CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE O'SULLIVAN McCARTHY MUSSEL DEVELOPMENT LTD c. IRLANDE, 7 juin 2018, 44460/16

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 7 juin 2018, n° 44460/16
Numéro(s) : 44460/16
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Amann c. Suisse [GC], n° 27798/95, § 89, CEDH 2000 II
Antunes Rodrigues c. Portugal, n° 18070/08, § 32, 26 avril 2011
Asproftas c. Turquie, n° 16079/90, § 120, 27 mai 2010
Avotiņš c. Lettonie [GC], n° 17502/07, CEDH 2016
Bazjaks c. Lettonie, n° 71572/01, § 127, 19 octobre 2010
Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], n° 45036/98, CEDH 2005 VI
Brosset-Triboulet et autres c. France [GC], n° 34078/02, § 65, 29 mars 2010
Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], n° 38433/09, §§ 177-178, CEDH 2012
Depalle c. France [GC], n° 34044/02, CEDH 2010
Forminster Enterprises Limited c. République tchèque, n° 38238/04, § 65, 9 octobre 2008
Frydlender c. France [GC], n° 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII
Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], n° 42219/07, §§ 83-89, 9 juillet 2015
Healy c. Irlande [Comité] n° 27291/16, 18 janvier 2018
İlhan c. Turquie [GC], n° 22277/93, § 97, CEDH 2000 VII
Jabari c. Turquie, n° 40035/98, § 48, CEDH 2000 VIII
Coopérative des agriculteurs de la Mayenne et Coopérative laitière Maine-Anjou c. France (déc.), n° 16931/04, CEDH 2006-XV
Lohuis et autres c. Pays-Bas, n° 37265/10, § 54, 30 avril 2013
Malik c. Royaume-Uni, n° 23780/08, 13 mars 2012
Matczyński c. Pologne, n° 32794/07, 15 décembre 2015
Michaud c. France, n° 12323/11, CEDH 2012
M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], n° 30696/09, § 338, CEDH 2011
Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, série A n° 222
S.C. Fiercolect Impex S.R.L. c. Roumanie, n° 26429/07, § 65, 13 décembre 2016
Superwood Holdings Plc et autres c. Irlande, n° 7812/04, § 34, 8 septembre 2011
Sürmeli c. Allemagne [GC], n° 75529/01, § 98, CEDH 2006 VII
Tre Traktörer AB v. Suède, 7 juillet 1989, § 53, série A n° 159
Tsikakis c. Allemagne, n° 1521/06, § 64, 10 février 2011
Vékony c. Hongrie, n° 65681/13, § 29, 13 janvier 2015
Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], n° 71243/01, §§ 95-99, 25 octobre 2012
Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, 25 mars 2014
Werra Naturstein GmbH & Co KG c. Allemagne, n° 32377/12, § 41, 19 janvier 2017
Zubac c. Croatie [GC], n° 40160/12, § 93, 5 avril 2018
Références à des textes internationaux :
Article 6 § 3 de la « directive Habitats »;« Directive Oiseaux »
Organisation mentionnée :
  • Cour de justice de l'Union européenne
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Partiellement irrecevable (Art. 35) Conditions de recevabilité ; (Art. 35-3-a) Manifestement mal fondé ; Non-violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 2 du Protocole n° 1 - Réglementer l'usage des biens) ; Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile ; Article 6-1 - Délai raisonnable)
Identifiant HUDOC : 001-183909
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2018:0607JUD004446016
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

O’SULLIVAN MCCARTHY MUSSEL DEVELOPMENT LTD c. IRLANDE

(Requête no 44460/16)

ARRÊT

STRASBOURG

7 juin 2018

DÉFINITIF

08/10/2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire O’Sullivan McCarthy Mussel Development Ltd c. Irlande,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,
et Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après avoir délibéré en chambre du conseil le 7 mai 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44460/16) dirigée contre l’Irlande et dont une société de cet État, O’Sullivan McCarthy Mussel Development Ltd (la « requérante »), a saisi la Cour le 25 juillet 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (la « Convention »).

2.  La requérante a été représentée par M. P. Whelehan, solicitor exerçant à Tralee, dans le comté de Kerry. Le gouvernement irlandais (le « Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. P. White, du ministère des Affaires étrangères.

3.  La requérante se plaignait en particulier, sous l’angle à la fois de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 8 de la Convention, de n’avoir reçu aucune compensation pour un préjudice économique dont elle tenait les autorités internes pour responsables. Elle ajoutait que, contrairement aux exigences de l’article 13, elle n’avait disposé à cet égard d’aucun recours interne effectif. Invoquant enfin l’article 6, elle dénonçait la longueur de la procédure interne, qu’elle estimait avoir connu une durée excessive.

4.  Le 23 novembre 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  La requérante élève des moules dans le port de Castlemaine (Comté de Kerry), l’un des sites d’Irlande où se pratique cette activité commerciale. Son activité consiste à récolter chaque année des naissains (c’est-à-dire des embryons de moules) dans le port, puis à les transporter dans une autre zone du port en vue de leur élevage. La requérante est établie à Castlemaine depuis la fin des années 1970.

6.  En Irlande, les naissains de moules sont récoltés pendant l’été. La période de récolte exacte est fixée chaque année par voie d’instrument législatif (statutory instrument). La pratique de cette activité est soumise à l’obtention de divers baux, licences, autorisations et permis (voir le « Droit interne pertinent » ci-dessous). L’autorité compétente à cet égard est le ministre de l’Agriculture, de l’Alimentation et de la Mer (le « ministre » et le « ministère » pour le ministère correspondant). Pour pouvoir exercer cette activité, les exploitants doivent être titulaires d’une licence d’aquaculture, valable dix ans. Ils doivent posséder un permis de pêche en mer pour leur navire, lequel doit également être immatriculé au registre des navires de pêche (Register of Fishing Boats). Ils doivent en outre obtenir chaque année auprès du ministre une autorisation de récolte de naissains de moules (voir le « Droit interne pertinent » ci-dessous).

7.  Postérieurement aux faits de l’espèce, une nouvelle obligation a été introduite en application du droit de l’UE : la récolte de naissains de moules en zone protégée est désormais soumise à l’obtention d’un « permis Natura » (paragraphe 20 ci-dessous).

8.  Selon le Gouvernement, les autorités délivrèrent en 2008 des autorisations de récolte de naissains de moules à quarante et un navires de pêche en mer, dont quatre étaient utilisés dans le port de Castlemaine par six mytiliculteurs.

9.  En 1993, les autorités compétentes publièrent dans la presse nationale un avis dans lequel elles annonçaient leur intention de classer douze sites, dont le port de Castlemaine, en zone de protection spéciale (ZPS) au sens de la loi interne transposant la Directive 79/409/CEE du Conseil du 2 avril 1979 concernant la conservation des oiseaux sauvages (la « directive Oiseaux », JO 1979 L 103, p. 1). Elles précisaient également que cette décision ne devait en principe avoir aucune incidence sur l’usage des sites concernés. Le classement du port en ZPS prit effet en 1994. La requérante poursuivit ses activités chaque année, obtenant systématiquement les licences et permis nécessaires.

10.  En 2000, les autorités internes classèrent le port de Castlemaine en zone spéciale de conservation (ZSC), au sens de la loi interne transposant la Directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages (la « directive Habitats », JO 1992 L 206, p. 7). Désormais protégé en vertu de deux directives, le port de Castlemaine devint un site « Natura 2000 ».

A.  Procédure d’infraction contre l’État défendeur et plusieurs autres États membres de l’UE

11.  Depuis la fin des années 1990, la Commission européenne estimait que l’Irlande et plusieurs autres États membres de la Communauté européenne méconnaissaient les obligations qui leur incombaient en vertu du droit communautaire de l’environnement, et plus particulièrement en vertu des deux directives précitées (il sera ci-après généralement fait référence au droit de l’UE plutôt qu’au droit communautaire). Entre le 11 novembre 1998 et le 18 avril 2002, elle adressa aux autorités irlandaises quatre lettres de mise en demeure dans lesquelles elle reprochait à l’Irlande de ne pas avoir correctement transposé et appliqué ces deux directives. Après avoir notifié à l’Irlande, en octobre 2001 puis en juillet 2003, trois avis motivés, elle introduisit en septembre 2004 une procédure d’infraction contre l’Irlande en application de l’article 226 CE (devenu article 258 TFUE). Elle entendait faire reconnaître que l’Irlande avait manqué aux obligations qui étaient les siennes en vertu de plusieurs dispositions des directives, à savoir les articles 4, paragraphes 1, 2 et 4, et 10 de la directive Oiseaux et l’article 6, paragraphes 2 à 4, de la directive Habitats. La procédure visait notamment la pratique qui consistait à délivrer des autorisations d’aquaculture dans des zones protégées sans que soient réalisées au préalable, aux fins de l’évaluation des incidences environnementales de cette activité, les expertises requises.

12.  Le 13 décembre 2007, la Cour de justice de l’Union européenne (la « CJUE ») rendit son arrêt dans l’affaire Commission c. Irlande (C‑418/04, EU:C:2007:780). Elle y concluait que l’Irlande avait manqué à plusieurs égards aux obligations que lui imposaient les directives précitées. Dans la partie pertinente en l’espèce, elle s’exprimait comme suit :

« 236.  (...) [S]’agissant des projets d’aquaculture, la Commission s’appuie, en substance, sur l’étude Review of the Aquaculture Licensing System in Ireland effectuée en 2000 par BirdWatch Ireland pour considérer que l’Irlande a systématiquement omis d’évaluer correctement ces projets situés dans les ZPS ou susceptibles d’avoir des incidences sur une ZPS, en méconnaissance de l’article 6, paragraphes 3 et 4, de la directive «habitats». Dans ce contexte, elle souligne l’importance d’une expertise préalable aux fins de l’évaluation des incidences d’un projet sur les objectifs de conservation fixés pour la ZPS concernée.

237.  Il convient de préciser que cette étude examine 271 autorisations de projet d’aquaculture délivrées par le ministère des Communications, de la Marine et des Ressources naturelles pendant la période allant de juin 1998 à décembre 1999 et 46 demandes sur lesquelles il n’avait pas encore été statué. En outre, 72 autorisations et 9 demandes en attente d’une décision concernent des projets d’aquaculture situés dans une ZPS ou à proximité. Les autorisations délivrées concernent, dans 84 % des activités autorisées dans les ZPS, des fermes élevant des huîtres et des coques.

238.  Il y a lieu de rappeler également que, en vertu de l’article 6, paragraphe 3, première phrase, de la directive « habitats », tout plan ou projet non directement lié ou nécessaire à la gestion du site fait l’objet d’une évaluation appropriée de ses incidences sur celui-ci au regard des objectifs de conservation de ce site, lorsqu’il ne peut être exclu, sur la base d’éléments objectifs, qu’il affecte ledit site de manière significative, individuellement ou en conjugaison avec d’autres plans et projets (arrêt du 7 septembre 2004, Waddenvereniging et Vogelbeschermingsvereniging, C‑127/02, Rec. p. I‑7405, point 45).

239.  Or, ladite étude effectuée par BirdWatch Ireland expose plusieurs des effets néfastes potentiels de la conchyliculture, dont la perte de zones de nourrissage ainsi que les perturbations causées par l’intensification de l’activité humaine, et indique que, même lorsque le projet d’aquaculture se situe à l’intérieur d’une ZPS, les habitats des oiseaux sont très peu protégés. L’Irlande, pour sa part, ne prétend pas que tous les projets d’aquaculture sont sans incidence pour les ZPS.

240.  Il s’ensuit que la procédure d’autorisation aurait dû comporter une évaluation appropriée des incidences de chaque projet particulier. À cet égard, force est de constater que l’Irlande s’est contentée d’affirmer, sans avoir apporté des explications précises, que la procédure irlandaise d’autorisation des élevages aquacoles, y compris ses dispositions en matière de consultation, prévoit, en réalité, la prise en considération détaillée de tous les aspects d’un projet de développement d’aquaculture avant de décider s’il doit ou non être autorisé.

241.  Partant, il y a lieu de considérer que l’Irlande ne s’assure pas de façon systématique que les projets d’aquaculture susceptibles d’affecter des ZPS de manière significative, individuellement ou en conjugaison avec d’autres projets, fassent l’objet d’une évaluation préalable appropriée.

242.  Cette conclusion est corroborée par le fait que l’Irlande n’a pas présenté, pour contester le manquement soulevé par la Commission, d’évaluations scientifiques écrites concrètes indiquant qu’un examen ornithologique préalable détaillé des projets d’aquaculture a été effectué.

243.  Or, en vertu de l’article 6, paragraphe 3, de la directive «habitats», une évaluation appropriée des incidences sur le site concerné du plan ou du projet implique que, avant l’approbation de celui-ci, doivent être identifiés, compte tenu des meilleures connaissances scientifiques en la matière, tous les aspects du plan ou du projet pouvant, par eux-mêmes ou en combinaison avec d’autres plans ou projets, affecter les objectifs de conservation de ce site. Les autorités nationales compétentes n’autorisent une activité sur le site protégé qu’à la condition qu’elles aient acquis la certitude qu’elle est dépourvue d’effets préjudiciables pour l’intégrité dudit site. Il en est ainsi lorsqu’il ne subsiste aucun doute raisonnable d’un point de vue scientifique quant à l’absence de tels effets (voir arrêt Waddenvereniging et Vogelbeschermingsvereniging, précité, point 61). »

13.  À la même époque, la CJUE aboutit à des constats de violation similaires à l’égard des Pays-Bas, de la France, de la Finlande, de l’Italie, de l’Espagne, de la Grèce et du Portugal.

B.  Mesures adoptées par l’État défendeur à la suite de l’arrêt rendu par la CJUE

14.  Compte tenu de cet arrêt, le ministre considéra qu’il serait juridiquement impossible d’autoriser une activité commerciale sur les sites concernés tant que les expertises nécessaires n’auraient pas été réalisées. En conséquence, lorsque le moment fut venu de délivrer les autorisations de récolte de naissains de moules pour la période comprise entre le 9 juin et le 1er juillet 2008, il décida d’interdire cette activité dans vingt-quatre zones du littoral irlandais, dont le port de Castlemaine (Statutory Instrument No. 176 of 2008, adopté le 6 juin 2008). La requérante fut informée de la situation par un agent du ministère le 6 juin 2008. Elle écrivit au Taoiseach (Premier ministre) le jour même pour l’alerter sur la menace que pareille décision faisait peser sur les moyens de subsistance des personnes concernées. Elle lui rappela les termes de l’avis publié en 1993 (paragraphe 9 ci-dessus) et lui expliqua qu’elle venait tout juste d’acheter un nouveau navire, pour lequel elle avait dû débourser un million d’euros. Elle reçut du ministère une réponse datée du 2 juillet 2008. Dans la lettre, on lui expliquait qu’afin de permettre l’évaluation prescrite par la directive Habitats, telle qu’interprétée par la CJUE, il fallait recueillir des données de référence pour la zone concernée. On lui indiquait également que le port de Castlemaine était prioritaire et que les travaux de collecte des données nécessaires avaient déjà débuté. On lui précisait enfin que les autorités chercheraient à obtenir de la Commission européenne qu’elle autorise à titre provisoire la reprise des activités d’aquaculture.

15.  Le mois suivant, la requérante reçut l’autorisation de récolter des naissains de moules dans le port à compter du 23 août 2008. Cette autorisation était assortie de plusieurs conditions, dont une en vertu de laquelle la requérante n’était pas autorisée à récolter des naissains de moules dans la ou les zones où cette activité avait été interdite. Le même jour, l’interdiction temporaire de récolte de naissains de moules visant le port de Castlemaine et vingt et une autres zones du pays fut confirmée par voie d’instrument législatif (Statutory Instrument No. 347 of 2008). L’interdiction temporaire concernait la récolte de naissains de moules uniquement, et non le ramassage de moules déjà récoltées et placées dans des fermes mytilicoles.

16.  La requérante écrivit au ministère le 28 août 2008 pour le prévenir que les naissains de moules présents dans le port étaient la cible de prédateurs et qu’elle le tiendrait responsable de toutes les pertes subies. Elle lui demandait de trouver une solution satisfaisante dans les dix jours, faute de quoi elle prendrait conseil en vue d’une éventuelle procédure en justice.

17.  Le 3 octobre 2008, à l’issue de négociations fructueuses entre le ministère et la Commission (voir ci-dessous), le ministre édicta un instrument législatif (Statutory Instrument No. 395 of 2008) qui retirait le port de Castlemaine de la liste des sites où la récolte de naissains de moules était interdite. La requérante put donc commencer à récolter des naissains à compter du 5 octobre 2008, date d’entrée en vigueur de l’instrument. À cette date, cependant, les prédateurs naturels des moules avaient déjà décimé les naissains. Les moules n’arrivant à maturité qu’au bout de deux ans, les conséquences financières de l’interdiction temporaire de récolte qui avait visé en 2008 le port de Castlemaine ne se firent sentir qu’en 2010. Cette année-là, la requérante n’eut rien à vendre, ce qui lui causa un manque à gagner estimé par elle à 289 599 euros.

18.  La requérante argue qu’il n’existait pas d’alternative viable à la récolte locale de naissains de moules. Elle explique que les précédentes tentatives d’implantation de naissains en provenance d’autres sites avaient échoué en raison du fort taux de mortalité des embryons et des frais de transport, et qu’elle était ainsi totalement dépendante des ressources locales. Elle soutient en outre que si elle avait été prévenue en amont de l’imposition de restrictions en 2008, elle n’aurait pas investi autant dans un nouveau navire en mai de cette année-là.

19.  En 2009, la récolte de naissains de moules fut autorisée dans le port du 30 avril au 14 mai, et du 15 septembre au 23 décembre. La requérante put récolter des volumes similaires à ceux habituellement récoltés.

20.  En août 2009, le ministre introduisit, en application du droit de l’UE, une nouvelle obligation, en vertu de laquelle les entreprises exerçant leur activité dans des ZPS et des ZSC étaient tenues d’obtenir un permis Natura (fisheries Natura permit).

21.  En 2010, la récolte de naissains de moules fut autorisée dans le port du 29 avril au 25 mai et du 30 août au 2 décembre. La requérante se trouva toutefois dans l’impossibilité de récolter des naissains au cours de la première période car elle n’avait pas encore obtenu le permis Natura requis. Lorsqu’elle put reprendre son activité à la fin du mois d’août, les naissains de moules avaient une fois encore été décimés par des prédateurs, mais elle put malgré tout en récolter une certaine quantité. Elle estima son manque à gagner pour l’année en question à 119 941 euros.

22.  Pour justifier les mesures prises à la suite de l’arrêt de la CJUE, le Gouvernement fournit des explications que la requérante ne contesta pas. Il expliqua qu’avant même le prononcé de l’arrêt par la CJUE, les autorités avaient entamé un processus visant à déterminer comment évaluer les entreprises du secteur de la pêche en application des directives applicables de l’UE, et qu’au lendemain de l’arrêt le ministère avait immédiatement lancé le processus de mise en conformité du secteur de la pêche avec le droit de l’UE, auquel il avait associé les organes internes en charge de la pêche (Bord Iascaigh Mhara – BIM), de la recherche marine (Marine Institute) et de la préservation de la nature (National Parks and Wildlife Service – NPWS). Il indiqua également qu’en janvier 2008, soit dans le mois qui avait suivi le prononcé de l’arrêt, le BIM avait rendu un rapport sur la répartition des éleveurs (pratiquant la pêche à la drague) de mollusques bivalve dont l’activité, y compris la récolte de naissains de moules, risquait de causer des perturbations plus ou moins importantes de l’habitat naturel.

23.  Lors d’une réunion organisée entre le NPWS et la Commission européenne en février 2008, la Commission insista sur la nécessité d’exécuter l’arrêt rendu par la CJUE. Elle précisa que pour ce faire il était nécessaire de mener les expertises requises relativement à l’aquaculture et, dans ce cadre, d’examiner les effets cumulatifs d’autres activités susceptibles d’avoir des effets préjudiciables sur les sites Natura 2000. Tout en reconnaissant qu’une dose de souplesse était nécessaire et que les activités d’aquaculture en Irlande étaient le plus souvent de dimension modeste, elle considéra qu’il incombait aux autorités irlandaises d’engager un processus scientifique solide et proportionné.

24.  En avril 2008, les organes internes concernés convinrent de la nécessité d’adopter une nouvelle approche afin de procéder, dans l’attente des données de référence nécessaires aux évaluations requises en vertu du droit de l’UE, à une évaluation provisoire des activités de pêche côtière. À cette fin, plusieurs mesures furent proposées. Le mois suivant, le BIM rédigea un document de travail sur la pêche dans les sites classés Natura 2000. Ce document contenait une étude de cas portant sur le port de Castlemaine, dans laquelle les conséquences de la récolte de naissains de moules sur le site étaient jugées négligeables. La requérante indique que cette évaluation était conforme à celle qui figurait dans un projet de document de consultation établi en 2000 par le ministère en charge du patrimoine, dont le NPWS faisait alors partie.

25.  Le 30 juillet 2008, l’Irlande envoya à la Commission sa réponse officielle à l’arrêt rendu par la CJUE. Elle y reconnaissait la nécessité de procéder à des expertises dans le secteur de la pêche et de recueillir des données de référence sur les sites concernés. Elle y indiquait également que les autorités irlandaises demanderaient à la Commission l’autorisation d’adopter des mesures provisoires.

26.  Au début du mois de septembre 2008, le Marine Institute remit au ministère la version finale d’une étude intitulée « Fisheries in Natura 2000 » (La pêche dans les sites Natura 2000). Le ministère espérait qu’eu égard à l’urgence de la situation, la Commission accepterait le principe d’une approche provisoire concernant les activités menées dans le port de Castlemaine. En septembre toujours, le NPWS prévint qu’en l’absence de financements et d’un personnel suffisants, il ne pourrait apporter à la Commission les assurances requises. Il indiqua au ministère que les expertises réalisées jusqu’alors n’étaient pas suffisantes, et que la Commission partageait cet avis. Il estimait que des études supplémentaires étaient nécessaires, expliquant que la Commission se disait prête à autoriser la pêche dans le port de Castlemaine à titre provisoire si les études supplémentaires lui étaient communiquées et si l’Irlande s’engageait à exécuter l’arrêt dans un délai de trois ans.

27.  Le 2 octobre 2008, le NPWS adressa à la Commission une expertise provisoire des activités de récolte de naissains de moules dans le port de Castlemaine, précisant qu’au regard des résultats obtenus dans ce cadre, la probabilité que ces activités eussent un impact significatif sur le site en question était faible. La Commission confirma qu’eu égard à cette expertise provisoire, la récolte de naissains dans le port pouvait être autorisée pour l’année 2008. Elle précisa que l’Irlande devrait lui soumettre des procédures d’évaluation plus détaillées pour que la récolte de naissains de moules sur ce site pût être autorisée par la suite. Elle demanda en outre aux autorités de lui confirmer que le droit interne permettait de garantir que ces activités resteraient en conformité avec les directives. Elle demanda la modification de certains aspects de l’expertise, ainsi qu’un rapport de suivi. Passé ce stade, l’ouverture du port de Castlemaine pouvait être considérée comme juridiquement possible. Le lendemain, c’est-à-dire le 3 octobre 2008, le ministre signa un instrument législatif (Statutory Instrument No. 395 of 2009) qui autorisait la reprise des activités de récolte de naissains de moules à compter du 5 octobre 2008 (paragraphe 17 ci-dessus).

28.  Fin 2008 et début 2009, la Commission maintint la position ferme qu’elle avait adoptée, imposant comme condition au maintien des mesures provisoires la mise en œuvre d’un plan de mise en conformité de long terme. Le NPWS évoqua la probabilité d’une évaluation négative due au déclin de la population de certaines espèces d’oiseaux et indiqua que de nouvelles études étaient nécessaires.

29.  En janvier 2009, les autorités irlandaises réaffirmèrent auprès de la Commission leur engagement en faveur de la mise en place d’un plan triennal censé assurer la mise en conformité des secteurs de la pêche et de l’aquaculture avec les directives. Elles expliquèrent que, pour la période 2009-2010, un budget de 2 millions d’euros avait été alloué pour la réalisation d’un vaste exercice de collecte de données de référence. En mars 2009, l’Irlande communiqua à la Commission une « feuille de route » qu’elle avait établie pour la mise en conformité avec l’arrêt rendu par la CJUE. La Commission autorisa l’adoption, en matière d’évaluation, d’une approche provisoire, fondée sur les meilleures données disponibles et la collecte d’un certain nombre de données supplémentaires dans le temps disponible, sous réserve d’une gestion et de mesures de contrôle rigoureuses.

30.  Entre 2009 et 2010, les autorités irlandaises et la Commission poursuivirent leurs échanges au sujet de la mise en conformité avec l’arrêt de la CJUE et les directives concernées. Une enquête publique sur les modifications réglementaires nécessaires dut également être menée.

31.  Le Marine Institute acheva en avril 2011 son étude sur le port de Castlemaine, dans laquelle il évaluait, sur plus de 130 pages, l’incidence sur le site des différents types d’aquaculture qui y étaient pratiqués. Il parvint à la conclusion que rien ne laissait à penser que la récolte de naissains de moules pourrait entraîner une perturbation de l’environnement. Cette étude faisait partie des nombreuses expertises que l’État défendeur avait dû mener à la suite de l’arrêt rendu par la CJUE.

C.  Procédure interne

1.  La procédure devant la High Court

32.  Avec une autre entreprise locale, qui ne pratiquait pas directement l’élevage de moules mais faisait de la vente au détail et de l’exportation, la requérante saisit la High Court d’une procédure contre l’État en février 2009. Elle souleva dans ce cadre plusieurs griefs, plaidant notamment la violation du principe de confiance légitime, la faute de négligence opérationnelle (operational negligence) et le manquement au droit de subvenir à ses besoins que lui garantissait la Constitution.

33.  L’État tardant à présenter sa défense, la requérante introduisit une requête en jugement par défaut, qui fut entendue et tranchée le 13 juillet 2009. L’État communiqua ses moyens de défense le 6 août 2009.

34.  En octobre 2009, la requérante adressa à l’État une demande de communication de documents. Le 14 décembre 2009, elle saisit le juge (Master) de la High Court d’une demande d’obtention d’une ordonnance de communication de pièces ; elle renouvela sa demande en avril, en mai et en juin 2010. Le 7 juillet 2010, le juge rendit sa décision, que la requérante contesta devant la High Court. Le 18 octobre 2010, elle obtint une injonction de communication de pièces en vertu de laquelle l’État avait huit semaines pour lui communiquer divers documents. L’État déposa une première déclaration de communication sous serment le 7 janvier 2011, puis une autre l’année suivante, le 17 octobre 2012.

35.  Le 19 août 2011, la requérante déposa un mémoire introductif modifié dans lequel elle faisait référence aux restrictions qui lui avaient également été imposées en 2009 et 2010.

36.  Le 1er septembre 2011, la requérante sollicita l’audiencement de l’affaire, dont elle attesta que de son point de vue elle était prête à être entendue. Au cours des mois qui suivirent, il y eut plusieurs échanges entre son solicitor et le Chief State Solicitor au sujet de l’audience. Le 9 mai 2012, elle demanda que soit fixée la date de l’audience.

37.  L’affaire fut entendue en novembre 2012, sur une période de huit jours. La High Court rendit son arrêt le 31 mai 2013.

38.  La High Court statua en faveur des requérantes. Le juge retint leur argument selon lequel l’achat de naissains de moules auprès d’opérateurs commerciaux établis dans d’autres sites n’était pas une solution viable. Il estima en premier lieu que les attentes légitimes de la requérante avaient été trompées, s’exprimant comme suit à cet égard :

« Des assurances ont été données aux requérantes tant dans l’avis adressé par le Gouvernement que dans celui publié par voie de presse en 1993. Les événements qui se sont déroulés ensuite, la délivrance, chaque année, d’autorisations de collecte de naissains et le réaménagement constant de l’activité des requérantes, ont contribué à créer une situation qui était propre à donner aux requérantes de bonnes raisons de croire les autorités lorsqu’elles leur assuraient qu’elles ne mettraient pas sommairement un terme à leur activité sans avoir des raisons scientifiques solides de le faire ou sans avoir engagé au préalable un processus de consultation. »

39.  La High Court conclut également à une « négligence opérationnelle » au motif que les autorités n’avaient pas réalisé les contrôles et les expertises scientifiques qui auraient permis de recueillir les données requises en vertu du droit de l’UE. Elle considéra que ce manquement s’analysait en une erreur de droit imputable au ministre et qu’il était à l’origine de l’interdiction faite à la requérante de récolter des naissains dans le port pendant une période donnée de 2008, qui avait causé une perte financière à l’intéressée. Elle jugea recevable les éléments, présentés par la requérante, tendant à démontrer qu’il eût été possible de procéder à l’analyse requise en moins de deux mois. Elle estima que si l’analyse avait effectivement été réalisée dans ce délai, les activités de la requérante n’auraient pas été perturbées.

40.  La requérante demandait réparation pour le manque à gagner qu’elle estimait avoir subi du fait des restrictions imposées en 2008 et 2010, et qui, selon ses calculs, s’élevait à 289 599 euros pour 2008 et à 119 941 euros pour 2010, ce qui représentait un total de 409 450 euros. L’État, quant à lui, contestait à la fois le mode de calcul retenu par la requérante et le montant des dommages et intérêts demandés. La High Court considéra que les sommes réclamées par la requérante devaient être diminuées d’un tiers environ. Elle lui accorda donc 275 000 euros au titre des pertes subies au cours des deux années en question. Elle alloua 125 000 euros à l’autre société locale.

2.  La procédure devant la Cour suprême

41.  L’État interjeta appel, contestant à la fois la mise en jeu de sa responsabilité et le montant des dommages et intérêts accordés. Il déposa sa déclaration de pourvoi devant la Cour suprême le 16 juillet 2013. La requérante déposa quant à elle un pourvoi reconventionnel visant le montant des dommages et intérêts qui lui avaient été alloués. Saisie d’une demande de suspension de la procédure, la Cour suprême la trancha par une décision définitive du 4 octobre 2013. Le 21 juillet 2014, l’État certifia que l’appel était en état d’être examiné. Le recours fut classé prioritaire par le Chief Justice le 31 juillet 2014. L’audience eut lieu les 29 et 30 avril 2015, et l’arrêt fut rendu le 22 février 2016.

42.  La Cour suprême infirma à l’unanimité la décision rendue par la High Court relativement à la question des attentes légitimes. À cet égard, le juge Clarke, emportant l’assentiment des autres juges, s’exprima comme suit :

« 10.7  (...) [L]a seule déclaration dont on peut dire qu’elle a été explicitement faite par le ministre (...) est que l’imposition de restrictions aux activités traditionnelles « n’[était] pas envisagée ». Cette déclaration fut faite en avril 1993, alors que la législation européenne en matière d’environnement était en pleine évolution et que l’identification des zones d’Irlande qui seraient concernées par la législation européenne était en cours. Il est impossible de dire que par cette déclaration, le ministre s’engageait expressément à ce qu’il n’y eût jamais de conséquences négatives. Les conséquences du classement d’un site en zone protégée en application de la législation européenne sur l’environnement relevaient du droit européen.

10.8  Par la suite, il devint évident que, la question relevant du droit européen, le ministre était dépourvu de l’autorité juridique nécessaire pour autoriser le maintien d’activités traditionnelles dans des zones protégées en l’absence d’expertises appropriées. (...) À part dire que rien ne laissait à penser que les activités traditionnelles seraient touchées, le ministre ne pouvait fournir aucune assurance à cet égard.

(...)

10.10  Ensuite, [la requérante] plaide que, comme l’a conclu le juge de première instance, ses activités étaient connues du ministre et réglementées par des instruments législatifs, édictés par lui chaque année, qui régissaient « l’ouverture » du port. Toutefois, (...) d’une erreur passée ne saurait découler une attente légitime que cette erreur perdure. Le fait que le ministre ait commis une erreur de jugement lorsqu’il a pensé que les activités traditionnelles, dont il avait de toute évidence connaissance, pourraient être poursuivies s’il mettait en place des mesures juridiques appropriées et que les mesures en question pourraient être mise en œuvre conformément au droit européen sans que soit réalisée une expertise appropriée, ne saurait créer une attente légitime que la situation perdure.

10.11  S’il ne fait aucun doute que des dépenses importantes ont été engagées, et si l’engagement de dépenses sur le fondement d’une déclaration peut effectivement faire partie des éléments pris en compte par la Cour pour déterminer s’il serait approprié d’autoriser une autorité publique à s’exonérer d’une déclaration antérieure, il n’y a pas lieu de prendre ces dépenses en compte dès lors qu’aucune attente légitime n’a été établie.

10.12  (...) Suivant l’interprétation de la [CJUE], une activité ne peut être autorisée dans une zone protégée qu’à partir du moment où une expertise appropriée a été réalisée. Pour être appropriée, une expertise doit permettre d’exclure un risque au moyen d’une analyse scientifique. Sur le plan du droit européen, ce qui devait fonder l’appréciation du ministre c’était non pas la question de savoir si le risque envisagé était avéré, mais celle de savoir si ce risque pouvait, de manière certaine, être réputé inexistant. »

43.  Sur la question de la négligence opérationnelle, trois des cinq juges accueillirent le pourvoi de l’État. Deux juges de la majorité rendirent leur jugement.

44.  Le juge MacMenamin observa que l’affaire soulevait d’importantes questions d’ordre public. Il jugea légitime la question de la réparation des torts causés à des particuliers par une action de l’exécutif, mais il fit observer qu’une modification du droit de la responsabilité pour faute et une reformulation des principes régissant la responsabilité délictuelle de l’État exigeaient que l’on procédât prudemment et progressivement, avec une vision claire des conséquences à long terme. Tout en concédant qu’il ne faisait aucun doute que l’établissement d’un juste équilibre entre droits et devoirs privés et publics constituait un puissant impératif d’intérêt public, il jugea qu’il était plus important encore que l’État pût correctement fonctionner et que la peur du contentieux n’empêchât pas ses agents de prendre des décisions. Il estima que les juridictions ne devaient pas devenir une sorte de gouvernement de substitution non élu qui mettrait en doute des actes a priori conformes à la loi dans des domaines qui relevaient de la marge d’appréciation de l’État et pour lesquels la question d’un excès de pouvoir ne se posait pas. Examinant la jurisprudence interne constante, il conclut que la notion de négligence opérationnelle n’était pas reconnue par le droit irlandais. Il considéra qu’en l’espèce la High Court avait conclu à la responsabilité de l’État sur un chef et une période tellement larges qu’on pouvait se demander s’il y avait bien au départ matière à procédure judiciaire. Il estima qu’il était impossible de dire si la mise en jeu de la responsabilité de l’État résultait d’une action ou d’une omission et difficile de déterminer à quel moment le ministre aurait commis une faute à l’égard des requérantes. Selon lui, on pouvait considérer qu’en autorisant l’aquaculture avant 2008, le ministre avait en fait cherché, au prix d’un manquement au droit de l’UE, à préserver les intérêts de la requérante. Il ajouta :

« 36.  Une autre question s’impose : si le ministre avait effectivement agi entre 2000 et 2008, les défenderesses auraient-elles inévitablement subi des pertes importantes du fait d’une suspension d’activité similaire à celle, rendue nécessaire aux fins de l’obtention de données de référence dans le port de Castlemaine, intervenue à partir de 2008 ? Si les expertises approfondies contestées en l’espèce étaient nécessaires à l’obtention de données de référence, on peut se demander comment, même plusieurs années avant, on aurait pu mener de telles expertises sans une interruption d’activité identique ou similaire dans le port. »

45.  Il évoqua ensuite la complexité législative de l’affaire, dans laquelle s’entremêlaient droit de l’UE et lois et règlements internes, ainsi que la complexité de la situation dans laquelle l’État s’était trouvé au lendemain de l’arrêt rendu par la CJUE. Il indiqua, d’une part, que selon lui il n’était ni juste ni raisonnable d’engager la responsabilité de l’État dans les circonstances de la cause et, d’autre part, qu’on ne pouvait considérer qu’en 2008 il incombait au ministre un devoir de diligence à l’égard des requérantes. Il observa que le ministre était au courant non seulement de leur situation mais aussi de celle des sociétés établies ailleurs qui se trouvaient confrontées au même problème. Il rappela que près de 150 expertises Natura 2000 avaient dû être réalisées entre 2008 et 2010. Il estima qu’on ne pouvait pas dire que les obligations de l’État à l’égard des requérantes prévalaient sur son obligation de se conformer au droit de l’UE. Il ajouta qu’il était également difficile de caractériser le devoir de diligence dont l’État aurait dû faire preuve. Il jugea également problématique, d’un point de vue conceptuel, l’idée de tenir l’État pour responsable d’actes accomplis en application d’instruments juridiques valides aux fins de la mise en œuvre d’une obligation juridique. Il considéra par ailleurs que dans l’arrêt attaqué, la faute ne découlait pas d’une violation du droit de l’UE comparable à celle constatée dans l’arrêt Francovich (C-6/90 et C‑9/90, EU:C:1991:428), mais plutôt du dommage réputé être résulté de la mise en œuvre du droit de l’UE après que la CJUE avait conclu à l’existence d’un manquement. Selon lui, l’erreur avait été de chercher à isoler du devoir public premier du ministre de respecter et mettre en œuvre le droit de l’environnement de l’UE un quelconque devoir privé qu’il aurait pu avoir à l’égard des requérantes.

46.  Souscrivant au raisonnement du juge MacMenamin, le juge Charleton releva qu’en vertu de l’article 6 de la directive Habitats, le ministre ne jouissait d’aucune marge d’appréciation. Il insista sur trois faits marquants. Premièrement, un grand nombre des quelque 140 sites visés par les directives Habitats et Oiseaux étaient le théâtre d’activités commerciales. Au lendemain de l’arrêt rendu par la CJUE, des mesures d’urgence avaient dû être prises pour offrir aux opérateurs économiques une latitude propre à leur permettre de poursuivre une activité commerciale, quoique limitée, sur les sites en question. Ces mesures étaient principalement le résultat de négociations entre l’administration irlandaise et la Commission. On comptait une quarantaine de sites marins, dont le port de Castlemaine. Deuxièmement, l’État ne s’était pas fermement engagé à ce que la nouvelle classification environnementale du port de Castlemaine n’eût aucune incidence sur les activités de la requérante. Troisièmement, la fermeture et l’ouverture du port étaient réglementées par des instruments législatifs juridiquement valables. Le juge estima donc que la question de la responsabilité pour faute de négligence ne se posait pas.

47.  Il renvoya ensuite à la législation primaire qui régissait la pêche et dont l’objectif principal était la conservation et la gestion raisonnée des réserves nationales de poisson. Il considéra qu’il s’agissait là de l’un des principaux points à prendre en compte pour déterminer où pouvait se situer un éventuel devoir de diligence. Il ajouta qu’aux fins de l’analyse de la question de la responsabilité, il convenait tout d’abord de déterminer si le ministre avait bel et bien un devoir de diligence envers la requérante. Il estima qu’il ne fallait pas conclure à la légère, dans telle ou telle circonstance, à l’existence d’un devoir de diligence dans le chef des pouvoirs publics, pareille conclusion étant susceptible de nuire fortement à leur bon fonctionnement. Il ajouta que l’on pouvait répondre aux manquements éventuels d’un organisme public par d’autres moyens, tels le contrôle juridictionnel et les actions pour délit d’abus de l’autorité publique (misfeasance in public office). Il rappela que les autorités n’avaient pas eu le choix et que le ministre avait agi comme le droit de l’UE lui imposait de le faire. Il expliqua qu’à la limite on pouvait dire que c’était aux autorités internes que revenait la décision de donner la priorité à certains sites plutôt qu’à d’autres, mais que l’on pouvait difficilement arguer que le port de Castlemaine méritait plus que d’autres sites un traitement prioritaire. Il ajouta que la concentration des ressources sur certains sites aurait allongé les délais d’attente des exploitants d’autres sites, et que l’État avait plutôt opté pour une stratégie de négociation vigoureuse avec la Commission afin de sauver ce qui pouvait l’être dans l’intérêt des utilisateurs de tous les sites concernés.

48.  Il expliqua que la notion de faute de négligence opérationnelle n’avait pas encore été introduite dans le droit interne, que son introduction serait source d’insécurité juridique, et qu’elle rendrait la prise de décisions publiques dépendante d’opinions d’experts très éloignés des contraintes auxquelles les gouvernements avaient à faire face, et qu’elle impliquerait également de conférer aux juridictions des attributions plus étendues que celles prévues par la Constitution. Il estima que le ministre avait agi en conformité avec la loi et que chacune de ses décisions avait été correctement transposée dans un instrument législatif. Il conclut que compte tenu des visées conservationnistes générales de la législation primaire, le ministre n’était tenu par aucune obligation légale envers la requérante. Il ajouta que le ministre n’avait pas le pouvoir de dispenser un acteur économique de respecter les règles de l’UE et que l’État n’était tenu envers la requérante par aucun devoir de diligence propre à fonder une action pour faute de négligence. Il estima au contraire que c’était envers la population dans son ensemble que le ministre avait un devoir de diligence, et sous la forme d’une obligation de protection de l’environnement.

49.  Écrivant pour la minorité, le juge Clarke considéra qu’il convenait de confirmer l’arrêt rendu par la High Court sur la question de la responsabilité pour faute de négligence relativement aux événements qui s’étaient déroulés en 2008. Concernant les événements qui s’étaient déroulés en 2010, en revanche, il estima que la requérante n’avait pas apporté la preuve d’un lien de causalité entre le manquement allégué du ministre et l’impossibilité dans laquelle elle s’était trouvée d’exercer son activité cette année-là. Il conclut donc que la requérante n’était aucunement fondée à exercer un recours contre l’État à cet égard.

50.  Appliquant les principes pertinents à la cause, il indiqua qu’en 2008 il ne pouvait avoir pesé sur le ministre une obligation de maintenir le port ouvert dans l’attente d’une expertise appropriée car pareille obligation aurait été contraire au droit de l’UE. Il estima qu’une ouverture du port ne pouvait être autorisée que conformément aux mesures provisoires consenties par la Commission. La véritable question qui se posait était donc selon lui la suivante :

« 15.4  (...) Au vu de l’évolution du droit européen, le ministre avait-il envers ceux qui, à sa connaissance (et jusqu’alors avec sa permission), exerçaient une activité dans les zones protégées, un devoir de diligence qui lui imposait de faire le nécessaire pour disposer d’études et d’autres données scientifiques suffisantes pour lui permettre de déterminer s’il convenait d’autoriser la poursuite d’activités traditionnelles et, si les données recueillies le permettaient, d’autoriser ces activités ? »

51.  Il considéra qu’au vu des faits de la cause, les éléments nécessaires de prévisibilité et de proximité étaient réunis. Il indiqua que le ministre savait bien quelles activités étaient menées dans le port de Castlemaine, et, au vu de la déclaration publiée en 1993, qu’un problème pourrait se poser les concernant. Il estima en conséquence que le ministre avait parfaitement conscience que le fait pour lui de ne pas se donner les moyens de prendre une décision viable sur le long terme quant au maintien des activités traditionnelles sur les sites concernés pourrait avoir de lourdes conséquences sur ceux qui en vivaient. Il estima que dans une situation analogue, un acteur privé aurait sans nul doute été tenu par un devoir de diligence à l’égard de ces personnes. Il ajouta que le ministre avait dû savoir bien avant l’arrêt rendu par la CJUE qu’il y avait un risque que celle-ci statuât en faveur de la Commission plutôt qu’en faveur de l’État, et que, faute de disposer des données scientifiques nécessaires à l’expertise requise, l’État se trouverait en pareil cas immédiatement confronté à un problème, ce qui entraînerait à tout le moins une interruption temporaire des activités de la requérante et d’autres opérateurs économiques exerçant une activité dans des zones protégées. Il observa que ces opérateurs économiques formaient un groupe restreint d’acteurs identifiés qui, dans une large mesure, étaient connus du ministre et du ministère.

52.  Concernant la présence d’un quelconque intérêt général concurrent, il rappela que l’affaire ne soulevait aucune question de politique publique, de marge d’appréciation ou d’arbitrage. Il expliqua qu’elle ne soulevait ni la question de la répartition des ressources ni celle de l’adoption d’instruments législatifs, mais celle de l’existence ou non dans le chef du ministre d’un devoir d’adopter des mesures raisonnables afin d’être à même de prendre une décision qui fût conforme au droit européen et à toute mesure interne pertinente. Il précisa qu’il n’était pas nécessairement en désaccord avec le raisonnement du juge MacMenamin selon lequel aucun devoir de diligence incombant au ministre n’était né au cours de la période qui avait suivi le prononcé de l’arrêt par la CJUE. Il ajouta qu’à cette époque les autorités s’étaient retrouvées dans une position délicate dès lors qu’il leur avait fallu prendre un grand nombre de décisions concernant l’allocation des ressources nécessaires à la réalisation des expertises dans les sites concernés. Il estima toutefois que les mesures et décisions prises en 2008 et après étaient sans incidence sur la question du devoir de diligence tel qu’il l’avait défini :

« 15.31  (...) [L]e ministre a commis une erreur en ne mettant pas en place des mesures visant à l’obtention des données scientifiques nécessaires à la réalisation d’une expertise appropriée alors que, compte tenu de la position adoptée par la Commission, il était évident depuis longtemps qu’il existait à tout le moins des raisons sérieuses de douter que la position qu’il avait adoptée fût la bonne.

(...)

15.33  (...) [I]l me semble que le devoir de diligence dont il y a lieu, selon moi, de considérer qu’il incombait au ministre ne découle pas d’un quelconque exercice de mise en balance et est sans rapport aucun avec l’obligation supérieure qu’il avait sans conteste à l’égard de la société dans son ensemble. Quels éléments peuvent être réputés avoir été mis en balance par le ministre lorsqu’il a décidé de ne pas recueillir les informations scientifiques et données nécessaires (en dépit de l’avis motivé que lui avait adressé la Commission) avant que la CJCE ne rende sa décision ? À quelle obligation supérieure à l’égard de la société dans son ensemble aurait-il manqué s’il avait ordonné la collecte de pareilles données ? Aucun élément ne permet de penser que la décision de ne pas recueillir les données nécessaires ait procédé d’une décision liée à une question de politique publique, de marge d’appréciation ou d’arbitrage. »

53.  Enfin, le juge Clarke déclara ne pas souscrire à l’avis de la majorité selon lequel l’activité de la requérante aurait en tout état de cause été interrompue si la directive Habitats avait été correctement mise en œuvre plus tôt. Il expliqua que la High Court avait considéré que les données nécessaires auraient pu être recueillies et analysées dans un délai relativement court, et que cela aurait permis d’éviter toute interruption dans les activités habituelles de la requérante. Il conclut qu’il existait donc un lien de causalité entre, d’une part, le fait que les données nécessaires n’avaient pas été collectées et qu’une expertise n’avait pas été réalisée plus tôt, et, d’autre part, l’interruption en 2008 des activités de la requérante.

54.  Concernant la question des dommages et intérêts, le juge Clarke observa que la requérante et l’État étaient en désaccord sur de nombreux points relatifs à l’évaluation des pertes subies par l’intéressée. Il considéra qu’en raison des problèmes liés aux éléments de preuve et aux chiffres, la Cour suprême n’aurait pas été en mesure de procéder à un calcul juste et équitable, et que si le recours de l’État avait été rejeté, il aurait été nécessaire de renvoyer la question des dommages et intérêts devant la High Court afin qu’elle procédât à une nouvelle évaluation.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

55.  Le régime légal complexe qui régit l’élevage de moules est présenté dans la partie relative à la question de l’espérance légitime de l’arrêt unanime rendu par la Cour suprême.

56.  En résumé, l’obligation de détenir un permis de bateau de pêche a été insérée à l’article 4 de la loi (modificative) de 2003 sur la pêche (Fisheries (Amendment) Act 2003) par l’article 97 de la loi de 2006 sur la pêche en mer et la compétence maritime (Sea-Fisheries and Maritime Jurisdiction Act 2006 – « la loi de 2006 »). Le règlement de 2005 relatif à l’inscription et l’immatriculation des navires de pêche (Merchant Shipping (Registry, Lettering and Numbering of Fishing Boats) Regulations 2005) impose l’inscription des navires concernés au registre des navires de pêche (Register of Fishing Boats).

57.  L’article 13 de la loi de 2006 confère au ministre, conformément à la Politique commune de la pêche établie par l’Union européenne, le pouvoir de gérer et de réglementer la pêche en mer par le biais d’un système d’autorisations. Il s’applique à la récolte de naissains de moules. Les autorisations délivrées dans ce cadre doivent préciser, entre autres, la quantité de naissains que le titulaire peut récolter, les périodes au cours desquelles la récolte est autorisée et le site d’aquaculture où les naissains doivent être réimplantés. En vertu de l’article 15 de la loi, le ministre a le pouvoir de compléter la Politique commune de la pêche par des règlements qui imposent des mesures restrictives ou réglementaires visant la protection, la conservation ou l’exploitation durable des ressources en poisson, ou la gestion raisonnée de la pêche. Ces mesures peuvent notamment inclure des interdictions ou des restrictions quant aux zones ou périodes de pêche.

58.  L’article 6 de la loi modificative de 1997 sur la pêche (Fisheries (Amendment) Act 1997) impose aux aquaculteurs de détenir une licence d’exploitation. Les lois de 1933-2011 sur le littoral (Foreshore Acts 1933‑2011) leur imposent également d’obtenir un permis ou une licence auprès du ministre.

59.  La directive Habitats fut transposée dans le droit interne par le règlement d’exécution no 94 de 1997 relatif aux règlements communautaires sur les habitats naturels (European Communities (Natural Habitats) Regulations 1997 - S.I. No. 94 of 1997), qui offrait à toute personne informée du classement d’un site la possibilité de contester son inclusion dans la liste provisoire (article 5), et prévoyait, dans certaines circonstances, le versement d’une indemnisation si le ministre refusait d’autoriser une opération ou une activité à la suite d’une évaluation de son incidence sur un site classé (article 20).

60.  Ce règlement a depuis été remplacé par le règlement d’exécution no 477 de 2011 relatif aux règlements communautaires sur les oiseaux et habitats naturels (European Communities (Birds and Natural Habitats) Regulations 2011 - S.I. No. 477 of 2011). Conformément aux dispositions du droit de l’UE, chaque autorité publique est tenue d’exercer ses fonctions de manière à ne pas nuire à l’intégrité des sites Natura 2000.

61.  L’article 3 de la loi de 2003 relative à la Convention européenne des droits de l’homme (European Convention on Human Rights Act 2003) se lit ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1)  Sous réserve de toute disposition légale (autre que la présente loi) ou réglementaire, chaque organe de l’État exerce ses fonctions d’une manière compatible avec les obligations qui incombent à l’État en vertu de la Convention.

2)  Quiconque a subi un préjudice du fait d’un manquement au paragraphe 1), peut, en l’absence d’autres recours en indemnisation, saisir la High Court (ou, sous réserve du paragraphe 3), la Circuit Court), qui pourra, le cas échéant, lui accorder la réparation qu’elle jugera appropriés.

(...) »

III.  LES ÉLÉMENTS PERTINENTS DU DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE

A.  Traité instituant la Communauté européenne

62.  La procédure d’infraction contre l’État défendeur fut intentée sur le terrain de l’article 226 CE (devenu article 258 TFUE), qui dispose ce qui suit :

« Si la Commission estime qu’un État membre a manqué à une des obligations qui lui incombent en vertu des traités, elle émet un avis motivé à ce sujet, après avoir mis cet État en mesure de présenter ses observations.

Si l’État en cause ne se conforme pas à cet avis dans le délai déterminé par la Commission, celle-ci peut saisir la Cour de justice de l’Union européenne. »

63.  Si l’État manque à son obligation de se conformer à un arrêt rendu dans le cadre d’une procédure d’infraction, la Commission peut saisir la CJUE d’une nouvelle procédure d’infraction, dans laquelle elle peut indiquer le montant de la somme forfaitaire ou de l’astreinte à payer par l’État membre concerné qu’elle estime adapté aux circonstances (article 228 CE, devenu article 260 TFUE).

64.  En vertu du droit de l’UE, un État membre de l’UE peut voir sa responsabilité engagée en cas de non-exécution ou d’exécution partielle, incorrecte ou inadaptée d’une directive. Pour que l’on puisse conclure à l’existence dans un cas donné de pareille responsabilité (« responsabilité Francovich », du nom de l’arrêt qui a consacré ce principe), plusieurs conditions, définies dans la jurisprudence de la CJUE, doivent être réunies : la règle de droit violée doit viser l’attribution de droits au profit de particuliers ; la violation doit être suffisamment caractérisée ; et il doit exister un lien de causalité direct entre la violation par l’État de l’obligation lui incombant et le dommage subi par les personnes lésées (Francovich et autres, C‑6/90 et C‑9/90, EU:C:1991:428 ; Brasserie du Pêcheur et Factortame, C-46/93 et C-48/93, EU:C:1996:79 ; et Dillenkofer et autres, C-178/94, C-179/94, C‑188/94, C-189/94 et C-190/94, EU:C:1996:375).

B.  La directive Oiseaux

65.  L’arrêt rendu dans l’affaire C-418/04 contient un exposé détaillé du contenu et du fonctionnement de la directive Oiseaux. Cette directive impose aux États membres de classer en zones de protection spéciale les territoires les plus appropriés, en nombre et en superficie, à la conservation des espèces mentionnées à l’annexe I de la directive. Il ressort clairement de la directive Oiseaux telle qu’interprétée par la CJUE que dès lors que le territoire d’un État membre abrite des espèces mentionnées à cette annexe, ce dernier est tenu de définir, pour celles-ci, des ZPS ; que cette obligation de classement ne devient pas nécessairement caduque alors même que le site n’est plus approprié ; et que le fait que la recolonisation d’un territoire soit possible peut fonder l’obligation de classement précitée (voir, entre autres, l’affaire C-418/04, paragraphes 36, 39, 83 et 88).

C.  Directive Habitats

66.  L’article 6 de la directive Habitats est ainsi libellé :

« Article 6

1.  Pour les zones spéciales de conservation, les États membres établissent les mesures de conservation nécessaires impliquant, le cas échéant, des plans de gestion appropriés spécifiques aux sites ou intégrés dans d’autres plans d’aménagement et les mesures réglementaires, administratives ou contractuelles appropriées, qui répondent aux exigences écologiques des types d’habitats naturels de l’annexe I et des espèces de l’annexe II présents sur les sites.

2.  Les États membres prennent les mesures appropriées pour éviter, dans les zones spéciales de conservation, la détérioration des habitats naturels et des habitats d’espèces ainsi que les perturbations touchant les espèces pour lesquelles les zones ont été désignées, pour autant que ces perturbations soient susceptibles d’avoir un effet significatif eu égard aux objectifs de la présente directive.

3.  Tout plan ou projet non directement lié ou nécessaire à la gestion du site mais susceptible d’affecter ce site de manière significative, individuellement ou en conjugaison avec d’autres plans et projets, fait l’objet d’une évaluation appropriée de ses incidences sur le site eu égard aux objectifs de conservation de ce site. Compte tenu des conclusions de l’évaluation des incidences sur le site et sous réserve des dispositions du paragraphe 4, les autorités nationales compétentes ne marquent leur accord sur ce plan ou projet qu’après s’être assurées qu’il ne portera pas atteinte à l’intégrité du site concerné et après avoir pris, le cas échéant, l’avis du public.

4.  Si, en dépit de conclusions négatives de l’évaluation des incidences sur le site et en l’absence de solutions alternatives, un plan ou projet doit néanmoins être réalisé pour des raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, l’État membre prend toute mesure compensatoire nécessaire pour assurer que la cohérence globale de Nature 2000 est protégée. L’État membre informe la Commission des mesures compensatoires adoptées.

Lorsque le site concerné est un site abritant un type d’habitat naturel et/ou une espèce prioritaires, seules peuvent être évoquées des considérations liées à la santé de l’homme et à la sécurité publique ou à des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement ou, après avis de la Commission, à d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

67.  Invoquant l’article 8 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, la requérante se plaint de l’interdiction temporaire qui lui a été faite en 2008 de récolter des naissains de moules. Elle y voit une atteinte à son droit de subvenir à ses besoins.

68.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

69.  Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour considère qu’il y a lieu d’examiner ce grief uniquement sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, la requête n’ayant été communiquée au Gouvernement que sous l’angle de cette disposition.

70.  L’article 1 du Protocole no 1 est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A.  Sur la recevabilité

1.  Thèses des parties

a)  Thèse du Gouvernement

71.  En réponse à une question communiquée par la Cour, le Gouvernement soutient que le grief de la requérante doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. Il considère que l’article 3 de la loi de 2003 relative à la Convention européenne des droits de l’homme (la « loi de 2003 ») impose à tous les organes de l’État – y compris les ministères – de s’acquitter de leurs fonctions d’une manière compatible avec les obligations qui incombent à l’État en vertu de la Convention. Selon lui, en cas de manquement à cette obligation, et en l’absence de tout autre recours en indemnisation, une personne ayant subi un préjudice peut saisir la High Court. La requérante n’aurait pas usé de ce recours, dont l’accessibilité effective ressortirait de plusieurs affaires jugées par les juridictions internes, relativement au grief qu’elle invoque sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1. En outre, elle n’aurait pas invoqué les droits analogues qui lui seraient garantis par la Constitution, laquelle reconnaîtrait explicitement le droit au respect de la vie privée (article 40.3.2o) et, implicitement, le droit pour chacun de subvenir à ses besoins (article 40.3.1o). La requérante n’aurait pas saisi les juridictions internes de ces questions.

72.  Le Gouvernement considère que les faits de l’espèce ne font ressortir aucun droit existant de la requérante à un « bien » et que le grief de l’intéressée ne peut donc être examiné sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1. Il indique que la requérante jouissait simplement d’une autorisation, délivrée en vertu d’un cadre réglementaire particulièrement complexe et sous réserve de conditions strictes, qui lui permettait de récolter une ressource naturelle faisant partie du patrimoine national. S’il admet qu’une autorisation administrative peut en principe être considérée comme un « bien » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1, il estime que ce raisonnement est valable uniquement lorsque l’autorisation en question donne lieu à une espérance légitime qu’un intérêt soit concrétisé ou obtenu, ce qui ne serait pas le cas en l’espèce. Selon lui, en effet, la requérante ne pouvait légitimement s’attendre à ce qu’on lui accordât l’autorisation de récolter des naissains dans le port à sa guise, sans tenir compte des impératifs environnementaux et au mépris des obligations qui incombaient à l’État en vertu du droit de l’UE.

73.  Le Gouvernement considère en outre que, compte tenu du caractère limité de l’interdiction et de la faible incidence qu’elle a eue sur les activités de la requérante, le grief est manifestement mal fondé. Il expose que seule la récolte de naissains était concernée, et ce pour une période limitée au cours de laquelle l’État négociait avec la Commission, et que les autres pans de l’activité de la requérante – l’élevage de moules transplantées et leur récolte à maturité – ne furent pas interrompus. Selon lui, l’interdiction était sans incidence sur le permis de bateau de pêche de la requérante et sur l’immatriculation de son navire, et l’intéressée aurait donc pu récolter des naissains de moules dans d’autres sites. En outre, la requérante aurait aussi eu la possibilité d’acheter la matière première dont elle avait besoin auprès d’autres opérateurs commerciaux. La véritable cause des pertes subies par la requérante en 2008 aurait été non pas la fermeture du port, mais l’action des prédateurs, qui représenteraient un risque naturel permanent.

b)  Thèse de la requérante

74.  La requérante considère qu’elle a épuisé les voies de recours internes. Comme cela aurait été explicitement dit dans l’arrêt rendu par la High Court, elle aurait invoqué dans sa demande introductive d’instance un argument fondé sur le droit, qu’elle estimait lui être garanti par la Constitution, de subvenir à ses besoins. La High Court aurait accueilli son grief sur le fondement de deux autres moyens et n’aurait donc pas eu à examiner la question du point de vue constitutionnel. La requérante aurait de nouveau invoqué son droit de subvenir à ses besoins devant la Cour suprême. Elle aurait donc donné aux juridictions internes la possibilité de se prononcer sur le fond de ce grief. En ce qui concerne la non-invocation par elle de la loi de 2003, la requérante plaide que le recours offert par l’article 3 de cette loi n’était disponible qu’en l’absence d’autre recours effectif. Elle ajoute qu’elle a exercé d’autres recours adéquats, donnant la priorité au droit, consacré par la common law, d’intenter une action pour faute. Elle estime avoir saisi les juridictions internes du grief qu’elle soulève aujourd’hui devant la Cour.

75.  La requérante conteste que son grief soit manifestement mal fondé. Elle concède que ses activités n’ont pas été totalement interrompues, mais elle estime que l’interdiction litigieuse de récolter des naissains de moules entre le 9 juin et le 1er juillet 2008, puis entre le 23 août et le 5 octobre de la même année, a fait perdre toute valeur à l’autorisation qui lui avait été accordée pour cette année-là. Elle expose que, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, le permis qui lui avait été délivré pour son navire ne lui permettait de l’utiliser qu’à des fins d’aquaculture, et qu’elle n’aurait pas pu l’utiliser à d’autres fins. Invoquant les contraintes liées à la disponibilité de naissains, à la présence d’autres opérateurs économiques et à des impératifs commerciaux connus de l’État, elle estime qu’il est illusoire de penser qu’elle aurait pu simplement récolter des naissains de moules dans des sites où la récolte était autorisée. Elle plaide en outre que son navire était conçu pour la pêche en eaux d’estuaire calmes, et qu’il n’était pas adapté à d’autres types de pêche en mer. Selon elle, l’interdiction temporaire de récolter des naissains dans le port l’a empêchée cette année-là d’utiliser aux fins prévues le navire dont elle venait de faire l’acquisition pour une somme importante. L’achat de naissains de moules en provenance d’autres sites aurait par ailleurs été une option économiquement irréalisable, eu égard aux coûts élevés de transport et au taux de mortalité élevé des naissains. La High Court aurait du reste accueilli cet argument. En conclusion, la requérante n’aurait pas réellement eu la possibilité de maintenir son niveau d’activité habituel en 2008.

76.  La requérante ajoute que l’État n’avait encore jamais argué, ni en 2008 ni dans le cadre des procédures internes, qu’elle aurait pu ou dû changer de modèle commercial. Elle considère qu’on ne peut répondre à un opérateur économique invoquant une perte de son moyen de subsistance ou une atteinte à ses biens qu’il aurait dû modifier un aspect important de son activité. Elle soutient que cet argument du Gouvernement peut même être vu comme une reconnaissance implicite d’une atteinte à ses droits.

77.  La requérante estime que la tentative du Gouvernement de se dégager de toute responsabilité pour la perte subie par elle en invoquant des causes naturelles ne peut être acceptée. Elle expose que les autorités avaient été informées en temps utile de la présence de prédateurs sur le fond marin, et qu’elles avaient donc conscience des conséquences qu’aurait le maintien de la fermeture du port. Selon elle, si les prédateurs naturels sont certes toujours présents, c’est bien l’ouverture tardive du port qui leur a donné l’occasion d’éliminer la totalité des naissains de moules cette année-là.

78.  En ce qui concerne le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1, la requérante estime que la notion de « bien » est particulièrement large. Elle considère que les licences et permis qui lui avaient été délivrés étaient commerciaux par nature, et que les intérêts y afférents auraient dû avoir une probabilité de concrétisation suffisante. Elle plaide que de ces licences et permis découlait l’espérance légitime de jouir effectivement des attributs du droit de propriété associé, et qu’il convient par conséquent de considérer les licences en question comme des biens. Reconnaissant qu’il était précisé dans l’autorisation de récolte de naissains de moules que son titulaire n’était pas autorisé à récolter des naissains dans les zones où la récolte était interdite, elle avance néanmoins que le port de Castlemaine n’avait fait l’objet d’aucune interdiction avant 2008 et qu’elle n’avait aucune raison d’anticiper pareille interdiction. Elle argue que l’interdiction temporaire litigieuse a eu pour conséquence de l’empêcher en 2008 de faire usage des licences dont elle était titulaire et de son nouveau navire et que cela a conduit à la perte de son stock de moules commercialisables en 2010 et, partant, à une perte de parts de marché et de clients.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Sur l’épuisement des voies de recours internes

79.  En ce qui concerne l’obligation d’épuiser les voies de recours internes, la Cour renvoie aux principes bien établis dans sa jurisprudence (tels que rappelés notamment dans Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, §§ 83 à 89, 9 juillet 2015, et Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69 à 77, 25 mars 2014).

80.  En particulier, elle rappelle que les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci. L’obligation d’épuiser les voies de recours internes impose donc aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent.

81.  Dans le cadre de la procédure interne, la requérante a soulevé plusieurs griefs devant la High Court (paragraphe 32 ci-dessus). Cette dernière a relevé que la requête dont elle avait été saisie présentait « plusieurs facettes », dont « l’aspect principal » était l’action pour faute de négligence. La Cour considère que compte tenu de l’essence des doléances que la requérante avait envers l’État, ce dernier n’est pas fondé à contester la décision qui fut prise par la requérante à l’époque d’invoquer comme moyens principaux l’attente légitime et la négligence opérationnelle. Au vu des arrêts rendus par la High Court et la Cour suprême, il semble que ce choix n’était pas déraisonnable, dès lors qu’en cas de succès il aurait pu permettre de remédier directement à la situation incriminée (Vučković, précité, § 74).

82.  La Cour note également que si elle n’a pas expressément invoqué l’article 1 du Protocole no 1, la requérante a malgré tout invoqué devant la High Court son droit constitutionnel de subvenir à ses besoins, arguant que les autorités n’avaient pas procédé au nécessaire exercice de mise en balance entre ce droit et la nécessité de protéger l’environnement. Le Gouvernement estime également que ledit droit constitutionnel est « analogue » à l’aspect pertinent de l’article 1 du Protocole no 1. La Cour considère donc qu’en soulevant ce grief, la requérante a présenté en substance devant les juridictions internes le même grief que celui qu’elle formule devant la Cour. Conformément à la demande qui lui avait été adressée à cet effet, la requérante a par ailleurs fait parvenir à la Cour une copie des conclusions qu’elle avait présentées à la Cour suprême. La Cour relève que la requérante y invoquait le même moyen constitutionnel, déclarant explicitement qu’elle n’abandonnait aucun des aspects de l’argumentation qu’elle avait défendue devant la High Court.

83.  En ce qui concerne la loi de 2003, la Cour relève que son article 3 2) confère un droit de recours lorsqu’aucune action en indemnisation n’est possible. La requérante ayant exercé d’autres recours en indemnisation, le Gouvernement n’a pas suffisamment expliqué comment ni pourquoi la loi de 2003 exclurait la possibilité d’exercer d’autres voies de recours potentiellement efficaces dans un cas comme celui-ci, ni pourquoi, comme cela a été indiqué ci-dessus, la Cour devrait considérer que le présent grief n’a pas été soulevé en substance devant les juridictions internes.

84.  Au vu de ce qui précède et des éléments dont elle dispose, la Cour conclut que la requête ne peut être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes.

b)  Sur la question de savoir si le grief relève de l’article 1 du Protocole no 1

85.  La Cour en vient à examiner l’exception du Gouvernement consistant à dire que le grief soulevé par la requérante est dénué de tout rapport avec l’article 1 du Protocole no 1, autrement dit qu’il est incompatible ratione materiae avec cette disposition.

86.  Elle rappelle à cet égard que la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. Il importe normalement d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par cette disposition (voir, parmi beaucoup d’autres, Brosset-Triboulet et autres c. France [GC], no 34078/02, § 65, 29 mars 2010).

87.  En ce qui concerne les activités commerciales soumises à une obligation de licence, la Cour renvoie à l’étude de la jurisprudence exposée dans l’arrêt Malik c. Royaume‑Uni (no 23780/08, §§ 91, 92 et 94, 13 mars 2012) :

« 91.  Dans des affaires relatives à l’octroi de licences ou de permis nécessaires à l’exercice d’une activité, la Cour a dit que la révocation ou le retrait d’un permis ou d’une licence avait porté atteinte au droit des requérants au respect de leurs biens, notamment des intérêts économiques liés à l’exercice de l’activité concernée (Fredin c. Suède (no 1), 18 février 1991, § 40, série A no 192, concernant un permis d’exploitation d’une gravière ; et mutatis mutandis, Tre Traktörer AB c. Suède, 7 juillet 1989, § 53, série A no 159, concernant une licence de débit de boissons alcoolisées qui avait été accordée à un restaurant. Voir aussi Rosenzweig et Bonded Warehouses Ltd. c. Pologne, no. 51728/99, § 49, 28 juillet 2005, concernant une licence d’exploitation d’un entrepôt sous contrôle douanier). À cet égard, la Cour a notamment observé dans l’affaire Tre Traktörer AB que le maintien de la licence figurait parmi les conditions principales de la poursuite des activités de la requérante, et que son retrait avait eu des incidences négatives sur le fonds de commerce (goodwill) et la valeur du restaurant (§§ 43 et 53 de l’arrêt rendu par la Cour).

92.  S’il apparaît que la Cour a dans certains cas considéré que la licence constituait en soi un « bien » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, il importe de relever que dans les cas en question les parties ne s’opposaient pas sur ce point, et que la Cour n’a donc pas eu à procéder à un examen approfondi de la nature du bien. En tout état de cause, la Cour a ensuite expliqué que, selon sa jurisprudence, le retrait d’une licence valide d’exploitation d’une activité commerciale s’analysait en une atteinte au droit au respect des biens (Bimer S.A. c. Moldova, no 15084/03, § 49, 10 juillet 2007 ; et Megadat.com SRL c. Moldova, no 21151/04, §§ 62-63, 8 avril 2008). Il est évident que dans ces deux affaires les licences étaient liées à l’exercice d’une activité sous-jacente.

(...)

94.  (...) [D]ans les affaires où il est question de la suspension ou de la révocation d’une licence ou d’un permis, ou du refus d’inscrire une personne sur une liste de professionnels autorisés à exercer une profession donnée, la Cour a tendance à considérer comme un « bien » l’activité commerciale ou la profession en question. Elle considère généralement les restrictions imposées quant à l’obtention d’immatriculations, de licences ou de permis liés à l’exercice d’une activité ou d’une profession comme le vecteur de l’ingérence dans l’exercice de l’activité ou de la profession concernée. »

88.  Dans le droit fil de ce qui précède, la Cour considère que le cas d’espèce concerne un « bien », à savoir l’activité d’aquaculture de la requérante. Certes, comme le Gouvernement le souligne, l’ensemble des licences et autorisations détenues par la requérante sont restées valables en 2008. À cet égard, la présente espèce diffère des affaires précédemment tranchées par la Cour, qui concernaient des mesures d’annulation ou de révocation d’une licence ou d’un permis qui avaient entraîné la cessation de l’activité du requérant (voir, parmi beaucoup d’autres, Tre Traktörer AB, précité, concernant le retrait d’une licence de débit de boissons alcoolisées qui avait conduit peu de temps après à la fermeture de l’établissement de la requérante ; voir aussi Vékony c. Hongrie, no 65681/13, § 29, 13 janvier 2015, concernant l’annulation réglementaire d’une licence de débit de tabac, suivie peu de temps après par la cessation de l’activité du requérant). La Cour observe toutefois qu’elle a également jugé que l’article 1 du Protocole no 1 trouvait à s’appliquer même dans des cas où la licence en question n’avait pas été retirée, mais où elle avait considéré que celle-ci s’était trouvée vidée de sa substance (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, §§ 177 et 178, CEDH 2012).

89.  Consciente de la nécessité de regarder au-delà des apparences et d’examiner la réalité de la situation dénoncée en l’espèce, la Cour considère que l’interdiction temporaire de récolter des naissains de moules qui fut faite à la requérante pour les périodes susmentionnées de 2008 doit s’analyser en une restriction visant un permis – l’autorisation de récolte de naissains de moules délivrée à la requérante pour 2008 – qui était lié à l’exercice normal de son activité.

90.  La Cour estime donc que les faits de l’espèce révèlent une atteinte par les autorités nationales au droit de la requérante au respect de ses biens, plus précisément des intérêts économiques liés à son activité sous-jacente. Elle tiendra toutefois compte, dans son analyse de la nature et de la portée de l’atteinte en question, de ce qu’il s’agissait d’une interdiction temporaire qui ne visait qu’une partie des activités de la requérante qui étaient soumises à l’obtention d’une licence ou d’un permis, de ce que l’autorisation ne fut ni retirée, ni révoquée, et de ce que l’autorisation en vertu de laquelle la requérante exerçait son activité était en tout état de cause soumise à conditions. C’est à la lumière de ce contexte restreint et particulier que l’analyse de la Cour doit se comprendre (voir, mutatis mutandis, Malik, précité, §§ 95 et suivants).

91.  Il s’ensuit que ce grief n’est pas incompatible ratione materiae avec les dispositions de l’article 1 du Protocole no 1, qu’il ne peut pas être considéré comme manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucune autre motif d’irrecevabilité. Il doit donc être déclaré recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

a)  Thèse de la requérante

92.  La requérante considère que les autorités internes ont porté une atteinte injustifiée au droit au respect de ses biens. Estimant avoir été totalement privée, au cours de la période concernée, de l’usage des licences qui lui avaient été délivrées, elle voit dans la mesure litigieuse une expropriation de fait. À titre subsidiaire, elle soutient que l’impossibilité dans laquelle elle s’est trouvée de faire usage de l’autorisation de récolter des naissains de moules peut, à la lumière de la jurisprudence de la Cour, s’analyser en une privation, pour l’année 2008, de ses moyens de subsistance.

93.  La requérante plaide que l’atteinte litigieuse est résultée, d’une part, de ce qu’elle estime avoir été une mauvaise interprétation par les autorités internes des exigences du droit de l’UE, et, d’autre part, des mesures, inappropriées ou inadaptées à son sens, qui furent prises en réaction à l’arrêt de la CJUE. Elle considère à ces deux égards que l’État a commis une faute de négligence. Concernant la période antérieure à l’arrêt de la CJUE, elle estime qu’au moment du dernier avis motivé adressé par la Commission en juillet 2003, les autorités internes auraient déjà dû avoir reconnu que l’État enfreignait les obligations que lui imposait l’UE. Elle soutient que faute d’avoir fait cette analyse, l’État a manqué l’occasion de se mettre en conformité avec le droit de l’UE de manière planifiée et opportune, ce qui, selon la requérante, aurait permis d’éviter qu’elle ne subisse une perturbation de ses activités normales. Si elle reconnaît qu’en 2008, au lendemain de l’arrêt rendu par la CJUE, les autorités se trouvaient dans une position délicate, elle n’en considère pas moins qu’elles étaient entièrement responsables de la situation.

94.  La requérante critique aussi la manière dont l’État a réagi à l’arrêt rendu par la CJUE. Elle considère qu’au cours des mois qui ont suivi le prononcé de l’arrêt, les autorités internes auraient pu négocier avec la Commission des mesures provisoires qui auraient permis d’ouvrir le port le 23 août 2008. Elle se plaint également d’une absence d’informations et de consultations au cours de cette période. Elle affirme que les entreprises touchées n’ont été avisées que très tardivement que le port ne serait pas ouvert à la pêche aux naissains de moules le 9 juin 2008 et qu’elles n’ont pas eu la possibilité de formuler des observations concernant la préservation de leurs moyens de subsistance. Invoquant les différents échanges intervenus entre les autorités irlandaises et européennes en 2008, elle plaide, en renvoyant à la décision de la High Court, qui aurait relevé ce point, que les premières n’ont par la suite pris aucune mesure sur le terrain pour mettre concrètement en œuvre des exigences imposées par le droit de l’UE. Elle estime donc que l’État n’a pas eu une réaction adaptée eu égard à la situation.

95.  Sur la légalité de l’atteinte litigieuse, la requérante critique plusieurs aspects de la réglementation adoptée en 2008 (paragraphes 15 à 17 ci‑dessus). Elle soutient que les textes en question manquaient de clarté et n’étaient pas suffisamment accessibles. Pour ce qui est de l’instrument législatif no 347 pris en 2008 (Statutory Instrument No. 347 of 2008), dont l’objet était de de prolonger l’interdiction temporaire jusqu’au 5 octobre 2008, elle considère que les termes employés étaient imprécis et ambigus. Selon elle, on ne pouvait pas savoir avec certitude si l’interdiction visait uniquement la récolte de naissains de moules et si les autres activités liées à l’aquaculture pouvaient être maintenues. Bien qu’entré en vigueur le 23 août 2008, ce texte n’aurait pas été publié au journal officiel avant le 5 septembre 2008. Quant à l’instrument législatif no 395 pris en 2008 et dont l’objet était d’autoriser la récolte de naissains de moules dans le port, il aurait lui aussi manqué de clarté.

96.  La requérante reconnaît que la protection de l’environnement constitue un but que l’État peut légitimement poursuivre. Elle ajoute toutefois que son grief ne porte pas sur ce but en soi, mais sur les moyens employés par l’État pour l’atteindre et sur les conséquences d’erreurs qu’elle estime avoir été commises dans ce cadre.

97.  Sur la proportionnalité de l’atteinte litigieuse, la requérante plaide que si le port de Castlemaine n’était pas le seul site touché, les entreprises qui y exerçaient leur activité se sont trouvées dans une situation plus difficile qu’ailleurs. Elle expose que ces entreprises n’avaient à leur disposition aucun autre moyen viable d’obtenir des naissains de moules, ce dont la High Court aurait d’ailleurs convenu. Selon elle, les exploitants situés dans d’autres ZPS n’ont pas eu à faire face à ce problème particulier. Les exploitants établis sur la côte est, par exemple, auraient eu la possibilité de récolter des naissains dans d’autres sites de la mer d’Irlande. Malgré sa durée limitée, la fermeture du port aurait été la cause directe de la perte de l’intégralité de ses bénéfices pour l’année 2010, et elle aurait également eu pour conséquences une perte de parts de marché et de clientèle. Par ailleurs, la requérante aurait eu à supporter une charge spéciale et exorbitante en raison de l’impossibilité d’obtenir réparation pour ces pertes importantes. Les autorités internes n’auraient donc pas ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général et la protection de ses droits fondamentaux.

98.  Enfin, la requérante rejette l’argument du Gouvernement selon lequel la jurisprudence Bosphorus devrait s’appliquer (Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, CEDH 2005‑VI). Elle estime en effet qu’il est impossible de présumer, au vu des circonstances de la cause, que l’État défendeur a respecté les exigences de la Convention. Elle ajoute que même si c’était le cas, cette présomption devrait être renversée, la protection de ses droits ayant selon elle été « manifestement déficiente ». Elle considère que l’on ne peut permettre au Gouvernement d’ériger en vertu son manquement initial aux obligations légales qui étaient les siennes en vertu du droit de l’UE. Elle reconnaît que l’État était tenu de respecter le droit de l’UE, mais estime qu’il lui incombait de le faire d’une manière raisonnable et organisée, avant comme après la décision de la CJUE. Or les erreurs juridiques qu’il aurait commises antérieurement et les mesures, inadaptées à son sens, qu’il aurait ensuite prises pour essayer d’y remédier après le prononcé de l’arrêt l’en auraient empêché. Les conséquences de ces erreurs auraient porté préjudice à la requérante.

b)  Thèse du Gouvernement

99.  Le Gouvernement plaide que les mesures prises par les autorités en l’espèce avaient pour objectif de faire en sorte que l’État respecte les obligations qui lui étaient imposées par le droit de l’UE et que la CJUE avaient confirmées dans son arrêt. Il estime que la situation relève de la jurisprudence Bosphorus car l’État ne bénéficiait selon lui d’aucune marge d’appréciation. Il soutient qu’il y a lieu en l’espèce de présumer que les autorités internes ont respecté les exigences de la Convention, le droit de l’UE accordant d’après lui une protection équivalente à celle assurée par la Convention en matière de droits fondamentaux.

100.  Le Gouvernement argue également qu’à supposer qu’il y ait effectivement eu atteinte aux droits de la requérante, les mesures litigieuses ne peuvent s’analyser autrement qu’en une « réglementation de l’usage » de biens, décidée dans l’intérêt général. Selon lui, ces mesures visaient à protéger l’environnement suivant les exigences du droit de l’UE et elles étaient donc clairement conformes à l’intérêt général. La Cour aurait reconnu à plusieurs reprises qu’il s’agit là d’une considération de poids revêtant une importance grandissante aux yeux de la société contemporaine. Et le Gouvernement de renvoyer à toute une série d’arrêt rendus par la Cour à cet égard : Depalle c. France [GC], no 34044/02, CEDH 2010, Malfatto et Mieille c. France, nos 40886/06 et 51946/07, 6 octobre 2016, Matczyński c. Pologne, no 32794/07, 15 décembre 2015, Alatulkkila et autres c. Finlande, no 33538/96, 28 juillet 2005, et Posti et Rahko c. Finlande, no 27824/95, CEDH 2002‑VII. Le Gouvernement ajoute que la poursuite du but en question n’a pas touché uniquement la requérante, mais a eu un impact sur tous les aquaculteurs établis dans les sites concernés du littoral.

101.  Il plaide en outre que lorsque l’intérêt général que représente la protection de l’environnement occupe une place prééminente, il y a lieu de reconnaître aux autorités internes une ample marge d’appréciation, tant pour choisir les modalités de mise en œuvre des mesures jugées nécessaires que pour déterminer si les conséquences de celles-ci peuvent passer pour justifiées. Il considère que même des atteintes graves au droit de propriété peuvent être justifiées par des impératifs de protection de l’environnement et qu’une indemnisation peut être exclue dans certains cas de réglementation de l’usage de biens.

102.  Le Gouvernement récuse la thèse de la requérante selon laquelle l’atteinte litigieuse s’analyse en une interdiction générale. Il soutient que du fait de l’application du droit de l’UE, les autorités se sont temporairement trouvées dans l’impossibilité d’autoriser, pour vingt-quatre (puis vingt‑deux) sites du littoral de l’État défendeur, une activité qui, en l’absence de l’expertise requise, pouvait être vue comme emportant un risque d’incidence sur les caractéristiques d’un site naturel. Selon lui, les autorités ont fait tout leur possible pour pouvoir lever au plus vite la restriction qui visait le port de Castlemaine et elles ont traité ce site en priorité. Elles auraient notamment réalisé dans les plus brefs délais une évaluation provisoire, qu’elles auraient communiquée à la Commission le 2 octobre 2008. Cette évaluation aurait conduit à la levée, trois jours plus tard, de l’interdiction qui frappait le port de Castlemaine. L’autorisation de récolte de naissains de moules qui avait été délivrée à la requérante serait restée valable pendant cette période, et la requérante aurait pu continuer d’utiliser son navire conformément aux licences qui lui avaient été accordées.

103.  En résumé, les faits de l’espèce ne permettraient pas de conclure à l’absence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but légitime visé. Les autorités auraient ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la protection des droits de la requérante. On ne pourrait considérer que la requérante a dû supporter une charge spéciale et exorbitante.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Sur l’existence d’une atteinte aux droits de la requérante

104.  Comme la Cour l’a dit ci-dessus, les actes litigieux de l’État défendeur révèlent une atteinte au droit de la requérante au respect de ses biens (paragraphe 90 ci-dessus). Sur la nature de l’atteinte en question, la Cour, tenant compte de la nature très particulière du bien concerné, ne souscrit pas à l’argument de la requérante selon lequel elle a été victime d’une expropriation de fait. Elle estime plutôt que l’atteinte litigieuse s’analyse en une « réglementation de l’usage des biens », au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, par exemple, Werra Naturstein GmbH & Co KG c. Allemagne, no 32377/12, § 41, 19 janvier 2017). Comme elle l’a indiqué ci-dessus (paragraphe 90), la Cour, lorsqu’elle se penchera sur l’atteinte litigieuse, tiendra compte, d’une part, de ce que les activités de la requérante étaient soumises aux conditions dont le ministre assortissait chaque année l’autorisation de récolte de naissains de moules qu’il lui délivrait et, d’autre part, de ce qu’en 2008 l’autorisation en question ne fut ni retirée ni révoquée, mais soumise à une restriction temporaire.

b)  Sur le respect des conditions du second alinéa

i.  Légalité et finalité de l’atteinte

105.  Sur la légalité de l’atteinte, la Cour renvoie aux conclusions de la majorité de la Cour suprême, selon lesquelles l’interdiction temporaire de récolte de naissains de moules dans le port a été rendue effective par un acte réglementaire valable, pris dans le but de respecter les obligations qui incombaient à l’État en vertu du droit de l’UE (paragraphes 45 et 46 ci‑dessus).

106.  La requérante plaide toutefois que les instruments législatifs no 347 et 395 de 2008 (Statutory Instruments Nos. 347 and 395 of 2008) manquaient de clarté et ne satisfaisaient donc pas au principe de sécurité juridique. Elle ajoute également que le premier instrument ne fut publié au journal officiel que deux semaines après son entrée en vigueur.

107.  Comme la Cour l’a souvent dit, la notion de « loi » utilisée à l’article 1 du Protocole no 1 correspond à celle qui figure dans d’autres articles de la Convention. Il s’ensuit qu’en plus d’être conformes au droit interne de l’État contractant, les normes juridiques sur lesquelles se fonde une privation de propriété doivent être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application. Quant à la portée de la notion de « prévisibilité », elle dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre, ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (voir, d’une manière générale, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 95 à 99, 25 octobre 2012, et références citées).

108.  Nonobstant les critiques formulées par la requérante, il n’apparaît pas que celle-ci soit effectivement demeurée dans l’incertitude, ni quant à la nature et à la portée des restrictions qui ont frappé le port en 2008, ni quant à leur base juridique. Comme cela a été indiqué au paragraphe 14 ci-dessus, la requérante était en contact direct avec le ministère, et elle fut informée immédiatement de la décision du ministre de refuser d’autoriser la récolte de naissains de moules à compter du 9 juin. Quant aux autres activités qui n’étaient pas concernées par la restriction, la requérante n’argue pas que celles-ci aient pâti d’une quelconque insécurité juridique. Au contraire, il ressort d’éléments du dossier relatifs aux revenus engrangés par la requérante en 2008 que celle-ci a continué à exercer son activité normalement cette année-là. En ce qui concerne la publication au journal officiel de l’instrument législatif no 347 deux semaines environ après son entrée en vigueur, la Cour déduit également des éléments du dossier que la requérante savait parfaitement que la fermeture du port était maintenue, puisqu’elle a contesté cette décision auprès du ministère dans une lettre datée du 28 août 2008. De plus, compte tenu du contexte juridique général de l’espèce, et notamment de la réglementation et de la législation internes, des directives de l’UE et de l’arrêt rendu par la CJUE, la Cour considère que le retard relativement peu important intervenu dans la publication officielle de l’instrument juridique no 347 ne suffit pas à remettre en cause la « légalité » de l’atteinte litigieuse. Comme cela a été indiqué ci-dessus, nul ne conteste que la requérante était en contact constant avec le ministère et qu’elle était pleinement informée de l’évolution de la situation. La requérante, qui exerçait une activité économique dans le secteur de l’aquaculture depuis plusieurs années, ne dit pas qu’elle n’avait été informée ni de la longue phase précontentieuse de la procédure qui opposait la Commission européenne et l’État défendeur, ni de l’arrêt rendu par la CJUE le 13 décembre 2007, qui traitait explicitement de la question de l’aquaculture.

109.  Quant au but que poursuivait la mesure litigieuse, il apparaît clairement qu’il s’agissait de protéger l’environnement. Ainsi que la Cour l’a souvent dit, la société d’aujourd’hui se soucie de plus en plus de la préservation de l’environnement, cause dont la défense suscite toujours le vif intérêt du public et, partant, des pouvoirs publics (voir, par exemple, Depalle, précité, § 81 ; et Matczyński, précité, § 101). Les pouvoirs publics ont une responsabilité qui, dans la pratique, doit se concrétiser par une intervention au moment opportun afin de ne pas priver de tout effet utile les dispositions protectrices de l’environnement qu’ils ont décidé de mettre en œuvre (voir, par exemple, S.C. Fiercolect Impex S.R.L. c. Roumanie, no 26429/07, § 65, 13 décembre 2016). Qui plus est, les mesures litigieuses adoptées en l’espèce visaient à permettre à l’État défendeur de se conformer aux obligations que lui imposait le droit de l’UE, objectif que la Cour a également reconnu comme correspondant à un intérêt général légitime revêtant un poids considérable (Bosphorus, précité, § 150, Lohuis et autres c. Pays-Bas, no 37265/10, § 54, 30 avril 2013, Michaud c. France, no 12323/11, § 100, CEDH 2012, et Coopérative des agriculteurs de la Mayenne et Coopérative laitière Maine-Anjou c. France (déc.), no 16931/04, CEDH 2006‑XV).

ii.  Proportionnalité de l’atteinte

α)  Applicabilité de la présomption Bosphorus

110.  La Cour doit tout d’abord examiner la question de savoir si, comme le soutient le Gouvernement, il y a lieu de présumer que l’État défendeur a respecté les exigences de l’article 1 du Protocole no 1, autrement dit si la jurisprudence Bosphorus doit s’appliquer en l’espèce. Elle rappelle que l’application de la présomption de protection équivalente dans l’ordre juridique de l’Union européenne est soumise à deux conditions. Premièrement, l’atteinte litigieuse doit correspondre de façon stricte à une obligation juridique internationale qui pesait sur l’État défendeur et pour l’exécution de laquelle les autorités internes n’avaient aucune marge de manœuvre. Deuxièmement, il faut que l’intégralité des potentialités du mécanisme de contrôle prévu par le droit de l’UE, que la Cour a reconnu comme assurant une protection des droits de l’homme équivalente à celle de la Convention, aient été déployées (voir, en dernier lieu, Avotiņš c. Lettonie [GC], no 17502/07, §§ 101 à 105, 23 mai 2016, et références citées).

111.  En ce qui concerne la première condition, la Cour rappelle qu’elle a, dans sa jurisprudence, souligné la différence dans le système juridique de l’UE entre un règlement, obligatoire dans tous ses éléments et directement applicable dans tout État membre, et une directive, qui lie l’État membre quant au résultat à atteindre mais lui laisse le choix des moyens et de la forme (voir Avotiņš, précité, § 106, et Michaud, précité, § 113, qui notait la différence entre cette affaire et l’affaire Bosphorus).

112.  En l’espèce, l’obligation qui incombait à l’État défendeur résultait principalement du troisième paragraphe de l’article 6 de la directive Habitats. Le manquement de l’Irlande aux obligations qui étaient les siennes à cet égard avait été établi dans le cadre d’une procédure d’infraction. L’État défendeur avait donc obligation de se conformer à la décision de la CJUE et aux textes de droit dérivé examinés dans le cadre de cette procédure. S’il ne fait aucun doute que l’État défendeur devait se conformer à la directive et, avec effet immédiat, à l’arrêt rendu par la CJUE, il apparaît toutefois que cette obligation portait uniquement sur le résultat à atteindre et non sur les moyens à mettre en œuvre à cette fin. L’État défendeur n’était par conséquent pas totalement dépourvu de marge de manœuvre à cet égard. Au contraire, les autorités nationales conservaient une certaine marge de négociation avec la Commission pour les mesures à prendre (paragraphes 22 à 27 ci-dessus). C’est ainsi notamment qu’à la suite de propositions formulées par elles à cet égard, elles ont obtenu de la Commission un traitement prioritaire pour le port de Castlemaine et des mesures provisoires particulières. Comme la Cour l’a dit précédemment, l’existence d’une certaine marge de manœuvre peut faire obstacle à l’application de la présomption de protection équivalente (Michaud, précité, § 113 ; voir aussi M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 338, CEDH 2011). La Cour laisse ouverte la question de savoir si l’on pourrait, dans d’autres circonstances, considérer un arrêt rendu en application de l’article 258 TFUE comme n’ayant laissé aucune marge de manœuvre à l’État membre concerné, mais dans les circonstances de la présente espèce, elle conclut, relativement à la nécessité de respecter la directive de l’UE concernée, que la présomption Bosphorus ne s’appliquait pas.

113.  De surcroît, sur la nécessité légitime, en l’espèce, de respecter les objectifs environnementaux et, à cet égard, de se conformer au droit de l’UE, le gouvernement défendeur lui-même indique qu’il jouissait d’une ample marge d’appréciation.

114.  Il incombe donc à la Cour de déterminer si l’atteinte portée au droit de la requérante au respect de ses biens était justifiée au regard de l’article 1 du Protocole no 1.

β)  Justification de l’atteinte

115.  Selon une jurisprudence bien établie, le second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 doit se lire à la lumière du principe général consacré par la première phrase. En conséquence, une mesure d’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. La recherche de pareil équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier et, par conséquent, dans celui du second alinéa : il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Lorsqu’elle contrôle le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir une charge spéciale et exorbitante (voir, parmi beaucoup d’autres, Depalle, précité, § 83).

116.  La Cour devra tout d’abord examiner les conséquences pour la requérante des restrictions temporaires qui furent imposées à la zone du port en 2008. À cet égard, il convient de garder à l’esprit que la requérante exerce une activité commerciale soumise par les autorités internes à une réglementation stricte et précise, et qu’en ce qui concerne la récolte de naissains de moules, son activité est soumise aux conditions stipulées dans les autorisations qui lui sont délivrées d’année en année. Celle qui lui fut accordée en août 2008 indiquait explicitement qu’il n’était pas permis de récolter des naissains de moules dans les secteurs où cette activité avait été interdite par le ministre. En outre, il est pertinent, aux fins de l’appréciation de la Cour, que la Cour suprême ait conclu à l’unanimité qu’il n’existait aucune base légale pour étayer l’argument de la requérante selon lequel elle aurait légitimement pu s’attendre à être autorisée à exercer son activité comme d’habitude en 2008, après que la CJUE eut conclu que l’Irlande avait manqué aux obligations que lui faisait le droit de l’UE (paragraphe 42 ci‑dessus). Comme l’a dit la Cour suprême, il est devenu progressivement clair que le ministre ne disposait pas de l’autorité juridique nécessaire, au regard du droit de l’UE, pour autoriser le maintien sans interruption des activités traditionnelles dans les zones protégées.

117.  Quant à l’argument de la requérante consistant à dire qu’elle n’a pour ainsi dire pas été prévenue que la zone du port serait fermée à la récolte de naissains en juin 2008, la Cour estime que, du fait de sa qualité d’opérateur commercial, la requérante ne peut plaider l’ignorance des dispositions légales applicables et des évolutions en la matière. Au contraire, on peut attendre d’elle qu’elle fasse preuve d’une extrême prudence dans le cadre de l’exercice de ses activités et qu’elle veille tout particulièrement à évaluer les risques que celles-ci pourraient comporter (Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, § 59, série A no 222 ; voir aussi, mutatis mutandis, Forminster Enterprises Limited c. République tchèque, no 38238/04, § 65, 9 octobre 2008). Comme cela a été indiqué ci-dessus, la Cour considère qu’au moins à partir de la date du prononcé de l’arrêt de la CJUE (13 décembre 2007), qui mentionnait explicitement le secteur de l’aquaculture, voire même à compter du début de la procédure d’infraction engagée par la Commission en 2004, la requérante aurait dû savoir qu’il existait un risque que ses activités commerciales habituelles fussent interrompues ou, à tout le moins, perturbées. La portée et les conséquences d’un arrêt rendu dans le cadre d’une procédure d’infraction sont certes imprévisibles (paragraphe 125 ci‑dessous), mais en l’espèce le risque d’interruption ne pouvait de toute évidence être exclu. Ce facteur ne peut être ignoré dans l’appréciation de la charge qu’a eu à supporter la requérante. À cet égard, la Cour relève que la requérante a acheté son nouveau navire en mai 2008, nonobstant le risque susmentionné. Par ailleurs, point qui n’a été soulevé par aucune des parties devant la Cour, la requérante indiqua à la High Court que si elle avait su que les autorités imposeraient des restrictions relativement à la récolte de naissains de moules en 2008, elle aurait envisagé d’autres options, y compris la location d’un navire cette année-là.

118.  En ce qui concerne le manque à gagner subi par la requérante, les parties sont en désaccord sur la question de savoir s’il aurait pu être évité ou, à tout le moins, atténué. Le Gouvernement affirme depuis le début de la procédure que la requérante aurait pu acheter des naissains de moules auprès d’autres opérateurs. La requérante conteste cette assertion. Elle souligne que la High Court a reconnu qu’elle avait déjà essayé d’acheter des naissains de moules et qu’il était apparu que cette solution n’était pas viable, principalement en raison des coûts supplémentaires engendrés. Elle ajoute que la Cour suprême n’a pas rejeté cette conclusion. Pour sa part, la Cour a pris note de la conclusion formulée par la High Court sur ce point précis. Au niveau de la Cour suprême, s’il est vrai qu’elle n’y a pas été explicitement infirmée, cette conclusion a malgré tout perdu toute importance juridique compte tenu du raisonnement suivi par la majorité. La Cour observe également que si les juges minoritaires de la Cour suprême ont fait référence à la conclusion formulée par la High Court à cet égard, ils ont également évoqué des difficultés concernant les éléments de preuve et les chiffres communiqués, et ils ont renvoyé au fait que les livres de compte de la requérante faisaient état pour l’exercice 2008 de dépenses importantes liées à l’achat de naissains de moules, pour lesquelles la requérante a fourni des explications différentes et contradictoires devant la High Court. Les juges minoritaires en ont conclu que si la responsabilité de l’État avait été établie, la Cour suprême n’aurait pas été en mesure d’évaluer le montant des dommages et intérêts devant être accordés à la requérante.

119.  Les parties sont également en désaccord sur la question de savoir si la requérante aurait concrètement pu récolter des naissains de moules ailleurs, comme le lui permettait l’autorisation qui lui avait été délivrée. L’État défendeur invoque à cet égard les autorisations de récolte hors du port qui furent délivrées à d’autres opérateurs établis à Castlemaine. Il apparaît que ce point précis n’a pas été soulevé devant les juridictions internes, qui ne l’ont pas abordé dans leur raisonnement.

120.  Au vu de ce qui précède et tout en admettant que l’atteinte litigieuse a eu une incidence négative non négligeable sur l’activité de la requérante, la Cour estime ne pas être en mesure de considérer comme un fait établi que le manque à gagner enregistré par la requérante en 2010 ait été la conséquence inévitable et inatténuable de la fermeture temporaire du port en 2008.

121.  Il convient également de rappeler que les activités de la requérante ne furent pas totalement interrompues en 2008. La requérante fut en effet autorisée à poursuivre ses activités de transplantation et de récolte en 2008, et elle n’enregistra donc aucune baisse de son chiffre d’affaires cette année‑là.

122.  Certes, ce n’est pas avant au moins 2011, après qu’une expertise appropriée du site eut été menée, que l’État s’est mis en conformité avec la directive concernant le port de Castlemaine, mais il a tout de même réussi, à l’issue de longues négociations, à convaincre la Commission d’autoriser bien plus tôt, à compter du 5 octobre 2008, la reprise des activités de récolte de naissains de moules. Si elles ne permirent pas d’éviter la perte différée relative à l’année 2008, ces négociations permirent à la société de reprendre ses activités habituelles dès l’année suivante et, comme le montrent les livres de compte communiqués par elle aux fins de sa demande de satisfaction équitable, d’enregistrer en 2011 des bénéfices comparables à ceux des autres années. Comme cela a été indiqué ci-dessus, les difficultés que la requérante rencontra en 2010 relativement à la récolte de naissains de moules avaient une tout autre cause, à savoir le temps mis à obtenir l’autorisation nécessaire (paragraphes 21 et 49 ci-dessus). Elles n’entrent donc pas dans le champ du présent grief.

123.  La charge supportée par la requérante doit être mise en balance avec l’intérêt général de la communauté.

124.  La Cour a déjà admis la légitimité des buts que poursuivait l’atteinte litigieuse (paragraphe 109 ci-dessus). Ainsi qu’elle l’a souvent dit, les politiques de protection de l’environnement, où l’intérêt général de la communauté occupe une place prééminente, laissent à l’État une marge d’appréciation plus grande que lorsque sont en jeu des droits exclusivement civils (Depalle, précité, §§ 83 et 84, et références citées). Dans la mise en œuvre de ces politiques, l’État peut notamment être amené à intervenir dans le domaine public et même à prévoir, dans certaines circonstances, l’absence d’indemnisation dans plusieurs situations relevant de la réglementation de l’usage des biens (Antunes Rodrigues c. Portugal, no 18070/08, § 32, 26 avril 2011). La Cour rappelle que lorsqu’une mesure de réglementation de l’usage des biens est en cause, l’absence d’indemnisation est l’un des facteurs à prendre en compte pour établir si un juste équilibre a été respecté, mais elle ne saurait, à elle seule, être constitutive d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 (Depalle, précité, § 91).

125.  La requérante reproche aux autorités internes de ne pas avoir correctement appréhendé les obligations qui étaient les leurs en vertu du paragraphe 3 de l’article 6 de la directive Habitats. Pour la Cour, cependant, la méconnaissance par l’État défendeur des obligations qui lui incombaient en vertu du droit de l’UE ne doit pas être considérée, aux fins de l’article 1 du Protocole no 1, comme un élément propre à justifier que l’on atténue l’importance des buts visés par l’atteinte litigieuse ou le poids devant leur être accordé. La Cour renvoie à cet égard aux deux arrêts rendus par les juges majoritaires de la Cour suprême, dans lesquels il était souligné que le ministre était tenu par l’obligation juridique première de se conformer au droit de l’UE, et que c’était envers la société dans son ensemble que le ministre était tenu par une obligation de diligence en matière de protection de l’environnement (paragraphes 45 et 48 ci-dessus). En outre, si l’introduction de procédures d’infraction contre plusieurs États membres de l’UE par la Commission européenne en sa qualité de gardienne des traités de l’UE pouvait être vue comme un signe qu’un constat de manquement de l’État défendeur était prévisible, il n’en reste pas moins que la charge de la preuve incombait à la Commission, que l’infraction alléguée était à plusieurs égards largement contestée, deux autres États membres étant d’ailleurs intervenus à l’appui de l’État défendeur, et que certaines allégations de la Commission furent rejetées. La Cour voit mal comment l’État défendeur aurait pu, avant le prononcé de l’arrêt de la CJUE, avoir connaissance de l’étendue et des conséquences de l’infraction qui s’y trouvait établie. Il ressort également de l’arrêt rendu par la CJUE que dès la phase précontentieuse de la procédure, l’État défendeur s’était engagé dans un programme de classement et de reclassement des ZPS (arrêt C-418/04, paragraphes 71 et 76).

126.  La requérante soutient qu’il aurait dû être possible d’obtenir l’autorisation d’ouvrir le port en août 2008. La Cour relève toutefois qu’en septembre 2008, la Commission comme le NPWS estimaient encore que des clarifications et des études supplémentaires étaient nécessaires (paragraphe 26 ci-dessus). On peut donc en déduire que, contrairement à ce qu’affirme la requérante, les études et documents disponibles à cette époque n’étaient pas suffisants pour lever les inquiétudes. La Cour ne voit en effet aucune raison de douter de la pertinence de l’évaluation technique qui fut faite par ces autorités qualifiées. Elle ne voit pas non plus en quoi la possibilité de soumettre des observations que la requérante affirme lui avoir été refusée à l’époque, aurait pu permettre une issue plus favorable ou plus rapide. Comme l’a indiqué le Gouvernement, les autorités internes connaissaient les difficultés spécifiques au port de Castlemaine, et elles ont traité celui-ci en priorité, faisant de lui un site test aux fins de l’élaboration de procédures provisoires, lesquelles furent acceptées par la Commission, puis étendues à d’autres sites. Le port de Castlemaine fut donc le seul site marin concerné pour lequel la récolte de naissains de moules fut autorisée en 2008. Prenant en compte les efforts constants déployés par les autorités internes à la fin de l’année 2008 et en 2009, de même que les promesses de nouvelles mesures de mise en conformité faites par elles, la Commission consentit à l’ouverture du port au cours de cette seconde année, ce qui, la Cour l’a relevé ci-dessus, permit à la requérante de reprendre une activité normale.

127.  La requérante prend également argument de ce que les expertises environnementales finalement réalisées conformément aux obligations qui incombaient à l’État défendeur en vertu du droit de l’UE auraient montré que l’interdiction générale décidée pendant l’été 2008 n’était pas nécessaire. Il reste que, comme la Cour suprême l’a dit à l’unanimité dans son arrêt concluant à l’absence d’attentes légitimes, ce qui, en vertu du droit de l’UE, devait guider le ministre dans son action, c’était non pas la question de savoir si le risque envisagé était réellement avéré, mais celle de savoir si ce risque pouvait, de manière certaine, être réputé inexistant (paragraphe 42 ci‑dessus).

128.  Si la requérante critique ainsi la stratégie que les autorités internes adoptèrent pour se mettre en conformité avec le droit de l’UE, il convient de rappeler que les répercussions de l’arrêt rendu par la CJUE n’étaient pas limitées à la requérante et au port de Castlemaine. L’un des juges de la Cour suprême, qui comptait au nombre des juges majoritaires sur la question de la négligence opérationnelle, rappela que quelque 150 expertises avaient dû être menées sur des sites Natura entre 2008 et 2010. Un autre fit mention de 140 sites en Irlande – dont une quarantaine de sites marins – où se pratiquaient divers types d’activités traditionnelles en méconnaissance du droit de l’UE. En juin 2008, le port de Castlemaine fut l’un des vingt‑quatre sites frappés par une interdiction temporaire de récolte de naissains de moules. Le problème touchait un littoral de 7 100 km (arrêt C‑418/04, paragraphe 68). Il était donc d’ampleur nationale et devait être traité à ce niveau. On peut considérer qu’une mise en conformité à si grande échelle, et dans un délai acceptable, avec la législation environnementale de l’UE constituait une question d’intérêt général, propre à conférer aux autorités internes une ample marge d’appréciation.

129.  La requérante voit une anomalie, et même une marque d’arbitraire, dans le fait qu’une activité donnée (la récolte de naissains de moules) était interdite et qu’une autre activité similaire (la récolte de moules à maturité) ne l’était pas. La Cour considère pour sa part que c’était au premier chef aux autorités internes qu’il appartenait, dans les limites de la marge d’appréciation qui était la leur, de décider de la nature et de l’étendue des mesures requises. Il ressortait clairement de l’arrêt rendu par la CJUE que tant que les expertises préalables appropriées jugées nécessaires par la CJUE n’auraient pas été menées, les pratiques qui avaient alors cours dans le secteur de l’aquaculture ne seraient pas conformes au droit de l’UE. La Cour ajoute que le fait que la restriction des activités commerciales dans le port n’était que partielle, et non totale, a profité à la requérante plutôt qu’elle ne lui a nui.

iii.  Conclusion

130.  En l’espèce, la requérante se plaint essentiellement de n’avoir perçu aucune indemnisation pour le manque à gagner constaté par elle en 2010. Ainsi que la Cour suprême l’a constaté, la faute alléguée par la requérante ne découlait pas d’un manquement au droit de l’UE analogue à celui constaté dans l’affaire Francovich. Cela étant, devant la Cour, la requérante cherche, sur le fondement de l’article 1 du Protocole no 1, à faire déclarer l’État responsable des dommages qui, selon elle, avaient pour origine des mesures adoptées, quoique tardivement, aux fins d’une application correcte du droit de l’UE. La Cour estime devoir tenir compte du fait que la requérante ne fut pas contrainte d’interrompre l’ensemble de ses activités en 2008 et que, grâce aux concessions que les autorités avaient pu obtenir de la Commission, elle put reprendre une activité normale en 2009. La Cour reconnaît par ailleurs l’importance des objectifs qui étaient poursuivis, ainsi que la puissance de l’intérêt que présentait, pour l’ensemble de la société de l’État défendeur, une mise en conformité totale et générale avec les obligations nées de la législation environnementale de l’UE. Elle considère que la requérante n’a pas eu à supporter une charge spéciale et exorbitante du fait de l’atteinte incriminée en l’espèce et que l’État défendeur n’a pas échoué dans les efforts déployés par lui pour ménager un juste équilibre entre l’intérêt général de la société et la protection des droits individuels.

131.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

132.  La requérante se plaint de la durée de la procédure interne, qu’elle estime avoir été excessive.

133.  En sa partie pertinente en l’espèce, l’article 6 § 1 de la Convention dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) »

A.  Recevabilité

134.  Dans ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête, le Gouvernement se concentre sur la question de l’épuisement des voies de recours internes relativement au grief examiné ci-dessus. Il évoque toutefois aussi très brièvement, sans développement particulier, le droit à un « procès équitable et rapide » consacré par la Constitution irlandaise.

135.  La requérante n’aborde pas cette question.

136.  La Cour rappelle que dans toutes les affaires irlandaises relatives à des procédures contemporaines de celle ici incriminée ou antérieures à elle, elle a conclu que le système juridique interne ne prévoyait aucun recours effectif pour dénoncer la durée d’une procédure (voir les références citées dans Healy c. Irlande [Comité] no 27291/16, § 69, 18 janvier 2018). Pour autant que la remarque du Gouvernement peut être comprise comme une référence à l’évolution récente de la jurisprudence interne, et en particulier à l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire Nash v. D.P.P. ([2016] IESC 60), la Cour renvoie à l’arrêt rendu par elle dans l’affaire Healy (précité, §§ 69 à 73). Ainsi que la Cour l’y a rappelé, il ressort de sa jurisprudence bien établie que c’est par référence à la date d’introduction de la requête que s’apprécie l’effectivité d’un recours. Pour des raisons d’équité, la Cour considère que lorsque l’évolution du droit interne se fait au travers de la jurisprudence, il convient d’accorder aux requérants un certain délai — variable en fonction des circonstances de la cause, et spécialement de la publicité donnée à la décision en question — pour se familiariser avec la nouvelle jurisprudence.

137.  La présente requête a été présentée le 25 juillet 2016, soit près de trois mois avant le prononcé de la décision de la Cour suprême dans l’affaire Nash. Conformément à l’approche adoptée par elle dans l’affaire Healy, la Cour considère que l’évolution ultérieure de la jurisprudence interne ne doit pas être prise en compte relativement à ce grief. Il s’ensuit que cette partie de la requête ne peut être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes.

138.  La Cour constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle conclut donc qu’il doit être déclaré recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

a)  Thèse de la requérante

139.  La requérante plaide que sa cause n’a pas été tranchée dans un délai raisonnable. Elle estime avoir agi avec diligence à tous les stades de la procédure.

140.  Elle considère en revanche qu’en sa qualité de défendeur l’État irlandais a été à l’origine de deux retards importants au cours de la phase préalable au procès. En 2009, il aurait ainsi fallu près de six mois et une requête en jugement par défaut pour que l’État présente ses conclusions en défense. L’État aurait par ailleurs considérablement tardé à se conformer à l’ordonnance de communication de pièces rendue le 18 octobre 2010. De surcroît, l’État n’aurait pas respecté le délai de huit semaines fixé par la High Court. Il aurait certes communiqué des pièces le 7 janvier 2011, mais il en aurait communiqué de nouvelles le 17 octobre 2012, soit près d’un an et dix mois après la date fixée par la High Court.

141.  La requérante relève qu’il a fallu six mois à la High Court pour rendre sa décision. Elle précise que, dans le cadre de la procédure d’appel, elle a appuyé l’État dans sa demande de traitement prioritaire de l’affaire. Elle estime que cette phase de la procédure a connu une durée excessive. L’audience devant la Cour suprême aurait eu lieu près de deux ans après l’audience devant la High Court, et l’arrêt de la Cour suprême aurait été prononcé deux ans et neuf mois après celui de la High Court.

b)  Thèse du Gouvernement

142.  Le Gouvernement conteste que le droit à un procès dans un délai raisonnable ait été méconnu en l’espèce. Il plaide que l’affaire était complexe, tant par ses aspects juridiques que par la chronologie des faits. Il estime que la durée de la procédure ne peut être considérée comme excessive ou déraisonnable au regard de l’ampleur des griefs soulevés. Il n’identifie aucune phase particulière au cours de laquelle l’État n’aurait pas fait preuve de diligence. Il fait valoir que c’est l’État qui a déposé devant la Cour suprême une demande de traitement prioritaire. Il considère que même si certaines phases de la procédure peuvent sembler avoir été longues, la requérante a omis d’expliquer les retards qui étaient de son propre fait. À cet égard, il renvoie plus particulièrement au fait que la requérante n’a déposé son mémoire introductif définitif qu’en août 2011. Il ajoute que si elle a demandé l’audiencement de l’affaire et certifié que celle-ci était en état d’être jugée au début du mois de septembre 2011, la requérante n’a demandé qu’au mois de mai de l’année suivante, soit huit mois plus tard, que soit concrètement fixée la date du procès.

2.  L’appréciation de la Cour

143.  La Cour observe que la période à prendre en considération a débuté le 12 février 2009, lorsque la requérante a saisi la High Court, et qu’elle s’est terminée le 26 février 2016, avec le prononcé par la Cour suprême de son arrêt. La procédure a ainsi duré sept ans.

a)  Principes généraux

144.  Premièrement, le caractère raisonnable ou non de la durée d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause, lesquelles commandent une évaluation globale, et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes, et l’enjeu du litige pour le requérant. Deuxièmement, il incombe aux États contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil dans un délai raisonnable (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000‑VII, et Superwood Holdings Plc et autres c. Irlande, no 7812/04, § 34, 8 septembre 2011). Enfin, droits procéduraux et obligations procédurales vont normalement de pair, et la Cour souligne que les parties sont tenues d’accomplir avec diligence les actes de procédure relatifs à leur affaire (Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 93, 5 avril 2018 et Healy, précité, § 55, 18 janvier 2018.

b)  Application au cas d’espèce

i.  Complexité de la cause

145.  La Cour considère que l’espèce était complexe, non seulement sur le plan des faits, puisque des preuves scientifiques durent être présentées au cours du procès devant la High Court, qui dura huit jours, mais aussi dans la mesure où elle soulevait des questions importantes relativement au droit interne de la responsabilité sur le plan du droit, comme le montrent le caractère divergent et la longueur des conclusions de la Cour suprême. Elle constate d’ailleurs que l’affaire soulevait des questions relativement complexes en rapport avec les mesures prises par un État membre de l’UE afin de se conformer à un arrêt en manquement rendu par la CJUE, et plus généralement à la législation environnementale de l’UE.

ii.  Comportement de la requérante

146.  La Cour rappelle que le droit de tout justiciable à faire entendre sa cause dans un délai raisonnable que consacre l’article 6 de la Convention impose à l’intéressé de faire preuve de diligence à tous les stades pertinents de la procédure (Healy, précité, § 55). Elle observe qu’après avoir engagé la procédure en février 2009, la requérante réagit au silence initial de l’État défendeur en déposant une requête en jugement par défaut quelques mois plus tard, ce qui atteste d’une certaine diligence de sa part.

147.  La requérante demanda ensuite à l’État de communiquer certaines pièces. Elle l’invita d’abord, en octobre 2009, à le faire à titre volontaire puis, en décembre de la même année, elle renouvela sa demande par voie d’une requête présentée devant le Master de la High Court, qui tint audience en avril et en mai 2010 et débouta la requérante en juillet 2010. En appel devant la High Court, la requérante vit sa demande accueillie le 18 octobre 2010. La Cour estime dès lors qu’on ne peut reprocher à la requérante un quelconque défaut de diligence à cet égard.

148.  Cela étant, comme le relève le Gouvernement, il fallut à la requérante plus de sept mois à compter de la communication de pièces par lui en janvier 2011 pour déposer, en août 2011, son mémoire introductif modifié. La requérante n’a fourni aucune explication à cet égard.

149.  Le Gouvernement observe également que huit mois s’écoulèrent entre le moment, au début du mois de septembre 2011, où la requérante certifia que l’affaire pouvait être audiencée, et celui, le 9 mai 2012, où elle demanda effectivement que soit fixée la date de l’audience. La requérante conteste être à l’origine d’un quelconque retard à cet égard : elle explique qu’entre octobre 2011 et mars 2012 il y a eu au sujet de la date du procès plusieurs échanges de courriers entre son avocat et le bureau du Chief State Solicitor, et que les parties sont finalement tombées d’accord pour demander une date en octobre. Au vu des informations dont elle dispose, la Cour ne peut toutefois considérer que trois échanges de courrier électronique sur une période de cinq mois suffisent à faire conclure que la requérante s’est acquittée de l’obligation de diligence que lui imposait l’article 6.

150.  En ce qui concerne le jugement de l’affaire et la procédure d’appel, rien dans le dossier ne permet de conclure que la requérante ait contribué à la durée de la procédure.

iii.  Comportement des autorités

151.  La Cour procédera d’abord à l’examen du comportement adopté par l’État en sa qualité de défendeur dans la procédure. Elle note que le Gouvernement n’a pas répondu à la critique formulée par la requérante quant au temps que l’État défendeur a mis pour déposer ses moyens de défense, ce qui s’est produit le 6 août 2009.

152.  Sur la procédure de communication de pièces, la Cour relève que l’État n’a pas respecté le délai qui lui avait été fixé par la High Court pour communiquer les pièces requises, puisqu’il a déposé celles-ci le 7 janvier 2011, avec plusieurs semaines de retard. Elle constate par ailleurs que le dépôt de pièces supplémentaires le 17 octobre 2012 ne semble pas avoir entraîné de retard, le procès devant la High Court ayant débuté le mois suivant.

153.  En ce qui concerne le comportement des autorités judiciaires, la Cour note qu’une fois la demande d’audiencement déposée par la requérante, en mai 2012, l’affaire fut audiencée six mois après et l’arrêt rendu six mois plus tard. Pour autant que la requérante considère que le délai entre la date du procès et le prononcé de l’arrêt était trop long, la Cour observe qu’il a fallu à la High Court à peine plus d’un an pour fixer la date du procès, organiser de longues audiences sur des questions factuelles et juridiques complexes, puis rendre sa décision, ce qui ne peut être considéré comme excessif.

154.  Quant à la procédure d’appel, la Cour observe que le recours de l’État fut enregistré le 16 juillet 2013, mais que le certificat de mise en état ne fut déposé qu’un an après, le 21 juillet 2014. Aucune des parties n’a cherché à expliquer ce délai. Par la suite, sur demande de l’État appuyée par la requérante, l’appel se vit rapidement accorder la priorité par le Chief Justice. La requérante critique le fait que l’affaire fut entendue devant la Cour suprême près de deux ans après le procès en première instance. La Cour remarque toutefois que la Cour suprême a entendu l’affaire neuf mois après qu’elle lui eut accordé un traitement prioritaire, et qu’elle a rendu sa décision, composée de quatre jugements approfondis, dix mois plus tard.

iv.  L’enjeu du litige pour la requérante

155.  La Cour estime que si l’objet de la procédure – le manque à gagner enregistré en 2010 – revêtait de l’importance pour la requérante, au moment où l’affaire fut déclarée prête à être examinée par la High Court il appartenait déjà au passé et la requérante avait réussi à retrouver son niveau d’activité habituel. Elle considère donc que la procédure ne présentait pas un caractère d’urgence tel que les autorités auraient dû faire preuve d’une diligence particulière (voir, a contrario, concernant une procédure relative au retrait de l’autorité parentale et aux droits de visite, Tsikakis c. Allemagne, no 1521/06, § 64, 10 février 2011).

v.  Conclusion

156.  À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour estime qu’aucun élément ne permet de conclure à un retard important de la part des autorités judiciaires. Au contraire, en raison de l’importance des questions juridiques qu’elle soulevait, cette affaire fut traitée en priorité par la Cour suprême. En ce qui concerne le comportement adopté par l’État défendeur dans le cadre de la procédure, la Cour a relevé qu’il avait engendré un retard de plusieurs mois au début de la procédure, puis un retard relativement faible au moment de la procédure de communication des pièces. Elle a également identifié, dans la phase préalable au procès, certaines périodes relativement auxquelles la diligence de la requérante pouvait être mise en doute. Eu égard à la nature manifestement complexe, en fait comme en droit, de l’affaire, la Cour conclut que si la procédure a effectivement connu une durée relativement longue, celle-ci ne peut être considérée comme excessive au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce.

157.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

158.  La requérante se plaint de n’avoir disposé d’aucun recours effectif pour faire examiner son grief relatif à la restriction de ses activités. Elle y voit une violation de l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

159.  La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à connaître du contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition (Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 48, CEDH 2000‑VIII, et Bazjaks c. Lettonie, no 71572/01, § 127, 19 octobre 2010, et références citées). Le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (voir, par exemple, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 97, CEDH 2000‑VII). Par ailleurs, le terme « effectif » est réputé signifier que le recours doit être suffisant et accessible (Asproftas c. Turquie, no 16079/90, § 120, 27 mai 2010).

160.  La Cour relève que la requérante pouvait saisir les juridictions internes de la substance de son grief et qu’elle a usé de cette possibilité, invoquant principalement les notions d’attentes légitimes et de négligence opérationnelle. Elle fut certes déboutée de ses conclusions, mais la Cour rappelle que l’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant (Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 98, CEDH 2006‑VII, et Pine Valley Developments Ltd et autres, précité, § 66) et que le seul fait que le requérant soit débouté de toutes ses conclusions ne constitue pas en soi un élément suffisant pour permettre de juger du caractère « effectif » ou non de l’action (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 89, CEDH 2000‑II).

161.  De plus, le manque à gagner dont se plaint la requérante découle de restrictions temporaires qui avaient été imposées à la récolte de naissains de moules par le ministre compétent au travers d’une série d’ordonnances. La Cour suprême a explicitement indiqué que la requérante avait la possibilité de contester la validité de ces mesures par voie de contrôle juridictionnel. Dans ses observations à la Cour, la requérante ne s’est pas exprimée sur cette voie de recours potentielle, se contentant d’expliquer très simplement qu’elle avait choisi un moyen d’action et un recours réels qui s’étaient révélés vains. En outre, lors de l’examen de la question de l’épuisement des voies de recours (paragraphes 79 à 84 ci-dessus), la Cour a déjà renvoyé à deux autres voies de recours internes, l’une fondée sur le droit constitutionnel de la requérante de subvenir à ses besoins, l’autre sur la possibilité, offerte par la loi de 2003, d’engager une action en indemnisation. Si elle a conclu que la requérante n’était pas tenue, pour se conformer à l’article 35 § 1, d’exercer les voies de recours en question dès lors qu’elle avait déjà engagé une action pour négligence opérationnelle et pour frustration d’attentes légitimes, la Cour considère que ces voies de recours étaient pertinentes au regard du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 et qu’elles étaient en principe accessibles à la requérante. Or, à aucun moment la requérante n’a expliqué pourquoi ces recours ne devaient pas être considérés comme effectifs aux fins de l’article 13, préférant se concentrer exclusivement sur la décision de la Cour suprême qui avait écarté la négligence opérationnelle. Enfin, la requérante a pu plaider la frustration d’attentes légitimes et elle a été déboutée de ce moyen au motif que les conditions requises n’étaient pas remplies en l’espèce.

162.  Sur la base des informations dont elle dispose, la Cour conclut que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable en ce qui concerne les griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 6 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

3.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 de la Convention.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 7 juin 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente

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CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE O'SULLIVAN McCARTHY MUSSEL DEVELOPMENT LTD c. IRLANDE, 7 juin 2018, 44460/16