CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE İYİLİK c. TURQUIE, 6 décembre 2011, 2899/05

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CEDH · 6 décembre 2011

Communiqué de presse sur les affaires 41959/08, 32247/07, 50098/07, 13665/07, 7711/06, 33294/03, 2899/05, 3172/08, 42347/08, 454/09, …

 

CEDH · 29 novembre 2011

Communiqué de presse sur les affaires 45875/06, 8595/06, 41959/08, 32247/07, 18919/10, 7097/10, 50098/07, 13665/07, 7711/06, 33294/03, …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Deuxième Section), 6 déc. 2011, n° 2899/05
Numéro(s) : 2899/05
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299-A
I.L.V. c. Roumanie (déc.), no 4901/04, 24 août 2010
M.C. c. Royaume-Uni, no 22920/93, décision de la Commission du 6 avril 1994
Mikulic c. Croatie, no 53176/99, CEDH 2002-I
Mizzi c. Malte, no 26111/02, CEDH 2006-I
Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999-VI
Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 44, CEDH 2003-III
Paulík c. Slovaquie, no 10699/05, CEDH 2006-XI
Powell et Rayner c. Royaume-Uni, 21 février 1990, § 41, série A no 172
Shofman c. Russie, no 74826/01, 24 novembre 2005
Tavli c. Turquie, no 11449/02, §§ 36-37, 9 novembre 2006
Yildirim c. Autriche (déc.), no 34308/96, 19 octobre 1999
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusion : Non-violation de l'art. 8
Identifiant HUDOC : 001-107729
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2011:1206JUD000289905
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Sur les parties

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE İYİLİK c. TURQUIE

(Requête no 2899/05)

ARRÊT

STRASBOURG

6 décembre 2011

DÉFINITIF

06/03/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire İyilik c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 novembre 2011,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 2899/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Necmettin İyilik (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 décembre 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me F. Kaplan, avocat à Sivas. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

3.  Le 25 février 2010, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

EN FAIT

A.  Les circonstances de l’espèce

4.  Le 27 août 1965, le requérant épousa Mlle X. Le 15 juillet 1966, celle‑ci donna naissance à une fille, Y., dont le requérant conteste être le père biologique.

5.  Le 17 octobre 1966, le tribunal de grande instance d’Ankara prononça le divorce du couple.

6.  La même année, le requérant introduisit, devant cette même juridiction, une action en désaveu de paternité.

7.  A la suite d’une ordonnance du tribunal, l’institut de médecine légale et sociale de l’université d’Ankara rendit, le 14 janvier 1968, un rapport indiquant que le père biologique de Y pouvait être aussi bien le requérant que toute autre personne du même groupe sanguin que lui.

8.  S’appuyant sur ce rapport, le tribunal débouta le requérant par un jugement du 18 janvier 1969.

9.  Le 17 juillet 2002, se fondant sur l’article 445 § 1 du code de procédure civile, le requérant introduisit une demande de réouverture de la procédure relative au désaveu de paternité. Il indiqua que les progrès accomplis par la science depuis 1968 permettaient désormais de déterminer avec certitude s’il était ou non le père de Y. Soutenant que la mère de celle-ci menait une vie dissolue à l’époque de la conception et de la naissance de Y, il demanda la réalisation d’un test ADN.

10.  Il précisa en outre qu’il était en train de rédiger son testament et qu’il ne souhaitait pas que sa fille putative, avec laquelle il n’aurait entretenu aucune relation depuis sa naissance et dont il ne serait pas sûr d’être le père biologique, héritât de ses biens.

11.  Le 29 avril 2004, le tribunal de grande instance d’Ankara rejeta la demande du requérant au motif que les progrès intervenus dans le domaine scientifique ne permettaient pas la réouverture d’une procédure civile dans la mesure où l’impossibilité d’obtenir une preuve du fait de l’état des techniques scientifiques ne constituait pas un cas de force majeure au sens de l’article 445 § 1 du code de procédure civile.

12.  La Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant puis sa demande de rectification par deux arrêts respectivement du 24 février et du 2 juin 2004.

13.  Le dernier arrêt fut notifié au requérant le 6 juillet 2004.

B.  Le droit interne pertinent

1.  La révision des jugements définitifs

14.  Aux termes de l’article 445 § 1 du code de procédure civile, la révision d’un jugement devenu définitif peut être demandée lorsque l’impossibilité de présenter des éléments lors de la procédure initiale relevait d’un cas de force majeure.

2.  La présomption de paternité et l’action en désaveu de paternité

15.  Le code civil en vigueur à l’époque des faits disposait :

Article 285

« L’enfant né pendant le mariage ou dans les trois cents jours après la dissolution de celui-ci a pour père l’époux de la mère.

(...) »

Article 286

« L’époux peut intenter une action en désaveu de paternité pour renverser la présomption de paternité. Cette action est dirigée contre l’enfant et sa mère.

Pareille action est aussi ouverte à l’enfant. Elle est alors dirigée contre la mère et son époux. »

Article 287

« Lorsque l’enfant a été conçu pendant le mariage, le demandeur doit prouver que l’époux n’est pas le père.

L’enfant né cent quatre-vingts jours au moins après la célébration du mariage ou trois cents jours après la dissolution de celui-ci est présumé avoir été conçu pendant le mariage. »

Article 289

« L’époux doit intenter l’action dans le délai d’un an après avoir eu connaissance de la naissance et du fait qu’il n’est pas le père ou du fait que la mère a eu des relations sexuelles avec un tiers durant la période de conception ; dans tous les cas, l’action devra être intentée dans les cinq ans suivant la naissance.

(...) »

16.  La disposition de ce dernier article ayant trait à la période de cinq ans a été annulée par la Cour constitutionnelle dans un arrêt du 25 juin 2009 (2008/30 E – 2009/96 K). Les passages pertinents de cet arrêt se lisent comme suit :

Le droit de désavouer la paternité d’un enfant ayant une autre origine génétique ou biologique que la sienne constitue un droit fondamental de la personne. La disposition litigieuse limite l’exercice de ce droit à cinq ans ; ainsi, le droit du père d’entamer une action peut être aboli avant même que ce dernier ait eut la possibilité de l’exercer (...) l’intéressé étant alors contraint d’assumer la paternité d’un enfant qui n’est pas le sien. Le principe de l’Etat de droit implique en autres de lever les obstacles empêchant de désavouer la paternité d’un enfant qui n’est pas génétiquement ou biologiquement le sien (...) cette possibilité relève des droits et libertés fondamentaux de l’époux.

La disposition litigieuse est de nature non seulement à porter atteinte à la substance même du droit de l’individu à la protection et au développement de son existence matérielle et morale, mais aussi à restreindre les droits et libertés fondamentaux de l’époux d’une manière incompatible avec les principes de justice et d’Etat de droit.

Pour ces motifs, la disposition litigieuse enfreint (...) la Constitution et nécessite d’être annulée.

3.  Succession, réserve héréditaire et possibilité de déshériter

17.  En droit turc des successions, l’ensemble de la succession du défunt revient à ses enfants à parts égales en l’absence de conjoint survivant.

18.  La réserve héréditaire des enfants est de 50 % de leurs parts respectives (article 506 du code civil). En d’autres termes, les libéralités, par actes entre vifs ou par testament, ne peuvent excéder la moitié du total des biens du disposant, si celui-ci ne laisse qu’un enfant à son décès.

19.  Aux termes de l’article 512 du code civil, un héritier bénéficiant d’une réserve héréditaire peut être déshérité :

« 1.  S’il a commis un crime visant le défunt ou l’un de ses proches,

2.  S’il n’a pas respecté les obligations que le droit de la famille lui imposait à l’égard de l’héritier ou des membres de la famille de l’héritier. »

EN DROIT

20.  Invoquant les articles 6 et 8 de la Convention, le requérant se plaint de ne pouvoir entamer une nouvelle procédure judiciaire lui offrant la possibilité de désavouer sa paternité sur le fondement d’examens scientifiques fiables, tels que les tests ADN.

21.  Le Gouvernement combat cette thèse. Selon lui, le refus des autorités d’autoriser une nouvelle action en désaveu est motivé par le souci de la protection des intérêts de l’enfant et de la famille et respecte les exigences de l’article 8 de la Convention.

22.  La Cour estime que le grief du requérant appelle un examen exclusivement sous l’angle de l’article 8 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

I.  SUR LA RECEVABILITE

23.  La Cour rappelle que la question de savoir si la procédure visant à dissoudre devant la loi des liens familiaux existants concernait la « vie familiale » du requérant n’a pas lieu, ici, d’être tranchée, dès lors qu’en tout état de cause la détermination des relations juridiques d’un père avec son enfant putatif relève de la « vie privée » de l’intéressé (Yıldırım c. Autriche (déc.), no 34308/96, 19 octobre 1999, et Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 33, série A no 87).

24.  L’article 8 de la Convention est dès lors applicable aux faits de l’espèce.

25.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

II.  SUR LE FOND

26.  La Cour rappelle que, si l’article 8 de la Convention tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, elle n’impose pas seulement aux Etats de s’abstenir de telles ingérences : elle peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée ou familiale. La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de cette disposition ne se prête pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble ; de même, dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (Shofman c. Russie, no 74826/01, §§ 33-34, 24 novembre 2005). En outre, même pour les obligations positives résultant du paragraphe 1, « les objectifs énumérés au paragraphe 2 (...) peuvent jouer un certain rôle » dans « la recherche » de l’« équilibre » voulu (Powell et Rayner c. Royaume-Uni, 21 février 1990, § 41, série A no 172).

27.  La Cour rappelle également qu’elle n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour trancher les litiges touchant aux relations des individus entre eux au niveau national, mais d’examiner sous l’angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire (voir, par exemple, les arrêts Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 59, CEDH 2002‑I, ou Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299-A). La Cour examinera donc la question de savoir si, dans la présente espèce, l’Etat défendeur, en traitant l’action du requérant, a agi en méconnaissance de son obligation positive découlant de l’article 8 de la Convention (Mizzi c. Malte, no 26111/02, § 107, CEDH 2006‑I).

28.  Elle note que le requérant a initialement intenté une action en désaveu de paternité en 1967, moins d’un an après la naissance de Y, et donc conformément à l’article 289 du code civil. Cette action a été rejetée au motif que la comparaison des groupes sanguins des intéressés ne permettait pas de prouver qu’il n’était pas le père de sa fille putative. Ne pouvant intenter une nouvelle action en désaveu de paternité, il a demandé la révision de la procédure en se fondant sur l’article 445 § 1 du code de procédure civile, qui prévoit la réouverture d’une procédure lorsque l’impossibilité de présenter des éléments de preuve lors de la procédure initiale relevait d’un cas de force majeure. Cette demande a été rejetée par les juridictions nationales, conformément à une jurisprudence ancienne et constante de la Cour de cassation, selon laquelle l’état des progrès scientifiques ne pouvait être assimilé à un cas de force majeure.

29.  La Cour relève que les parties ne contestent pas que le rejet par les juridictions nationales de l’action en désaveu de paternité du requérant était « prévu par la loi » et qu’il poursuivait un but légitime.

30.  Il reste à déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, la mesure litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ».

31.  Sur ce point, la Cour rappelle avoir déjà jugé dans plusieurs affaires qu’une situation dans laquelle il était impossible de faire prévaloir la réalité biologique sur une présomption légale de paternité n’était pas compatible avec l’obligation de garantir le « respect » effectif de la vie privée et familiale, même eu égard à la marge d’appréciation dont jouissent les Etats (Mizzi précité, §§ 113 et 114, Paulík c. Slovaquie, no 10699/05, § 46, CEDH 2006‑XI, Shofman précité, § 45, et Tavlı c. Turquie, no 11449/02, §§ 36-37, 9 novembre 2006).

32.  Ce n’est toutefois pas le cas en l’espèce. En effet, le requérant n’est pas en possession d’une preuve biologique attestant qu’il n’est pas le père de Y. Par son action en justice, il a cherché d’abord à obtenir une preuve de la réalité biologique de ses relations avec Y en obligeant celle-ci à se soumettre à un test ADN, et ensuite seulement à mettre éventuellement en adéquation la réalité juridique avec la réalité biologique. Pour la Cour, cet élément a une importance décisive dans la mise en balance des intérêts en cause (I.L.V. c. Roumanie (déc.), no 4901/04, § 40, 24 août 2010). Si dans les affaires précitées (paragraphe 31 ci-dessus), les intérêts des requérants et des enfants étaient convergents, en l’espèce, étant donné le refus de l’enfant de se soumettre au test, les intérêts en cause apparaissent contradictoires.

33.  La Cour est consciente que l’apparition du test ADN et la possibilité pour tout justiciable de s’y soumettre constituent une évolution sur le plan judiciaire, en ce qu’un tel test permet d’établir avec certitude l’existence de liens biologiques entre différentes personnes. Cela étant, la Cour rappelle avoir déjà jugé que la nécessité de protéger les tiers peut exclure la possibilité de les contraindre à se soumettre à quelque analyse médicale que ce soit, notamment à des tests ADN (Mikulić, précité, § 64 in fine). Et cela d’autant plus quand, comme en l’espèce, le tiers en question est une enfant, bénéficiant d’une filiation légitime de longue date (I.L.V., décision, précitée, § 42).

34.  La Cour ne voit rien d’arbitraire ou de disproportionné dans les décisions des juridictions nationales qui ont donné plus de poids aux intérêts de l’enfant qu’aux éventuels intérêts du requérant à vérifier un fait biologique (M.C. c. Royaume-Uni, no 22920/93, décision de la Commission du 6 avril 1994, et Nylund c. Finlande ((déc.), no 27110/95, CEDH 1999‑VI).

35.  Dès lors, l’absence d’une quelconque manifestation de la part de l’enfant démontrant son souhait de voir vérifier sa paternité (voir, a contrario, Paulík, précité, § 14, Mizzi, précité, § 13, et, mutatis mutandis, Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 44, CEDH 2003-III), combinée avec le laps de temps pendant lequel elle a bénéficié de son état civil de manière stable et avec les conséquences patrimoniales que l’acceptation d’une action en désaveu peut entraîner, joue en l’espèce en faveur de l’intérêt de la fille putative du requérant, consistant à ne pas être privée d’une paternité biologique distincte de la filiation (voir les décisions précitées I.L.V., § 46, et Yıldırım).

36.  Compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour estime que le rejet de l’action du requérant, qui équivalait à un refus d’ordonner un test ADN, n’a pas rompu le juste équilibre devant exister entre les intérêts en présence.

37.  Dès lors, il n’y pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Déclare, à la majorité, la requête recevable ;

2.  Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 décembre 2011, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

              Stanley NaismithFrançoise Tulkens
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges P. Pinto de Albuquerque et H. Keller.

F.T.
S.H.N.


OPINION DISSIDENTE
DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE
ET DE LA JUGE KELLER

1.  La présente affaire pose la question de savoir si la présomption classique, « le père est celui que le mariage désigne » (pater is est quem nuptiae demonstrant), peut être infirmée et dans quelles conditions. Selon cette fiction juridique, la paternité est présumée à partir de la maternité et du mariage, et l’enfant d’une femme mariée est presque toujours rattaché automatiquement au mari de sa mère.

2.  A notre grand regret, il nous est impossible de nous rallier à l’avis de la majorité de la chambre dans cette affaire, car nous estimons qu’il existe des raisons de droit et de fait qui imposent la conclusion d’une violation de l’article 8 dans la présente espèce.

Du point de vue juridique, la Cour a conclu à maintes reprises à la violation de l’article 8 de la Convention à raison de l’impossibilité de faire prévaloir la réalité biologique sur une présomption légale de paternité. La prévalence de la réalité biologique sur les fictions légales est un principe bien établi dans la jurisprudence de notre Cour (Mizzi c. Malte, no 26111/02, CEDH 2006-I, Paulík c. Slovaquie, no 74826/01, CEDH 2006-XI, et Tavlı c. Turquie, no 11449/02, 9 novembre 2006).

Ce principe de droit ne doit pas être restreint par l’exigence d’un accord de toutes les personnes concernées, y compris de celles qui doivent subir un test ADN. Si une telle condition était nécessaire, les actions en établissement de paternité et en désaveu de paternité seraient condamnées à l’échec dans la grande majorité des cas, étant donné que, dans de telles actions, les parties prétendent souvent à des résultats diamétralement opposés.

3.  Du point de vue factuel, trois arguments militent en faveur de la prétention du requérant. Premièrement, l’intéressé a toujours nié sa paternité à l’égard de Y, et ce dès la naissance de celle-ci ; il a même introduit une action en désaveu de paternité l’année même de la naissance de l’enfant, en vain. Le fait que le requérant a pris position et a entrepris cette démarche aussitôt que cela était possible montre le sérieux de sa prétention judiciaire.

4.  Deuxièmement, l’argument des autorités nationales en faveur du rejet en 1969 de la première action en désaveu de paternité, selon lequel le père biologique de Y pouvait être aussi bien le requérant que toute autre personne du même groupe sanguin que lui, est scientifiquement indéfendable à la lumière des connaissances actuelles. Les connaissances scientifiques actuelles en matière de tests ADN doivent être considérées comme des motifs juridiquement pertinents pour une nouvelle appréciation des faits dans le cas sub judice. Ainsi, aujourd’hui – et c’était déjà le cas en 2004, l’année où furent prises les dernières décisions de la Cour de cassation turque sur la présente affaire –, la science met à la disposition des tribunaux des moyens facilement accessibles et physiquement non intrusifs permettant de rechercher la filiation biologique d’une personne.

Par ailleurs, la deuxième action en désaveu de paternité a échoué en 2004 pour un motif strictement formaliste. L’argument invoqué par le tribunal de grande instance d’Ankara, selon lequel les progrès scientifiques ne permettaient pas la réouverture d’une procédure civile dans la mesure où l’impossibilité d’obtenir une preuve du fait de l’état des techniques scientifiques ne constituait pas un cas de force majeure au sens de l’article 445 § 1 du code de procédure civile, omet l’obligation de faire la balance des intérêts en jeu en l’espèce, ce qu’impose de façon indéniable la jurisprudence de la Cour (T.Ç. et H.Ç. c. Turquie, no 34805/06, § 81, 26 juillet 2011). En effet, le tribunal de grande instance d’Ankara a négligé de procéder à une pondération entre l’intérêt de Y, majeure et indépendante, de maintenir des liens de filiation avec son père putatif et l’intérêt du demandeur à faire établir la réalité biologique, constat dont découlaient les droits successoraux de Y. L’intérêt de la sécurité juridique a été pris un compte d’une façon absolue et automatique, les tribunaux restant ainsi indifférents aux circonstances concrètes de l’affaire.

5.  Troisièmement, le requérant n’a jamais eu aucune relation affective avec sa fille putative, cette relation de paternité étant restée pendant presque quarante-quatre ans tout à fait virtuelle. La possession d’état est une circonstance fondamentale dans les affaires relatives au droit de la famille et son défaut ne peut être ignoré par les instances judiciaires (voir, dans ce sens, T.Ç. et H.Ç., précité, § 77). S’il est vrai que la sécurité juridique appelle la protection juridique des relations parentales de longue durée, le fait qu’une relation de ce type est complètement vide de contenu affaiblit le pouvoir contraignant de cet argument et donne du poids à l’intérêt contraire qui vise à mettre en question la présomption légale de paternité.

6.  Pour les raisons de droit et de fait exposées, nous sommes parvenus à la conclusion que les autorités nationales ont tranché la question de façon non conforme aux exigences du droit au « respect de la vie privée » du requérant, donnant une préférence absolue et automatique à la présomption légale de paternité et à la force de la chose jugée, nonobstant le caractère scientifiquement indéfendable du raisonnement à la base de cette présomption.

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