CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE ANA IONIŢĂ c. ROUMANIE, 21 mars 2017, 30655/09

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Chronologie de l’affaire

Commentaires3

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Lexis Veille · 18 avril 2018

CEDH · 21 mars 2017

Communiqué de presse sur les affaires 52142/12, 686/12, 36140/11, 34458/03, 30655/09, 66757/14, 73424/14, 5138/15, 5678/15, 8055/15, …

 

CEDH · 17 mars 2017

Communiqué de presse sur les affaires 686/12, 36140/11, 34458/03, 30655/09, 66757/14, 73424/14, 5138/15, 5678/15, 8055/15, 9234/15, …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Quatrième Section), 21 mars 2017, n° 30655/09
Numéro(s) : 30655/09
Type de document : Arrêt
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Non-violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Général} (Article 10-1 - Liberté d'expression)
Identifiant HUDOC : 001-172101
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2017:0321JUD003065509
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Sur les parties

Texte intégral

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE ANA IONIŢĂ c. ROUMANIE

(Requête no 30655/09)

ARRÊT

STRASBOURG

21 mars 2017

DÉFINITIF

21/06/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Ana Ioniţă c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Vincent A. De Gaetano,
Nona Tsotsoria,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Marko Bošnjak, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 février 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30655/09) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Ana Ioniţă (« la requérante »), a saisi la Cour le 1er juin 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante a été représentée par Me A.I. Ioniță, avocate à Piatra Neamţ. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3.  La requérante se plaint d’une atteinte injustifiée à sa liberté d’expression en raison de la sanction disciplinaire qui lui a été infligée par l’ordre des notaires.

4.  Le 13 avril 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  La requérante est née en 1954 et réside à Piatra Neamţ.

A.  La genèse de l’affaire

6.  Le 28 janvier 2006, le conseil de discipline de l’Union nationale des notaires publics de Roumanie (« l’UNNPR ») infligea à la requérante, notaire de profession, une sanction disciplinaire consistant en un blâme, pour irrégularités dans son travail et non-paiement de la taxe professionnelle.

7.  Le 14 juillet 2006, sur ordre du ministre de la Justice, la requérante fut suspendue de ses fonctions en raison d’un non-paiement par elle de la taxe professionnelle, et ce jusqu’au versement des sommes dues.

8.  Le 10 août 2006, après le paiement des sommes en cause, la requérante fut rétablie dans ses fonctions sur ordre du ministre de la Justice.

9.  Le 22 août 2006, la requérante engagea une action en justice, par laquelle elle demandait notamment l’annulation de l’ordre du ministre de la Justice du 14 juillet 2006. Elle critiquait cet ordre en ce qu’il n’aurait pas comporté la signature du ministre et le cachet, de forme circulaire, du ministère. Par ailleurs, elle soutenait que les arrêtés adoptés au sein de l’UNNPR étaient illégaux et qu’ils établissaient une taxe professionnelle d’un montant dépassant celui prévu par le code fiscal.

10.  Par deux décisions définitives des 5 et 8 juin 2007, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») rejeta l’action de la requérante, après avoir constaté la légalité de l’ordre du 14 juillet 2006 ainsi que celle de la taxe professionnelle exigée par l’UNNPR.

B.  La procédure disciplinaire engagée à l’encontre de la requérante

11.  Le 8 septembre 2006, la requérante participa à un débat télévisé lors de l’émission « La cible », diffusée par la chaîne locale TV Neamţ, dont le sujet était intitulé « Du sale chantage et de la persécution dans le monde des notaires ! L’ancienne juge Ana Ioniţă en grève de la faim pendant le sommet de la francophonie ».

12.  Les éléments suivants ressortent de la transcription de cette émission.

Celle-ci avait commencé par une analyse faite par le réalisateur. Ce dernier avait abordé la question du passé de certains hommes politiques roumains, anciens collaborateurs de l’ancien régime communiste. Il avait également annoncé l’intention de la requérante d’entamer une grève de la faim devant le palais de justice de Bucarest, à l’occasion du festival de la francophonie, qui se déroulait dans cette ville et qui réunissait les présidents et les chefs de gouvernement de plusieurs États européens.

Au cours de l’émission, la requérante avait justifié son intention d’entamer une grève de la faim en raison de son désaccord avec la taxe professionnelle instituée par l’UNNPR. Elle avait fait plusieurs déclarations au sujet du fonctionnement de l’UNNPR et de la chambre des notaires de Bacău (« la CNB »), dont elle était membre. Elle avait notamment affirmé que, au cours de la procédure engagée par elle pour contester le paiement de la taxe requise (paragraphe 9 ci-dessus), la CNB avait fait publier un communiqué de presse annonçant sa suspension de fonctions.

Il apparaissait en outre que la requérante avait fourni des informations ayant permis la publication d’un article de presse en juillet 2006 au sujet du fonctionnement de l’UNNPR et de la CNB, et que, en réponse, l’UNNPR avait publié un communiqué de presse désavouant le contenu de cet article. D’après ce communiqué de presse, l’article en question était fondé sur des informations erronées fournies par l’intéressée, et cette dernière «, qui avait été sanctionnée pour son manque de professionnalisme et pour la méconnaissance répétée des normes gouvernant l’activité notariale, [avait géré] ses frustrations en commanditant des articles calomnieux. »

13.  La partie pertinente en l’espèce de l’intervention de la requérante lors de cette émission se lisait comme suit :

« (...) Ce n’est pas pour faire du chantage que je suis présente ici. Depuis sept ans, je suis victime des abus de la CNB et de l’UNNPR. On pratique une taxe professionnelle abusive de 5 %, alors que nous avons réussi à obtenir, en vertu d’une ordonnance, une taxe professionnelle limitée à 2 %. Pour la période pendant laquelle la taxe de 2 % était en vigueur, l’UNNPR et la CNB m’ont mise en permanence sous pression et m’ont obligée, [en exerçant un chantage sur moi], à verser une taxe de 5 %. (...) Nous nous sommes associés pour faire développer notre profession, pour mieux nous défendre contre certains abus, mais ces abus sont exercés par ceux qui sont appelés à nous représenter. Et pourquoi ? Car le camarade C. est devenu notaire à 61 ans. (...)

Je ne parle pas de Monsieur C., mais du camarade C. (...) ; il a été nomenklaturiste (...)

J’estime qu’il ne faut pas montrer du doigt ceux qui ont commis des abus au cours de la période communiste car on ne peut rien y faire. Mais si ceux-ci n’ont pas le bon sens de se retirer et de « s’humilier » comme le dit la Bible, c’est               [à nous de] les réprimander, au moins verbalement, afin qu’ils fassent machine arrière et prient pour le reste de leur vie. Surtout que ce Monsieur C. a commis tant d’illégalités, a irrité tant de monde qu’il pourrait se retirer dans un couvent et prier Dieu pour le pardon pour le restant de sa vie. Dans cette petite ville, tout le monde sait que ce chef de conseil populaire, qui admonestait les secrétaires, faisait acheter des animaux pour ensuite demander leur tête si les animaux ne suffisaient pas. Il a agi comme bon lui semblait. Mais, est-ce qu’on peut faire cela pendant cent ans ? J’ai eu l’audace de lui dire de mettre un terme à [sa fonction de] direction et de rentrer à la maison en paix. Pour s’occuper de son enfant, qu’il a abusivement séparé de sa mère. (...) J’étais juge. Je sais qu’il a eu une affaire [inscrite au rôle du tribunal]. En tant que préfet, il a commis un abus dans cette affaire (...) ; il a commis un excès de pouvoir et a obtenu [la garde] de l’enfant [alors] qu’il n’aurait pas dû l’obtenir. Puisqu’il était le préfet. Dans ces conditions. Je sais exactement comment [la garde] de cet enfant a été attribuée. Je connais l’affaire qui était inscrite au rôle du tribunal. (...) Il était le préfet et, en cette qualité, il a forcé la main du tribunal pour [se voir] attribuer [la garde] de l’enfant, [qu’aucun homme n’aurait pu] obtenir. C’était l’enfant d’une femme.

« (...) il a été habitué à frapper du poing sur la table toute sa vie ; c’est sa fonction qui lui a permis cela, fonction qu’il continue à exercer à présent et qu’il a obtenue [par la force]. Je n’en connais pas les circonstances car, à 61 ans, il est devenu notaire et, à 68 ans, le président de la Chambre ; la société a-t-elle besoin de ces mastodontes communistes ? Je ne crois pas que quelqu’un ait encore besoin d’eux. S’ils n’ont pas le bon sens de se retirer, nous devons attirer leur attention, et je suis disposée à prendre des risques et à entamer une grève pour que cet homme se retire de la vie publique, pour qu’il renonce à sa fonction. Il ne la mérite pas, mais il la garde avec l’aide de l’UNNPR. (...)

Il a fait [partie] de la police politique, le camarade C. Il a fait [partie] de la police politique. Oui ! (...) Il y a des documents qui le prouvent. Nous allons les produire en temps et en heure. (...)

Le sale chantage consiste en ce qu’on a déterminé l’Union des notaires à envoyer une proposition de suspension au ministère de la Justice afin que je sois suspendue de mes fonctions jusqu’au versement de la somme. (...)

Le réalisateur : Avez-vous été suspendue sur ordre du ministère de la Justice ? (...)

Oui, soi-disant signé par le ministre ... l’ordre ne comportait pas de cachet de forme circulaire. (...) de plus il ne portait aucune signature et aucun cachet. Il y avait un ordre probablement délivré par un employé du ministère de la Justice, d’un commun accord avec le président de l’Union des notaires, dans un but de chantage : « Mme Ioniţă Ana sera suspendue de ses fonctions de notaire jusqu’au paiement du montant dû ». (...)

Il est difficile de se sentir persécutée sans être coupable de quoi que ce soit. Donc, qu’est-ce que les citoyens et mes [confrères] doivent savoir, ainsi que ceux qui regardent la télé et qui ont peur de leurs supérieurs hiérarchiques ? Je les respecte, ce sont des gens d’un certain âge, des notaires même, qui sont les victimes de cette mafia des études de notaires qui est une organisation professionnelle créée pour défendre les intérêts du notaire, mais qui l’arnaque et lui vide les poches et édifie des villas partout, à Sinaia ou à l’étranger. Et les autorités nous demandent de leur indiquer les noms de clients qui opèrent des transactions de plus de 10 000 [EUR]... Elles devraient contrôler ceux de Bucarest, les nôtres, sur les manières de blanchir l’argent. (...)

J’aurais préféré payer deux criminels au lieu de payer cette contribution de 5 % sur mon travail. Pour cela, je veux faire grève. Je ne veux plus donner de l’argent aux nomenklaturistes. Si le camarade C. ne veut pas partir de son plein gré, je ne lui verse plus 5 % de mes revenus. Il encaisse son indemnisation à l’aide de mon travail et du travail difficile de mes [confrères]. (...)

J’ai écrit au journal « Deşteptarea » de Bacău à propos du vrai visage de Monsieur C. ; il a été reflété dans les articles de presse. Après la publication de ces articles, Monsieur M.V.D. [le président de l’UNNPR] a menacé le journaliste qui avait publié des informations sur Monsieur. C., et mon nom a été mentionné dans cette discussion et cité dans un communiqué de presse. (...)

Je vais me plaindre devant le ministère des Finances pour leur montrer comment l’UNNPR nous arnaque. Nous payons des taxes exorbitantes. Les citoyens connaissent cette situation. Et je vais rendre publiques les taxes que nous versons. Et l’UNNPR encaisse ces 5 % et elle en dispose comme bon lui semble ; il s’agit d’une union de personnes qui ne paye pas d’impôts. Est-ce possible ? Je vais envoyer une lettre ouverte au ministère des Finances afin qu’il soit informé de combien d’argent il s’agit ; je crois que tous les retraités pourraient vivre de cet argent s’il était soumis à l’impôt. Pourquoi l’UNNPR est-elle une organisation non gouvernementale ? Dernièrement, elle est devenue une organisation criminelle. Pourquoi ? Car elle commet des abus et des crimes. On peut même succomber d’une maladie cardiaque en raison des abus commis par l’UNNPR. Voici, chers messieurs et [chers concitoyens], je suis obligée de verser, en plus d’une taxe que je ne dois pas, des pénalités de 0,5 % par jour de retard. Où est-ce que vous avez vu une chose pareille ? (...)

Il s’agit d’un arrêté de l’UNNPR. L’Union et les études notariales [disposent] à présent d’une loi [adoptée en] 1996, qui est obsolète. Il y a un arrêté no 10 qui dit : « le notaire qui, pour diverses raisons, n’a pas versé la taxe est tenu de payer des pénalités de 0,5 % par jour de retard ». C’est de l’escroquerie, du chantage, de l’affaire sale. Je dirais de la mafia, de l’usure. Même les usuriers ne touchent pas 0,5 % par jour. Est-ce que vous avez entendu parler d’une banque qui exige 0,5 % par jour ? Je me sens escroquée, rabaissée. Je souhaite entamer une grève et quitter cette union. Je veux m’adresser à des parlementaires afin qu’ils déposent une initiative [législative], pour que nous puissions nous associer librement, sans que je sois obligée de m’associer à ce corps de métier dont je ne veux plus. Je peux verser 5 % à une autre union qui me protège contre ces gens. Je devrais verser 5 % à une autre association qui me protège contre ces abus. Je me considère donc victime d’un abus. (...) »

14.  Le 21 octobre 2006, le collège directeur de la CNB décida l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre la requérante. Le président du collège directeur, A.C., s’abstint lors du vote.

15.  Par une décision du 20 janvier 2007, le conseil de discipline de l’UNNPR ordonna, en application de l’article 41 c) de la loi no 36/1995 relative aux notaires publics et à l’activité notariale (« la loi no 36/1995 »), la suspension de la requérante de ses fonctions de notaire pour une période de quatre mois. Il considérait que les déclarations faites par l’intéressée lors de l’émission télévisée « La cible » avaient porté atteinte à l’honneur et à la probité professionnelle du corps des notaires, ainsi qu’à l’image de l’UNNPR et de la CNB. Pour arriver à cette conclusion, le conseil de discipline avait analysé la transcription de l’émission télévisée et s’était focalisé sur l’emploi, par la requérante, de certaines expressions – telles que « abus de la CNB et de l’UNNPR », « une taxe professionnelle abusive », « l’UNNPR et la CNB m’ont mise en permanence sous pression et m’ont obligée, [en exerçant un chantage sur moi], à verser une taxe de 5 % », « cette mafia des études de notaires » qui « l’arnaqu[ait] et lui vid[ait] les poches », « j’aurais préféré payer deux criminels au lieu de payer cette contribution de 5 % » – qui, selon lui, entraînaient la responsabilité disciplinaire de l’intéressée. Il s’était en outre référé aux affirmations de la requérante par lesquelles celle-ci avait affirmé que le président de la CNB était un « nomenklaturiste » et que le président de l’UNNPR avait menacé un journaliste ayant publié un article de presse au sujet du président de la CNB.

C.  La contestation de la sanction disciplinaire infligée à la requérante

16.  La requérante contesta la décision du 20 janvier 2007 susmentionnée devant le Conseil de l’UNNPR.

17.  Le 28 septembre 2007, celui-ci rejeta cette contestation en reprenant la motivation retenue par le conseil de discipline.

18.  La requérante forma un recours contre cette dernière décision devant les tribunaux. Le collège directeur de la CNB introduisit également un recours, estimant que la sanction infligée à la requérante était trop faible.

19.  Par un arrêt du 25 février 2008, la cour d’appel de Bacău, en une formation de jugement présidée par le juge N.M., rejeta les deux recours. La partie pertinente en l’espèce de cette décision se lisait comme suit :

« Par l’entretien accordé à la télévision locale le 8 septembre 2006, la plaignante a exprimé son opinion sur les personnes qui font partie de la direction de la CNB et sur l’établissement des taxes par l’UNNPR. Par ses affirmations, la plaignante a qualifié l’activité [de ces personnes] de diversion, de dissimulation, de [plaisanterie], de sale chantage ou de menace de type mafieux.

Au président de la CNB, A.C., elle a reproché des illégalités, des aspects négatifs de sa vie de famille et des activités menées avant 1989. Par rapport aux taxes professionnelles établies par la CNB, elle a soutenu que la différence entre les 2 % fixés par la loi et les 5 % représentait ce que les notaires payaient de leurs poches pour ne pas être persécutés ; [elle a déclaré qu’]on avait ordonné sa suspension de fonctions, pour non-paiement de la différence, par un ordre du ministre de la Justice qui ne portait pas de cachet de forme circulaire et qui n’était pas signé par le ministre lui-même, à la suite d’une prétendue entente entre un employé du ministère de la Justice et le président de l’UNNPR. (...)

La liberté d’expression, qui aurait été méconnue par les décisions contestées par la plaignante, présuppose la liberté d’opinion, le droit de chaque personne de se former sa propre conception de la vie sociale et du monde l’entourant en général.

Les atteintes portées à la liberté d’expression selon l’article 10 § 2 de la Convention et l’article 30 § 6 de la Constitution visent la protection de la réputation et des droits d’autrui, de l’ordre et de la morale.

Par les affirmations faites lors de l’entretien susmentionné, la plaignante a expliqué son attitude par rapport aux taxes professionnelles exigées par la CNB et l’UNNPR de manière illégale et au moyen [d’expressions diffamatoires]. Les attaques virulentes à l’adresse du président de la CNB, [qui dépassaient] les limites de l’activité professionnelle [de celui-ci] ainsi que le mode de fonctionnement de l’organisation professionnelle ou d’établissement de certains actes des autorités, représentent un comportement, [de la part de la plaignante], de nature à porter atteinte à l’honneur, à la probité professionnelle, à la correction et à l’honnêteté. Par ses déclarations, la plaignante a porté atteinte à l’image de l’ordre professionnel des notaires, la sanction disciplinaire [infligée] étant proportionnée à l’intérêt général protégé, à savoir la confiance des citoyens dans les autorités de l’État. Dans ce contexte, le deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention prévoit que la liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités spécifiques, la Cour européenne des droits de l’homme [ayant rappelé] que, lorsqu’il s’agissait de la liberté d’expression des fonctionnaires, les devoirs et les responsabilités prévues à l’article 10 § 2 de la Convention [avaient] une plus grande importance (voir Diego Nafria c. Espagne, no 46833/99, 14 mars 2002).

Sans qu’ils soient assimilés aux fonctionnaires, les notaires sont amenés à accomplir un devoir public avec des conséquences importantes dans la vie juridique, dans l’exercice des droits et la protection des intérêts des citoyens, conformément à la loi. En tant que membre de cet ordre professionnel, [la plaignante] a assumé toutes les responsabilités et les devoirs prévus par la loi et par le code déontologique, tout en acceptant les conséquences de ses actions.

Un élément important à prendre en considération est le résultat du contentieux [porté devant les tribunaux par] la plaignante afin de défendre ses droits au sujet des taxes qu’elle estimait illégales.

Ainsi, par le jugement no 167/2006 de la cour d’appel de Bacău, devenu définitif à la suite de l’arrêt no 2969 du 8 juin 2007 de la Haute Cour de cassation et de justice, il a été jugé que la taxe contestée par la plaignante était légale, [ce qui confirme] ainsi que la plaignante donnait une interprétation erronée à des dispositions du code fiscal qui n’étaient pas applicables dans l’affaire.

Dans ce contexte, l’attitude de la plaignante lors du débat télévisé apparaît comme inadéquate par rapport à sa formation de juriste et de professionnelle du droit, et [eu égard à sa qualité de] membre d’un ordre ayant une importance majeure dans la vie sociale ; par son attitude qui s’éloigne des règles d’un débat civilisé, [la plaignante] a provoqué des préjudices, et ce non seulement au détriment de l’image de l’ordre professionnel (...)

La cour juge que la suspension de la plaignante de ses fonctions, pour une durée de quatre mois, est proportionnée eu égard aux effets de ses affirmations sur l’opinion publique, ainsi que eu égard aux objectifs généraux de la sanction, à savoir, la prévention future de faits similaires et le respect des normes admises dans le cadre d’un ordre professionnel. »

20.  La requérante se pourvut en cassation contre cette décision. Devant la Haute Cour, elle soutenait, entre autres, que la sanction disciplinaire qui lui avait été infligée avait porté atteinte à sa liberté d’expression.

21.  Par un arrêt du 6 février 2009, la Haute Cour rejeta le recours de la requérante et confirma le bien-fondé de l’arrêt de la cour d’appel. Elle considérait, à l’instar de la juridiction d’appel, que l’intéressée avait utilisé des expressions diffamatoires à l’encontre de la CNB et de l’UNNPR et que la sanction disciplinaire était proportionnée à la gravité de la faute commise par elle. La Haute Cour s’exprimait dans ses termes :

« Les décisions contestées ne portent pas atteinte à la liberté d’expression, étant donné qu’elles respectent les dispositions légales relatives aux conditions de forme et de fond applicables et que la sanction infligée est proportionnée à la gravité de la faute commise.

La plaignante invoque, à l’appui de son moyen de recours [tiré d’une méconnaissance de la liberté d’expression], les dispositions de l’article 30 de la Constitution et de l’article 10 § 1 de la Convention sur la liberté d’expression, mais ignore [celles] de l’article 30 § 6 de la Constitution, qui prévoit que « la liberté d’expression ne peut porter préjudice à la dignité, à l’honneur, à la vie privée de la personne ou au droit à l’image », ainsi que celles de l’article 10 § 2 de la Convention, qui identifie les restrictions à la liberté d’expression, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique aux fins de la protection de la réputation ou des droits d’autrui, ainsi que pour la défense de l’ordre et de la morale.

Ainsi, la plaignante, par son comportement, a méconnu les dispositions de l’article 39 d) de la loi no 36/1995 et de l’article 29 § 2 du code déontologique étant donné qu’elle a proféré en public de graves accusations à l’encontre de la direction de la CNB et de l’UNNPR, en employant des expressions dénigrantes à l’adresse des notaires publics et des organismes de direction, alors que, en sa qualité de notaire, elle avait l’obligation de contribuer à la consolidation du prestige de l’institution à laquelle elle appartenait ; en effet, selon l’article 28 du code déontologique, les appréciations publiques déshonorantes à l’égard de confrères notaires ou les critiques relatives à leurs compétences et à la qualité de leur travail représentent des actes de concurrence déloyale. »

D.  La plainte pénale déposée par la requérante

22.  À une date non précisée, la requérante déposa une plainte pénale contre A.C., le président de la CNB, du chef de dénonciation calomnieuse et chantage. Par une décision du 15 décembre 2005, le parquet prononça un non-lieu. La Cour ne dispose pas de cette décision.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

23.  Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 36 du 12 mai 1995, sur les notaires publics, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit :

Article 3

« Le notaire public est investi d’une mission d’autorité publique et exerce une fonction autonome. »

Article 4

« L’acte dressé par le notaire public, revêtu de son sceau et de sa signature, bénéficie de l’autorité publique et de la force probante prévue par la loi. »

Article 17

« Le notaire public est nommé par le ministre de la Justice (...) ».

Article 39

« La responsabilité disciplinaire du notaire est engagée en cas de :

(...)

d) comportement qui porte atteinte à l’honneur ou à la probité professionnelle ; »

Article 41

« Les sanctions disciplinaires seront infligées en fonction de la gravité des faits et consistent en :

a) le blâme ;

b) l’amende (...) ;

c) la suspension professionnelle pour une durée maximale de six mois ;

d) l’exclusion de la profession. »

24.  Les dispositions pertinentes en l’espèce du code déontologique des notaires publics, en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi rédigées :

Article 28

« Constituent des actes de concurrence déloyale :

a) les appréciations publiques déshonorantes à l’égard de confrères notaires ;

b) les critiques relatives aux compétences et à la qualité du travail des confrères notaires ; (...) »

Article 29 § 2

« Le notaire public qui, sciemment ou par négligence, méconnaît son obligation de ne pas commettre les actes de concurrence déloyale énumérés à l’article 28 est tenu pour responsable de l’atteinte portée à l’honneur et à la probité professionnelle [d’autrui], dans les conditions prévues par la loi, le règlement, le statut ou le présent code. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

25.  La requérante se plaint d’une atteinte injustifiée à sa liberté d’expression en raison de la sanction disciplinaire qui lui a été infligée. Elle invoque l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.  Sur la recevabilité

26.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

a)  La requérante

27.  La requérante allègue que la sanction qui lui a été infligée, à savoir la suspension de ses fonctions de notaire, pendant quatre mois, s’analyse en une véritable censure de sa liberté d’expression.

28.  Elle considère que les critères énoncés par les dispositions légales sur lesquelles, d’après elle, les tribunaux internes se sont fondés pour lui infliger la sanction litigieuse – dispositions qui auraient été reprises par le Gouvernement dans ses arguments – ne sont pas remplis à son égard. Elle reproche aux juridictions nationales de s’être bornées à établir de manière générale les faits et à qualifier ses affirmations d’offensantes, alors que les parties lésées n’auraient pas exprimé leurs points de vue.

29.  La requérante indique que ses propos tenus lors du débat télévisé du 8 septembre 2006 concernaient la taxe professionnelle imposée par l’UNNPR et l’activité professionnelle du président de la CNB, qu’elle estime relever d’un débat d’intérêt public. Elle soutient que ces sujets ne visaient ni des secrets professionnels ni des questions liées à la vie privée du président de la CNB. Elle allègue également que l’activité de ce dernier au sein du parti communiste avant 1989 était notoire et que cette activité n’a jamais fait l’objet d’un démenti de la part de l’intéressé, ce qui prouverait sa bonne foi.

30.  En outre, la requérante affirme que les notaires publics exercent une profession libérale, selon elle tout comme les médecins, les juristes, les avocats, les journalistes ou les artistes, et que, par ailleurs, ils ne font pas partie du système judiciaire public. Dès lors, la jurisprudence de la Cour concernant les restrictions imposées aux employés ou aux fonctionnaires publics citée par les tribunaux internes, comme par exemple l’affaire Diego Nafría c. Espagne (no 46833/99, 14 mars 2002), ne lui serait pas applicable.

31.  La requérante dénonce enfin la mesure disciplinaire litigieuse en ce qu’elle aurait été sévère. Elle se plaint d’avoir été privée de ses honoraires pendant quatre mois, alors qu’il se serait agi de la seule source de revenus de sa famille, et de surcroît, d’avoir perdu une bonne partie de sa clientèle pendant cette période.

b)  Le Gouvernement

32.  Le Gouvernement ne conteste pas que la requérante a subi une ingérence dans son droit au respect de la liberté d’expression. Il estime toutefois que cette ingérence était prévue par la loi, en l’occurrence l’article 39 d) de la loi no 36/1995 et les articles 28 et 29 § 2 du code déontologique des notaires publics, et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir, en l’espèce, la protection des droits d’autrui. À cet égard, le Gouvernement indique que la requérante était membre d’un ordre professionnel et que, en conséquence, elle était tenue à un devoir de loyauté et de discipline envers cet ordre.

33.  S’agissant du caractère nécessaire de l’ingérence en cause dans une société démocratique, le Gouvernement soutient que l’entretien télévisé ne contribuait pas à un débat public d’intérêt général et qu’il s’inscrivait dans le cadre de la conduite, illégale selon lui, reprochée à la requérante. À ce sujet, il dit que l’intéressée a utilisé des moyens agressifs et qu’elle poursuivait le but de donner une fausse image de l’ordre professionnel des notaires et de dénigrer celui-ci.

34.  Le Gouvernement estime que la catégorie des notaires peut être assimilée à celle des fonctionnaires publics tenus à un devoir de discrétion. Il indique que les notaires publics doivent bénéficier de la confiance de leurs concitoyens dans l’exercice de leur activité et que, par conséquent, leur protection par l’État contre des accusations infondées s’avère parfois nécessaire. Il considère que, en l’espèce, par sa conduite – qu’il qualifie d’agressive –, la requérante a tenté de jeter un doute sur la crédibilité des notaires et a ainsi porté préjudice à l’image de personnes investies de l’autorité publique.

35.  Le Gouvernement avance ensuite que les tribunaux nationaux ont mis en balance les intérêts en jeu en se référant à la liberté d’expression, telle que protégée par l’article 10 de la Convention. Il indique qu’ils ont procédé à un examen du contexte factuel et légal de la cause, puis qu’ils ont fait prévaloir la réputation de l’ordre professionnel des notaires. Il indique aussi que, d’après les tribunaux internes, la requérante n’avait pas porté à la connaissance du public des informations fiables et précises et n’avait pas agi de bonne foi, et que, toujours selon eux, rien dans le dossier ne justifiait les accusations qui auraient été proférées par l’intéressée. Le Gouvernement ajoute à ce sujet que cette dernière n’a fourni aucune base factuelle pour les allégations visant le président de la CNB. Dans ces conditions, il considère que les décisions des tribunaux internes ne s’apparentent pas à une censure de la liberté d’expression.

36.  Enfin, s’agissant de la sanction infligée à la requérante, le Gouvernement dit qu’elle n’était pas la plus sévère de celles prévues par la loi, qu’elle était nécessaire en raison du caractère malintentionné et diffamatoire qu’auraient revêtu les allégations de la requérante et qu’elle était proportionnée à l’intérêt public protégé. Il indique par ailleurs que la requérante s’était déjà vu infliger d’autres sanctions par le passé. En outre, il estime que la sanction critiquée en l’espèce n’a pas eu des conséquences importantes pour l’intéressée, et il précise que celle-ci a repris ses fonctions quatre mois après sa suspension.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Principes généraux

37.  La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, cette liberté vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10 de la Convention, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.

L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10 de la Convention.

La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de cette disposition les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi beaucoup d’autres, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016).

38.  Lorsqu’elle examine la nécessité dans une société démocratique d’une restriction apportée à la liberté d’expression en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs garanties par la Convention qui peuvent entrer en conflit dans certaines affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007 ; MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011 ; et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 84, 7 février 2012).

39.  La Cour a déjà dit dans de précédentes affaires que, les droits garantis respectivement par l’article 8 et par l’article 10 méritant par principe un égal respect, l’issue d’une requête ne saurait normalement varier selon que celle-ci a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, par l’éditeur d’un article injurieux, ou, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de ce texte. Dès lors, la marge d’appréciation doit en principe être la même dans les deux cas (idem, § 87, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012 ; et Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, 10 novembre 2015). Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Axel Springer AG, précité, § 88 ; et Von Hannover (no 2), précité, § 107, avec les références à MGN Limited, précité, §§ 150 et 155 ; Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, 12 septembre 2011, et, récemment, Cicad c. Suisse, no 17676/09, §§ 47‑48, 7 juin 2016).

40.  La Cour rappelle en outre que la protection de l’article 10 de la Convention s’étend également à la sphère professionnelle : ainsi, tant les fonctionnaires (voir, parmi beaucoup d’autres, Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 41, CEDH 1999‑VII, Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 70, CEDH 2008, et Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, § 69, 9 juillet 2013) que les personnes exerçant des professions libérales (voir, pour la profession d’avocat, récemment, Morice, précité, §§ 132‑139, et pour celle de médecin, Frankowicz c. Pologne, no 53025/99, § 44, 16 décembre 2008) bénéficient de la liberté d’expression.

b)  Application des principes susmentionnés à la présente espèce

41.  En l’occurrence, la Cour observe d’emblée qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la sanction disciplinaire infligée à la requérante constitue une ingérence des autorités publiques dans le droit de l’intéressée à la liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si cette ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

i)  Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi »

42.  À l’instar des juridictions nationales, la Cour estime que l’ingérence était « prévue par la loi », à savoir par les dispositions de l’article 39 d) de la loi no 36/1995 et des articles 28 a) et b) et 29 § 2 du code déontologique des notaires publics.

ii)  Sur la légitimité du but poursuivi

43.  Pour la Cour, l’ingérence poursuivait sans aucun doute l’un des buts énumérés à l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection « de la réputation ou des droits d’autrui », en l’occurrence l’ordre professionnel des notaires publics roumains, représenté par ses organes de direction, ainsi que la confiance publique à leur égard.

iii)  Sur la nécessité de la mesure litigieuse « dans une société démocratique »

44.  La Cour note que la requérante s’est vu infliger une sanction disciplinaire en raison de ses propos tenus lors d’un débat télévisé durant lequel elle avait dénoncé les taxes professionnelles exigées par l’ordre des notaires et certains actes des présidents des organes de direction de cet ordre : en effet, le conseil de discipline de l’UNNPR a considéré que ces propos avaient porté atteinte à l’honneur et à la probité professionnelle du corps des notaires, ainsi qu’à l’image de l’UNNPR et de la CNB. Cette sanction a été ultérieurement confirmée par les juridictions nationales. Il convient donc d’examiner, en tenant compte des principes susmentionnés, si les motifs avancés par les tribunaux pour confirmer la sanction infligée à l’intéressée étaient « pertinents et suffisants ».

45.  La Cour considère que, dans la présente affaire, le droit de la requérante à transmettre des informations sur les prétendues illégalités commises au sein de l’ordre des notaires doit être mis en balance avec la protection de la réputation ou des droits d’autrui, en l’occurrence l’image de cet ordre professionnel. Elle constate avec satisfaction que les juridictions internes ont procédé à cette mise en balance sans opposer à la requérante une interdiction absolue de critiquer l’activité notariale (voir, a contrario, Frankowicz, précité, §§ 50-51).

46.  La Cour rappelle que quiconque exerce sa liberté d’expression assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation, de la teneur et de l’authenticité des informations dévoilées au public, des circonstances dans lesquels les propos litigieux ont été tenus, ainsi que du procédé technique utilisé (Balenović c. Croatie (déc.), no 28369/07, 30 septembre 2010, et Di Giovanni, précité, § 75).

47.  S’agissant de la situation de la requérante, la Cour note que celle-ci a tenu les propos litigieux en sa qualité de notaire, donc en tant que membre d’un ordre professionnel auquel elle était censée verser des taxes. À cet égard, la Cour observe que, selon le droit national, la requérante était tenue à une obligation de loyauté, de réserve et discrétion envers l’ordre auquel elle appartenait et envers ses confrères (paragraphes 23-24 ci-dessus). De l’avis de la Cour, ces obligations relatives à la conduite des notaires découlent manifestement du rôle particulier qu’ils jouent, celui de « magistrat de l’amiable ». En effet, bien qu’ayant la qualité de professionnels indépendants, les notaires publics disposent de véritables prérogatives de puissance publique qu’ils reçoivent de l’État, lesquelles prérogatives confèrent aux actes qu’ils rédigent un gage d’authenticité. Dès lors, il peut s’avérer nécessaire de protéger l’ordre professionnel auquel ils appartiennent – ordre qui a comme objectif de réguler et promouvoir la profession (O.V.R. c. Russie (déc.), no 44319/98, 3 avril 2001, et Chambre nationale des notaires c. Albanie (déc.), no 17029/05, 6 mai 2008) – contre des attaques préjudiciables afin de maintenir la confiance de l’opinion publique à leur égard. En même temps, si les notaires sont, certes, soumis à des restrictions concernant leur conduite, on ne saurait toutefois leur dénier le droit à la liberté d’expression.

48.  La Cour observe ensuite que les propos litigieux de la requérante s’inscrivaient dans le contexte particulier d’un conflit opposant l’intéressée à son ordre professionnel. Pour autant, elle constate qu’ils ne s’inséraient pas dans le cadre d’un quelconque débat public concernant des questions d’intérêt général relatives à l’ordre des notaires – domaine dans lequel les restrictions à la liberté d’expression appellent une interprétation étroite (voir, mutatis mutandis, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 58, CEDH 2001-III). Bien au contraire, à l’instar des tribunaux internes, la Cour estime que les accusations proférées par la requérante, qui étaient formulées de manière générale sans être étayées par le moindre élément factuel ou commencement de preuve, constituaient, de par leur gravité et leur ton, des attaques personnelles gratuites à l’adresse des dirigeants de l’ordre des notaires (voir, mutatis mutandis, Diego Nafria précité, § 40).

49.  Il convient à ce stade de rappeler la jurisprudence désormais bien établie de la Cour selon laquelle il y a lieu de distinguer avec soin entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, et, récemment, Morice, précité, § 126). Certes, lorsqu’il s’agit d’allégations sur la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Il n’en reste pas moins que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II, et récemment, Morar c. Roumanie, no 25217/06, § 59, 7 juillet 2015).

50.  Cela étant, la Cour relève que, si, en l’espèce, certaines des accusations de la requérante peuvent être interprétées comme étant des jugements de valeur, la plupart d’entre elles se réfèrent à des illégalités prétendument commises par les organes de direction de l’ordre des notaires en tant que tels ainsi que par leurs dirigeants. L’intéressée avait notamment accusé le président de la CNB d’avoir fait partie de la police politique pendant la période communiste, accusation revêtant une particulière gravité (Ciuvică c. Roumanie (déc.), no 29672/05, § 50, 15 janvier 2013), et d’avoir commis, dans le cadre de ses fonctions antérieures, des abus liés à des marchés publics ou à l’attribution de la garde de son enfant. Elle avait en outre accusé le président de l’UNNPR d’avoir menacé une tierce personne. Or, ayant à l’esprit que plus une allégation est sérieuse, plus la base factuelle doit être solide (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78 in fine, CEDH 2004‑XI), la Cour note, au-delà du fait que ces accusations n’avaient pas de lien avec la taxe professionnelle dénoncée, que la requérante n’a apporté aucune preuve à l’appui de ses dires ni lors du débat télévisé ni ultérieurement devant les juridictions internes.

51.  De surcroît, la Cour rejoint les tribunaux internes en ce qu’ils reprochent à la requérante d’avoir formulé ses graves accusations avant la finalisation de la procédure interne menée aux fins de vérification de la légalité de la taxe professionnelle en cause (paragraphe 19 in fine ci‑dessus).

52.  En outre, il convient également de prendre en compte l’impact potentiel du moyen de transmission des accusations, qui revêt une certaine importance lorsqu’il s’agit de la liberté d’expression, les médias audiovisuels ayant des effets souvent beaucoup plus immédiats et plus puissants que la presse écrite (Frăsilă et Ciocîrlan c. Roumanie, no 25329/03, § 63, 10 mai 2012).

53.  Eu égard à ce qui précède, la Cour est d’avis que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la sanction infligée à la requérante étaient à la fois pertinents et suffisants.

54.  Enfin, en ce qui concerne l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence litigieuse au but légitime poursuivi, la Cour rappelle qu’elle passe par une analyse attentive de la peine infligée et de ses conséquences (Guja, précité, § 78). Elle observe qu’en l’occurrence la requérante a été suspendue de ses fonctions pendant quatre mois. À cet égard, elle note qu’il ne s’agissait pas de la sanction disciplinaire la plus sévère étant donné que le droit interne prévoyait également l’exclusion de la profession (voir, a contrario, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 98, 26 février 2009 – concernant l’application à la requérante de la sanction la plus sévère). En outre, il apparaît que le conseil de discipline de l’UNNPR n’avait pas appliqué la suspension la plus longue, qui pouvait aller jusqu’à six mois (paragraphe 23 ci-dessus), ce qui dénote le souci de cette instance d’appliquer une peine proportionnée. À la lumière de ces éléments, et eu égard à la teneur des accusations formulées par la requérante et au fait que celle-ci s’était déjà vu infliger une autre sanction pour non-paiement des taxes, la Cour considère que la sanction dénoncée en l’espèce par l’intéressée n’était pas disproportionnée.

55.  En conclusion, dans la présente affaire, la Cour note que les juridictions nationales ont mis en balance, au regard du droit national, les intérêts en conflit pour conclure que la requérante avait dépassé les limites acceptables du droit de critique. Eu égard aux considérations exposées
ci-dessus, elle estime que les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation en sanctionnant la requérante.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

56.  Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint d’une partialité du juge N.M., le président de la formation de jugement de la cour d’appel de Bacău, en raison de liens familiaux que celui-ci aurait eus avec le vice-président de la CNB. Sur le terrain du même article, elle dénonce aussi une certaine tendance des juges de la Haute Cour à favoriser l’UNNPR dans les procédures opposant celle-ci à des tierces personnes. Selon elle, cette tendance s’explique par la faculté qui serait offerte aux juges de la Haute Cour, par l’UNNPR, de devenir notaires sans passer aucun examen, avec en prime une possibilité de bénéficier d’une étude notariale à Bucarest.

57.  Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention. Elle conclut donc que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention ;

2.  Déclare, à la majorité, la requête irrecevable pour le surplus ;

3.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 mars 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Marialena TsirliGanna Yudkivska
GreffièrePrésidente

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  1. Constitution du 4 octobre 1958
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CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE ANA IONIŢĂ c. ROUMANIE, 21 mars 2017, 30655/09