CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE SIDABRAS ET DŽIAUTAS c. LITUANIE, 27 juillet 2004, 55480/00;59330/00

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Chronologie de l’affaire

Sur la décision

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SIDABRAS ET DŽIAUTAS c. LITUANIE

(Requêtes nos 55480/00 et 59330/00)

ARRÊT

STRASBOURG

27 juillet 2004

DÉFINITIF

27/10/2004


En l’affaire Sidabras et Džiautas c. Lituanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM.L. Loucaides, président,
J.-P. Costa,
C. BÎrsan,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
MmesW. Thomassen,
A. Mularoni, juges,
et de Mme S. DollÉ, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1er juillet et 21 octobre 2003 et 6 juillet 2004,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 55480/00 et 59330/00) dirigées contre la République de Lituanie et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Juozas Sidabras et M. Kęstutis Džiautas (« les requérants »), ont saisi la Cour respectivement le 29 novembre 1999 et le 5 juillet 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants ont été représentés par Me E. Morkūnas, avocat à Šiauliai, et Me V. Barkauskas, avocat à Vilnius. Le gouvernement lituanien (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, M. G. Švedas et Mme D. Jočienė, du ministère de la Justice.

3.  Les requérants alléguaient en particulier qu’ils avaient perdu leur travail et que leurs perspectives de trouver un emploi étaient limitées par suite de l’application de la loi sur l’évaluation du comité pour la sécurité d’Etat de l’URSS (NKVD, NKGB, MGB, KGB) et des activités désormais exercées par les anciens employés permanents de l’organisation, au mépris des articles 8, 10 et 14 de la Convention.

4.  Les requêtes ont été attribuées à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. Kūris, juge élu au titre de la Lituanie (article 28 du règlement), le Gouvernement a désigné M. J.-P. Costa, juge élu au titre de la France, pour siéger à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

5.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). L’affaire a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  La chambre a décidé de joindre les requêtes (article 42 § 1 du règlement).

7.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 1er juillet 2003 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
MmeD. JoČienĖ, agente ;

–  pour les requérants
MesE. MorkŪnas,
V. Barkauskas, conseils.

La Cour les a entendus en leurs déclarations.

8.  Par une décision du 1er juillet 2003 prise à l’issue de l’audience sur la recevabilité et le fond (article 54 § 3 du règlement), la Cour a déclaré les requêtes partiellement recevables.

9.  Tant les requérants que le Gouvernement ont soumis des observations sur le fond (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10.  Le premier requérant est né en 1951 et réside à Šiauliai ; le second est né en 1962 et vit à Vilnius.

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été présentés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

A.  Le premier requérant

11.  En 1974, le premier requérant sortit de l’Institut lituanien de culture physique avec le diplôme d’instructeur sportif.

12.  De 1975 à 1986, il travailla pour la section lituanienne du comité pour la sécurité d’Etat de l’URSS (KGB). Après que la Lituanie eut proclamé son indépendance en 1990, il trouva un emploi d’inspecteur des impôts dans l’administration fiscale.

13.  Le 31 mai 1999, deux autorités – le service lituanien de la sécurité d’Etat et le centre de recherche sur le génocide et la résistance du peuple lituanien – conclurent conjointement que le premier requérant était visé par les restrictions prévues à l’article 2 de la loi sur l’évaluation du comité pour la sécurité d’Etat de l’URSS (NKVD, NKGB, MGB, KGB) et des activités désormais exercées par les anciens employés permanents de l’organisation (ci-après « la loi sur le KGB » – paragraphe 24 ci-dessous). Elles conclurent également que le premier requérant avait la qualité d’« ancien agent du KGB » (paragraphes 26-27 ci-dessous). Le 2 juin 1999, le premier requérant fut révoqué de son poste dans l’administration fiscale sur la base de cette conclusion.

14.  Le premier requérant intenta une action devant les tribunaux administratifs à l’encontre des services de renseignements et de sécurité, c’est-à-dire les deux autorités précitées, arguant qu’il n’avait travaillé que dans le contre-renseignement et l’idéologie lorsqu’il était au service du KGB et qu’il n’avait pas participé aux violations des droits individuels commises par cette organisation. Il soutint que sa révocation en vertu de l’article 2 de la loi sur le KGB et l’impossibilité qui en découlait pour lui de trouver un emploi étaient de ce fait illégales.

15.  Le 9 septembre 1999, la Cour administrative suprême jugea que la conclusion rendue le 31 mai 1999 était fondée et que le requérant était visé par les restrictions prévues à l’article 2 de la loi sur le KGB. A cet égard, elle estima que le requérant avait la qualité d’« ancien agent du KGB » au sens de cette loi étant donné qu’il avait occupé l’un des emplois mentionnés dans la liste du 26 janvier 1999.

16.  Le 19 octobre 1999, la cour d’appel rejeta le recours du premier requérant, jugeant que celui-ci n’avait pas occupé au KGB un poste où il n’aurait été chargé que des enquêtes pénales, ce pourquoi il ne pouvait bénéficier des exceptions énumérées à l’article 3 de la loi sur le KGB.

B.  Le second requérant

17.  Dans les années 80, à une date non précisée, le second requérant obtint le diplôme de juriste à l’université de Vilnius.

18.  A compter du 11 février 1991, il travailla comme procureur au parquet général de Lituanie, où il s’occupait plus particulièrement des affaires de crime organisé et de corruption.

19.  Le 26 mai 1999, le service lituanien de la sécurité d’Etat et le centre de recherche sur le génocide et la résistance du peuple lituanien conclurent conjointement que, de 1985 à 1991, le second requérant avait été employé par la section lituanienne du KGB, qu’il avait la qualité d’« ancien agent du KGB » et qu’il était en conséquence visé par les restrictions prévues à l’article 2 de la loi sur le KGB. Le 31 mai 1999, le second requérant fut révoqué de son emploi au parquet général sur la base de cette conclusion.

20.  Le second requérant intenta une action devant les tribunaux administratifs à l’encontre des services de renseignements et de sécurité et du parquet général. Il affirma que, de 1985 à 1990, il n’avait fait qu’étudier dans une école spéciale du KGB à Moscou et qu’à partir de 1990-1991 il avait travaillé au KGB comme informateur des services lituaniens de renseignements et de sécurité, raison pour laquelle il devait être autorisé à bénéficier des exceptions prévues à l’article 3 de la loi sur le KGB. Il soutint que sa révocation en application de ladite loi et l’impossibilité de trouver un emploi qui en résultait pour lui étaient illégales.

21.  Le 6 août 1999, la Cour administrative suprême accueillit la plainte du requérant, annula la conclusion du 26 mai 1999 et ordonna la réintégration du requérant dans son poste. Elle considéra que la période de 1985 à 1990 où le requérant avait étudié dans une école du KGB n’était pas à prendre en compte aux fins de la loi sur le KGB, que l’intéressé avait travaillé pour le KGB pendant cinq mois en 1990-1991, qu’il n’y avait pas occupé un poste où il traitait des enquêtes politiques et que, en tout état de cause, il avait été un informateur secret des autorités lituaniennes. Cette juridiction conclut donc que les exceptions prévues à l’article 3 de la loi sur le KGB s’appliquaient au second requérant, dont la révocation avait par conséquent été illégale.

22.  Le 25 octobre 1999, à la suite d’un recours émanant des services de renseignements et de sécurité, la cour d’appel annula la décision du 6 août 1999. Elle estima que, si le tribunal de première instance avait conclu à juste titre que le second requérant n’avait travaillé pour le KGB que pendant cinq mois, il n’avait pas été établi que ce fût en tant qu’informateur secret des autorités lituaniennes. Dès lors, l’intéressé ne pouvait bénéficier des exceptions prévues à l’article 3 de la loi sur le KGB.

23.  Le second requérant forma un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel. Par une décision du 28 janvier 2000, le président de la Cour suprême accueillit le pourvoi. Toutefois, par une décision définitive rendue le 20 avril 2000, la Cour suprême en formation plénière refusa d’examiner le pourvoi et mit un terme à la procédure pour défaut de compétence.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

24.  La loi sur l’évaluation du comité pour la sécurité d’Etat de l’URSS (NKVD, NKGB, MGB, KGB) et des activités désormais exercées par les anciens employés permanents de l’organisation (Įstatymas dėl SSRS valstybės saugumo komiteto (NKVD, NKGB, MGB, KGB) vertinimo ir šios organizacijos kadrinių darbuotojų dabartinės veiklos) (« la loi sur le KGB ») a été adoptée le 16 juillet 1998 par le Parlement lituanien (Seimas) et promulguée par le président de la République. Elle est ainsi libellée en ses articles pertinents :

Article 1
Reconnaissance du comité pour la sécurité d’Etat de l’URSS
comme organisation criminelle

« Le comité pour la sécurité d’Etat de l’URSS (NKVD, NKGB, MGB, KGB – ci‑après « le CSE ») est reconnu comme une organisation criminelle ayant commis des crimes de guerre, des génocides et des actes de répression, de terreur et de persécution politique sur le territoire de la Lituanie pendant l’occupation de celle-ci par l’URSS. »

Article 2
Restrictions aux activités désormais exercées
par les anciens employés permanents du CSE

« Pendant une période de dix ans à compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi, les anciens employés du CSE ne seront pas autorisés à travailler comme agents de l’Etat ou fonctionnaires pour les services du gouvernement, des collectivités locales ou de la défense, pour le service de la sécurité d’Etat, la police, le parquet, les tribunaux ou le service diplomatique, les douanes, les organes de contrôle de l’Etat et autres autorités contrôlant des institutions publiques, comme avocats et notaires, employés de banques et d’autres institutions de crédit, à des projets économiques stratégiques, dans des sociétés de sécurité (structures), dans d’autres sociétés (structures) fournissant des services de détective, dans les systèmes de communications ou dans le système éducatif comme professeurs, éducateurs ou chefs d’établissement[ ;] ils ne pourront pas non plus occuper de poste requérant le port d’armes. »

Article 3
Exceptions aux restrictions

« 1.  Les restrictions prévues à l’article 2 ne sont pas appliquées aux anciens employés permanents du CSE qui, pendant qu’ils travaillaient pour ce dernier, n’ont enquêté que sur ses affaires pénales, et ont cessé toute activité pour le CSE au plus tard le 11 mars 1990.

2.  Le centre de recherche sur le génocide et la résistance du peuple lituanien et le service de la sécurité d’Etat peuvent [recommander au moyen d’] une requête motivée qu’aucune des restrictions prévues dans la présente loi ne soit appliquée aux anciens employés permanents du CSE qui, dans les trois mois à compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi, se signaleront au service de la sécurité d’Etat et fourniront toutes les informations dont ils disposent (...) au sujet du travail qu’ils ont effectué pour le CSE et de leurs relations actuelles avec les anciens employés et agents du CSE. Une décision sera prise à ce sujet par une commission composée de trois personnes nommées par le président de la République. Aucun des employés du centre de recherche sur le génocide et la résistance du peuple lituanien ou du service de la sécurité d’Etat ne peut être désigné pour faire partie de cette commission, dont le règlement doit être confirmé par le président de la République. »

Article 4
Procédure de mise en œuvre de la loi

« La procédure de mise en œuvre de la loi est régie par [une loi spéciale]. »

Article 5
Entrée en vigueur de la loi

« La présente loi entre en vigueur le 1er janvier 1999. »

25.  A la suite de l’examen par la Cour constitutionnelle de la compatibilité de la loi sur le KGB avec la Constitution (paragraphe 28 ci-dessous), l’article 3 de cette loi fut amendé le 5 mai 1999 en sorte que même les personnes ayant travaillé pour le KGB après le 11 mars 1990 pussent bénéficier des exceptions prévues à l’article 3 de ladite loi.

26.  Le 16 juillet 1998 fut adoptée une loi distincte sur la mise en œuvre de la loi sur le KGB. Cette nouvelle loi conférait au centre de recherche sur le génocide et la résistance du peuple lituanien et au service de la sécurité d’Etat le pouvoir de rendre une conclusion quant à la qualité d’« ancien employé permanent du KGB » (« ancien agent du KGB ») d’une personne aux fins de ladite loi.

27.  Le 26 janvier 1999, le gouvernement adopta une liste (ci-après « la liste ») des postes au sein des diverses sections du KGB sur le territoire lituanien attestant de la qualité d’« ancien agent du KGB » au sens de la loi sur le KGB. Cette liste énumérait 395 postes différents.

28.  Le 4 mars 1999, la Cour constitutionnelle examina la compatibilité de la loi sur le KGB avec la Constitution. Elle dit notamment que cette loi avait été adoptée afin d’appliquer des mesures de « filtrage de sécurité » aux anciens agents du KGB, qui étaient réputés manquer de loyauté envers l’Etat lituanien. Elle conclut que l’interdiction faite aux anciens agents du KGB d’occuper des postes dans la fonction publique était compatible avec la Constitution. Elle jugea en outre que l’interdiction légale d’occuper des emplois dans certaines branches du secteur privé frappant les anciens agents du KGB était conforme au principe constitutionnel du libre choix de la profession, car l’Etat était en droit d’imposer des exigences spécifiques aux personnes cherchant du travail dans les secteurs économiques les plus importants en vue de protéger la sécurité nationale et de veiller au bon fonctionnement des systèmes éducatif et financier. La Cour constitutionnelle dit aussi que les restrictions prévues dans la loi sur le KGB ne constituaient pas une accusation pénale contre les anciens agents du KGB.

29.  Bien que la loi sur le KGB ne garantisse pas expressément le droit d’accès à un tribunal pour contester la conclusion des services de renseignements et de sécurité, les tribunaux internes ont reconnu qu’en pratique une révocation d’un poste dans la fonction publique motivée par une telle conclusion donnait lieu à une action devant les tribunaux administratifs (et à un recours) en vertu de la procédure générale régissant les conflits du travail et les allégations de violation des droits attachés à la personne de la part des autorités publiques, en vertu des articles 4, 7, 8, 26, 49, 50, 59, 63 et 64 du code de procédure administrative, de l’article 222 du code civil et de l’article 336 du code de procédure civile (dans leurs versions en vigueur à l’époque des faits).

III.  DISPOSITIONS DU DROIT INTERNATIONAL ET DE CERTAINS SYSTÈMES JURIDIQUES NATIONAUX RELATIVES AUX RESTRICTIONS À L’EMPLOI POUR DES MOTIFS POLITIQUES

30.  Des restrictions ont été instaurées dans de nombreux pays postcommunistes afin que soient filtrés à l’embauche les anciens agents des services de sécurité ou les collaborateurs actifs des régimes déchus. A cet égard, les organisations internationales de défense des droits de l’homme ont parfois trouvé à redire à des lois allant en ce sens lorsque celles-ci n’avaient pas la précision ou la proportionnalité nécessaires, considérant que ces lois créaient une discrimination à l’embauche ou à l’exercice d’une profession fondée sur les opinions politiques (voir ci-dessous). La possibilité de faire appel devant un tribunal a été regardée comme une garantie importante quoique non suffisante en soi pour rectifier la législation.

31.  L’article 1 § 2 de la Charte sociale européenne dispose :

« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit au travail, les Parties contractantes s’engagent :

(...)

2.  à protéger de façon efficace le droit pour le travailleur de gagner sa vie par un travail librement entrepris[.] »

Cette disposition, reprise mot pour mot dans la Charte sociale révisée de 1996 (entrée en vigueur à l’égard de la Lituanie le 1er août 2001), a toujours été interprétée par le Comité européen des droits sociaux (CEDS) comme énonçant le droit de ne pas subir de discrimination dans le cadre du travail. L’article E de la charte révisée énonce ce principe de non-discrimination dans les termes suivants :

« La jouissance des droits reconnus dans la présente Charte doit être assurée sans distinction aucune fondée notamment sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’ascendance nationale ou l’origine sociale, la santé, l’appartenance à une minorité nationale, la naissance ou toute autre situation. »

La question de la révocation de fonctionnaires à cause de leurs activités sous les régimes totalitaires a été étudiée à la lumière de ces dispositions, au moins en ce qui concerne l’Allemagne. Dans l’examen qu’il a effectué très récemment du respect par l’Allemagne de l’article 1 § 2 (publié en novembre 2002), le CEDS a pris note des clauses du Traité de réunification autorisant la révocation de fonctionnaires en raison de leurs activités pour le compte du service de sécurité de la RDA. Il a conclu que l’Allemagne ne respectait pas ses obligations, s’exprimant en ces termes :

« Le Comité constate qu’il n’y a pas de définition précise des fonctions dont peuvent être exclues, soit par refus d’embauche, soit par licenciement, des personnes en raison de leurs activités politiques passées ou de leurs activités au sein des institutions de l’ancienne RDA compétentes en matière de sécurité.

Le Comité examine la conformité de ces dispositions à la lumière de l’article 31 de la Charte. En vertu de cette disposition, une restriction à un droit garanti par la Charte est licite à condition d’être prescrite par la loi, d’être nécessaire dans une société démocratique et de poursuivre l’un des buts qu’elle énumère. Le Comité constate que les dispositions précitées sont prévues par la loi au sens de l’article 31 et correspondent à l’un des buts reconnus par ce même article, la protection de la sécurité nationale. Toutefois, il considère qu’elles ne sont pas « nécessaires » au sens de l’article 31 en ce qu’elles n’intéressent pas les seules administrations ayant des responsabilités en matière d’ordre et de sécurité publics ou les fonctions comportant de telles responsabilités. »[1]

Le CEDS a adopté le 28 mai 2004 ses conclusions quant à la mise en œuvre par la Lituanie de la Charte sociale révisée et les rendra publiques ultérieurement.

32.  L’Organisation internationale du travail (OIT) a également adopté un certain nombre d’instruments juridiques pertinents. Le plus intéressant est la convention no 111 de 1958 concernant la discrimination (emploi et profession). Dans ses observations générales de 1996, la commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (CEACR) a réitéré son interprétation de la convention no 111 en prenant des exemples tirés du droit national. La position de la CEACR concernant l’Allemagne était la suivante (§ 196) :

« La commission n’a pas retenu l’argument selon lequel dans les cas impliquant accusation pour activités politiques antérieures dans l’ancienne RDA, plus la personne, par l’exercice de certaines fonctions, s’était identifiée au régime injuste, plus elle était condamnable et plus il n’était pas raisonnable qu’elle occupe un poste dans l’administration actuelle. »[2]

Plus récemment, toutefois, la CEACR s’est déclarée satisfaite du respect par les tribunaux allemands du principe de proportionnalité dans des affaires où des fonctionnaires avaient contesté leur révocation (voir le paragraphe 3 de l’observation individuelle adressée à l’Allemagne au titre de la convention no 111 en 2000).

Une étude datant de 1996 recense des clauses comparables dans le droit interne d’un certain nombre d’autres Etats européens.

En Bulgarie, l’article 9 des clauses introductives et finales de la loi de 1992 sur les banques et les activités de crédit interdit aux personnes ayant exercé certaines fonctions au service de l’ancien régime de travailler dans la banque. La Cour constitutionnelle bulgare a jugé en 1992 que cette disposition était contraire à la Constitution et à la convention no 111 de l’OIT.

Dans l’ex-Tchécoslovaquie, la « loi de filtrage », adoptée en 1991, interdit aux personnes ayant occupé certains postes dans l’ancien régime de travailler dans la fonction publique ou certaines parties du secteur privé. La Cour constitutionnelle slovaque a déclaré en 1996 cette loi inconstitutionnelle et, de plus, contraire à la convention no 111. Cette législation est toutefois restée en vigueur en République tchèque, et la CEACR a instamment prié les autorités tchèques de tenir dûment compte du principe de proportionnalité lors de l’application de la loi.

En Lettonie, la loi de 2000 sur la fonction publique et la loi de 1999 sur la police ferment ces secteurs aux personnes ayant travaillé pour ou avec le KGB. En 2003, la CEACR a exprimé sa désapprobation à l’égard de ces textes dans les termes suivants :

« 6.  La commission rappelle que des exigences de nature politique peuvent être définies pour un emploi donné mais, pour qu’elles ne contreviennent pas à la convention, elles doivent être limitées aux caractéristiques d’un poste déterminé et être proportionnelles aux exigences inhérentes à l’emploi. La commission constate que les exclusions définies ci-dessus s’appliquent à l’ensemble de la fonction publique et de la police et non à des emplois, fonctions ou tâches clairement définis. La commission craint que ces dispositions ne soient beaucoup plus vastes que les exclusions justifiables aux termes de l’article 1, paragraphe 2, de la convention, c’est-à-dire fondées sur les exigences inhérentes à un emploi déterminé. En outre, la commission rappelle que, pour ne pas être considérées comme discriminatoires en vertu de l’article 4, les mesures en question doivent affecter une personne qui fait individuellement l’objet d’une suspicion légitime de se livrer à une activité préjudiciable à la sécurité de l’Etat ou dont il est établi qu’elle se livre en fait à cette activité. L’article 4 de la convention n’exclut pas de la définition de la discrimination les mesures prises pour cause d’appartenance à un groupe ou à une communauté donnée. La commission note en outre que toute personne qui fait individuellement l’objet d’une suspicion légitime de se livrer à une activité préjudiciable à la sécurité de l’Etat doit avoir le droit de recourir à une instance compétente établie suivant la pratique nationale.

7.  Compte tenu de ce qui précède, la commission considère que les exclusions empêchant une personne de se porter candidate à un poste de la fonction publique et d’être employée dans la police ne sont pas suffisamment précises et circonscrites pour garantir qu’elles ne constituent pas une forme de discrimination dans l’emploi et la profession fondée sur l’opinion politique. (...) »[3]

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14

33.  Les requérants allèguent que l’interdiction que leur fait actuellement l’article 2 de la loi sur le KGB de trouver un emploi dans diverses branches du secteur privé emporte violation de l’article 8 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14.

L’article 8 de la Convention dispose :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

L’article 14 est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

34.  Le Gouvernement affirme que l’article 8 n’entre pas en jeu en l’espèce car cette disposition ne garantit pas le droit de conserver un emploi ou de choisir une profession. En tout état de cause, l’application de la loi sur le KGB aux requérants servirait un but légitime – protéger la sécurité nationale – et serait nécessaire dans une société démocratique. Selon le Gouvernement, la loi en question n’est qu’une mesure justifiée de filtrage en matière de sécurité visant à empêcher les anciens agents d’un service secret étranger de travailler non seulement dans les institutions de l’Etat mais aussi dans d’autres domaines d’activité importants pour la sécurité nationale. La loi elle-même n’imposerait pas une responsabilité collective à tous les anciens agents du KGB sans exception mais renfermerait des limitations individualisées touchant les perspectives d’emploi par le biais de l’adoption de la liste des postes au sein de l’ancien KGB appelant l’application des restrictions prévues à l’article 2 de la loi (paragraphe 27 ci-dessus). Le fait que les requérants ne soient autorisés à bénéficier d’aucune des exceptions prévues à l’article 3 de la loi sur le KGB montrerait qu’il existe de bonnes raisons de douter de leur loyauté envers l’Etat lituanien. Etant donné que tous les anciens agents du KGB n’ont pas été touchés par la loi sur le KGB, l’article 14 de la Convention ne serait pas applicable. Dès lors, il n’y aurait pas violation de l’article 8 de la Convention, pris isolément ou combiné avec l’article 14.

35.  Les requérants contestent les arguments du Gouvernement. Ils se plaignent notamment de ne pouvoir chercher un emploi dans diverses branches du secteur privé jusqu’en 2009 en raison de leur qualité d’anciens agents du KGB. Ils soutiennent que la loi sur le KGB ne leur permet ni de présenter leur cas personnel afin de faire évaluer et établir leur loyauté envers l’Etat ni d’éviter l’application à leur égard des restrictions à l’emploi énoncées à l’article 2. En particulier, le premier requérant souligne qu’il a quitté le KGB en 1986 et le second qu’il en est parti en 1990, soit treize ans et neuf ans respectivement avant l’entrée en vigueur de la loi. En outre, le premier requérant fait valoir qu’il a par la suite participé à diverses activités en faveur de l’indépendance de la Lituanie. De son côté, le second requérant souligne qu’il a été décoré en tant que procureur pour son travail d’enquête sur diverses infractions, dont des crimes contre l’Etat. Cependant, les tribunaux internes n’ont pris en compte aucun de ces faits mais ont imposé des restrictions aux intéressés quant à leur emploi futur au seul motif qu’ils avaient travaillé auparavant pour le KGB. Enfin, les requérants soutiennent qu’en raison de la publicité négative provoquée par l’adoption de la loi sur le KGB et de son application à leur égard, leur passé est pour eux source d’embarras quotidiens.

A.  Portée des griefs des requérants

36.  La Cour relève que les requérants tirent grief de l’article 8, pris isolément ou combiné avec l’article 14, non en ce qui concerne leur révocation de leur poste respectif d’inspecteur des impôts et de procureur, ou l’impossibilité où ils sont de trouver un emploi dans la fonction publique. Sur le terrain de ces articles, ils ne se plaignent que de l’interdiction qui leur est faite jusqu’en 2009 de postuler à des emplois dans diverses branches du secteur privé. En effet, l’article 2 de la loi sur le KGB, entrée en vigueur en 1999, interdit de travailler dans les diverses branches d’activité du secteur privé suivantes : « (...) comme avocats et notaires, employés de banques et d’autres institutions de crédit, à des projets économiques stratégiques, dans des sociétés de sécurité (structures), dans d’autres sociétés (structures) fournissant des services de détective, dans les systèmes de communications ou dans le système éducatif comme professeurs, éducateurs ou chefs d’établissement[ ;] (...) [dans un] poste requérant le port d’armes ».

37.  Les requérants dénoncent les restrictions à l’emploi qui leur sont imposées au motif qu’ils ont auparavant travaillé pour le KGB ; ils se plaignent essentiellement d’une discrimination à cet égard. La Cour examinera donc tout d’abord les griefs tirés de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 puis ensuite ceux tirés de l’article 8 pris isolément.

B.  Applicabilité de l’article 14

38.  La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention protège les personnes placées dans des situations analogues contre toute différence de traitement non justifiée dans la jouissance des droits et libertés que leur garantit la Convention. Cette disposition n’a pas d’existence indépendante puisqu’elle vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés que les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles consacrent. Toutefois, elle peut entrer en jeu même sans un manquement aux exigences de ces clauses et, dans cette mesure, possède une portée autonome. Pour qu’elle trouve à s’appliquer, il suffit que les faits du litige tombent sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, mutatis mutandis, Inze c. Autriche, arrêt du 28 octobre 1987, série A no 126, p. 17, § 36).

39.  En conséquence, la Cour établira tout d’abord s’il y a une différence de traitement à l’égard des requérants et, dans l’affirmative, elle recherchera ensuite, pour statuer sur l’applicabilité de l’article 14, si les faits de la cause tombent dans le champ d’application de l’article 8.

1.  Sur le point de savoir s’il y a différence de traitement

40.  La Cour observe que, selon le Gouvernement, le fait que les requérants aient appartenu au KGB ne saurait donner lieu à une plainte sous l’angle de l’article 14 étant donné que tous les anciens agents du KGB n’ont pas été touchés par les restrictions prévues par la loi sur le KGB. Pour le Gouvernement, l’adoption de cette loi et l’application aux requérants des restrictions à l’embauche qu’elle renferme étaient motivées par le manque de loyauté envers l’Etat des anciens agents du KGB. La Cour relève que la loi ne restreint pas les perspectives d’emploi de tous les anciens collaborateurs du service secret soviétique. Premièrement, seules les personnes ayant occupé les fonctions mentionnées dans la liste du 26 janvier 1999 sont considérées comme ayant la qualité d’« anciens agents du KGB » (paragraphe 27 ci-dessus). Deuxièmement, même les personnes réputées avoir cette qualité peuvent bénéficier de la règle d’amnistie prévue à l’article 3 de la loi sur le KGB si elles n’ont procédé qu’à des enquêtes pénales, et non politiques, pendant qu’elles travaillaient pour le KGB (paragraphe 24). Troisièmement, il était possible de saisir une commission présidentielle spéciale dans les trois mois suivant l’entrée en vigueur de la loi, le 1er janvier 1999, pour lui demander de lever dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation les restrictions appliquées (paragraphe 24). Enfin, il ressort également de la procédure interne attaquée en l’espèce que les juridictions nationales ont pris en compte le point de savoir si les requérants avaient été des informateurs des autorités lituaniennes immédiatement après la déclaration d’indépendance en 1990 afin de décider le cas échéant de lever les restrictions à l’emploi appliquées à leur égard (paragraphe 22 ci-dessus).

41.  Toutefois, il demeure que les requérants sont traités différemment des autres ressortissants lituaniens qui n’ont pas travaillé pour le KGB et qui ne se voient donc pas imposer de restrictions quant au choix de leur activité professionnelle. De plus, puisque selon le Gouvernement la loi sur le KGB avait pour but de réguler les perspectives d’emploi des gens en fonction de leur loyauté ou de leur absence de loyauté envers l’Etat, il y a également une différence de traitement entre les requérants et d’autres personnes de ce point de vue. Pour la Cour, telle est la comparaison à laquelle il y a lieu de procéder en l’espèce aux fins de l’article 14.

2.  Sur le point de savoir si les faits dénoncés relèvent de l’article 8

42.  Il reste à examiner si l’impossibilité où les requérants se trouvent de se porter candidats à divers emplois dans le secteur privé en conséquence de l’article 2 de la loi sur le KGB porte atteinte à leur droit au respect de la « vie privée » protégé par l’article 8 de la Convention.

43.  La Cour a dit à maintes occasions que la « vie privée » est une notion large qui ne se prête pas à une définition exhaustive (voir, récemment, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 57, CEDH 2003-I). Cependant, elle a également observé que l’article 8 protège l’intégrité morale et physique de la personne (X et Y c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1985, série A no 91, pp. 11-13, §§ 22-27), y compris le droit de vivre en privé, loin de toute attention non voulue. Le droit au respect de la vie privée assure également à l’individu un domaine dans lequel il peut poursuivre librement le développement et l’accomplissement de sa personnalité (Brüggemann et Scheuten c. Allemagne, no 6959/75, rapport de la Commission du 12 juillet 1977, Décisions et rapports 10, p. 137, § 55).

44.  Dans l’affaire Niemietz c. Allemagne (arrêt du 16 décembre 1992, série A no 251‑B, pp. 33-34, § 29), la Cour a déclaré au sujet de la notion de « vie privée » :

« Il serait (...) trop restrictif de (...) limiter [cette notion] à un « cercle intime » où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d’en écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle. Le respect de la vie privée doit aussi englober, dans une certaine mesure, le droit pour l’individu de nouer et développer des relations avec ses semblables.
Il paraît, en outre, n’y avoir aucune raison de principe de considérer cette manière de comprendre la notion de « vie privée » comme excluant les activités professionnelles ou commerciales : après tout, c’est dans leur travail que la majorité des gens ont beaucoup, voire le maximum d’occasions de resserrer leurs liens avec le monde extérieur. Un fait (...) le confirme : dans les occupations de quelqu’un, on ne peut pas toujours démêler ce qui relève du domaine professionnel de ce qui en sort. Spécialement, les tâches d’un membre d’une profession libérale peuvent constituer un élément de sa vie à un si haut degré que l’on ne saurait dire en quelle qualité il agit à un moment donné. »

45.  Dans la récente affaire Smirnova c. Russie (nos 46133/99 et 48183/99, §§ 96-97, CEDH 2003‑IX), la Cour a examiné l’effet sur la « vie privée » de l’une des requérantes de la saisie par les autorités d’un document officiel lui appartenant (son passeport intérieur), alors même que l’intéressée ne se plaignait d’aucune ingérence précise résultant de cette saisie. La Cour a jugé que l’absence de passeport était en soi à l’origine d’une série de problèmes au quotidien car la requérante avait besoin de son passeport pour accomplir des tâches aussi courantes que le change de devises ou l’achat de billets de train. Elle a aussi relevé en particulier que le passeport était nécessaire à la requérante pour des besoins plus cruciaux, comme trouver un emploi ou recevoir des soins médicaux. La Cour a donc conclu dans l’affaire Smirnova que la privation de passeport avait constitué une ingérence continue dans la « vie privée » de la requérante concernée.

46.  La Cour a également dit que le refus d’embauche dans la fonction publique ne peut en tant que tel constituer le fondement d’un grief tiré de la Convention (arrêts Glasenapp c. Allemagne et Kosiek c. Allemagne du 28 août 1986, respectivement série A no 104, p. 26, § 49, et série A no 105, p. 20, § 35). Elle a réaffirmé ce principe dans l’arrêt Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995 (série A no 323, pp. 22-23, §§ 43-44). Par ailleurs, dans l’affaire Thlimmenos c. Grèce ([GC], no 34369/97, § 41, CEDH 2000‑IV), où le requérant n’avait pas été nommé expert-comptable en raison d’une condamnation antérieure, la Cour a dit que la Convention ne garantissait pas le droit de choisir une profession particulière.

47.  Néanmoins, compte tenu notamment des notions qui prévalent actuellement dans les Etats démocratiques, la Cour estime qu’une interdiction générale d’occuper un emploi dans le secteur privé porte bien atteinte à la « vie privée ». Elle attache un poids particulier à cet égard au texte de l’article 1 § 2 de la Charte sociale européenne et à l’interprétation qu’en donne le Comité européen des droits sociaux (paragraphe 31 ci‑dessus), ainsi qu’aux textes adoptés par l’OIT (paragraphe 32 ci-dessus). Elle rappelle de plus que nulle cloison étanche ne sépare la sphère des droits économiques et sociaux du domaine de la Convention (Airey c. Irlande, arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, pp. 14-16, § 26).

48.  Pour en venir aux faits de la cause, la Cour note qu’à la suite de l’application à eux de l’article 2 de la loi sur le KGB, les requérants se sont vu interdire d’occuper un emploi dans diverses branches du secteur privé, et ce de 1999 à 2009, en raison de leur qualité d’« anciens agents du KGB » (paragraphe 27 ci-dessus). Certes, cette interdiction ne les empêche pas d’exercer certains types d’activités professionnelles mais elle affecte au plus haut point leur capacité à nouer des liens avec le monde extérieur et leur cause de graves difficultés quant à la possibilité de gagner leur vie, ce qui a des répercussions évidentes sur leur vie privée.

49.  La Cour prend aussi note de l’argument des requérants selon lequel, à cause de la publicité provoquée par l’adoption de la « loi sur le KGB » et de l’application de celle-ci à leur égard, leurs activités antérieures sont pour eux source d’embarras quotidiens. Elle admet que les requérants continuent d’être accablés par leur qualité d’« anciens agents du KGB » – ce fait pouvant en lui-même passer pour un obstacle à l’établissement de contacts avec le monde extérieur, qu’ils soient de nature professionnelle ou non – et que cette situation n’a certainement pas que des effets sur leur réputation mais en a aussi sur leur « vie privée ». La Cour reconnaît qu’on ne saurait invoquer l’article 8 pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale. D’un autre côté, il est raisonnable de supposer que, pendant le délai considérable qui s’est écoulé entre la chute de l’ex-Union soviétique (avec les changements politiques qui s’en sont suivis en Lituanie) et l’entrée en vigueur de la législation en cause en 1999, les requérants ne pouvaient envisager les conséquences que leurs années au service du KGB entraîneraient pour eux. Quoi qu’il en soit, pour les intéressés, l’enjeu va en l’espèce au-delà de la défense de leur réputation. Aux yeux de la société, ils sont marqués par leur association passée avec un régime d’oppression. Partant, et eu égard à l’ampleur des restrictions en matière d’emploi que les requérants ont à subir, la Cour estime que les effets risquant de nuire à la capacité des requérants à mener une vie personnelle normale doivent être regardés comme un facteur pertinent lorsqu’il s’agit de déterminer si les faits dénoncés tombent dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention.

50.  Dans ces conditions, la Cour considère que l’interdiction litigieuse affecte sensiblement la possibilité pour les requérants d’exercer diverses activités professionnelles et entraîne des conséquences sur la jouissance par eux du droit au respect de la « vie privée » au sens de l’article 8. Il s’ensuit que, dans les circonstances de la cause, l’article 14 de la Convention est applicable combiné avec l’article 8.

C.  Observation de l’article 14

51.  D’après la jurisprudence de la Cour, une différence de traitement est discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité́ entre les moyens employés et le but visé » (arrêt Inze précité, p. 18, § 41).

52.  La Cour estime que, par principe, les Etats ont un intérêt légitime à réguler les conditions d’emploi dans le service public ainsi que dans le secteur privé. A ce propos, elle réaffirme que la Convention ne garantit pas en tant que tel le droit d’accès à une profession particulière (voir, mutatis mutandis, les arrêts précités Vogt, pp. 22-23, § 43, et Thlimmenos, § 41). Dans les décisions récentes Volkmer c. Allemagne (no 39799/98, 22 novembre 2001) et Petersen c. Allemagne (no 39793/98, CEDH 2001‑XII), elle a aussi dit, dans le contexte de l’article 10 de la Convention, qu’un Etat démocratique a un intérêt légitime à exiger des fonctionnaires qu’ils fassent preuve de loyauté envers les principes constitutionnels sur lesquels repose la société.

53.  La Cour prend note de la décision de la Cour constitutionnelle lituanienne du 4 mars 1999, selon laquelle la loi limitant les perspectives d’emploi des anciens agents du KGB avait pour but de protéger la sécurité nationale et d’assurer le bon fonctionnement des systèmes éducatif et financier (paragraphe 28 ci-dessus). Pour justifier cette mesure d’interdiction devant elle, le gouvernement défendeur a avancé que les restrictions à l’emploi prévues dans la loi sur le KGB avaient été appliquées aux requérants non pas en raison de leur appartenance passée au KGB en tant que telle mais à cause de leur absence de loyauté envers l’Etat, dont témoignait le fait qu’ils avaient été au service du KGB.

54.  La Cour doit tenir compte à cet égard de la situation qu’a connue la Lituanie sous la férule soviétique, et qui a pris fin avec la déclaration d’indépendance en 1990. Les requérants n’ont pas contesté que les activités du KGB étaient contraires aux principes garantis par la Constitution lituanienne et d’ailleurs par la Convention. La Lituanie souhaitait éviter de réitérer son expérience passée en fondant son Etat notamment sur la conviction que ce devait être une démocratie capable de se défendre par elle-même. Il faut aussi noter dans ce contexte que des systèmes similaires à celui instauré par la loi sur le KGB et limitant les perspectives d’emploi des anciens agents des services de sécurité ou des personnes ayant activement collaboré avec le régime antérieur ont été mis en place dans un certain nombre d’Etats contractants qui ont réussi à se libérer du joug totalitaire (paragraphes 30-32 ci-dessus).

55.  Vu les considérations qui précèdent, la Cour admet que les limitations apportées aux perspectives d’emploi des requérants en vertu de la loi sur le KGB, et donc la différence de traitement qui leur a été appliquée, visaient des buts légitimes : la protection de la sécurité nationale, de la sûreté publique, du bien-être économique du pays et des droits et libertés d’autrui (voir, mutatis mutandis, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 41, CEDH 1999-III).

56.  Reste à déterminer si la distinction litigieuse a revêtu un caractère proportionné. Le principal argument avancé par les requérants devant la Cour est que ni la loi ni la procédure interne les concernant n’ont permis d’établir s’ils avaient été ou non loyaux envers l’Etat lituanien. Les intéressés soutiennent que les restrictions en cause leur ont été infligées dans l’abstrait et qu’ils ont été sanctionnés pour le seul motif qu’ils étaient d’anciens agents du KGB, sans que les caractéristiques propres à leur cas aient tant soit peu été prises en compte. Néanmoins, pour les raisons qui suivent, la Cour ne juge pas nécessaire de trancher la question de savoir si les requérants ont eu la possibilité de donner des preuves de leur loyauté envers l’Etat ou si leur absence de loyauté a bien été démontrée.

57.  Même à supposer que leur absence de loyauté ait été incontestable, il faut noter que les perspectives d’embauche des requérants ont été limitées non seulement dans la fonction publique mais aussi dans diverses branches du secteur privé. La Cour réaffirme que l’exigence de loyauté envers l’Etat est une condition inhérente à l’emploi au service des autorités publiques, chargées de la sauvegarde de l’intérêt général. En revanche, pareille exigence ne s’attache pas inévitablement à l’emploi dans le secteur privé. Même si leurs activités économiques ont sans nul doute un effet sur le fonctionnement de l’Etat et y contribuent, les acteurs du secteur privé ne détiennent aucune parcelle de la souveraineté de l’Etat. De plus, les sociétés privées peuvent légitimement se livrer à des activités, notamment financières et économiques, qui entrent en concurrence avec les objectifs fixés pour les services publics ou les entreprises étatisées.

58.  De l’avis de la Cour, les restrictions imposées par l’Etat aux perspectives d’emploi d’une personne dans une société du secteur privé pour manque de loyauté envers l’Etat ne peuvent se justifier, sous l’angle de la Convention, de la même manière que les restrictions à l’accès à la fonction publique, quelle que soit l’importance de la société privée pour les intérêts de l’Etat en matière économique, politique ou de sécurité.

59.  De surcroît, pour décider si les mesures dénoncées étaient proportionnées, la Cour ne saurait négliger l’ambiguïté avec laquelle la loi sur le KGB traite, d’une part, de la question du manque de loyauté des anciens agents du KGB, tels les requérants – que ce manque de loyauté soit supposé à cause de leur appartenance passée au KGB ou dûment prouvé à partir des faits – et, d’autre part, de la nécessité d’appliquer les restrictions à l’emploi dans certaines branches du secteur privé. En particulier, l’article 2 de la loi dresse une liste très concise des activités du privé dont les requérants, en tant que personnes réputées manquer de loyauté, doivent être exclus (paragraphes 24 et 40 ci-dessus). Toutefois, à l’exception de la mention des « avocats » et « notaires », la loi ne définit aucunement les tâches, fonctions ou emplois particuliers qu’il est interdit aux requérants d’exercer. Il est dès lors impossible de déterminer s’il existe un lien raisonnable entre les postes concernés et les buts légitimes visés par l’interdiction d’occuper ces postes. Selon la Cour, une telle législation est dépourvue des sauvegardes nécessaires pour éviter toute discrimination et pour garantir un contrôle juridictionnel adéquat et approprié de la décision d’infliger semblables restrictions (voir notamment les conclusions relatives à l’accès à la fonction publique, dégagées au sujet d’une législation similaire en vigueur en Lettonie par la commission d’experts de l’OIT pour l’application des conventions et recommandations, citées au paragraphe 32 ci-dessus).

60.  Enfin, la Cour observe que la loi sur le KGB est entrée en vigueur en 1999, soit près d’une décennie après la proclamation d’indépendance de la Lituanie, intervenue le 11 mars 1990. En d’autres termes, les restrictions touchant les activités professionnelles des requérants leur ont été infligées treize et neuf ans respectivement après qu’ils eurent quitté le KGB. L’adoption tardive de la loi, sans être décisive, peut néanmoins être regardée comme un élément pertinent à prendre en compte dans l’appréciation globale de la proportionnalité des mesures en cause.

61.  Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour conclut que l’interdiction qui a été faite aux requérants de chercher un emploi dans diverses branches du secteur privé, en application de l’article 2 de la loi sur le KGB, représentait une mesure disproportionnée même si est prise en compte la légitimité des buts qu’elle visait.

62.  Il y a donc eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

D.  Grief des requérants tiré de l’article 8 pris isolément

63.  La Cour estime que, puisqu’elle a conclu à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, il n’y a pas lieu qu’elle recherche s’il y a aussi eu violation de l’article 8 pris isolément.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14

64.  Les requérants se plaignent que leur révocation de leurs emplois respectifs dans des institutions de l’Etat ainsi que les autres restrictions à l’embauche qui les frappent emportent violation de l’article 10 de la Convention combiné avec l’article 14.

L’article 10 dispose :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

65.  Le Gouvernement soutient que l’article 10 n’entre pas en jeu en l’espèce. En tout état de cause, l’application de la loi sur le KGB aux requérants viserait un but légitime, c’est-à-dire la protection de la sécurité nationale, et serait nécessaire dans une société démocratique eu égard au manque de loyauté des intéressés envers l’Etat. Ces derniers n’auraient pas été punis pour leurs opinions, qu’il s’agisse de celles qui sont les leurs pour le moment ou de celles qu’ils ont pu avoir par le passé. La loi sur le KGB n’imposerait pas une responsabilité collective à tous les anciens agents du KGB sans exception. Le fait que les requérants n’aient pas été autorisés à bénéficier de l’une quelconque des exceptions prévues à l’article 3 de la loi sur le KGB montrerait qu’il existait de bonnes raisons de les soupçonner de manquer de loyauté envers l’Etat lituanien. Dès lors, il n’y aurait pas eu violation de l’article 10 de la Convention, pris isolément ou combiné avec l’article 14.

66.  Les requérants contestent les arguments du Gouvernement. Ils déclarent en particulier qu’ils ont perdu leur travail et sont privés de toute possibilité de trouver un emploi convenable en raison de leurs opinions passées en tant qu’agents du KGB. Leur loyauté envers l’Etat lituanien n’aurait jamais été remise en question pendant la procédure interne et ils n’auraient pas non plus eu la possibilité de présenter aux tribunaux nationaux des arguments pour démontrer leur loyauté. La loi sur le KGB aurait puni tous les anciens agents du KGB de manière arbitraire et collective sans tenir compte de l’histoire personnelle de chacun. Leur révocation dans ces conditions était selon eux disproportionnée à l’intérêt public que pouvait viser la loi sur le KGB. Pendant toute la période où ils avaient été employés respectivement comme inspecteur des impôts et procureur, ils s’étaient montrés loyaux envers la notion de l’indépendance de la Lituanie et les principes démocratiques consacrés par la Constitution. Les requérants concluent que leur révocation de leur poste et l’interdiction qui leur est faite pour le moment de chercher un emploi dans différentes branches du secteur public et du secteur privé emportent violation des articles 10 et 14 de la Convention.

67.  La question de l’applicabilité de l’article 10 de la Convention prête à controverse entre les parties. La Cour rappelle à cet égard que le refus d’embauche dans la fonction publique ne saurait fonder en soi une plainte sur le terrain de la Convention (arrêts Glasenapp et Kosiek précités, p. 26, § 49, et p. 20, § 35 respectivement ; ce principe a également été réaffirmé dans l’arrêt Vogt précité, pp. 22-23, §§ 43-44). Dans l’affaire Thlimmenos, où le requérant n’avait pas été nommé expert-comptable en raison d’une condamnation antérieure, la Cour a dit que la Convention ne garantissait pas le droit de choisir une profession particulière (arrêt précité, § 41).

68.  Certes, la Cour a également dit que la révocation d’un fonctionnaire ou d’un agent de l’Etat pour des motifs politiques peut donner naissance à un grief sous l’angle de l’article 10 de la Convention (arrêt Vogt précité et décisions Volkmer et Petersen précitées). Elle observe cependant que les restrictions en matière d’emploi subies par les requérants dans ces affaires avaient trait aux activités particulières qu’ils avaient menées en tant que membres du parti communiste en RFA (Vogt) ou collaborateurs du régime en place en RDA (Volkmer et Petersen).

69.  En l’espèce, en revanche, les deux requérants ont fait l’objet de restrictions à l’embauche non à l’issue d’une procédure ordinaire en matière de droit du travail, mais à cause de l’application à leur égard d’une loi interne spéciale prévoyant des mesures de filtrage, au motif qu’ils étaient d’anciens agents du KGB. Quant aux décisions internes rendues dans leurs affaires, il apparaît que les juridictions nationales se sont uniquement attachées à établir la nature du travail que les requérants avaient effectué pour le KGB au lieu d’accorder une attention spéciale aux particularités du cas de chacun d’eux, par exemple aux opinions qu’ils avaient eues ou exprimées pendant qu’ils étaient au service du KGB ou par la suite.

70.  En outre, dans les arrêts précités rendus contre l’Allemagne, la Cour a conclu à l’existence d’une ingérence dans le droit garanti par l’article 10 au motif que les intéressés avaient été révoqués de postes d’enseignants qui, par nature, supposent de communiquer quotidiennement des idées et informations. La Cour n’est pas convaincue qu’en l’espèce la révocation des requérants de leur poste respectif d’inspecteur des impôts et de procureur, ou l’impossibilité où ils allèguent avoir été mis de trouver un emploi correspondant à leurs diplômes soit d’instructeur sportif soit de juriste, constitue une limitation à leur capacité à exprimer leurs opinions dans la même mesure que dans les affaires précitées dirigées contre l’Allemagne.

71.  Partant, la Cour ne juge pas que l’application de restrictions en matière d’emploi à leur égard en vertu de la loi sur le KGB a porté atteinte au droit des requérants à la liberté d’expression. Il s’ensuit que l’article 10 de la Convention n’entre pas en jeu en l’espèce.

72.  Pour autant que les griefs tirés par les requérants de l’article 10 se rapportent à l’article 14 de la Convention, la Cour rappelle que cette disposition n’a pas d’existence indépendante puisqu’elle vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Cependant, elle peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome. Pour que l’article 14 trouve à s’appliquer, il suffit que les faits du litige tombent sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (arrêt Thlimmenos précité, § 40). La Cour ayant conclu que l’article 10 n’entrait pas en jeu en l’espèce, il s’ensuit que l’article 14 ne saurait trouver à s’appliquer combiné avec l’article 10.

73.  Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention, pris isolément ou combiné avec l’article 14.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

74.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

75.  Le premier requérant sollicite 257 154 litai (LTL), soit 74 365 euros (EUR) environ, en compensation du dommage matériel découlant des restrictions à l’emploi qu’il a subies. Il réclame aussi 500 000 LTL (144 592 EUR environ) au titre du dommage moral.

76.  Le second requérant demande 201 508,54 LTL (58 273 EUR environ) au titre du dommage matériel et 75 000 LTL (21 689 EUR environ) au titre du dommage moral.

77.  Le Gouvernement trouve ces sommes exorbitantes.

78.  La Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 pour ce qui est des restrictions à l’emploi infligées aux requérants en vertu de la loi sur le KGB. A cet égard, on peut à son avis considérer que les intéressés ont subi un certain dommage matériel et moral. Statuant en équité, la Cour alloue à chacun des requérants 7 000 EUR à ce titre.

B.  Frais et dépens

79.  Le premier requérant demande 40 000 LTL (11 567 EUR environ) au titre des frais et dépens afférents à la procédure sur le terrain de la Convention. Le second requérant réclame pour sa part 31 860 LTL (9 213 EUR environ).

80.  Le Gouvernement estime que ces montants sont excessifs.

81.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur montant. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC] (satisfaction équitable), no 25701/94, § 105, 28 novembre 2002).

82.  La Cour constate que les requérants ont été admis au bénéfice du régime d’assistance judiciaire de la Cour et qu’à ce titre l’avocat du premier et celui du second ont perçu 2 318,63 EUR et 2 225,95 EUR respectivement pour leur travail : soumission des observations et observations complémentaires des requérants, présence à l’audience et participation aux négociations relatives à un règlement amiable.

83.  Statuant en équité, la Cour octroie à chacun des requérants 5 000 EUR pour frais et dépens, moins les sommes déjà versées dans le cadre de son régime d’assistance judiciaire (2 318,63 EUR et 2 225,95 EUR respectivement). En conséquence, la Cour alloue en définitive pour frais et dépens 2 681,37 EUR au premier requérant et 2 774,05 EUR au second requérant.

C.  Intérêts moratoires

84.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ;

2.  Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas lieu de statuer sur les griefs tirés par les requérants de l’article 8 de la Convention pris isolément ;

3.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention pris isolément ou combiné avec l’article 14 ;

4.  Dit, par cinq voix contre deux,

a)  que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention :

i.  7 000 EUR (sept mille euros) à chacun des requérants pour dommage matériel et moral,

ii.  2 681,37 EUR (deux mille six cent quatre-vingt-un euros trente-sept centimes) au premier requérant pour frais et dépens,

iii.  2 774,05 EUR (deux mille sept cent soixante-quatorze euros cinq centimes) au second requérant pour frais et dépens, et

iv.  tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur lesdites sommes, celles-ci devant être converties en la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 27 juillet 2004, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. DollÉ              L. Loucaides
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion partiellement concordante de Mme Mularoni ;

–  opinion partiellement dissidente de M. Loucaides ;

–  opinion partiellement dissidente de Mme Thomassen.

L.L.
S.D.


OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE
DE Mme LA JUGE MULARONI

(Traduction)

J’aurais préféré que la Cour étudie les griefs des requérants sous l’angle de l’article 8 de la Convention pris isolément et conclue à un non-lieu à examen sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Toutefois, j’ai consenti à voter avec la majorité car il m’a semblé important de constater qu’il y avait en l’espèce violation de l’article 8.

Je souscris entièrement aux considérations énoncées aux paragraphes 52 à 61 de l’arrêt.

Toutefois, je ne me rallie pas à celles figurant au paragraphe 49.

J’estime que l’argument des requérants selon lequel leurs activités passées sont pour eux source d’embarras quotidiens, ce en raison de la publicité ayant découlé de l’adoption de la loi sur le KGB le 16 juillet 1998 et de son application à leur égard, ne mérite pas l’attention de la Cour. Les requérants ont travaillé pour le KGB et n’ont jamais contesté que les activités de cette organisation étaient contraires aux principes garantis par la Constitution lituanienne ou par la Convention (paragraphe 54 de l’arrêt). La Cour a admis que les restrictions qui touchent les perspectives d’emploi des requérants en application de la loi sur le KGB visent des buts légitimes : la protection de la sécurité nationale, de la sûreté publique, du bien-être économique du pays et des droits et libertés d’autrui (paragraphe 55 de l’arrêt).

Dans la vie, chacun doit assumer les conséquences de ses actes, et le fait que les requérants continuent d’être accablés par leur qualité d’« anciens agents du KGB » est selon moi sans rapport aucun avec la question de l’applicabilité (et de la violation) de l’article 8 de la Convention. L’argument selon lequel ils seraient stigmatisés aux yeux de la société en raison de leur association passée avec un régime d’oppression n’a selon moi rien à voir avec la responsabilité de l’Etat défendeur quant à la violation de l’article 8 de la Convention.

Par ailleurs, je considère que l’argument voulant que les requérants n’aient pu prévoir les conséquences que leurs activités passées au service du KGB entraîneraient pour eux est lui aussi étranger à la question de l’applicabilité (et de la violation) de l’article 8. A admettre un tel argument, tout acte commis par un dictateur pendant qu’il était au pouvoir, même l’acte le plus répréhensible, pourrait justifier de conclure à la violation de la Convention après l’instauration d’un régime démocratique. Il ne faut pas négliger à cet égard qu’aux termes de l’article 17 de la Convention, « (a]ucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la


destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. »

A mon avis, il est concluant que l’interdiction de chercher un emploi affecte au plus haut point la possibilité pour les requérants d’exercer diverses activités professionnelles et entraîne des conséquences sur la jouissance par eux du droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8. Je pense comme la majorité que le fait que les requérants n’aient pu chercher un emploi dans diverses branches du secteur privé de par l’interdiction prévue par la loi constitue une mesure disproportionnée, même si l’on tient compte de la légitimité des buts visés par cette interdiction. Cela seul aurait suffi à conduire la Cour à conclure à la violation de l’article 8 dans le chef des requérants.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DE M. LE JUGE LOUCAIDES

(Traduction)

Je ne partage pas l’avis de la majorité selon lequel l’article 14 est applicable en l’espèce, et ce pour les raisons suivantes.

Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 protège contre toute discrimination les individus placés dans des situations « analogues », « similaires » ou « comparables » (arrêts Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, série A no 31, pp. 15-16, § 32, Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, série A no 70, pp. 22-23, § 46, Fredin c. Suède (no 1), 18 février 1991, série A no 192, p. 19, § 60, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, p. 1507, § 72). Ainsi, aux termes de la jurisprudence : « Un grief tiré de [l’article 14] ne saurait donc prospérer que si, notamment, la situation de la victime prétendue se révèle comparable à celle de personnes mieux traitées. » (Fredin et Stubbings et autres, ibidem)

Pour examiner cette question, il faut tenir compte de l’objectif et des effets de la loi ou de la mesure en cause. La loi sur le KGB prévoit des restrictions quant aux activités professionnelles des personnes ayant travaillé par le passé pour le KGB, dont les agissements étaient contraires aux principes garantis par la Constitution lituanienne et par la Convention. Cette loi vise à protéger la sécurité nationale, la sûreté publique et les droits et libertés d’autrui en évitant une répétition de l’expérience antérieure qui serait susceptible de se produire si les personnes ayant travaillé pour le KGB se livraient à des activités analogues à celles menées par cette organisation. Il est donc évident que les restrictions litigieuses prévues par la loi en question sont directement liées à la qualité d’« anciens agents du KGB » de personnes telles que les requérants.

La majorité a jugé que l’article 14 était applicable en l’espèce en ce que les requérants sont traités différemment des autres ressortissants lituaniens n’ayant pas travaillé pour le KGB (paragraphe 41 de l’arrêt). Toutefois, à la lumière de ce qui précède, je ne vois pas comment des personnes qui n’ont pas été au service du KGB se trouveraient dans une situation « analogue », « similaire » ou « comparable » à celle des personnes qui l’ont été.

Bien que je sois d’avis que l’article 14 n’est pas applicable en cette affaire, je pense fermement que les restrictions qui touchent les activités professionnelles des requérants sont, dans les circonstances de la cause telles qu’exposées dans l’arrêt, tellement lourdes et disproportionnées au but visé qu’elles sont constitutives d’une ingérence injustifiée dans la vie privée des requérants. Dès lors, je conclus qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DE Mme LA JUGE THOMASSEN

(Traduction)

Contrairement à la majorité, je n’ai pas voté pour la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

J’ai quelque difficulté à examiner la justification des mesures prises à l’égard des anciens agents du KGB sous l’angle de la « discrimination ». En effet, le principe de non-discrimination, tel qu’il est reconnu dans les constitutions européennes et les traités internationaux, désigne avant tout un déni de certaines opportunités pour des raisons tenant à des choix personnels, pour autant qu’il y a lieu de respecter ces choix en ce qu’ils reflètent des traits de la personnalité de chacun, comme la religion, les opinions politiques, l’orientation sexuelle et l’identité sexuelle, ou au contraire pour des motifs tenant à des caractéristiques personnelles au sujet desquelles on ne peut exercer aucun choix, comme le sexe, la race, le handicap et l’âge.

Or, à mon avis, travailler pour le KGB ne relève d’aucune de ces catégories.

S’il est vrai que les anciens agents du KGB ont été traités différemment « des autres ressortissants lituaniens qui n’ont pas travaillé pour le KGB » (paragraphe 41 de l’arrêt), cette différence ne relève pas du champ d’application de l’article 14 dans la mesure où elle se rapporte à l’accès à une profession donnée, puisque la Convention ne garantit pas le libre choix de la profession (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 41, CEDH 2000-IV).

En revanche, je pense comme la majorité que la loi, qui vise en elle‑même un but légitime, revêt un caractère tellement général que son application aux requérants affecte dans une large mesure la capacité de ces derniers à entretenir des rapports avec le monde extérieur telle que l’article 8 la protège (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002-III), et porte donc atteinte à leur vie privée. Eu égard aux circonstances de la cause, comme le fait que la loi a été appliquée de nombreuses années après que les requérants eurent quitté le KGB et de nombreuses années après la proclamation d’indépendance de la Lituanie, sans qu’il soit tenu compte des caractéristiques propres au cas de chacun d’eux, cette ingérence ne saurait être considérée comme proportionnée. Il y a donc violation de l’article 8 de la Convention.


[1].  Traduction établie par le CEDS.

[2].  Traduction établie par l’OIT.

[3].  Traduction établie par l’OIT.



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Textes cités dans la décision

  1. Code de procédure civile
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CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE SIDABRAS ET DŽIAUTAS c. LITUANIE, 27 juillet 2004, 55480/00;59330/00