
pistes et induire en erreur les autorités de police puis
les autorités judiciaires tant quant au déroulement des
faits que de leurs prémices; que le mobile de ce meurtre
dans lequel après les faits Boddaert eut une attitude
équivoque resta toujours [mystérieux];
Attendu que cette affaire trouva son épilogue, Pierre
Demain étant détenu, devant la cour d'assises de Liège,
le 18 mars 1982;
Attendu que de son côté Piron remis en liberté
le 2 mars 1982 ne resta pas longtemps sans faire parler
de lui (...)
Qu'en août, octobre et novembre 1982, il fut mêlé à des
scènes de violences et menaces, dossiers qui sont joints
au dossier relatif au meurtre de la nuit du 30 au
31 mai 1983" - celui de Thérèse Hemeleers - "pour lequel
il fut renvoyé devant la cour d'assises le 5 juin 1985;
Attendu qu'en avril 1983, la gendarmerie le recherchait
pour l'entendre quant à des menaces qu'il avait proférées
à l'encontre de Bustin, le tenancier du Lion d'Or, rue
Grétry, qu'il accusait précisément de l'avoir dénoncé
dans 'l'affaire du Troquet';
Que la nuit du 5 au 6 avril 1983, il menaça par gestes
un colocataire de l'immeuble qu'il occupait et brisa les
vitres de l'appartement de ce dernier au moyen d'un
pistolet à plomb;
Attendu que cette conduite de Piron et notamment
l'attitude qu'il eut en avril 1983 vis-à-vis de Bustin,
le tenancier du Lion d'Or, un des derniers témoins à
avoir vu Jehin en vie, indiquait que l'instruction dont
il était l'objet ne soit pas clôturée immédiatement
compte tenu des 'zones d'ombres' qui planaient dans le
dossier et ce d'autant qu'il n'était plus, de même que
Boddaert, en état de détention;
Attendu qu'enfin la nuit du 30 au 31 mai 1983, une amie
de rencontre, Thérèse Hemeleers, trouva la mort dans
l'appartement de Piron; que mis sous mandat d'arrêt, il
vient d'être renvoyé du chef du meurtre devant la cour
d'assises;
Attendu qu'il apparaissait évident que l'évolution du
'deuxième' dossier pouvait avoir une incidence sur le
'premier' et que les magistrats instructeurs devaient
nécessairement confronter notamment les rapports
psychiatriques;
Attendu qu'ainsi, précisément, amené à saisir des
documents dans le cadre du 'deuxième dossier', Monsieur
le juge d'instruction Regibeau s'en dessaisit le
12 novembre dernier, cette pièce ayant trait au 'premier
dossier' instruit par Monsieur le juge d'instruction
Colemonts; cette pièce y fut jointe (...);
Attendu en outre que dans l'exercice d'une saine
justice et en application de l'article 62 du code pénal,
qui prévoit qu'en cas de concours de plusieurs crimes, la
peine la plus forte sera prononcée, il importe que ces
deux dossiers soient confiés à la même session de cour
d'assises;
(...)"
B. Le renvoi en cour d'assises
22. Fixée au 18 juillet 1985, l'audience de la chambre des
mises en accusation de la cour d'appel de Liège fut reportée, à
la demande de la défense, au 22 août. En raison de la durée
annoncée des plaidoiries, elle s'interrompit et reprit le
3 septembre 1985.
23. Le 6 septembre 1985, la chambre des mises en accusation
renvoya le requérant et M. Piron devant la cour d'assises. Elle
déclara irrecevables les oppositions formées le 25 juin 1985
(paragraphe 20 ci-dessus) et jugea, quant à l'allégation relative
au dépassement du délai raisonnable, qu'il n'appartient pas à une
juridiction d'instruction d'apprécier si ce dernier "est ou
pourra être respecté".
Invoquant l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention,
le requérant forma un pourvoi que la Cour de cassation rejeta le
13 novembre 1985, au motif que l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de
la Convention s'appliquait aux juridictions de jugement et non
aux juridictions d'instruction.
C. Le procès devant la cour d'assises
24. L'acte d'accusation dans l'affaire Jehin, dressé le
1er février 1986 par le procureur général près la cour d'appel
de Liège, fut signifié à M. Boddaert le 7 février.
25. Le 11 février, le président de la cour d'assises ordonna
la jonction des affaires Jehin et Hemeleers et décida que les
causes relatives aux deux meurtres feraient "l'objet d'un seul
et même débat pour être statué sur le tout par un seul jugement".
Le 3 mars 1986, premier jour du procès, le requérant
- détenu depuis la veille en exécution de l'ordonnance de prise
de corps du 24 juin 1985 (paragraphe 20 ci-dessus) - demanda à
la cour d'assises, d'une part, de surseoir à statuer jusqu'à ce
que la Commission européenne des Droits de l'Homme se fût
prononcée sur la requête introduite par lui et, d'autre part, de
rapporter l'ordonnance du 11 février 1986 car elle lésait les
droits de la défense et risquait de prolonger les débats et la
détention.
26. Statuant sans jury le 4 mars 1986, la cour d'assises
rejeta les conclusions de M. Boddaert par les motifs suivants:
"(...) la question de savoir si le délai dans lequel
une cause est soumise à la juridiction de fond est
`raisonnable' doit s'apprécier à la lumière des données
de chaque affaire (...);
(...) cette appréciation n'est possible qu'une fois que
la cause tout entière a été exposée et examinée, que les
témoins et experts ont été entendus et que tous les
devoirs utiles à la manifestation de la vérité ont été
exécutés;
(...) le juge chargé de porter cette appréciation est
celui qui doit trancher le bien-fondé de l'accusation;
(...) il s'agit en l'espèce, en droit belge, du jury
statuant seul sans la présence de la cour; (...) le jury
pour se prononcer sur la culpabilité appréciera la valeur
des déclarations et des témoignages, leur consistance,
leur précision et le crédit qui peut encore leur être
apporté compte tenu de l'écoulement du temps depuis la
date des faits; (...) en tout état de cause, le doute
doit [profiter] aux accusés;"
Quant à la jonction des causes, la cour d'assises releva:
"(...) la connexité visée aux articles 226 et 227 du
code d'instruction criminelle résulte du lien qui existe
entre deux ou plusieurs infractions et dont la nature est
telle qu'une bonne administration de la justice commande
qu'elles soient jugées ensemble et par le même juge;
(...) Piron est poursuivi, notamment, du chef de deux
faits qualifiés crimes par la loi, qui ont été commis à
moins de trois années d'intervalle;
(...) il existe entre les accusations dirigées contre
Piron des interdépendances et rapports (nature des faits,
identité d'accusé, système de défense adopté par celui-
ci) qui justifient le maintien de la jonction ordonnée;"
27. Le 14 mars 1986, le requérant invita la cour d'assises à
poser au jury une question relative au respect du délai
raisonnable, mais elle repoussa la demande, au motif que la
question se trouvait comprise dans celle concernant la
culpabilité des accusés.
Toujours le 14 mars 1986, la cour d'assises jugea
MM. Boddaert et Piron coupables, le premier comme auteur ou
coauteur, de l'assassinat de Jehin, le second, comme auteur ou
coauteur, de celui de Jehin et, comme auteur, de celui de
Thérèse Hemeleers. Elle les condamna respectivement à dix ans
de réclusion et à la peine de mort.
D. L'instance en cassation
28. MM. Boddaert et Piron se pourvurent en cassation contre
les arrêts des 4 et 14 mars 1986 (paragraphes 26-27 ci-dessus).
Le requérant soulignait, d'une part, qu'"aucune juridiction belge
n'a[vait] accepté ou n'a[vait] été mise en mesure d'apprécier si
le délai raisonnable était ou non dépassé" alors que six ans
séparaient les faits du verdict. D'autre part, il estimait
"parfaitement contradictoire" la motivation des deux arrêts,
rendus à dix jours d'intervalle.
29. La Cour de cassation rejeta le pourvoi le
22 octobre 1986.
Quant au moyen tiré du non-respect du "délai
raisonnable", elle releva:
"(...)
I. Sur le pourvoi de Nicolas Piron
(...) Attendu qu'il incombe aux juridictions de
jugement d'apprécier, à la lumière des données de chaque
affaire, si la cause est entendue dans un délai
raisonnable et, dans la négative, de déterminer les
conséquences qui pourraient en résulter;
Attendu que ni l'article 6, par. 1er (art. 6-1), de la
Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des
libertés fondamentales ni aucune autre disposition, soit
de la Convention, soit de la loi nationale, ne précisent
les conséquences que le juge du fond qui constaterait le
dépassement du délai raisonnable devrait en déduire; que
la Convention ne dispose pas que la sanction de ce
dépassement consisterait dans l'irrecevabilité des
poursuites motivée par la constatation expresse de la
durée excessive de la procédure;
Attendu que ces conséquences doivent être examinées
sous l'angle de la preuve, d'une part, et sous l'angle de
la sanction, d'autre part; qu'en effet, la durée anormale
de la procédure peut avoir pour résultat la déperdition
des preuves en sorte que le juge ne pourrait plus décider
que les faits sont établis; que le dépassement du délai
raisonnable peut aussi entraîner des conséquences
dommageables pour le prévenu ou l'accusé;
Attendu qu' (...) il incombe au jury seul d'apprécier
si les preuves apportées devant lui suffisent à emporter
sa conviction au sujet de la culpabilité (...);
qu'ensuite, lorsque la réponse du jury aux questions
relatives à la culpabilité est affirmative et que
l'accusé a fait valoir que le dépassement du délai
raisonnable a entraîné pour sa personne ou pour son
patrimoine des conséquences dommageables, il appartient
à la cour, réunie au jury, de décider des conséquences
qu'il y a lieu, le cas échéant, de tirer d'un éventuel
dépassement de ce délai, quant à l'appréciation de la
peine;
Attendu que, en l'espèce, dans ses conclusions déposées
au cours de l'instruction de la cause avant que le
président pose les questions résultant de l'acte
d'accusation ou des débats, le demandeur a soutenu que le
délai raisonnable était dépassé, mais n'en a tiré pour
unique conséquence que le risque de la déperdition des
preuves;
Qu'en opposant à ces conclusions les considérations
reprises dans le moyen, l'arrêt justifie légalement sa
décision;
Que le moyen ne peut être accueilli;
(...)
II. Sur le pourvoi de Jean-Claude Boddaert
(...)
Attendu qu'il résulte de la réponse donnée sur le
pourvoi de Nicolas Piron en tant qu'il était dirigé
contre l'arrêt sur incident rendu le 4 mars 1986 que le
moyen ne peut être accueilli;
(...)"
La Cour de cassation ajouta qu'en condamnant M. Boddaert
à dix ans de réclusion, la cour d'assises avait décidé "de
manière implicite mais certaine, que les allégations de [celui-
ci] relatives au dépassement du délai raisonnable étaient sans
fondement, soit que ce délai n'était pas dépassé, soit que
l'étant, il n'y avait pas lieu d'en tenir compte pour
l'appréciation de la peine".
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
30. Dans sa requête du 13 février 1986 (n° 12919/87),
M. Boddaert alléguait, à titre principal, que les poursuites
pénales menées contre lui avaient duré au-delà du délai
raisonnable dont l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention
exige le respect. Il prétendait aussi n'avoir pas disposé du
temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa
défense, au sens de l'article 6 par. 3 b) (art. 6-3-b).
31. Le 2 juillet 1990, la Commission a déclaré irrecevable le
second grief; en revanche, elle a retenu le premier.
Dans son rapport du 17 avril 1991 (article 31) (art. 31),
elle conclut, par neuf voix contre deux, qu'il y a eu violation
de l'article 6 par. 1 (art. 6-1). Le texte intégral de son avis
et de l'opinion dissidente dont il s'accompagne figure en annexe
au présent arrêt*.
_______________
* Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y
figurera que dans l'édition imprimée (volume 235-D de la série
A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer
auprès du greffe.
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CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
32. Le Gouvernement a confirmé lors de l'audience les
conclusions de son mémoire. Il y invitait la Cour à dire "qu'il
n'y a pas eu violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la
Convention".
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1)
33. M. Boddaert invoque l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la
Convention, aux termes duquel
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
(...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...)
qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en
matière pénale dirigée contre elle (...)"
Il ne critique pas la durée globale des poursuites
criminelles engagées contre lui; il reconnaît que les
juridictions d'instruction - chambre du conseil du tribunal de
première instance de Liège et chambre des mises en accusation de
la cour d'appel de Liège - et de jugement - cour d'assises -
agirent avec une diligence normale. Il se plaint en revanche
d'une phase de trente-neuf mois - du 2 février 1982 au
10 mai 1985 - pendant laquelle l'information menée par le juge
d'instruction demeura en sommeil et fut même entièrement
suspendue par deux fois (2 juin 1982 - 28 juin 1983 et
12 mars 1984 - 10 mai 1985).
34. La Commission souscrit en substance à cette thèse, mais
d'après le Gouvernement la durée de la procédure, bien que
relativement longue, ne saurait être considérée comme excessive
si l'on a égard aux circonstances particulières de l'espèce.
A. Période à examiner
35. La période à examiner commença le 19 juillet 1980, date
du mandat d'arrêt décerné contre l'intéressé (paragraphe 10
ci-dessus). Après une brève interruption due à la fuite de
M. Boddaert en Espagne (paragraphe 10 ci-dessus), elle prit fin
le 22 octobre 1986, avec le prononcé de l'arrêt de la Cour de
cassation (paragraphe 29 ci-dessus). Elle s'étend ainsi sur six
ans, deux mois et vingt-deux jours.
B. Caractère raisonnable de la durée de la procédure
36. Le caractère raisonnable de la durée d'une procédure
s'apprécie à l'aide des critères qui se dégagent de la
jurisprudence de la Cour et suivant les circonstances de la
cause, lesquelles commandent en l'occurrence une évaluation
globale.
37. La Cour relève d'emblée qu'à l'origine du présent litige
figure un meurtre perpétré peu après un autre et au même endroit
(paragraphes 9-10 ci-dessus); s'y trouvaient impliquées des
personnes, dont le requérant, appartenant à un même milieu.
L'enquête présentait des difficultés. Au début, elles
résultaient de l'absence de témoins et du fait que MM. Boddaert
et Piron se rejetaient mutuellement la responsabilité du crime
dont ils étaient soupçonnés l'un et l'autre. Si, le
19 janvier 1982, le rapport commun du médecin légiste et de
l'expert en balistique fournit des éléments propres à aider à
identifier l'auteur du coup mortel (paragraphe 12 ci-dessus), des
"zones d'ombre" n'en subsistèrent pas moins. L'instruction,
menée sans désemparer jusqu'au 2 février 1982 (paragraphe 13
ci-dessus), ne réussit pas à élucider les mobiles du meurtre ni
à cerner la personnalité des inculpés. En revanche, elle révéla
que des liens pouvaient exister avec d'autres infractions
(paragraphe 14 ci-dessus).
38. A quoi s'ajouta le comportement de M. Piron, relâché le
2 mars 1982 (paragraphe 13 ci-dessus). En effet, en août 1982
et avril 1983, celui-ci accomplit une série de délits - dont un
au moins se rattachait à l'affaire Jehin - pour lesquels des
procédures s'ouvrirent devant le tribunal correctionnel de Liège
(paragraphe 15 ci-dessus). Là-dessus, le juge d'instruction
préféra mettre l'information en veilleuse pour le cas où se
produiraient de nouveaux rebondissements; il n'y en eut pas, mais
le 1er juin 1983 M. Piron se vit inculper du meurtre de Thérèse
Hemeleers (paragraphe 15 ci-dessus). Les autorités aperçurent
un rapport étroit entre ce dernier et le crime du
17 juillet 1980; usant de leur pouvoir discrétionnaire, elles
décidèrent d'attendre l'issue de l'instruction du "deuxième
dossier" afin de compléter celle du premier et de tenir des
débats communs sur l'ensemble des griefs formulés contre
M. Piron.
En agissant de la sorte, elles prenaient sans conteste le
risque de retarder davantage encore le renvoi en jugement de
M. Boddaert. Toutefois, celui-ci avait recouvré la liberté le
2 février 1982 (paragraphe 13 ci-dessus). En outre, la gravité
des infractions incriminées et l'interdépendance des accusations,
relevées par la cour d'assises dans son arrêt du 4 mars 1986
(paragraphe 26 ci-dessus), pouvaient raisonnablement paraître
imposer pareille "évolution en parallèle" des deux dossiers qui
furent joints le 11 février 1986 (paragraphe 25 ci-dessus).
39. L'article 6 (art. 6) prescrit la célérité des procédures
judiciaires, mais il consacre aussi le principe, plus général,
d'une bonne administration de la justice. Dans les circonstances
de la cause, le comportement des autorités se révèle compatible
avec le juste équilibre à ménager entre les divers aspects de
cette exigence fondamentale.
40. En conclusion, la Cour ne relève aucune violation de
l'article 6 par. 1 (art. 6-1).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L'UNANIMITE,
Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 par. 1
(art. 6-1).
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience
publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le
12 octobre 1992.
Signé: Pour le président
Jan DE MEYER
Juge
Signé: Marc-André EISSEN
Greffier
Textes cités dans la décision
Il est bon de savoir que l'instruction doit se faire pendant un « délai raisonnable » sinon vous pouvez mettre en jeu la responsabilité de l'Etat. Il conviendra pour se faire, d'assigner l'agent judiciaire de l'Etat dans le cadre d'une action en responsabilité sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire. Selon cet article, l'État est tenu de réparer le dommage causé, par faute lourde ou par déni de justice, en raison du fonctionnement défectueux du service public de la justice. En France, la difficulté d'engager la responsabilité de l'État pour …