CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE KENAN YAVUZ c. TURQUIE, 13 novembre 2003, 52661/99

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Troisième Section), 13 nov. 2003, n° 52661/99
Numéro(s) : 52661/99
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Findlay c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p 284, § 85
Çiraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VII, §§ 44-45, 49
Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1573, § 72 in fine
Gergouil c. France, no 40111/98, § 19, 21 mars 2000
Özdemir c. Turquie, no 59659/00, §§ 21-22, 35-36, 6 février 2003
Özel c. Turquie, no 42739/98, §§ 20-21, 33-34, 7 novembre 2002
Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 40, CEDH 1999-II
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Violation de l'art. 6-1 concernant l'indépendance et l'impartialité ; Non-violation de l'art. 6-1 en ce qui concerne la durée de la procédure ; Non-lieu à examiner l'art. 6 en ce qui concerne les autres griefs ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement frais et dépens - procédure nationale
Identifiant HUDOC : 001-66005
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2003:1113JUD005266199
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Sur les parties

Texte intégral

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE KENAN YAVUZ c. TURQUIE

(Requête no 52661/99)

ARRÊT

STRASBOURG

13 novembre 2003

DÉFINITIF

13/02/2004

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Kenan Yavuz c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM.G. Ress, président,
I. Cabral Barreto,
L. Caflisch,
P. Kūris,
R. Türmen,
B. Zupančič,
MmeH.S. Greve, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 7 novembre 2002 et 23 octobre 2003,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 52661/99) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Kenan Yavuz (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 septembre 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Mes E. Büyükçulha, avocat à Ankara, et D. Sanlı, avocat stagiaire. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent dans la procédure devant la Cour.

3.  Le 7 novembre 2000, la Cour (première section) a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer le restant de la requête au Gouvernement.

4.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

5.  Par une lettre du 18 novembre 2002, la Cour a informé les parties qu'elle se prononcerait, en application de l'article 29 §§ 1 et 3 de la Convention, tant sur la recevabilité que sur le fond de la requête.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

6.  Le requérant est né en 1963 et réside à Antalya.

7.  Le 28 février 1994, il fut arrêté par des policiers rattachés à la section chargée de la lutte contre le terrorisme près la direction de la sûreté de Tatvan. Il lui était reproché d'appartenir au PKK et de porter aide et assistance à celui-ci.

8.  Le 17 mars 1994, le requérant fut déféré devant le juge assesseur près le tribunal de police de Tatvan qui ordonna sa détention provisoire.

9.  Le 18 mars 1994, le parquet de Tatvan se déclara incompétent et renvoya l'affaire devant la cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakır.

10.  Le 28 mars 1994, le procureur près la cour de sûreté de l'Etat requit l'application des articles 125, 168 et 169 du code pénal ainsi que de l'article 5 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme à l'encontre du requérant et de vingt autres coaccusés pour appartenance, aide et assistance au PKK ainsi qu'homicide volontaire et utilisation d'explosifs.

11.  Au terme de l'audience du 5 avril 1994, la cour de sûreté de l'Etat prolongea la détention provisoire du requérant et décida de demander des renseignements relatifs aux accusés ainsi que les dossiers d'instruction.

12.  Le 31 mai 1994, la cour de sûreté de l'Etat tint une audience en l'absence du requérant. Elle entendit les plaidoiries en défense. Elle prononça un report d'audience dans l'attente des déclarations des plaignants et d'un accusé, lesquelles seraient recueillies par commission rogatoire.

13.  Le 17 juin 1994, la cour de sûreté de l'Etat tint une audience en présence du requérant et l'entendit en ses déclarations. Ce dernier affirma que des policiers l'avaient contraint, lors de sa garde à vue, à rédiger et signer des manuscrits présentés comme des preuves à charge. Au terme de cette audience, la cour décida de demander des renseignements aux autorités publiques afin de compléter le dossier. Elle entendit également cinq autres coaccusés et leurs plaidoiries en défense.

14.  Au cours de l'audience du 19 août 1994, la cour de sûreté de l'Etat, composée d'un nouveau collège de trois juges, procéda à la relecture des procès-verbaux d'audience. Elle entendit les quatre accusés présents et renouvela sa demande de renseignements auprès des autorités publiques.

15.  Les 15 novembre 1994 et 23 janvier 1995, la cour de sûreté de l'Etat, siégeant en une nouvelle formation, tint deux audiences. Elle constata que les renseignements demandés n'avaient toujours pas été versés au dossier et renouvela sa demande en ce sens. Au cours de l'audience du 23 janvier, elle entendit les défenseurs des accusés qui discutèrent les preuves à charge.

16.  Le 17 mars 1995, la cour de sûreté de l'Etat se réunit avec un nouveau juge. Elle procéda à la relecture des procès-verbaux d'audience et recueillit les dépositions des accusés. Elle renouvela en outre sa demande de documents et de renseignements auprès des autorités publiques et ordonna une expertise portant sur un revolver saisi lors de l'instruction.

17.  Le 18 mai 1995, la cour de sûreté de l'Etat tint une audience au cours de laquelle elle accusa réception de la réponse des autorités publiques à sa demande de renseignements et donna lecture des documents ainsi versés au dossier. Elle décida en outre d'attendre que lui soient remis les rapports d'expertise concernant deux coaccusés pour poursuivre le procès.

18.  Le 19 juillet 1995, la cour de sûreté de l'Etat constata que le rapport d'expertise n'avait pas été versé au dossier et demanda qu'il lui soit transmis.

19.  Le 19 septembre 1995, la cour de sûreté de l'Etat siégea en une nouvelle composition et procéda, en conséquence, à la relecture des procès-verbaux d'audience. Elle entendit les plaidoiries en défense et décida de faire le nécessaire en vue d'accélérer le dépôt du rapport d'expertise ordonné.

20.  Au cours de l'audience du 31 octobre 1995, la cour de sûreté de l'Etat accusa réception du rapport d'expertise et procéda à sa lecture. Elle examina en outre les demandes de mise en liberté des accusés.

21.  Le 28 novembre 1995, la cour de sûreté de l'Etat siégea en une nouvelle composition et procéda à la relecture des procès-verbaux d'audiences. Elle constata qu'une partie des documents demandés avaient été versés au dossier et décida d'attendre qu'il en soit de même pour les autres. Le procureur demanda un délai pour présenter ses réquisitions.

22.  Le 26 décembre 1995, la cour de sûreté de l'Etat constata que la copie du dossier était perdue alors que l'original avait été envoyé à la cour d'assises de Bitlis. Elle prononça en conséquence un report d'audience.

23.  Le 7 mars 1996, la cour de sûreté de l'Etat, composée d'un nouveau juge, entendit les accusés. Le procureur présenta ses conclusions. La cour accorda un délai aux accusés pour la présentation de leurs mémoires en défense.

24.  Au cours des audiences des 11 avril, 6 juin et 31 juillet 1996, la cour de sûreté de l'Etat recueillit les conclusions en défense, procéda à leur lecture et entendit les plaidoiries.

25. Le 10 octobre 1996, la cour de sûreté de l'Etat, composée d'un nouveau juge, donna lecture du procès-verbal de non-comparution constatant le refus de comparaître d'un accusé. Elle examina en outre la demande d'un accusé tendant au bénéfice des dispositions de la « loi sur le repentir » (« pişmanlık yasası »). Au terme de cette audience, elle saisit le ministère de l'Intérieur de la question de l'applicabilité de la « loi sur le repentir » en l'espèce.

26.  Le 5 décembre 1996, la cour de sûreté de l'Etat entendit les accusés et réitéra sa demande auprès du ministère de l'Intérieur quant à l'applicabilité de la « loi sur le repentir ».

27.  Au cours des audiences des 4 février et 27 mars, la cour de sûreté de l'Etat, siégeant en une nouvelle composition, entendit les accusés, demanda que soit établie l'adresse d'un accusé et réitéra sa demande auprès du ministère de l'Intérieur.

28.  Le 29 mai 1997, la cour de sûreté de l'Etat accusa réception des informations relatives à l'adresse demandée et procéda à l'examen des demandes de mise en liberté des accusés, dont le requérant. Elle réitéra en outre sa demande auprès du ministère de l'Intérieur.

29.  Le 9 juillet 1997, la cour de sûreté de l'Etat versa au dossier la réponse du ministère de l'Intérieur. Elle entendit les accusés faire part de leur souhait de voir le procès se terminer au plus tôt. Elle prononça un report d'audience dans l'attente des conclusions en défense d'un accusé.

30.  Le 4 septembre 1997, les accusés, dont le requérant, présentèrent leurs conclusions en défense, lesquelles furent versées, après lecture, au dossier d'instance.

31.  Le 9 octobre 1997, la cour de sûreté de l'Etat, siégeant en une nouvelle composition, constata l'absence du requérant. Elle entendit les accusés. L'avocat du requérant discuta du bien-fondé des preuves retenues contre son client.

32.  A l'audience du 20 novembre 1997, le requérant demanda à la cour de sûreté de l'Etat, siégeant en une nouvelle composition, de statuer au plus tôt.

33.  Le 22 janvier 1998, la cour de sûreté de l'Etat prononça un report d'audience dans l'attente des conclusions en défense de certains accusés.

34.  Le 12 mars 1998, la cour de sûreté de l'Etat ordonna l'élargissement du requérant.

35.  Le 7 mai 1998, le procureur présenta son réquisitoire. Un délai supplémentaire fut accordé aux accusés pour présenter leurs conclusions en réplique.

36.  Lors des trente audiences tenues entre le 31 mai 1994 et le 18 juin 1998, la composition de la cour de sûreté de l'Etat changea vingt-sept fois.

37.  Le 18 juin 1998, la cour de sûreté de l'Etat, composée de deux juges civils et d'un juge militaire, tint une audience en l'absence du requérant ainsi que de son défenseur, au terme de laquelle elle déclara le requérant coupable du chef d'assistance au PKK et le condamna à une peine de trois ans et neuf mois d'emprisonnement, en application de l'article 169 du code pénal.

La cour de sûreté de l'Etat reconnut par ailleurs trois autres coaccusés coupables des infractions reprochées. Elle acquitta seize accusés et décida de disjoindre le cas d'un accusé pour l'enregistrer sous un nouveau numéro. Enfin, elle refusa de se prononcer quant au cas de deux coaccusés, ces derniers ayant déjà été condamnés, pour les mêmes faits, par une autre juridiction.

38.  Le 8 mars 1999, la Cour de cassation confirma l'arrêt attaqué.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

39.  Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans les arrêts Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Özdemir c. Turquie (no 59659/00, §§ 21-22, 6 février 2003).

40.  L'article 327 du code de procédure pénale énumère les cas où « une affaire qui a abouti à un jugement passé en force de chose jugée peut faire l'objet d'un nouveau procès en faveur du condamné ».

Il a été modifié par l'article 3 de la loi no 4793, qui a ajouté un sixième cas de réouverture :

« Lorsqu'il est établi par un arrêt définitif de la Cour européenne des Droits de l'Homme qu'une décision pénale a été prononcée en violation de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales et de ses protocoles additionnels. Dans ce cas, la réouverture du procès peut être demandée dans un délai d'un an à partir de la date à laquelle l'arrêt de la Cour européenne des Droits de l'Homme est devenu définitif. »

La loi no 4793 est entrée en vigueur le 3 février 2003. Selon son article provisoire no 1, l'article 3 ne joue que dans les deux hypothèses suivantes : celle où la Cour a rendu un arrêt devenu définitif avant l'entrée en vigueur de la loi ; celle où la Cour rendra un arrêt définitif au sujet d'une requête introduite après l'entrée en vigueur de la loi.

EN DROIT

I.SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

41.  Le requérant allègue que la cour de sûreté de l'Etat qui l'a jugé et condamné ne constitue pas un « tribunal impartial et indépendant » qui eût pu lui garantir un procès équitable en raison de la présence d'un juge militaire en son sein.

Le requérant dénonce également le défaut d'équité de la procédure devant cette cour. Il se plaint en ce sens de n'avoir pas bénéficié de l'assistance d'un avocat lors de sa garde à vue et de n'avoir pas disposé du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense.

Il soutient en outre que la cour de sûreté de l'Etat a méconnu ses droits de défense dans la mesure où elle a statué sans qu'il ait pu présenter sa défense.

42.  Enfin, le requérant estime que la procédure pénale, qui a débuté le 28 février 1994, avec son arrestation, et pris fin le 8 mars 1999, soit cinq ans et dix jours plus tard, a dépassé le délai raisonnable.

Il y voit une violation de l'article 6 §§ 1 et 3 b) et c) de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

3.  Tout accusé a droit notamment à :

(...)

b)  disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c)  se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent ;

(...) »

A.  Sur la recevabilité

43.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour non-respect du délai de six mois prévu à l'article 35 de la Convention. Il soutient que la décision interne définitive est celle rendue par la Cour de cassation le 8 mars 1999. A cet égard, il fait valoir que le requérant aurait dû introduire sa requête dans les six mois à compter de cette date. Or, il souligne que la requête a été introduite le 13 septembre 1999, soit cinq jours après l'expiration du délai de six mois.

44.  La Cour relève que la requête a été introduite le 6 septembre 1999 et non le 13 septembre 1999 comme l'expose le Gouvernement. La requête ayant été introduite dans les six mois à compter de la décision interne définitive, la Cour rejette l'exception du Gouvernement.

45.  La Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir notamment Çiraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII) et compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, que la requête doit faire l'objet d'un examen au fond. Elle constate en outre que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.

B.  Sur le fond

1.  Sur l'indépendance et l'impartialité de la cour de sûreté de l'Etat

46.  La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (voir Özel, précité, §§ 33-34, et Özdemir, précité, §§ 35‑36).

47.  La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate qu'il est compréhensible que le requérant, qui répondait devant une cour de sûreté de l'Etat d'infractions prévues et réprimées par le code pénal, ait redouté de comparaître devant des juges parmi lesquels figurait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, il pouvait légitimement craindre que la cour de sûreté de l'Etat se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Partant, on peut considérer qu'étaient objectivement justifiés les doutes nourris par le requérant quant à l'indépendance et à l'impartialité de cette juridiction (İncal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998‑IV, p. 1573, § 72 in fine).

48.  La Cour conclut que, lorsqu'elle a jugé et condamné le requérant, la cour de sûreté de l'Etat n'était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1.

2.  Sur l'équité de la procédure pénale

49.  Le Gouvernement conteste l'existence d'une violation.

50.  La Cour rappelle avoir déjà jugé dans des affaires similaires qu'un tribunal dont le manque d'indépendance et d'impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction.

51.  Eu égard au constat de violation du droit du requérant à voir sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial auquel elle parvient, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner le présent grief (voir, entre autres, Çiraklar, précité, §§ 44-45).

3.  Sur la durée de la procédure litigieuse

52.  Le Gouvernement estime qu'au vu des circonstances d'espèce, la durée de la procédure ne saurait être considérée comme déraisonnable au regard de la Convention et de la jurisprudence de la Cour.

53.  En ce sens, le Gouvernement souligne la complexité de l'affaire et la nature des charges pesant sur le requérant. Il fait valoir notamment que la procédure pénale litigieuse impliquait plus de vingt et un prévenus, dont le requérant, poursuivis pour une pluralité d'infractions et dont certains demandèrent à bénéficier de la « loi sur le repentir ». En outre, il précise que plus de vingt-neuf audiences furent nécessaires uniquement pour déterminer la nature des infractions pouvant être imputées aux accusés. Il souligne que ces audiences furent tenues à intervalles réguliers de un ou deux mois. Enfin, il affirme que le requérant a contribué à ralentir la procédure en refusant de se présenter aux audiences des 28 novembre 1995 et 6 juin 1996.

54.  Le requérant répond qu'à son avis, la complexité de l'affaire et le nombre des prévenus impliqués ne sauraient justifier la lenteur de la procédure. Il soutient ainsi que les juridictions nationales sont seules responsables de l'échéancier des audiences. En outre, il souligne que la composition de la cour de sûreté de l'Etat a été modifiée vingt-sept fois au cours du procès, ce qui a contribué à ralentir la procédure. Enfin, il rappelle qu'il était détenu pendant la majeure partie du procès et qu'en conséquence, les autorités nationales étaient seules responsables de sa défection lors des audiences des 28 novembre 1995 et 6 juin 1996.

55.  La Cour note que la procédure à considérer a débuté le 28 février 1994, avec l'arrestation du requérant (paragraphe 7 ci-dessus), et pris fin le 8 mars 1999, date à laquelle la Cour de cassation a confirmé la condamnation du requérant (paragraphe 38 ci-dessus). La procédure a ainsi duré plus de cinq ans.

56.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes, ainsi que suivant les circonstances de la cause.

57.  La Cour note d'emblée que la procédure litigieuse revêtait une certaine complexité dans la mesure où les juridictions compétentes ont dû gérer un procès impliquant plus de vingt et un prévenus, dont le requérant, poursuivis pour plusieurs infractions dont, notamment, appartenance au PKK. Cette circonstance et la nature même des préventions nécessitaient un long travail de reconstitution des faits, de rassemblement des preuves et de détermination, pour chacune des personnes paraissant impliquées, des faits et des préventions mis à leur charge.

58.  Quant au comportement du requérant, aucun retard dans la procédure ne lui est imputable. La Cour souligne ainsi, au vu des procès-verbaux d'audience, que le report des audiences des 28 novembre 1995 et 6 juin 1996 n'était pas justifié par l'absence du requérant, celui-ci ayant été par ailleurs représenté par son avocat lors de l'audience du 6 juin, mais la nécessité d'attendre le retour du dossier d'instance transmis à la cour d'assise ainsi que les conclusions en défense de certains accusés.

59.  S'agissant du comportement des autorités judiciaires, la Cour rappelle d'abord que seules les lenteurs imputables à l'Etat peuvent amener à constater un dépassement du « délai raisonnable » (voir notamment les arrêts Gergouil c. France, no 40111/98, § 19, 21 mars 2000, et Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 40, CEDH 1999‑II).

60.  En l'espèce, la Cour constate que le requérant a été arrêté le 28 février 1994 et placé en détention provisoire le 17 mars 1994, qu'il a été inculpé le 28 mars 1994, qu'il a comparu devant la cour de sûreté de l'Etat à partir du 5 avril 1994 et que celle-ci a rendu son verdict le 18 juin 1998, soit près de quatre ans et quatre mois plus tard.

Certes, il a fallu neuf mois (du 17 juin 1994 au 17 mars 1995) aux autorités nationales pour satisfaire à la demande de renseignements de la cour de sûreté de l'Etat, de même qu'au ministère de l'Intérieur pour répondre à la question de l'applicabilité de la « loi sur le repentir » (du 10 octobre 1996 au 9 juillet 1997). Par ailleurs, le dossier a été perdu pendant une brève période (paragraphe 22 ci-dessus). En outre, les modifications répétées de la composition de la cour de sûreté de l'Etat (paragraphe 36 ci-dessus), qui pourraient prêter à critique sous l'angle de l'équité de la procédure, ont contribué à ralentir le déroulement du procès. Toutefois, au cours de ces périodes, la cour de sûreté de l'Etat n'est pas demeurée inactive : elle a procédé à l'examen des preuves, recueilli les déclarations des accusés ainsi que des plaignants, ordonné des mesures d'expertise et entendu les plaidoiries en défense. Elle a également examiné les demandes de mise en liberté des accusés, procédé à des identifications d'adresse et accordé des délais aux accusés pour la présentation de leur défense.

61.  La Cour de cassation, quant à elle, a statué sept mois après avoir été saisie.

62.  Eu égard à la durée globale de la procédure, la Cour estime qu'il n'y a pas eu dépassement du « délai raisonnable » au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

63.  Partant, il n'y a pas eu violation de cette disposition.

II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

64.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage matériel et moral

65.  Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel et moral qu'il évalue à 168 421 euros (EUR).

66.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

67.  En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure devant la cour de sûreté de l'Etat aurait abouti si l'infraction à la Convention n'avait pas eu lieu. Il n'y a donc pas lieu d'accorder au requérant une indemnité à ce titre (voir Findlay c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p 284, § 85).

68.  Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (Çıraklar, précité, p. 3074, § 49).

69.  Lorsque la Cour conclut que la condamnation d'un requérant a été prononcée par un tribunal qui n'était pas indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1, elle estime qu'en principe le redressement le plus approprié serait de faire rejuger le requérant en temps utile par un tribunal indépendant et impartial.

B.  Frais et dépens

70.  Le requérant demande également 1 272 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour. A titre de justificatifs, il fournit deux quittances portant sur des frais de traduction et des frais postaux.

71.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

72.  Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable la somme de 1 272 EUR pour la procédure devant la Cour et l'accorde au requérant.

C.  Intérêts moratoires

73.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Déclare, à l'unanimité, la requête recevable ;

2.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d'impartialité et d'indépendance de la cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakır ;

3.  Dit, par six voix contre une, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure pénale ;

4.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner les autres griefs tirés de l'article 6 de la Convention ;

5.  Dit, à l'unanimité, que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral ;

6.  Dit, à l'unanimité,

a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 1 272 EUR (mille deux cent soixante-douze euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 novembre 2003 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent BergerGeorg Ress
GreffierPrésident

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Textes cités dans la décision

  1. CODE PENAL
  2. Code de procédure pénale
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CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE KENAN YAVUZ c. TURQUIE, 13 novembre 2003, 52661/99