CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE CRETELLO c. FRANCE, 23 janvier 2007, 2078/04

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Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CRETELLO c. FRANCE

(Requête no 2078/04)

Cette version a été rectifiée conformément à l'article 81 du règlement de la Cour le 27 mars 2007.

ARRÊT

STRASBOURG

23 janvier 2007

DÉFINITIF

23/04/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Cretello c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM.A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
I. Cabral Barreto,
M. Ugrekhelidze,
MmesA. Mularoni,

E. Fura-Sandström,
MM.D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 janvier 2007,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 2078/04) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Charles Cretello (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 décembre 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représenté par Me N. Fady, avocat à Strasbourg. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, Directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Le 4 janvier 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4.  Le requérant est né en 1952 et se trouve actuellement incarcéré à la maison d'arrêt de Mulhouse.

5.  Le 7 avril 1996, C.H. signala à la police la disparition de son père et de l'épouse de ce dernier (les époux H.) dans la région de Mulhouse.

6.  Une information judiciaire fut ouverte le 16 avril 1996.

7.  Le 18 mai 1996, des plongeurs de la brigade fluviale découvrirent la voiture des époux H. dans le grand canal d'Alsace. Les cadavres des époux H. et de leur chien furent retrouvés dans le coffre de la voiture.

A l'issue d'une première phase d'enquête, le requérant et son fils furent mis en examen, pour l'assassinat des époux H. et pour leur avoir volé la somme de 500 000 francs français (FRF). L'ex-femme du requérant (C.S.), sa maîtresse (C.C.) et la compagne de son fils (S.D.) firent également l'objet d'une mise en examen.

A.  Le déroulement de l'instruction

8.  Entre le mois de juin 1998 et la fin de l'instruction le 17 décembre 2001, le juge d'instruction en charge de l'affaire ordonna cinq expertises techniques, biologiques et médico-légale (dont les rapports furent déposés les 10 décembre 1998, 19 avril 1999, 7 juillet 2000, 9 octobre 2001 et 5 novembre 2001), ordonna deux transports sur les lieux et conduisit plusieurs interrogatoires du requérant (les 28 septembre 1999, 24 octobre 2000, 15 mars et 11 septembre 2001), de son fils (les 22 novembre 2000, 6 septembre et 9 novembre 2001) et de plusieurs témoins et co-mis en examen. Il délivra également une dizaine de commissions rogatoires. Les résultats de l'une d'elles parvinrent au juge le 5 avril 2000.

9.  Le magistrat organisa par ailleurs deux confrontations entre le requérant et son fils le 19 février 1999 et le 10 avril 2001, et les deux hommes furent confrontés à leur co-mis en examen les 1er juillet 1999, 12 janvier, 14 mars et 12 octobre 2001.

10.  Le 7 septembre 1998 le juge ordonna une expertise psychiatrique, ainsi qu'une expertise psychologique du requérant et de son fils. Le rapport d'expertise psychiatrique concernant le requérant fut déposé le 24 octobre 1998, celui d'expertise psychologique le 19 décembre 2000 (les rapports concernant son fils, les 22 octobre 1998 et 12 décembre 2000).

11.  Le 22 février 2001, le magistrat instructeur ordonna un complément d'expertise psychologique du requérant. L'expert rendit son rapport le 3 mai 2001. Enfin, le juge d'instruction ordonna une nouvelle expertise psychiatrique complémentaire du requérant et de son fils le 6 mai 2003, dont les rapports furent déposés les 6 et 12 juin 2003.

B.  La détention provisoire antérieure au renvoi du requérant devant la cour d'assises du Haut-Rhin

12.  Le 11 juin 1998, après sa première comparution devant un juge d'instruction du tribunal de grande instance de Mulhouse, le requérant fut placé en détention provisoire à la maison d'arrêt de Mulhouse.

13.  Par ordonnance du 7 juin 1999, le juge d'instruction prolongea cette mesure pour une durée de six mois. L'ordonnance était notamment motivée comme suit :

« Attendu que de multiples investigations restent nécessaires (...) ; qu'il importe de prévenir tout risque de pression alors qu'il est apparu durant l'enquête que Charles Cretello n'hésitait pas à proférer des menaces pour arriver à ses fins ; que les faits revêtent une gravité extrême (..) ; que la personnalité de Charles Cretello [apparaît] particulièrement inquiétante puisqu'il a déjà été condamné dans le passé pour homicide volontaire ; qu'il apparaît comme un individu dépourvu de scrupules et qu'au regard de l'importance de la peine encourue, les garanties de représentation qu'il offre apparaissent notoirement insuffisantes ; (...) ».

14.  Par ordonnances des 10 décembre 1999 et 6 juin 2000 reprenant une liste de motifs similaires et y ajoutant l'« émoi considérable » provoqué par les faits reprochés au requérant et le trouble persistant apporté à l'ordre public, la détention provisoire fut par deux fois prolongée pour une durée de six mois.

15.  Le 24 octobre 2000, le requérant revint sur ses aveux, affirmant que son fils était le seul auteur du double assassinat.

16.  Le 8 décembre 2000, le juge d'instruction prolongea la détention provisoire, pour une nouvelle période de six mois, motivant son ordonnance dans les termes suivants :

« Attendu que les dernières déclarations de Charles Cretello en complète contradiction avec ses précédentes allégations, imposent de nouvelles investigations qui doivent se poursuivre à l'abri de tout risque de suppression de preuves ou de pressions sur les co-mis en examen ou témoins, d'autant que les risques de représailles apparaissent importants, M. Cretello n'ayant pas hésité à proférer à l'encontre des membres de sa famille des menaces pour obtenir leur silence : que Charles Cretello a été condamné pour des faits identiques ce qui atteste de son extrême dangerosité : que les faits pour lesquels il est mis en examen sont d'une gravité exceptionnelle s'agissant d'un double assassinat commis pour des motifs crapuleux et ayant apporté un trouble persistant à l'ordre public en raison notamment du préjudice considérable occasionné aux victimes et à leurs proches : qu'au surplus Charles Cretello, qui ne dispose d'aucun domicile certain et ne justifie d'aucune ressource régulière, n'offre pas de garantie de représentation suffisante ; (...) ».

17.  Par ordonnances des 6 juin et 5 décembre 2001, le juge des libertés et de la détention décida de deux nouvelles prolongations de la détention, relevant le caractère tardif des dénégations du requérant et l'absence d'explications sérieuses à ce revirement, le sentiment de peur que ce dernier inspirait à certains témoins, les menaces proférées à l'encontre de l'un de ses codétenus, les charges graves et concordantes pesant sur lui, l'existence de risques de pressions, de représailles et de fuite et la persistance d'un trouble à l'ordre public.

18.  Le requérant présenta également vainement plusieurs demandes de mise en liberté.

C.  Le renvoi du requérant devant la cour d'assise du Haut-Rhin et la prolongation de la détention provisoire postérieure à ce renvoi

19.  Par ordonnance de mise en accusation du 12 février 2002, le juge d'instruction renvoya le requérant devant la cour d'assises du Haut-Rhin pour assassinats, vol et abus de confiance. Le fils du requérant fut quant à lui renvoyé devant la cour d'assises pour assassinats et recel de vol. Le juge d'instruction prononça, dans cette même ordonnance, un non-lieu en faveur de C.S., C.C. et S.D.

20.  Le 18 avril 2002, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Colmar confirma cette ordonnance en toutes ses dispositions sauf concernant le renvoi du requérant devant la cour d'assises pour abus de confiance, cette dernière infraction ne présentant pas de lien de connexité véritable avec l'infraction principale d'assassinat. Le fils du requérant forma un pourvoi en cassation, qui fut rejeté le 21 août 2002.

21.  Le 17 avril 2003, la chambre de l'instruction, suivant les réquisitions écrites du procureur général du 19 mars 2003, prolongea la détention provisoire du requérant pour une durée de six mois à compter du 3 mai 2003. Elle statua dans les termes suivants :

« Attendu que la charge de la Cour d'Assises du Haut-Rhin, telle qu'elle résulte de la liste des sessions d'assises, obligeant à donner une priorité à l'audiencement de procédures plus anciennes, n'a pas permis d'envisager potentiellement le jugement de l'affaire avant le 3 mai 2003, terme du délai d'un an suivant la date à laquelle l'arrêt de mise en accusation de Charles CRETELLO est devenu définitif par application des dispositions des articles 275-2, 568 et 801 du Code de procédure pénale ;

Qu'il s'agit de circonstances exceptionnelles au sens de l'article 215-2 du Code de procédure pénale ;

Attendu qu'il a été prévu d'appeler l'affaire à l'audience de la Cour d'Assises du Haut-Rhin le lundi 16 juin 2003 ainsi que cela ressort du rôle établi le 11 février 2003 ;

Attendu que la prolongation de la détention de Charles CRETELLO est l'unique moyen d'éviter tout risque de pressions sur les témoins, qu'en effet le renvoi de Charles CRETELLO devant la Cour d'Assises n'est pas de nature en soi à supprimer un tel risque ; qu'il a d'ores et déjà menacé de mort le nommé [F.A] pour le contraindre à rédiger un faux témoignage et contre [S.D], sa belle-fille, et son enfant alors âgé de 4 mois ; qu'il a également cherché à intimider son ex-épouse à qui il a demandé, comme à [S.D], de mentir devant la police ; qu'enfin Mme [R.R] a rapporté avoir été l'objet de menaces à peine voilées de la part de plusieurs individus envoyés par Charles CRETELLO ;

Attendu que la prolongation de la détention provisoire est également l'unique moyen de mettre fin au trouble exceptionnel et persistant causé à l'ordre public par l'assassinat crapuleux d'un couple, dès lors que dans ces conditions l'élargissement du détenu troublerait réellement l'ordre public ;

qu'elle est enfin l'unique moyen d'éviter le renouvellement de l'infraction, Charles CRETELLO qui est sans emploi stable ayant d'ores et déjà été condamné pour assassinat, et pour assurer la représentation en justice de ce dernier qui nie les faits, malgré les charges pesant sur lui et qui encourt une lourde peine ;

Attendu enfin que Charles CRETELLO ne saurait invoquer les dispositions de l'article 5 § 3 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme pour faire valoir que sa détention provisoire avant condamnation dépasse le délai raisonnable et que depuis l'ordonnance de mise en accusation du 12 février 2002 l'affaire n'a plus connu d'évolution ;

Attendu en effet que son revirement tardif dans ses déclarations a entraîné de nouveaux actes d'instruction ;

que par ailleurs son fils, Christophe CRETELLO, a formé un pourvoi contre l'arrêt de la Chambre de l'Instruction du 18 avril 2002, confirmant pour partie l'ordonnance de mise en accusation du 12 février 2002, pourvoi rejeté par l'arrêt du 21 août 2002, ce qui a retardé la fixation de l'affaire au rôle des assises, la nature et les circonstances de l'affaire telles que rappelées ci-dessus, impliquant que Charles CRETELLO et son fils Christophe CRETELLO soient jugés en même temps ;

Attendu qu'il échet dans ces conditions de faire droit aux réquisitions et de prolonger la détention de Charles CRETELLO (...) ».

22.  Le requérant se pourvut en cassation contre cette décision, invoquant notamment l'article 5 § 3 de la Convention.

D.  La procédure au fond

23.  L'audience devant la cour d'assises du Haut-Rhin débuta le 16 juin 2003.

24.  Le 20 juin 2003, la cour d'assises condamna le requérant à la peine de la réclusion criminelle à perpétuité et fixa la période de sûreté à 22 ans. Le 26 juin 2003, le requérant interjeta appel de cette décision.

25.  Le 23 juillet 2003, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant contre l'arrêt de la chambre de l'instruction du 17 avril 2003.

26.  La cour d'assises d'appel de la Marne rendit un arrêt de condamnation le 16 avril 2004. Cette cour confirma la peine de réclusion criminelle à perpétuité tout en ramenant la période de sûreté à 21 ans. Le pourvoi formé par le requérant contre cet arrêt fut rejeté par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 24 novembre 2004.


II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

27.  Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale, applicables au moment des faits, se lisent comme suit :

Article 215-2

« L'accusé détenu en raison des faits pour lesquels il est renvoyé devant la cour d'assises est immédiatement remis en liberté s'il n'a pas comparu devant celle-ci à l'expiration d'un délai d'un an à compter soit de la date à laquelle la décision de mise en accusation est devenue définitive s'il était alors déjà détenu, soit de la date à laquelle il a été ultérieurement placé en détention provisoire.

Toutefois, si l'audience sur le fond ne peut débuter avant l'expiration de ce délai, la chambre de l'instruction peut, à titre exceptionnel, par une décision rendue conformément à l'article 144 et mentionnant les raisons de fait ou de droit faisant obstacle au jugement de l'affaire, ordonner la prolongation des effets de l'ordonnance de prise de corps pour une nouvelle durée de six mois. La comparution personnelle de l'accusé est de droit si lui-même ou son avocat en font la demande. Cette prolongation peut être renouvelée une fois dans les mêmes formes. Si l'accusé n'a pas comparu devant la cour d'assises à l'issue de cette nouvelle prolongation, il est immédiatement remis en liberté. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

28.  Le requérant dénonce la durée de sa détention provisoire qu'il juge excessive. Il allègue la violation de l'article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l'intéressé à l'audience. »

29.  Le Gouvernement s'oppose à cette thèse pour les raisons exposées ci-après.


A.  Sur la recevabilité

30.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Période à prendre en considération

31.  La période à considérer a débuté le 11 juin 1998, avec la mise en détention du requérant, pour s'achever le 20 juin 2003, avec l'arrêt de la cour d'assises du Haut-Rhin. Elle a donc duré cinq ans et neuf jours.

2.  Le caractère raisonnable de la durée de la détention

a)  Thèses des parties

32.  Le Gouvernement estime tout d'abord que la persistance de soupçons à l'encontre du requérant tout au long de la procédure jusqu'à sa comparution devant la cour d'assises est incontestable. Il estime que plusieurs motifs justifiaient son maintien en détention, notamment la nécessité de mettre fin à un trouble exceptionnel à l'ordre public. Il considère également que le risque de pressions sur les témoins a été constant tout au long de la procédure et justifiait à lui seul la durée de la détention provisoire. Il rappelle en effet que le requérant a proféré des menaces à l'encontre de plusieurs témoins avant son arrestation, allant jusqu'à menacer de mort un témoin afin que celui-ci rédige un faux témoignage en sa faveur. Il ajoute qu'il existait également un risque certain de renouvellement de l'infraction, même après cinq ans de détention, dans la mesure où le requérant avait déjà fait l'objet d'une condamnation pour assassinat en 1980, de sorte que l'éventualité d'une récidive ne pouvait être exclue. Enfin, au vu de la gravité des faits et de la peine encourue, la détention constituait, selon lui, l'unique moyen de garantir la représentation en justice du requérant. Il en conclut que les motifs invoqués par les autorités judiciaires pour maintenir le requérant en détention étaient pertinents et suffisants.

Par ailleurs, s'agissant de la conduite de l'instruction, le Gouvernement relève que l'instruction de l'affaire, qui impliquait deux individus, s'est avérée particulièrement difficile en raison des fluctuations des déclarations du requérant qui s'est rétracté au bout de deux années d'instruction et a accusé son fils d'avoir accompli seul le double assassinat, ce qui a nécessité de nouveaux actes d'instruction. Il estime donc que le requérant, du fait de son comportement, a été en partie responsable de la durée de sa détention provisoire. Le Gouvernement, s'il convient, par ailleurs, que plus d'un an et quatre mois s'écoulèrent entre l'ordonnance de renvoi devant la cour d'assises et la date du procès du requérant, estime que ce délai était non seulement dû à l'engorgement de la cour d'assises du Haut-Rhin, mais également et surtout au pourvoi formé par le fils du requérant contre l'arrêt de la chambre de l'instruction du 18 avril 2002 confirmant l'ordonnance de mise en accusation. Ce pourvoi, qui ne fut rejeté que le 21 août 2002, a selon lui retardé la fixation de l'affaire au rôle de la cour d'assises du Haut‑Rhin, celle-ci impliquant que les deux accusés soient jugés en même temps. Le Gouvernement affirme toutefois s'en remettre à la sagesse de la Cour sur ce point. Il considère enfin que la période d'instruction ne montre aucune période d'inertie.

33.  Le requérant estime quant à lui que la plupart des éléments d'instruction relatifs à cette affaire avaient déjà pu être réunis avant sa mise en examen en 1998, dans la mesure où l'enquête pénale avait débuté en 1996 et que durant ces deux années les autorités judiciaires avaient effectué de nombreuses expertises médico-légales, toxicologiques, balistiques et techniques. Il estime par ailleurs qu'aucune des mesures d'instruction diligentées n'a permis d'identifier le moindre élément matériel à sa charge et que les poursuites, renvoi et condamnation dont il fit l'objet ne reposaient que sur les seules accusations de son fils.

Il relève par ailleurs que la procédure d'instruction a connu deux périodes d'inactivité entre le 28 septembre 1999 et le 5 avril 2000, d'une part, et entre le 7 juillet 2000 et le 24 octobre 2000, d'autre part. Il se plaint également de ce que l'expert psychologue ait mis plus de deux ans à déposer son rapport d'expertise, puisque désigné par ordonnance du juge d'instruction du 7 septembre 1998, il n'a déposé son rapport que le 19 décembre 2000. Il se plaint en outre de ce que le seul acte d'instruction pouvant selon lui conduire à la découverte de la vérité, à savoir, la confrontation entre lui et son fils n'eut lieu que tardivement le 12 janvier puis le 10 avril 2001. Il considère également que le Gouvernement n'apporte aucun élément concret permettant d'expliquer et de justifier la situation d'engorgement de la cour d'assises dont il fait état. Il conteste enfin la prolongation de la détention provisoire décidée par la chambre de l'instruction le 17 avril 2003, sur le fondement de l'article 215-2 du code de procédure pénale, dans la mesure où l'instruction était alors totalement achevée et estime donc que cette décision avait pour unique but de le garder à la disposition de la justice. Il estime en conséquence qu'il aurait dû être libéré le 12 février 2003, soit un an après l'ordonnance de mise en accusation, ou être présenté, à cette date, à une juridiction de jugement.

b)  Appréciation de la Cour

34.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans un cas donné, la durée de la détention provisoire d'un accusé ne dépasse pas la limite du raisonnable. A cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l'existence d'une exigence d'intérêt public justifiant, eu égard à la présomption d'innocence, une exception à la règle du respect de la liberté individuelle et en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d'élargissement. C'est essentiellement sur la base des motifs figurant dans ces décisions, ainsi que des faits non controversés indiqués par l'intéressé dans ses recours, que la Cour doit déterminer s'il y a eu ou non violation de l'article 5 § 3 de la Convention.

La persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d'avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d'un certain temps elle ne suffit plus ; la Cour doit alors établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ceux-ci se révèlent « pertinents » et « suffisants », la Cour cherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (voir, notamment, les arrêts Letellier c. France du 26 juin 1991, série A no 207, p. 18, § 35 ; I.A. c. France du 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, pp. 2978-2979, § 102 ; Labita c. Italie [GC], no 26772/95, CEDH-2000, § 152 ; Bouchet c. France, no 33591/96, § 40, 20 mars 2001 ; Zannouti c. France, no 42211/98, § 43, 31 juillet 2001).

35.  En l'espèce, pour refuser de libérer le requérant, les juridictions saisies invoquèrent avec constance, outre la persistance des soupçons pesant sur lui, la préservation de l'ordre public, sa dangerosité, attestée par les menaces de mort qu'il a proférées, et la possibilité d'une récidive, le risque de fuite, ainsi que la prévention des pressions et des menaces sur les témoins. Une durée de détention provisoire de plus de cinq ans doit en effet être accompagnée de justifications particulièrement fortes.

36.  La Cour reconnaît que les motifs de maintien en détention du requérant étaient à la fois pertinents et suffisants tout au long de l'instruction. Elle ne discerne aucune raison de s'écarter de l'opinion des juridictions internes pour justifier le maintien en détention du requérant.

Il convient, en conséquence, d'examiner la conduite de la procédure.

A cet égard, si la Cour admet que les fluctuations du requérant au sujet de ses déclarations initiales ont pu provoquer la conduite de nouvelles investigations, elle ne s'explique pas que l'instruction d'une affaire, n'apparaissant pas particulièrement complexe, ait duré plus de cinq ans. Elle relève en particulier que dès le mois de décembre 2001, le magistrat instructeur semblait n'accorder que peu de crédit aux rétractations du requérant, pourtant à l'origine, selon le Gouvernement, de la prolongation de la procédure. Elle constate par ailleurs que l'expert psychologue mandaté afin de procéder à l'examen clinique du requérant et de son fils n'a déposé ses rapports qu'après un délai de deux ans, sans qu'un tel délai soit aucunement justifié. Or les autorités judiciaires doivent contrôler les expertises et leur responsabilité ne se trouve pas dégagée par la lenteur regrettable de celles-ci (voir, par exemple, Capuano c. Italie, arrêt du 25 juin 1987, série A no 119).

S'agissant, enfin, de la période s'étant écoulée entre l'arrêt de mise en accusation et de renvoi du 12 février 2002 et celui de la cour d'assises du Haut-Rhin du 20 juin 2003, la Cour relève que, dans son ordonnance du 17 avril 2003, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Mulhouse a indiqué que la longueur de la détention provisoire du requérant tenait notamment à l'encombrement des sessions d'assises ; en outre, si le pourvoi formé par le fils du requérant contre l'arrêt de la chambre de l'instruction du 18 avril 2002 a pu, dans une certaine mesure, contribuer à un certain ralentissement de la procédure, la décision de la Cour de cassation est intervenue dès le 21 août 2002, soit dix mois avant la date d'inscription de l'affaire au rôle de la cour d'assises. Or, la Cour rappelle à cet égard qu'il incombe aux Etats d'agencer leur système judiciaire de manière à permettre à leurs tribunaux de répondre aux exigences de l'article 5 (voir, mutatis mutandis, R.M.D. c. Suisse, arrêt du 26 septembre 1997, Recueil 1997-VI, p. 2015, § 54, et G.B. c. Suisse, no 27426/95, § 38, 30 novembre 2000).

37.  Partant, dans les circonstances particulières de la cause, la Cour estime que la détention provisoire du requérant, par sa durée excessive, ne répondait pas aux exigences des dispositions de l'article 5 § 3 de la Convention.

38.  En conclusion, il y a eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention.

II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

39.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

40.  Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu'il aurait subi.

41.  Le Gouvernement ne se prononce pas.

42.  La Cour, statuant en équité comme le veut l'article 41 de la Convention, considère qu'il y a lieu d'octroyer au requérant 3 000 EUR au titre du préjudice moral.

B.  Intérêts moratoires

43.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention ;

3.  Dit

a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 3 000 EUR (trois mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 janvier 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. DolléA.B. Baka
GreffièrePrésident

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