CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE LILLY FRANCE c. FRANCE (N° 2), 25 novembre 2010, 20429/07

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Chronologie de l’affaire

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Conseil Constitutionnel · Conseil constitutionnel · 14 février 2014

Commentaire Décision n° 2013-366 QPC du 14 février 2014 SELARL PJA ès qualités de liquidateur de la société Maflow France (Validation législative des délibérations des syndicats mixtes instituant le « versement transport ») Le Conseil constitutionnel a été saisi le 21 novembre 2013 par la Cour de cassation (deuxième chambre civile, arrêt n° 1891 du même jour) d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par la SELARL PJA, ès qualités de liquidateur de la société Maflow France, et portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 25 nov. 2010, n° 20429/07
Numéro(s) : 20429/07
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, CEDH 1999-III
Chiesi SA c. France, no 954/05, 16 janvier 2007
Civet c. France [GC], no 29340/95, CEDH 1999-VI
Gardedieu c. France, no 8103/02, 21 juin 2007
Joubert c. France, no 30345/05, 23 juillet 2009
Mentes et autres c. Turquie, 28 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII
Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, série A no 301-B
SCM Scanner de l'Ouest Lyonnais et autres c. France, no 12106/03, 21 juin 2007
Vernillo c. France, 20 février 1991, série A no 198
Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, CEDH 1999-VII
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Exception préliminaire rejetée (non-épuisement des voies de recours internes) ; Violation de l'art. 6-1 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - constat de violation suffisant
Identifiant HUDOC : 001-101896
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2010:1125JUD002042907
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE LILLY FRANCE c. France (no 2)

(Requête no 20429/07)

ARRÊT

STRASBOURG

25 novembre 2010

DÉFINITIF

25/02/2011

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Lilly France c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Peer Lorenzen, président,
Rait Maruste,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ganna Yudkivska, juges,
Jean-Marie Delarue, juge ad hoc,
et de Stephen Phillips, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 novembre 2010,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 20429/07) dirigée contre la République française et dont la société par actions simplifiées unipersonnelle Lilly France, (« la requérante »), a saisi la Cour le 4 mai 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante est représentée par Me B. Geneste, avocat à Neuilly‑sur-Seine. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  La requérante allègue une violation de l’article 6 de la Convention au motif que la loi de validation adoptée en cours d’instance ne reposait pas, selon elle, sur d’impérieux motifs d’intérêt général.

4.  Le 9 février 2009, le président de la cinquième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  La requérante, la société par actions simplifiées unipersonnelle (SASU) Lilly France, est un laboratoire pharmaceutique domicilié à Suresnes.

A.  La genèse de l’affaire

6.  En application du code de la sécurité sociale (voir la partie « droit et pratique internes pertinents »), les laboratoires pharmaceutiques, tel que celui de la requérante, sont redevables d’une taxe sur les dépenses qu’ils exposent au titre de l’information et de la prospection médicale.

7.  Le 5 juillet 2000, la requérante fit l’objet d’un contrôle par deux agents de l’Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (URSSAF), C. et G., destiné à vérifier l’exactitude de la déclaration faite par la requérante au titre de la taxe précitée. Ce contrôle aboutit à un redressement au principal de plus de 29 millions de francs (FRF) accompagné de pénalités de retard de 10 % soit un total de 32 201 364 FRF (4 909 066 euros (EUR)) notifié à la requérante le 23 août 2001 par l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS) qui avait estimé que certaines dépenses auraient été exclues à tort de l’assiette de contribution.

B.  La procédure devant les juridictions de sécurité sociale

8.  La requérante contesta ce redressement par voie gracieuse devant le président du conseil d’administration de l’ACOSS le 20 septembre 2001. Celui-ci ne répondit pas, faisant ainsi naître une décision implicite de rejet à compter du 21 novembre 2001.

9.  Le 17 janvier 2002, la requérante saisit le tribunal des affaires de sécurité sociale des Hauts-de-Seine d’un recours contre cette décision de rejet. Dans ses conclusions, elle souleva l’irrégularité des procès-verbaux dressés par les contrôleurs et la nullité du redressement subséquent au motif tiré, notamment, de l’incompétence des agents de contrôle, C. et G., leurs agréments n’ayant, selon elle, pas été régulièrement délivrés. Elle fit valoir à cet égard que deux recours en annulation de ces agréments avaient été récemment introduits devant le tribunal administratif de Paris (voir ci‑dessous, paragraphe 16) et demanda au tribunal de surseoir à statuer en attendant les décisions administratives.

10.  Par un jugement du 10 juin 2003, le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) refusa de surseoir à statuer en invoquant le caractère non suspensif des recours administratifs. Sur le fond, il constata que les agréments litigieux avaient été produits par l’ACOSS et précisa qu’il ne lui appartenait pas d’apprécier la légalité de l’arrêté ministériel en vertu duquel les contrôleurs avaient été agréés. Il rejeta le recours de la requérante.

11.  Celle-ci interjeta appel de ce jugement. En cours d’instance, le 18 décembre 2003, le législateur adopta la loi de financement de la sécurité sociale pour 2004 dont l’article 73 prévoyait que le contrôle effectué par les agents de l’URSSAF en 2000 était réputé régulier en tant qu’il serait contesté par le moyen tiré de l’illégalité de l’agrément des agents ayant procédé aux opérations de contrôle.

12.  Par un arrêt du 11 janvier 2005, la cour d’appel de Versailles considéra qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur l’illégalité alléguée des agréments dans la mesure où les pouvoirs publics, par l’adoption de la loi du 18 décembre 2003, avaient souhaité mettre un terme à cette contestation « afin de sécuriser les recettes sociales et d’éviter l’engorgement des juridictions ». Elle estima en conséquence que la régularité du contrôle ne pouvait plus être contestée sur ce point.

13.  Répondant à l’argumentation de la requérante quant à l’incompatibilité entre l’intervention de la loi de validation et l’article 6 § 1 de la Convention, la cour d’appel estima qu’en l’espèce l’intérêt général, qui s’attachait à sécuriser les recettes sociales, n’était pas seulement d’ordre financier. En effet, selon elle, la loi de validation avait pour but de faire obstacle à une remise en cause intempestive de la régularité des agréments des agents de contrôle, parfois très anciens, et dont la légalité n’avait jamais été mise en doute. Elle précisa que cette loi n’avait pas vocation à s’appliquer aux seuls laboratoires pharmaceutiques, mais également à d’autres employeurs redevables de cotisations sociales et à des travailleurs indépendants.

14.  Sur le fond, la cour d’appel prononça la décharge d’une partie du redressement (environ 45 000 EUR) et condamna la requérante à verser plus de 4 862 000 EUR à l’ACOSS.

15.  La Cour de cassation fut saisie par la requérante. Dans un arrêt du 8 novembre 2006, elle estima que l’intervention du législateur obéissait à d’impérieux motifs d’intérêt général dans la mesure où cette intervention, sans régler le fond du litige, ni priver la requérante du droit de contester le bien-fondé du redressement, était destinée à éviter le développement d’un contentieux de nature à mettre en péril le recouvrement des cotisations de sécurité sociale et, par suite, la pérennité du système de protection sociale. Sur ce point, elle confirma l’arrêt rendu par la cour d’appel.

C.  La procédure administrative en annulation des agréments

16.  Par deux jugements en date du 9 janvier 2006, le tribunal administratif de Paris statua sur les recours en annulation des deux décisions portant agrément de C. et de G. présentés par la société requérante. Il en prononça l’annulation au motif que le préfet de région qui en était l’auteur était incompétent pour les délivrer.

17.  La cour administrative d’appel de Paris annula ces deux jugements le 26 juin 2008. Elle considéra que la requérante ne justifiait pas d’un intérêt lui donnant qualité pour demander au juge administratif l’annulation, pour excès de pouvoir, des décisions d’agrément.

18.  La requérante forma un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat. Dans ses conclusions, le commissaire du Gouvernement s’exprima ainsi :

« (...) comme nous l’avons déjà dit, [les entreprises contrôlées] peuvent contester la régularité du contrôle, et donc de l’habilitation donnée aux contrôleurs, à l’occasion de l’action tendant à la décharge des sommes mises à leur charge. Ce dont la société requérante ne s’est d’ailleurs pas privée. Si cette contestation a été tenue en échec par la loi de validation, cette circonstance ne doit pas davantage rétroagir sur l’intérêt pour agir contre les décisions d’agrément. C’est en effet le propre des lois de validation de faire échec à certaines prétentions et la contestation de leurs effets validants doit être portée devant le juge saisi de l’action, par l’invocation de normes supérieures. »

19.  Par deux arrêts du 11 décembre 2009, le Conseil d’Etat confirma la position de la cour administrative d’appel et dénia à la requérante la qualité pour agir devant les juridictions administratives afin de demander l’annulation pour excès de pouvoir des décisions d’agrément, au motif que ces décisions n’avaient pas, par elles-mêmes, d’effet sur la situation de la requérante.

D.  La procédure administrative en responsabilité de l’Etat du fait des lois

20.  Le 17 décembre 2007, la requérante présenta une demande d’indemnisation à l’ACOSS en faisant valoir que l’intervention, en cours d’instance devant les juridictions de sécurité sociale, d’une loi de validation l’empêchant de faire valoir l’incompétence des contrôleurs, était contraire aux engagements internationaux de la France et notamment à l’article 6 § 1 de la Convention. L’absence de réponse de l’ACOSS fit naître une décision implicite de rejet que la requérante déféra au tribunal administratif de Versailles le 22 avril 2008. Depuis, l’Etat français déposa un mémoire en défense devant le tribunal.

21.  Cette requête est actuellement pendante devant le tribunal administratif.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

22.  Les dispositions pertinentes du code de la sécurité sociale, applicables à l’époque des faits, se lisent comme suit :

Article L. 243-6

« La demande de remboursement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales indûment versées se prescrit par trois ans à compter de la date à laquelle lesdites cotisations ont été acquittées (...) »

Article L. 243-7

« Le contrôle de l’application des dispositions du présent code par les employeurs, personnes privées ou publiques, et par les travailleurs indépendants est confié aux organismes chargés du recouvrement des cotisations du régime général. Les agents chargés du contrôle sont assermentés et agréés dans des conditions définies par arrêté du ministre chargé de la sécurité sociale. Ces agents ont qualité pour dresser en cas d’infraction auxdites dispositions des procès-verbaux faisant foi jusqu’à preuve du contraire (...) »

Article L. 245-1

« Il est institué au profit de la caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés une contribution des entreprises assurant l’exploitation en France (...) d’une ou plusieurs spécialités pharmaceutiques donnant lieu à remboursement par les caisses d’assurance maladie (...) »

Article L. 245-2

« L’assiette de la contribution est égale au total des charges comptabilisées au cours du dernier exercice clos au titre des frais de prospection et d’information des praticiens afférents à l’exploitation en France des spécialités pharmaceutiques remboursables ou des médicaments agréés à l’usage des collectivités (...) »

La loi no 2003-1199 du 18 décembre 2003 portant financement de la sécurité sociale pour 2004 dispose :

Article 73

« Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les procès‑verbaux mentionnés aux articles L. 243-7 du code de la sécurité sociale (...) sont réputés réguliers en tant qu’ils seraient contestés par le moyen tiré de l’illégalité de l’agrément du ou des agents ayant procédé aux opérations de contrôle ou par le moyen tiré de l’incompétence de leur auteur. »

Le 2 décembre 2003, le Conseil constitutionnel a été saisi d’un recours contre la loi du 18 décembre 2003. Dans sa décision no 2003-486 DC du 11 décembre 2003, le Conseil a rejeté les griefs tirés des articles 17, 18, 54 et 55 de la loi déférée, et déclaré contraires à la Constitution les articles 6, 13, 35, 39 et 77. Concernant l’article 13, dont l’objet était de valider à compter du 1er janvier 1995, sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les actions de recouvrement de la contribution due par des entreprises pharmaceutiques, il s’est prononcé en ces termes :

« (...) Si le législateur avait la faculté d’user de son pouvoir de prendre des dispositions rétroactives afin de valider, à la suite de l’intervention de cette décision et dans le respect de cette dernière, des actes de recouvrement, il ne pouvait le faire qu’en considération d’un motif d’intérêt général suffisant ; qu’eu égard au montant des recouvrements concernés, les conditions générales de l’équilibre financier de la sécurité sociale ne pouvaient être affectées de façon significative en l’absence de validation ; qu’à défaut d’autre motif d’intérêt général de nature à justifier celle-ci, l’article 13 de la loi de financement doit être regardé comme contraire à la Constitution. »

Enfin, il a estimé n’y avoir lieu de soulever d’office aucune autre question de conformité à la Constitution.

23.  La jurisprudence nationale relative à l’action en responsabilité du fait des lois :

Par un arrêt « La Fleurette » du 14 février 1938, le Conseil d’Etat a introduit pour la première fois un régime de responsabilité du fait des lois (voir notamment la partie droit interne pertinent dans l’affaire Maurice c. France (déc.), no 11810/03, 6 juillet 2004). La haute juridiction administrative a récemment fait application de ce régime de responsabilité par un arrêt du 8 février 2007 dans l’affaire Gardedieu concernant une loi de validation rétroactive et a condamné l’Etat à indemniser le requérant. Les passages pertinents de cet arrêt se lisent comme suit :

« Considérant que la responsabilité de l’Etat du fait des lois est susceptible d’être engagée, d’une part, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de l’adoption d’une loi à la condition que cette loi n’ait pas entendu exclure toute indemnisation et que le préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés, d’autre part, en raison des obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conventions internationales par les autorités publiques, pour réparer l’ensemble des préjudices qui résultent de l’intervention d’une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de la France (...).

Considérant que, pour écarter le moyen tiré de ce que [la disposition litigieuse] était incompatible avec [l]es stipulations [de l’article 6 § 1 de la Convention], la cour a jugé que la validation litigieuse, qui avait eu pour objet de préserver l’équilibre financier de la caisse autonome de retraite des chirurgiens dentistes, était intervenue dans un but d’intérêt général suffisant ; qu’en statuant ainsi, alors que l’Etat ne peut, sans méconnaître ces stipulations, porter atteinte au droit de toute personne à un procès équitable en prenant, au cours d’un procès, des mesures législatives à portée rétroactive dont la conséquence est la validation des décisions objet du procès, sauf lorsque l’intervention de ces mesures est justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général, la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit ; que, dès lors, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi, M. A est fondé à demander l’annulation (...) de l’arrêt attaqué (...).

Considérant (...) que [l]es dispositions [litigieuses] sont, dès lors, incompatibles avec les stipulations citées plus haut du § 1 de l’article 6 de la Convention (...) et que, par suite, leur intervention est susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat ; que, d’autre part, la validation litigieuse est directement à l’origine du rejet des conclusions de [l’intéressé] tendant à être déchargé des cotisations qui lui étaient réclamées sur le fondement d’un décret jugé illégal par le Conseil d’Etat ; qu’il suit de là que le requérant est fondé à demander la condamnation de l’Etat à en réparer les conséquences dommageables (...) »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

24.  La requérante estime que l’adoption de l’article 73 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2004 du 18 décembre 2003 constitue une rupture du principe d’égalité des armes. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans ses dispositions pertinentes :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.  Sur la recevabilité

1.  Thèses des parties

25.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes en l’espèce. Il fait en effet valoir qu’au regard de la jurisprudence Gardedieu (voir la partie « droit et pratique internes pertinents »), la requérante dispose d’une voie de recours effective et efficace pour obtenir réparation du préjudice éventuellement subi par l’intervention rétroactive de la loi du 18 décembre 2003. Il précise que la requérante a intenté ce recours le 22 avril 2008, soit près d’un an après avoir saisi la Cour, mais qu’à l’heure actuelle, les juridictions administratives n’ont pas encore statué sur cette demande. Or, le Gouvernement rappelle qu’en vertu du principe de subsidiarité, il appartient aux juridictions internes d’examiner les premières un grief tiré de la violation d’un droit protégé par la Convention et, le cas échéant, de redresser cette violation avant que la Cour ne soit saisie.

26.  La requérante considère pour sa part que l’exception d’irrecevabilité présentée par le Gouvernement est infondée. Elle souligne d’emblée une contradiction entre les observations du Gouvernement devant la Cour et celles déposées devant le tribunal administratif de Versailles. En effet, dans les premières, le Gouvernement soutient que le recours ouvert par cette jurisprudence constitue une voie de recours effective et efficace que la requérante aurait dû épuiser, alors que dans les secondes observations, le Gouvernement invite le tribunal administratif de Paris à rejeter la demande d’indemnisation au motif qu’un tel recours serait « manifestement dépourvu de toute chance de succès » et réclame au demeurant la condamnation de la requérante pour procédure dilatoire et abusive.

27.  La requérante soutient également qu’il existe une différence fondamentale entre l’affaire Gardedieu et la présente requête puisque dans la première le requérant n’avait pas soulevé le grief tiré de l’inconventionnalité de la loi litigieuse devant le juge judiciaire et ce n’est qu’après l’intervention de la Cour de cassation qu’il a présenté un recours indemnitaire en faisant valoir cette inconventionnalité. Or, dans la présente affaire, la requérante a soulevé l’incompatibilité entre la loi du 18 décembre 2003 et l’article 6 de la Convention devant les juridictions judiciaires et elle a obtenu une réponse définitive sur ce point de la part de la Cour de cassation, réponse qu’elle estime en contradiction avec les exigences de l’article 6 de la Convention.

28.  Elle souligne au demeurant que cette jurisprudence du Conseil d’Etat est isolée, que sa portée ne peut, à l’heure actuelle, être clairement définie et précise que si une telle voie de recours devait être considérée comme efficace par la Cour, cette solution serait incompatible avec la notion de « délai raisonnable » contenue dans l’article 6 de la Convention.

2.  Appréciation de la Cour

29.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’article 35 de la Convention « ne prescrit l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies » (voir notamment Vernillo c. France, 20 février 1991, § 27, série A no 198, et Civet c. France [GC], no 29340/95, CEDH 1999-VI). De plus, « la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu : en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause. Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste du contexte juridique et politique dans lequel les recours s’inscrivent ainsi que de la situation personnelle des requérants » (Menteş et autres c. Turquie, 28 novembre 1997, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII). De surcroît, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès » (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999-III).

30.  En l’espèce, la Cour relève que, contrairement à l’affaire Gardedieu, la requérante a soulevé le grief tiré de l’incompatibilité entre les dispositions rétroactives de la loi du 18 décembre 2003 et l’article 6 de la Convention devant les juridictions de sécurité sociale chargées de trancher cette question pour déterminer la loi applicable au litige qui leur était soumis. Elle observe d’ailleurs que, dans son arrêt du 8 novembre 2006, la Cour de cassation a expressément écarté l’argument de la requérante sur ce point, en jugeant que l’intervention du législateur obéissait à d’impérieux motifs d’intérêt général et n’était donc pas contraire à la Convention. La Cour considère donc qu’en soumettant son grief aux juridictions judiciaires la requérante a fait usage d’une voie de recours effective et suffisante dès lors qu’elle a mis la Cour de cassation en mesure de se prononcer et, éventuellement, de réparer la violation alléguée.

31.  Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante aurait également dû épuiser le recours en responsabilité de l’Etat du fait des lois, la Cour constate qu’il existe une différence notable entre la présente espèce et l’affaire Gardedieu. En effet, dans cette dernière, le grief tiré de l’inconventionnalité de la législation litigieuse avait été soumis pour la première fois aux juridictions nationales dans le cadre de la procédure en responsabilité de l’Etat du fait des lois, tandis qu’en l’espèce, ce grief a été préalablement soumis et rejeté par les juridictions judiciaires, aussi bien en appel qu’en cassation. Or, selon la Cour, l’on ne saurait exiger de la requérante que, outre la procédure au fond, elle épuise d’autres voies de recours telle que l’action en responsabilité de l’Etat du fait des lois (voir Maurice, précitée). En effet, en introduisant une procédure pour contester le redressement litigieux devant les juridictions judiciaires, la requérante a utilisé une voie de droit directe, effective et suffisante compte tenu des griefs exposés (voir supra, paragraphe 30). Dès lors, l’épuisement d’une seconde voie de droit ne saurait être exigé.

32.  Il convient par conséquent de rejeter l’exception d’irrecevabilité présentée par le Gouvernement.

33.  La Cour constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

a)  La requérante

34.  La requérante entend démontrer que l’adoption de la loi litigieuse, alors que la procédure était pendante devant la cour d’appel a indiscutablement eu pour effet de modifier l’issue du procès qui l’opposait à l’ACOSS et donc à l’Etat et ce, même si aucun autre agrément n’avait préalablement été annulé. Elle souligne à cet égard qu’elle n’a pas pu chercher à tirer profit d’un « effet d’aubaine » car elle a été la première à ester en justice pour contester la validité de ces agréments. Dès lors, le Gouvernement ne saurait tirer argument du fait qu’aucun d’entre eux n’avait été préalablement invalidé.

35.  Sur la portée de la mesure litigieuse, la requérante insiste sur le fait que la cour administrative d’appel de Paris, dans ses deux jugements du 26 juin 2008, n’a pas remis en cause le fond de la décision rendue par le tribunal administratif dans la mesure où elle a considéré que la requérante ne justifiait pas d’un intérêt à agir et a rejeté ses prétentions pour des motifs de forme. Elle rappelle toutefois qu’en vertu d’une jurisprudence constante, les irrégularités, qu’elles soient matérielles ou procédurales, et qui affectent un contrôle doivent automatiquement entraîner la nullité du redressement qui s’ensuit et donc la décharge des impositions supplémentaires mises à la charge de la requérante.

36.   Elle fait également valoir que la nécessité pour la Cour de cassation de faire application de la loi nouvelle démontre que le moyen tiré de la nullité du redressement opéré était fondé. Dans le cas contraire, la Cour de cassation aurait rejeté ses prétentions sans avoir à trancher la question de l’applicabilité de la loi nouvelle aux faits de l’espèce.

37.  Concernant l’importance des enjeux, la requérante renvoie à l’affaire Chiesi SA c. France (no 954/05, 16 janvier 2007), portant sur la rétroactivité d’une autre disposition de la loi du 18 décembre 2003 et dans laquelle la Cour a considéré que les mesures prises par l’Etat français pour sécuriser la légalité de certains arrêtés étaient disproportionnées au regard de l’objectif visé.

38.  Elle en conclut que la disposition litigieuse ne reposait pas sur d’« impérieux motifs d’intérêt général » et qu’elle se heurte à l’article 6 de la Convention.

b)  Le Gouvernement

39.  Le Gouvernement entend faire valoir qu’au moment de l’adoption de la loi du 18 décembre 2003, aucune décision de justice définitive et défavorable à l’Etat n’avait encore été prononcée et que cette loi n’avait donc pas pour objectif de mettre un terme à une jurisprudence contraire. Il précise que le nombre de recours introduits par les laboratoires pharmaceutiques mettant en cause les procédures d’agrément des contrôleurs de l’URSSAF lui faisaient craindre d’éventuelles annulations d’agréments par les juridictions nationales, ce qui risquait de fragiliser le recouvrement des recettes de sécurité sociale. Pour éviter d’en arriver à une telle situation, et compte tenu des enjeux en cause, le Gouvernement a préféré faire adopter une mesure de validation.

40.  Concernant les effets de cette mesure, il indique qu’elle a une portée limitée dès lors qu’elle ne vise qu’à réparer un vice de procédure et qu’elle ne prive pas la requérante de la possibilité de contester le bien-fondé du redressement. Il précise également que cette mesure n’a pas empêché la requérante de bénéficier d’une décharge partielle des impositions en appel et qu’elle a eu la possibilité de contester les agréments délivrés aux deux contrôleurs devant les juridictions administratives. Il considère que la loi de 2003 a, en définitive, permis le recouvrement de recettes légalement dues et destinées à la sécurité sociale en privant la requérante d’un « effet d’aubaine » dû à un éventuel vice de procédure.

41.  Le Gouvernement souligne le fait qu’à ce jour aucun agrément délivré à un contrôleur de l’URSSAF n’a été annulé. En effet, les deux jugements rendus le 9 janvier 2006 par le tribunal administratif de Paris, ayant invalidé les agréments en cause dans la présente affaire, ont été ensuite censurés par la cour administrative d’appel. Dès lors, la portée de l’annulation d’un tel agrément en droit français ne peut être déterminée avec précision.

42.  En ce qui concerne l’importance des enjeux, il souligne d’emblée la difficulté d’évaluer avec précision les montants concernés dans la mesure où les conséquences de l’annulation d’un agrément ne peuvent être clairement établies. Il précise cependant qu’entre 2000 et 2003, années sur lesquelles le redressement de la requérante a porté, le montant total des redressements notifiés par l’ACOSS sur toute la France s’élevait à 2,73 milliards d’euros et que le contentieux des redressements contestés par les laboratoires pharmaceutiques comme celui de la requérante, pour incompétence des agents de contrôle, pour la seule région parisienne, s’élève à 131 millions d’euros. Selon le Gouvernement, l’URSSAF évaluerait le risque des pertes financières pour la seule région parisienne à 400 millions d’euros en raison d’un « effet d’aubaine » dont auraient pu profiter d’autres requérants si l’article 73 de la loi du 18 décembre 2003 n’était pas intervenu pour dissiper les doutes pesant sur la régularité des agréments des agents de l’URSSAF.

43.  Le Gouvernement fait valoir que la mesure litigieuse avait pour but de sécuriser les actions en recouvrement des recettes de sécurité sociale et qu’elle visait donc à assurer la pérennité du système de protection sociale. Il souligne à ce sujet que la procédure d’agrément des agents chargés du contrôle a été modifiée à compter du 1er janvier 2004 afin de supprimer le risque de nouveaux contentieux sur le même fondement.

44.  Il précise également que la loi de validation avait pour objectif d’éviter la multiplication des procédures en annulation des agréments devant les juridictions administratives et en contestation des redressements devant les juridictions judiciaires.

45.  Il en conclut que l’intervention en cours d’instance de l’article 73 de la loi du 18 décembre 2003 était justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général et conforme aux exigences de l’article 6 de la Convention.

2.  Appréciation de la Cour

46.  La Cour réaffirme que si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 49, série A no 301‑B, et Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999‑VII).

47.  La Cour est amenée à se prononcer en l’espèce sur la question de savoir si l’intervention de la loi du 18 décembre 2003 a porté atteinte au caractère équitable de la procédure, et à l’égalité des armes, en modifiant, en cours d’instance, l’issue de celle-ci. A cet égard, elle observe, à l’instar du Gouvernement, que la solution de la procédure engagée devant les juridictions judiciaires était difficilement prévisible en 2002, au moment de son introduction par la requérante. En effet, comme les deux parties le font valoir, la requérante était l’une des premières sociétés pharmaceutiques, sinon la première, à se prévaloir de l’incompétence des contrôleurs de l’URSSAF et aucune décision juridictionnelle n’était venue trancher cette question auparavant. Elle constate que la seule décision judiciaire antérieure à la loi litigieuse est le jugement rendu par le TASS dans la présente affaire le 10 juin 2003 et qui se déclare incompétent pour apprécier la légalité de l’arrêté ministériel portant agrément des contrôleurs.

48.  Toutefois, la Cour observe qu’en l’espèce les juridictions judiciaires n’ont pas apporté de réponse à la requérante sur le point de savoir si les agréments litigieux avaient été valablement délivrés. En effet, comme rappelé précédemment, le TASS s’est déclaré incompétent pour connaître de cette question et la cour d’appel, ainsi que la Cour de cassation, faisant toutes deux application de la loi du 18 décembre 2003, n’ont pas eu à statuer sur ce point. Quant aux juridictions administratives, également saisies d’un recours en annulation des deux décisions d’agrément, la Cour observe que seul le tribunal administratif a statué sur leur validité et qu’il en a prononcé l’annulation au motif que le préfet, qui en était l’auteur, était incompétent pour les délivrer. Ce jugement a ensuite été invalidé par la cour administrative d’appel et le Conseil d’Etat qui ont estimé que la requérante n’avait pas la qualité pour agir devant les juridictions administratives pour demander l’annulation des décisions d’agrément dans la mesure où ils ont considéré que ces décisions n’avaient pas d’effets sur sa situation.

49.  La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de se substituer aux juridictions internes quant aux chances de succès des actions engagées par la requérante. Elle se borne à constater que l’intervention de la loi litigieuse a fait obstacle à ce que la cour d’appel et la Cour de cassation puissent se prononcer sur la validité des agréments de G. et C., donc sur la régularité du contrôle qu’ils ont effectué et, par voie de conséquence sur la validité du redressement infligé à la requérante alors que le Gouvernement reconnaît dans ses observations qu’un doute persistait avant l’entrée en vigueur de la loi, sur la régularité de ces agréments. Partant, la Cour considère que cette intervention, destinée à sécuriser l’issue de la procédure, constitue bien une ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice.

50.  Reste à examiner si une telle ingérence repose sur d’impérieux motifs d’intérêt général.

51.  La Cour rappelle qu’en principe le seul intérêt financier de l’Etat ne permet pas de justifier l’intervention rétroactive d’une loi de validation (voir, mutatis mutandis, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, précité, § 59, et Joubert c. France, no 30345/05, § 60, 23 juillet 2009). Elle observe que le chiffre de 400 millions d’euros de pertes avancé par le Gouvernement repose sur une évaluation faite par l’URSSAF du montant des recettes de sécurité sociale qui auraient pu être contestées devant les juridictions de la région parisienne si l’article 73 de la loi du 18 décembre 2003 n’avait pas été adopté. Le Gouvernement ne fournit aucun renseignement quant au mode de calcul de ce chiffre qui est nécessairement hypothétique dans la mesure où il repose sur une évaluation aléatoire des conséquences résultant des procédures qui auraient pu être introduites. En effet, comme il l’a souligné, aucun redressement de cotisation n’a été remis en cause avant l’intervention de la loi litigieuse en raison de l’incompétence des agents de l’URSSAF, ce qui rend virtuel le chiffre qu’il avance.

52.  De surcroît, la Cour relève que, d’après le Gouvernement, la procédure d’agrément a été modifiée par la loi du 18 décembre 2003 afin d’éviter l’introduction en justice de demandes similaires à celles de la requérante. Ainsi, seuls les redressements notifiés aux laboratoires pharmaceutiques avant 2004 sont susceptibles de faire l’objet d’une procédure en annulation pour défaut d’agrément des contrôleurs. La Cour constate également qu’en vertu de l’article L. 243-6 du code de la sécurité sociale, les actions en remboursement des cotisations de sécurité sociale indûment versées, telles que celle introduite par la requérante, se prescrivent par trois ans à compter de la date à laquelle lesdites cotisations ont été acquittées.

53.  Partant, la Cour ne saurait tenir compte des sommes avancées par le Gouvernement, justifiées pour l’essentiel par un « effet d’aubaine » dont pourraient profiter d’autres requérants.

54.  Par ailleurs, la Cour note que le montant des redressements réellement contestés devant les juridictions nationales en raison de l’illégalité des agréments des agents de contrôle s’élève, selon le Gouvernement, à 131 millions d’euros pour la seule région parisienne. Toutefois, elle considère que cette somme ne saurait remettre en cause, à elle seule, la pérennité du système de sécurité sociale comme le soutient le Gouvernement et qu’elle n’autorise donc pas le législateur à intervenir en cours de procédure afin d’en sécuriser l’issue (voir, mutatis mutandis, Chiesi SA, précité, § 38).

55.  Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel la loi du 18 décembre 2003 visait à éviter la multiplication des contentieux, la Cour considère que cette augmentation restait purement hypothétique au moment de l’adoption de la loi contestée (voir, mutatis mutandis, Joubert, précité, §§ 61 et 62).

56.  Aucun des autres arguments présentés par le Gouvernement ne convainc la Cour de la légitimité de l’ingérence.

57.  De l’avis de la Cour, l’intervention rétroactive de l’article 73 de la loi du 18 décembre 2003 ne reposait pas sur d’impérieux motifs d’intérêt général.

58.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 de la Convention.

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

59.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

60.  La requérante réclame la réparation de son préjudice matériel correspondant au montant du redressement dont elle a dû s’acquitter, à savoir 4 862 912 EUR, ainsi que la somme de 721 979 EUR correspondant au montant des intérêts au taux légal qui ont couru sur cette somme depuis son paiement, soit un total de 5 584 891 EUR. Elle souligne également que son préjudice moral est important, mais se borne à réclamer le versement d’un euro symbolique à titre de réparation pour ce préjudice.

61.  Le Gouvernement considère que ces sommes sont manifestement excessives et sans rapport avec la violation constatée. Il souligne qu’en l’espèce le bien-fondé du redressement subi par la requérante est incontestable et qu’il a été confirmé par des décisions de justice devenues définitives. Il rappelle que dans l’arrêt Joubert c. France, rendu récemment et qui concernait la validation législative d’un défaut de compétence territoriale du service ayant procédé au contrôle fiscal des requérants, la Cour a considéré que le constat de violation constituait en soi une satisfaction équitable suffisante. Il ne s’oppose pas à ce que la requérante soit indemnisée de son préjudice moral à hauteur d’un euro symbolique.

62.  La Cour relève que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans le fait que la requérante n’a pu jouir des garanties de l’article 6 § 1 de la Convention. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle ne saurait spéculer sur ce qu’eût été l’issue du procès dans le cas contraire, qui plus est lorsque, comme en l’espèce, la requérante n’a bénéficié d’aucune décision interne définitive rendue en sa faveur (SCM Scanner de l’Ouest Lyonnais et autres c. France, no 12106/03, § 38, 21 juin 2007). Elle constate, comme l’a souligné le Gouvernement, qu’en l’espèce les sommes réclamées à la requérante étaient dues et qu’elles n’ont été contestées que sur la base d’un vice de forme.

63.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette les prétentions de la requérante relatives à l’indemnisation de son préjudice matériel. Quant au dommage moral, la Cour l’estime suffisamment réparé par le constat de violation auquel elle est parvenue.

B.  Frais et dépens

64.  La requérante demande également 114 084 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes, judiciaires et administratives. Elle fournit à cet égard les factures correspondant à ces sommes. Elle demande également la somme de 7 516 EUR pour les frais engagés devant la Cour.

65.  Le Gouvernement considère que ces frais apparaissent comme disproportionnés et souligne qu’aucune précision n’est fournie quant à la répartition des sommes indiquées par la requérante. Il estime qu’une somme globale de 10 000 EUR allouée au titre des frais et dépens serait suffisante.

66.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 10 000 EUR tous frais confondus et l’accorde à la requérante.

C.  Intérêts moratoires

67.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Rejette l’exception préliminaire présentée par le Gouvernement ;

2.  Déclare la requête recevable ;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;

4. Dit que le constat de violation constitue une réparation suffisante du préjudice moral de la requérante ;

5.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.   Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 novembre 2010, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stephen PhillipsPeer Lorenzen
Greffier adjointPrésident

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CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE LILLY FRANCE c. FRANCE (N° 2), 25 novembre 2010, 20429/07