CEDH, Cour (première section), AFFAIRE SATKA ET AUTRES c. GRECE, 27 mars 2003, 55828/00

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Première Section), 27 mars 2003, n° 55828/00
Numéro(s) : 55828/00
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : arrêt Immobiliare Sarffi c. Italie du 28 juillet 1999, no 22774/93, CEDH 1999-V
arrêt Malama c. Grèce, no 43622/98, 1er mars 2001, § 41, CEDH 2001-II
arrêt Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce du 9 décembre 1994, série A no 301-B
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Exceptions préliminaires rejetées (ratione temporis, non-épuisement des voies de recours internes) ; Violation de P1-1 ; Violation de l'art. 6-1
Identifiant HUDOC : 001-65544
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2003:0327JUD005582800
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Sur les parties

Texte intégral

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE SATKA ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 55828/00)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

27 mars 2003

DÉFINITIF

27/06/2003

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Satka et autres c. Grèce,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

MmeF. Tulkens, présidente,
M.C.L. Rozakis,
M.G. Bonello,
M.P. Lorenzen,
MmeN. Vajić,
M.A. Kovler,
M.V. Zagrebelsky, juges,
et de M. S. Nielsen, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 7 mars 2002 et 6 mars 2003,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 55828/00) dirigée contre la République hellénique et dont quatre-ving-huit ressortissants de cet Etat (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 20 juin 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants sont représentés devant la Cour par Mme P. Naskou-Perraki, professeur à l'Université de Macédoine et Me K. Giokas, avocat à Thessalonique. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») est représenté par les délégués de son agent, M. M. Apessos, conseiller auprès du Conseil juridique de l'Etat, et M. K. Georgiades, auditeur auprès du Conseil juridique de l'Etat.

3.  Les requérants alléguaient une violation de l'article 1 du Protocole no 1 et de l'article 6 § 1 de la Convention (procès équitable et délai raisonnable). Ils se plaignent du refus de l'administration de leur verser l'indemnité due et surtout de la tactique sournoise de celle-ci qui consistait à édicter des décrets à peu d'années d'intervalle modifiant la qualification des terrains afin d'empêcher les requérants d'en disposer.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11). La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).

6.  Par une décision du 7 mars 2002, la chambre a déclaré la requête recevable.

7.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

1.  La période 1914-1928

8.  En 1914, l'armée grecque réquisitionna un domaine de 330 000 m² sis à Kalamaria et y bâtit une caserne (caserne Kodra) pour le 4e régiment de cavalerie. Cette surface comprenait les terrains suivants appartenant aux requérants ou à leurs ascendants :

a)  six terrains de 7 756,45 m², 7 374,60 m², 1 536 m², 1 444 m², 4 173 m², 6 970 m² et 461 m² appartenant aux requérants no 1-83 ;

b)  un terrain de 1 350 m² appartenant à la requérante no 84 ;

c)  un terrain de 3 658,52 m² appartenant à la requérante no 85 ;

d)  un terrain de 4 598 m² appartenant aux requérants no 86-88.

9.  Comme l'Etat ne procéda ni à l'expropriation de ces terrains ni au versement d'une indemnité pour la perte de l'usage de ceux-ci, les requérants saisirent le tribunal permanent des réquisitions militaires qui, par trois décisions no 139/1930, 140/1930 et 141/1930, leur accorda une telle indemnité pour les années 1914-1928.

2.  La période 1928-1953

10.  En 1928, et à la suite de protestations de la part des requérants, l'Etat procéda, par un décret présidentiel du 27 août 1928, à l'expropriation d'une superficie de 250 000 m² du domaine susmentionné incluant les terrains litigieux.

11.  Par un arrêt no 384/1933, la cour d'appel de Thessalonique fixa le montant de l'indemnité que l'Etat devait verser aux requérants pour l'expropriation. Toutefois, l'Etat refusa de payer cette indemnité.

12.  Les requérants saisirent alors les juridictions civiles afin d'obtenir la révocation de l'expropriation. Par un arrêt du 30 avril 1953 (no 964/1953), le Conseil d'Etat, siégeant en formation plénière, reconnut que l'Etat avait arbitrairement occupé pendant vingt-cinq ans les terrains des requérants sans verser d'indemnité et annula l'expropriation. En vertu de cet arrêt, l'Etat devait, soit lever l'expropriation et procéder à l'aménagement urbain du quartier, soit rendre les terrains aux ayants-droit et transférer la caserne hors de la ville. L'Etat ne fit rien pour se conformer à l'arrêt susmentionné.

3.  La période 1953-1966

13.  Le 22 mai 1959, les requérants introduisirent une action contre l'Etat par laquelle ils sollicitaient le versement d'une indemnité pour la perte de l'usage de leurs propriétés de 1953 à 1959.

14.  Le 28 avril 1966, un décret royal qualifia le domaine où était située la caserne de « zone touristique », d'« espace vert » et de « zone de tourisme et de loisirs ». Toutefois, ce décret ne fut pas appliqué. En même temps, l'accès des requérants à leurs propriétés était interdit puisque la caserne continuait d'exister.

4.  La période 1966-1999

15.  En 1968, le tribunal de grande instance d'Athènes fixa l'indemnité due. En 1969, la cour d'appel d'Athènes rejeta l'appel interjeté par l'Etat contre le jugement du tribunal de grande instance.

16.  En 1973, quatorze ans après l'introduction de l'action, la Cour de cassation accorda aux requérants l'indemnité demandée (arrêt no 555/1973).

17.  Par les arrêts no 8469/1979, 4785/1980 et 1486/1981 et 1487/1981, puis par les arrêts no 8850/1975, 2384/1976 et 26/1978, le tribunal de grande instance, la cour d'appel et la Cour de cassation accordèrent à certains des requérants une nouvelle indemnité pour la perte de l'usage de leurs propriétés pour la période 1970-1974 et à d'autres pour la période 1968-1973.

a)  Les réquisitions

18.  Par une décision du 22 juillet 1980, modifiée le 31 mai 1982 puis le 15 décembre 1984, le ministre adjoint de la Défense nationale réquisitionna pour les besoins de l'armée une superficie de 29 443,45 m², où est installée la caserne « Kodra ». Le 6 février 1989, le même ministre précisa que la superficie réquisitionnée entre 1982 et 1984 mesurait 24 000 m², car une partie de 5 000 m² avait été restituée à certains requérants en 1981 et, à partir du 2 octobre 1984, elle était de 23 823 m², car l'armée avait acheté une étendue de 176,55 m². La réquisition de la superficie précitée fut levée par une décision du ministre adjoint de la Défense nationale du 13 juin 1991 et un protocole selon lequel les terrains auraient été rendus à leurs propriétaires fut émis le 31 juillet 1991. Le 13 juin 1991, une superficie de 7 374 m² fut à nouveau réquisitionnée puis un nouveau protocole du même type fut émis le 30 mars 1995. Pendant toute la durée des réquisitions, les requérants recevaient une indemnité pour la privation de l'usage de leurs propriétés, qui était fixée par la Commission des réquisitions et les tribunaux administratifs.

b)  Les modifications du plan de l'aménagement du territoire

19.  Par un décret présidentiel du 15 janvier 1983, le domaine où se situait la caserne fut à nouveau qualifié d'« espace vert ». Ce décret supprima aussi les conditions de construction existantes, de sorte que toute construction devint impossible sur ce domaine. Le 3 octobre 1991, le préfet de Thessalonique qualifia le domaine d'« espace culturel et de loisirs ». Par un décret du 2 août 1995, le domaine fut considéré comme site archéologique et « relevant de la compétence » du ministère de la Culture aux fins de la construction d'un musée. Tous ces décrets furent publiés au Journal officiel. Les requérants soutiennent qu'en vertu de l'article 29A de la loi no 2081/1972, les décrets susmentionnés furent adoptés sans que les crédits correspondants ne soient prévus au budget de l'Etat ; or, comme la prévision d'un tel crédit sur le budget constituait une condition substantielle pour l'adoption d'un tel décret, ces décrets seraient nuls et non avenus et n'auraient pas dus être publiés au Journal officiel.

20.  Par une loi no 2508/1997, une partie de la caserne fut désignée comme site pour la construction d'un musée d'antiquités préhistoriques. La loi prévoyait également la construction d'une salle de spectacles ainsi que d'un théâtre de plein air.

21.  Face au refus de l'Etat de verser l'indemnité pour l'impossibilité de récupérer leurs propriétés, les requérants invitèrent l'Etat à leur octroyer d'autres terrains d'égale valeur, en remplacement de ceux occupés par la caserne. L'Etat invita les requérants à lui indiquer les terrains d'égale valeur, ce que les requérants firent.

22.  Le 18 mai 1989, la Société foncière de l'Etat approuva cette proposition d'échange, mais le ministère de l'Economie (autorité de tutelle de cette Société) rejeta, le 20 juillet 1990, la demande des requérants à cet égard. De plus, le ministère leur répondit ainsi : « La Société foncière de l'Etat mène des recherches afin de déterminer le statut de propriété concernant tous les terrains composant la caserne Kodra ; par conséquent, il n'est pas opportun de procéder à un échange avant que ce statut soit clairement défini ». Certains des requérants estimèrent alors que l'Etat mettait en cause de manière indirecte leur statut de propriétaires et saisirent le tribunal de grande instance de Thessalonique. Par deux jugements no 20293/1996 et no 20294/1996, ce tribunal les reconnut comme propriétaires in indivis d'une superficie de 29 254,05 m². Ces jugements devinrent définitifs le 13 juillet 1999.

23.  Le 31 juillet 1991, l'armée mit fin à la réquisition et restitua l'intégralité des terrains aux requérants. Au printemps 1993, ces derniers délimitèrent leurs terrains et, le 13 avril 1994, en informèrent la municipalité de Kalamaria qui ne réagit pas. Les bureaux d'aménagement du territoire de Thessalonique et de Kalamaria approuvèrent les modifications apportées au plan d'aménagement du territoire par les actes no 5348/1986, no 23/1993 et no 59/1998.

24.  Toutefois, les requérants soulignent que, depuis le départ de l'armée, et comme les terrains étaient encore bloqués en vertu des décrets de 1983, 1990 et 1995, l'Etat ne prit aucune mesure, soit pour indemniser les requérants pour cause d'expropriation, soit pour procéder au remplacement de terrains par d'autres d'égale valeur, soit pour trouver une solution de rechange. En revanche, il annonçait dans les médias que cet espace servirait pour la construction d'un palais de la musique, d'une fondation, d'un parc de loisirs ou d'un espace vert à la mémoire des combattants chypriotes. Les études qui furent menées par différents bureaux d'études n'aboutirent jamais.

25.  Inquiets du sort réservé à leurs propriétés et comme les bornes de délimitation de leurs terrains étaient souvent détruites par des inconnus, les requérants décidèrent de les délimiter à l'aide de poteaux placés tous les six mètres autour de leurs propriétés. Le 18 mars 1994, la municipalité de Kalamaria ordonna la démolition des poteaux et porta plainte contre les requérants. Ceux-ci soutiennent que depuis 1994, les poteaux sont systématiquement détruits par des inconnus et qu'ils sont obligés de les remplacer régulièrement.

26.  Le 15 février 1996, certains des requérants, estimant que l'acte no23/1993 précité constituait un nouvel acte d'expropriation de leurs terrains, saisirent le tribunal de grande instance de Thessalonique. Par deux jugements no 13026/1996 et no 13893/1997 respectivement, ce tribunal fixa le montant unitaire provisoire au mètre carré de l'indemnité et reconnut à ces requérants la qualité de bénéficiaires de l'indemnité. Toutefois, l'arrêt no 13893/1997 reconnut les requérants no 86-88 titulaires d'une indemnité correspondant à 1/6 de celle fixée pour le terrain de 4 598 m² (indiqué sous le point d)). Par un arrêt no 3940/1996, la cour d'appel de Thessalonique porta le montant de l'indemnité à 230 000 drachmes au mètre carré.

27.  Au jour de l'introduction de la requête à la Cour, la municipalité de Kalamaria avait refusé de verser à ces requérants l'indemnité ainsi fixée. Les requérants affirment qu'ils ne disposaient d'aucun moyen pour obliger la municipalité à se conformer à l'arrêt susmentionné, en raison de l'existence de l'article 8 de la loi no 2097/1952 qui dispose : « L'exécution des décisions judiciaires condamnant l'Etat à payer une dette ou des frais de justice, ainsi que celle de tout titre exécutoire reconnaissant que l'Etat est tenu de payer une telle dette, n'est pas permise. La signification d'une requête en paiement de ces dettes est interdite et, au cas où elle aurait néanmoins lieu, cette signification ne lie nullement l'Etat ».

28.  Comme l'indemnité accordée par les jugements no 13026/1996 et no 13893/1997 et l'arrêt no 3940/1996 ne fut pas versée aux requérants dans un délai d'un an et demi à compter de ces décisions, la cour d'appel de Thessalonique révoqua, à la demande des requérants, l'expropriation qui devait être effectuée en vertu de l'acte no 23/1993 (arrêt no 1074/2000 du 31 avril 2000).

29.  Par un décret no 12122/2761 du 13 juin 1999 modifiant le plan de l'aménagement du territoire, pris par le ministère des Travaux publics, les terrains de certains des requérants furent qualifiés d'espace culturel, de loisirs et de sports.

30.  Pour appuyer leurs affirmations, les requérants soutiennent qu'un autre domaine (quartier de Mikra), limitrophe aux terrains litigieux, est aussi bloqué par l'Etat, sans que les propriétaires ne soient indemnisés, suite à l'adoption de décrets le qualifiant d'espace réservé à la construction d'un aéroport, d'espace pour la construction d'habitations à loyer modéré et d'espace pour la construction d'un centre sportif. Saisi par les propriétaires de ce domaine, dont certains des requérants, le Conseil d'Etat jugea en 1997 que les actes modifiant le plan de la ville (comme ceux adoptés dans le cas des requérants), pour certains terrains sur lesquels des bâtiments publics doivent être construits, constitue une limitation du droit de propriété qui est compatible avec la Constitution si elle ne dépasse pas un délai raisonnable. Si cette limitation excède ce délai, sans qu'une procédure d'expropriation soit engagée, l'administration a le devoir de mettre un terme à cette limitation. Toutefois, l'administration ne se conforma pas à cet arrêt.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

31.  Les dispositions pertinentes de la Constitution de 1975 se lisent ainsi :

Article 17

« 1.  La propriété est placée sous la protection de l'Etat. Les droits qui en dérivent ne peuvent toutefois s'exercer au détriment de l'intérêt général.

2.  Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, dûment prouvée, dans les cas et suivant la procédure déterminés par la loi et toujours moyennant une indemnité préalable complète. Celle-ci doit correspondre à la valeur que possède la propriété expropriée le jour de l'audience sur l'affaire concernant la fixation provisoire de l'indemnité par le tribunal. Dans le cas d'une demande visant à la fixation immédiate de l'indemnité définitive, est prise en considération la valeur que la  propriété expropriée possède au jour de l'audience du tribunal sur cette demande.

(...) »

Article 18

« (...)

3.  Des lois spéciales règlent les modalités des réquisitions pour les besoins des forces armées en cas de guerre ou de mobilisation, ou pour parer à une nécessité sociale immédiate susceptible de mettre en danger l'ordre public ou la santé publique.

(...)

5.  En dehors des cas mentionnés aux paragraphes précédents, il est permis de prévoir, par voie législative, toute autre privation du libre usage et de l'usufruit de la propriété rendue nécessaire en raison de circonstances particulières. La loi détermine la personne chargée du paiement aux ayants droit du prix de l'utilisation ou de l'usufruit et la procédure applicable à ce paiement, qui doit correspondre aux conditions chaque fois existantes.

Les mesures imposées en application du présent paragraphe sont levées aussitôt que les raisons particulières les ayant provoquées, cessent d'exister. Dans le cas d'un prolongement injustifié de ces mesures le Conseil d'Etat statue sur leur abrogation par catégories de cas et sur demande de toute personne ayant un intérêt légal. »

Article 24 § 2

« L'aménagement du territoire, la formation, le développement, l'urbanisme et l'extension des villes et régions à urbaniser en général sont placés sous la réglementation et le contrôle de l'Etat, en vue d'assurer la fonctionnalité et le développement des agglomérations et les meilleurs conditions de vie possible. »

32.  Le Gouvernement soutient que, selon la jurisprudence du Conseil d'Etat, l'acte qui approuve ou modifie le plan d'occupation de sol n'entraîne pas l'expropriation des terrains qui sont qualifiés comme destinés à la construction de bâtiments publics ; cette qualification donne seulement la possibilité d'engager une procédure d'expropriation, conformément aux dispositions légales pertinentes et en vertu d'un acte particulier. La qualification de ces terrains entraîne une limitation sérieuse des droits du propriétaire, car elle interdit l'utilisation de ces terrains dans un autre but. Cette limitation est tolérée par la Constitution si elle ne dépasse pas un délai raisonnable. Si la limitation dépasse un tel délai, sans que la procédure d'expropriation ne soit engagée ou lorsque l'acte d'expropriation est révoqué, l'administration doit, sur demande du propriétaire, annuler la qualification des terrains comme terrains destinés à la construction de bâtiments publics. Le fait qu'une nouvelle qualification ait été donnée à ces terrains, alors que ceux-ci étaient déjà qualifiés, n'influe pas sur la détermination du délai raisonnable et l'obligation de l'administration d'annuler cette qualification après le dépassement d'un tel délai.

33.  Enfin, par un arrêt no 135/1999, le Conseil d'Etat a jugé que lorsqu'une décision judiciaire constate qu'une expropriation doit être révoquée d'office, il n'est pas nécessaire que l'administration prenne une décision formelle à cet effet.

EN DROIT

I.  SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

34.  Le Gouvernement réitère les exceptions qu'il avait soulevées au stade de la recevabilité de la requête. Il souligne qu'il ne s'agit nullement d'une situation continue, comme l'avait conclu la décision sur la recevabilité. Alors que la réquisition de la plus grande partie des terrains litigieux prit fin en 1991, les requérants soulevèrent, sept ans plus tard pour la première fois devant la Cour, des griefs qui ont pour origine cette réquisition. Il souligne également que certains des requérants (no 84-88) ne saisirent jamais l'administration ou les tribunaux pour réclamer réparation. A supposer même que l'administration ne se conformât pas à l'arrêt no 964/1953, il n'est pas possible de l'invoquer cinquante ans plus tard, alors que les circonstances tant factuelles que juridiques sont modifiées dans la région.

35.  Quant à la question de l'épuisement, le Gouvernement souligne que les requérants avaient des recours qui leur permettaient de se défendre contre les prétendues méthodes de la municipalité de Kalamaria qui les empêchaient de disposer librement de leurs terrains, tel le recours de l'article 1108 du code civil, qui leur permettait d'exiger la cessation de l'atteinte sur leur propriété et en même temps un dédommagement. Le Gouvernement reproche à la Cour de ne pas avoir répondu à ces branches de l'exception qui soulignaient que les requérants n'avaient saisi les juridictions administratives ni d'un recours en indemnisation, ni d'un recours sur le fondement des articles 105 et 106 de la loi d'accompagnement du code civil, invoquant l'omission illégale de l'administration de lever les contraintes urbanistiques sur les terrains litigieux.

36.  Les requérants soutiennent que l'ordre juridique grec ne leur offre aucun recours, sauf ceux qu'ils ont déjà exercés, qui leur auraient permis de se faire indemniser pour le dommage subi par les limitations imposées sur leurs propriétés au moyen de mesures d'urbanisme.

37.  La Cour note que le Gouvernement avait longuement développé ces exceptions au stade de la recevabilité et qu'elle les avait rejetées dans sa décision du 7 mars 2002. Elle ne voit aucune raison de se départir des conclusions auxquelles elle était parvenue au stade de l'examen de la recevabilité.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

38.  Les requérants allèguent une violation de l'article 1 du Protocole no 1 qui se lit ainsi :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A.  Thèses des parties

39.  Le Gouvernement souligne qu'en matière de restriction au droit de propriété, telles que les réquisitions ou les modifications du plan de l'aménagement du territoire, les Etats disposent d'une grande marge d'appréciation (James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, § 46). Il affirme que les réquisitions visaient à satisfaire des besoins impérieux des forces armées et n'ont pas privé les requérants de leur droit de propriété ; elles ont seulement limité l'usage de la propriété de ceux-ci, qui recevaient, toutefois en contrepartie, une indemnité. Quant aux modifications du plan d'aménagement du territoire, elles ont eu lieu conformément aux dispositions législatives pertinentes et tendaient à un but d'intérêt public, à savoir la création d'espaces verts, de centres culturels, sportifs et de loisirs.

40.  Le Gouvernement souligne qu'à la différence de l'affaire Sporrong et Lönnroth c. Suède (arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52), les requérants disposaient en l'espèce de voies de recours efficaces qui leur permettaient de contester les réquisitions et les modifications du plan d'aménagement du territoire, s'ils estimaient que la durée de celles-ci dépassait le délai raisonnable. Toutefois, les requérants ont omis d'exercer ces recours. Le Gouvernement soutient également que la présente affaire se distingue de l'affaire Papamichalopoulos et autres c. Grèce (arrêt du 24 juin 1993, série A no 260-B), dans laquelle les propriétés des requérants étaient occupées sans indemnité et où les autorités refusaient de les restituer aux propriétaires en dépit d'une décision judiciaire en ce sens.

41.  Quant à la question de l'indemnisation, le Gouvernement produit un document, établi par le ministère de la Défense nationale, le 22 juin 2001, d'après lequel les requérants auraient touché 6 687 844 drachmes pour la période 1953-1981 et 104 850 000 drachmes pour la période 1982-1995. Ces sommes ont été accordées, soit par décisions de la Commission administrative des réquisitions (contre lesquelles un recours devant les juridictions administratives est possible), soit par décisions judiciaires, ou encore par décisions du Conseil juridique de l'Etat. Or, ces sommes étaient très élevées pour la période considérée et devaient avoir satisfait les requérants, qui avaient le droit de saisir les tribunaux et de demander une indemnité plus élevée, comme ils l'ont fait du reste à une occasion. De plus, les terrains indiqués sous les points b), c) et d) (voir Les circonstances de l'espèce) n'ont pas fait l'objet de réquisitions depuis 1980.

42.  Le Gouvernement précise en outre que les plans d'aménagement du territoire n'entraînent pas directement de restrictions sur les immeubles, mais donnent des indications sur la manière d'aménager un espace et sont révisés tous les cinq ans. En l'espèce, les terrains des requérants étaient destinés à devenir un « parc d'activités », ce qui se distingue de simples « parcs de promenade » ou de « parcs de proximité » dont la conception et la réalisation nécessitent un grand nombre d'études spécifiques, un budget important et l'accord de plusieurs autorités. La durée de huit ans qui s'est écoulée de 1995 jusqu'à ce jour ne peut pas être considérée comme excessive, compte tenu de l'importance et de la taille du projet de construction du parc d'activités. Lorsque les procédures actuellement en cours auront été finalisées, les requérants recevront une indemnité pour expropriation.

43.  Les requérants allèguent que, depuis 1914, ils ont été privés de l'usage de leurs biens, de la possibilité d'en disposer librement, ainsi que du libre accès à leurs propriétés. La non-exécution pendant vingt ans de l'expropriation décidée par le décret présidentiel du 27 août 1928 a entraîné une expropriation de fait à leur encontre. Les requérants non seulement ne peuvent disposer de leurs propriétés après le transfert de la caserne, en raison des décrets successifs des autorités qualifiant leurs terrains de domaine public, mais ils n'ont pas été indemnisés suivant une procédure équitable et dans un délai raisonnable. L'échec de la tentative d'échange de leurs terrains par d'autres d'égale valeur, ainsi que de la procédure d'indemnisation a rompu le juste équilibre qui doit régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l'intérêt général.

B.  Appréciation de la Cour

44.  Selon la jurisprudence de la Cour, l'article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s'exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général. Il ne s'agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d'atteinte aux propriétés ; dès lors, elles doivent s'interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Malama c. Grèce, no 43622/98, 1er mars 2001, § 41, CEDH 2001-II).

45.  La Cour estime devoir d'abord rappeler certains faits qui lui semblent pertinents en l'espèce. En 1928, l'Etat expropria les propriétés des requérants, déjà réquisitionnées depuis 1914. Comme l'indemnité accordée par les tribunaux pour l'expropriation ne fut pas versée aux requérants, le Conseil d'Etat révoqua l'expropriation en 1953. La réquisition fut maintenue jusqu'en 1991, année au cours de laquelle l'armée restitua les terrains aux requérants. Toutefois, ceux-ci ne furent pas en mesure d'en disposer. En effet, le décret du 15 janvier 1983 avait qualifié les terrains d'espace vert et interdit la construction ; l'acte no 23/1993, adopté en vertu de ce décret, avait modifié le plan d'aménagement du territoire. En 1996 et 1997, le tribunal de grande instance de Thessalonique admit que l'acte no 23/1993 avait opéré une nouvelle expropriation et accorda aux requérants une indemnité qui ne fut, elle non plus, versée aux requérants, de sorte que la cour d'appel de Thessalonique révoquât l'expropriation en 2000. Entre-temps, la municipalité de Kalamaria avait empêché les requérants de prendre possession de leurs terrains et les autorités, par les décrets des 2 août 1995 et 13 juin 1999, avaient qualifié les terrains litigieux de site archéologique, ainsi que d'espace culturel, de loisirs et de sports. La Cour note de surcroît que le Gouvernement admet que les terrains des requérants sont destinés à devenir un « parc d'activités », projet qui, selon le Gouvernement, nécessite de longues années pour la réalisation d'études et l'obtention d'autorisations.

46.  La Cour rappelle ensuite que la Grèce a ratifié le droit de recours individuel en novembre 1985. Par conséquent, les faits qui se sont déroulés avant cette date se trouvent en dehors de la compétence ratione temporis de la Cour. Toutefois, la Cour pourrait les prendre en considération dans l'appréciation de la situation des requérants postérieure à cette date.

47.  La Cour note que les mesures dont se plaignent les requérants ne peuvent être assimilées à une privation de propriété, de droit ou de fait : en effet, d'une part, le Conseil d'Etat et la cour d'appel de Thessalonique révoquèrent l'expropriation des propriétés des requérants en 1953 et 2000 respectivement ; d'autre part, en 1991, l'armée mit fin à la réquisition et restitua aux requérants l'intégralité de leurs terrains.

Toutefois, la Cour note qu'en dépit de ces mesures, qui reviennent à reconnaître que les requérants sont encore en droit propriétaires de leurs terrains, ceux-ci ne purent pas et ne peuvent toujours pas en disposer pleinement et à leur guise : l'adoption de décrets successifs depuis 1983 et surtout après la restitution des terrains par l'armée, donnant à chaque fois une qualification différente aux terrains litigieux, ainsi que le comportement de la municipalité de Kalamaria, démontre l'intention des autorités de s'approprier ces terrains à la longue, mais sans engager, dans un délai raisonnable à compter de l'adoption de ces textes, une procédure d'expropriation ni verser une indemnité aux requérants.

48.  Ainsi les requérants, quoique propriétaires de leurs terrains, se trouvent depuis 1991, année de la restitution de ceux-ci par l'armée, dans l'impossibilité d'exploiter leurs biens, car il est de notoriété publique que ceux-ci passeront dans l'avenir sous le contrôle de l'Etat.

49.  Il en est résulté que les requérants ont eu à supporter et supportent encore une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d'une part, les exigences de l'intérêt général et, d'autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens.

50.  Il y a donc eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

51.  Les requérants allèguent une double violation de l'article 6 § 1 de la Convention. Ils reprochent aux autorités d'être intervenues par des actes administratifs pour qualifier les terrains litigieux d'espaces publics, alors que les procédures devant les juridictions compétentes étaient déjà pendantes. Ils se plaignent aussi du dépassement du « délai raisonnable » de la procédure, qui a commencé en 1933. Ils affirment que si les juridictions compétentes ont rendu leurs décisions concernant l'indemnité due pour l'occupation de leurs propriétés dans un délai relativement raisonnable, les autorités, par leur attitude, ont privé d'effet ces décisions, de sorte que la procédure d'indemnisation n'est pas encore terminée. L'article 6 § 1, dans sa partie pertinente, se lit ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) et dans un délai raisonnable par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.  Thèses des parties

52.  Le Gouvernement allègue qu'il n'y a jamais eu ingérence de l'administration dans une procédure judiciaire pendante à laquelle elle était partie afin d'orienter en sa faveur l'issue de celle-ci. Le 13 mai 1999, date à laquelle le ministre des Travaux publics a qualifié d'espace culturel les terrains des requérants, aucune instance n'était pendante, relative à l'expropriation de la superficie litigieuse. De plus, le décret du 27 août 1928 avait été révoqué d'office depuis le 25 mai 1941, soit vingt-cinq ans avant le décret royal du 28 avril 1996 qui, selon les requérants, avait supprimé la force exécutoire des arrêts no 384/1933 de la cour d'appel de Thessalonique et no 964/1953 du Conseil d'Etat.

53.  En particulier, le Gouvernement soutient qu'aucune question d'exécution de l'arrêt no 384/1933 de la cour d'appel de Thessalonique (qui accordait aux requérants une indemnité pour l'expropriation décidée par le décret du 27 août 1928) ne se pose car, comme cette indemnité n'a jamais été versée, l'expropriation a été révoquée d'office. En outre, aucune question d'exécution de l'arrêt no 964/1953 du Conseil d'Etat ne se pose, car cet arrêt a seulement confirmé la révocation d'office de l'expropriation ; il en va de même pour l'arrêt no 3940/1996 de la cour d'appel de Thessalonique (qui a fixé le prix unitaire de l'indemnité pour le terrain indiqué sous le point d) de la partie Les circonstances de l'espèce), car l'indemnité n'a pas été versée dans le délai prévu par la loi ; la révocation de l'expropriation de ce terrain a été confirmée par l'arrêt no 1074/2000 de la cour d'appel de Thessalonique.

54.  Enfin, le Gouvernement précise que le statut de propriété du terrain de 4 598 m² (indiqué sous le point d)) n'est pas encore résolu et que les requérants n'ont été reconnus qu'en qualité de bénéficiaires d'une indemnité correspondant à 1/6 du terrain de 4 598 m².

55.  Les requérants se plaignent de la durée de la procédure de leur indemnisation. Ils dénoncent la pratique de l'administration en l'espèce, à savoir son intervention après chaque procédure par laquelle les tribunaux leur accordaient une indemnité pour expropriation, consistant à adopter de nouveaux décrets qui donnaient une nouvelle qualification aux terrains litigieux et restreignaient ainsi à nouveau l'usage de ceux-ci. Ils soulignent, en outre, que, le 13 mai 1999, l'action introduite par les requérants no 86-88 était encore pendante devant le tribunal administratif de Thessalonique, qui a rendu son jugement no 1074/2000. Ils soulignent aussi que, selon la jurisprudence de la Cour de cassation et la doctrine, une révocation d'office tendant à protéger les intérêts d'un propriétaire peut être invoquée seulement par celui-ci et non par l'Etat au bénéfice duquel a lieu l'expropriation. Ils invoquent, à l'appui de leurs arguments, l'arrêt Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce du 9 décembre 1994 (série A no 301-B).

B.  Appréciation de la Cour

56.  La Cour note que la situation dénoncée par les requérants ne saurait être considérée comme similaire à celle constatée dans l'arrêt Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis, où l'Etat était intervenu d'une manière décisive pour orienter en sa faveur l'issue d'une instance à laquelle il était partie. En l'espèce, les décrets successifs mentionnés par les requérants concernaient les qualifications des terrains litigieux, furent édictés bien avant et bien après l'adoption de ces décisions et n'eurent aucune influence sur elles.

57.  Toutefois, la Cour note qu'en l'espèce, les juridictions compétentes, et notamment le tribunal de grande instance et la cour d'appel de Thessalonique, par leurs décisions no 13026/1996, 13893/1997 et 3940/1996, accordèrent une indemnité aux requérants, que la municipalité de Kalamaria refusa de payer. Un peu plus tard, en 1997, 1998 et 1999, les autorités administratives ou le législateur, qui avaient déjà dans le passé adopté des décrets par lesquels ils affirmaient que les terrains litigieux faisaient partie du domaine public, adoptèrent de nouveaux décrets et de nouvelles lois modifiant le plan d'urbanisme ou donnant aux terrains litigieux une affectation nouvelle. La Cour considère que le cas d'espèce présente une similitude avec l'affaire Immobiliare Sarffi c. Italie (arrêt du 28 juillet 1999, no 22774/93, CEDH 1999-V), dans laquelle la Cour avait estimé que, si on peut admettre que les Etats interviennent dans une procédure d'exécution d'une décision de justice, pareille intervention ne peut avoir comme conséquence ni d'empêcher, ni d'invalider ou encore retarder de manière excessive l'exécution, ni, encore moins, de remettre en question le fond de cette décision (§ 74). Or, en l'espèce, la Cour estime que les interventions successives et répétées de l'Etat privèrent de tout effet utile les décisions judiciaires rendues en faveur des requérants et les empêchèrent en réalité de voir que la contestation les opposant à l'Etat soit décidée par un tribunal, conformément au principe de la prééminence du droit.

58.  Quant au grief des requérants sur la durée de la procédure d'indemnisation, la Cour estime qu'il doit être considéré comme absorbé par le précédent.

59.  Il y a donc eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

IV.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

60.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

61.  Pour la privation de leur propriété, les requérants no 1-83 réclament 9 657 423 750 drachmes (GRD) et pour la privation de l'usage de celle-ci 10 000 000 000 GRD (montant qui résulterait de la perte de revenus qu'ils auraient tirés des immeubles qu'ils auraient pu bâtir à compter de 1966). Ils se fondent sur un rapport établi à leur demande par un professeur de l'Ecole polytechnique. Pour la privation de leur propriété, les requérants a) no 84 b) no 85 et c) no 86-88 réclament respectivement 263 241 990, 713 355 207 et 149 438 964 GRD et pour la privation de l'usage 272 580 000, 738 660 000 et 154 740 000 GRD.

62.  Pour dommage moral, les requérants no 1-83 sollicitent pour dommage moral 3 400 663 780 GRD. Ils soutiennent que pendant trois générations ces familles ont vécu dans des conditions de pauvreté, privées de toute possibilité de bénéficier d'une éducation, d'une activité professionnelle et d'un domicile d'un standing plus élevé que celui qu'elles ont eus. Les requérants no 84, 85 et 86-88 sollicitent respectivement 92 695 272, 251 193 373 et 52 621 859 GRD.

63.  Pour frais et dépens, les requérants no 1-83 réclament 2 500 000 000 GRD pour toutes les procédures judiciaires et extra-judiciaires engagées depuis 1928 et jusqu'à ce jour et pour lesquelles ils soumettent le détail. Les requérants no 84, 85 et 86-88 sollicitent respectivement 10 049 348, 27 232 548 et 5 704 880 GRD. Ils se fondent sur les dispositions pertinentes du code des avocats, en particulier celles qui traitent des honoraires de ceux-ci.

64.  Le Gouvernement estime que la question de l'article 41, dans son intégralité, ne se trouve pas en état et propose de la réserver.

65.  A titre subsidiaire, et quant au dommage matériel, le Gouvernement rappelle que la plupart des terrains litigieux furent rendus aux requérants en 1991 sauf l'un d'entre eux qui fut restitué en 1995. Lorsque les procédures en cours seront terminées, les requérants, qui seront expropriés, recevront une indemnité. Or, les requérants tentent de toute évidence de se faire indemnisés à deux reprises. Quant à l'indemnité sollicitée pour la perte de l'usage, le Gouvernement rétorque que les requérants ne peuvent se faire indemniser tant pour la valeur de la terre que pour les appartements qu'ils auraient pu construire sur ces terres. De toute façon, le Gouvernement fait valoir qu'aucune indemnité ne saurait être versée pour la période antérieure au 20 novembre 1985, date de la prise d'effet de la déclaration grecque d'acceptation du droit de recours individuel.

66.  Le Gouvernement souligne que, de 1953 au 31 décembre 1981, les requérants perçurent 6 687 844 GRD et, du 1er janvier 1982 au 30 mars 1995, 104 850 000 GRD comme compensation pour les réquisitions de leurs terrains. Le Gouvernement déposa un document émanant de la Société des biens immobiliers de Thessalonique, selon lequel les sommes allouées aux requérants à l'époque ont une valeur plus grande si l'on tient compte de la date à laquelle elles ont été versées et constituent une indemnité suffisante pour la perte de l'usage pendant la réquisition. La même Société exprime son désaccord sur la manière dont l'expert des requérants effectua ses calculs et attire l'attention , d'une part, sur le fait que la valeur de la terre dans la région a varié pendant la période de trente-six ans et, d'autre part, sur le fait que le nombre de mètres carrés que les requérants auraient pu construire serait bien moins élevé que celui avancé par l'expert.

67.  La Société des biens immobiliers de Thessalonique évalue ainsi le manque à gagner des requérants no 1-83  à 52 797 600 GRD pour l'année 2002 et à 422 380 070 GRD de 1994 à 2002.

68.  En ce qui concerne le dommage moral, le Gouvernement estime excessive, arbitraire et vague la somme sollicitée. Compte tenu de la très importante indemnité que les requérants touchèrent de 1914 à 1995, les requérants ne subirent aucun dommage moral.

69.  Enfin, quant aux frais et dépens, le Gouvernement souligne que les sommes réclamées sont excessives, non justifiées, sans lien de causalité avec les violations de la Convention et pour partie incompatibles ratione temporis avec la juridiction de la Cour. Les requérants ne fournissent pas de factures mais des notes de prestation de service délivrées par des avocats, qui ne précisent pas quelles sont les procédures concernées. De plus, tous les jugements et arrêts mentionnés par les requérants comportent des dispositions quant aux frais et honoraires et allouaient des sommes encaissées par les requérants ou leurs ayants-droit. Les arrêts 964/1953, 1147/1969, 55/1973, 26/1978, 1486/1981, 1487/1981, 20293/1996 et 20294/1996 condamnèrent l'Etat à verser aux requérants respectivement 800 000, 5 000, 3 700, 3 500, 5 800, 5 500, 10 500, 10 200, 10 500, 10 200 et 100 000 GRD.

70.  Quant aux frais liés aux actions extra-judiciaires des requérants, le Gouvernement fait valoir que la somme de 289 722 690 GRD réclamée par les requérants pour la procédure d'échange de terrains « dépasse la réalité » et ne peut être fondée sur les articles 160 et 161 du code des avocats. Enfin, la somme de 10 000 000 GRD sollicitée pour l'inscription des terrains au cadastre n'est pas justifiée, car l'inscription au cadastre n'a aucune lien avec la violation de la Convention et en plus, elle se fait sans aucun frais.

71.  La Cour estime que la question de l'application de l'article 41 ne se trouve pas en état, de sorte qu'il échet de la réserver en tenant compte de l'éventualité d'un accord entre l'Etat défendeur et les intéressés (article 75 § 1 du règlement).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1.  Rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement ;

2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;

4.  Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;

      en conséquence,

a)  la réserve en entier ;

b)  invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans les trois mois, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c)  réserve la procédure ultérieure et délègue à la présidente de la chambre le soin de la fixer au besoin.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mars 2003 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren NielsenFrançoise Tulkens
Greffier adjointPrésidente

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  1. Code civil
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CEDH, Cour (première section), AFFAIRE SATKA ET AUTRES c. GRECE, 27 mars 2003, 55828/00