CEDH, Cour (cinquième section comité), AFFAIRE AFONSO VALENTE c. FRANCE, 5 décembre 2019, 39325/13

  • Garde à vue·
  • Gouvernement·
  • Cour d'assises·
  • Victime·
  • Assistance·
  • Version·
  • Meurtre·
  • Motivation·
  • Déclaration·
  • Violation

Commentaire0

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section Comité), 5 déc. 2019, n° 39325/13
Numéro(s) : 39325/13
Type de document : Arrêt
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Violation de l'article 6+6-3-c - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale ; Article 6-1 - Procès équitable) (Article 6 - Droit à un procès équitable ; Article 6-3-c - Se défendre avec l'assistance d'un défenseur)
Identifiant HUDOC : 001-198796
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2019:1205JUD003932513
Télécharger le PDF original fourni par la juridiction

Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE AFONSO VALENTE c. FRANCE

(Requête no 39325/13)

ARRÊT

STRASBOURG

5 décembre 2019

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Afonso Valente c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en un comité composé de :

 Mārtiņš Mits, président,
 André Potocki,
 Lәtif Hüseynov, juges,

et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 39325/13) dirigée contre la République française et dont un ressortissant portugais, M. Jose Afonso Valente (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 juin 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Me P. Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

3.  Le 14 janvier 2015, les griefs tirés de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, concernant le défaut de notification de son droit au silence et l’absence, dès le début de la mesure de garde à vue et durant chacun des interrogatoires, d’assistance effective d’un avocat, ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

4.  Informé de son droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention), le gouvernement portugais n’a pas souhaité s’en prévaloir.

EN FAIT

5.  Le requérant est né en 1965 et réside à Villeurbanne.

6.  Le 24 septembre 2006, une patrouille du commissariat du 2ème arrondissement de Lyon fut informée de la chute d’une personne d’un parapet sur la chaussée en contrebas, à plus de six mètres de hauteur. Les témoins présents sur place indiquèrent que la victime ayant tenté de s’interposer dans une altercation entre T.P. et le requérant, ce dernier l’avait fait tomber. La victime décéda dans la journée à 16 heures.

7.  Le requérant fut arrêté et placé en garde à vue le même jour à 6 h 10. Informé de ses droits à 6 h 40, il ne souhaita pas faire prévenir un membre de sa famille, mais demanda à être examiné par un médecin et à bénéficier d’un entretien avec un avocat commis d’office. Il ne fut pas informé de son droit de garder le silence et ne bénéficia pas de l’assistance d’un avocat durant les interrogatoires. Il put s’entretenir avec un avocat pour une durée n’excédant pas trente minutes à 15 h 45 puis, après la prolongation de sa garde à vue, le 25 septembre 2006 de 9 h 35 à 9 h 45. Au cours des interrogatoires, qui commencèrent à 12 h 15, il reconnut être arrivé sur place fortement alcoolisé et indiqua avoir été violemment frappé au visage par T.P., ce qui l’avait fait saigner abondamment. Il indiqua dans un premier temps que lorsqu’un autre individu, la victime, l’avait attrapé, il l’avait juste repoussé. Par la suite, il précisa qu’il s’était défait de son emprise, lui avait fait face, l’avait ensuite empoigné, soulevé de terre et jeté volontairement par-dessus le parapet.

8.  Le 26 septembre 2006, une information fut ouverte du chef de meurtre, la victime étant décédée entre temps. Mis en examen, le requérant confirma ses déclarations devant le juge d’instruction, avant de revenir ultérieurement sur ses déclarations et de contester le fait d’avoir soulevé la victime, indiquant alors lui avoir seulement donné un coup de pied, ce qui l’aurait fait basculer.

9.  Le 29 août 2008, le juge d’instruction rendit une ordonnance de mise en accusation du requérant devant la cour d’assises pour meurtre. Le requérant interjeta appel.

10.  Par un arrêt du 2 décembre 2008, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Lyon confirma l’ordonnance et ordonna le renvoi du requérant devant la cour d’assises.

11.  Le 7 décembre 2010, la cour d’assises du Rhône condamna le requérant pour meurtre. Le requérant et le ministère public interjetèrent appel.

12.  Par un arrêt du 2 février 2011, la Cour de cassation désigna la cour d’assises de la Loire pour statuer en appel.

13.  Le 13 janvier 2012, la cour d’assises de la Loire déclara le requérant coupable de meurtre et le condamna à dix ans de réclusion criminelle. Dans sa feuille de motivation, annexée à la feuille des questions, elle indiqua ce qui suit :

« (...) la cour d’assises a été convaincue de la culpabilité de l’accusé pour le crime ci-dessus spécifié en raison des éléments à charge suivants qui ont été discutés lors des débats et qui ont constitué les principaux éléments à charge exposés au cours des délibérations menées par la cour et le jury préalablement au vote sur les questions :

­ l’accusé a d’abord déclaré à deux reprises, au cours de sa garde à vue et lors de son interrogatoire de première comparution devant le juge d’instruction, qu’il avait soulevé [la victime] de terre en le saisissant par le corps et par les jambes et qu’il l’avait jeté par-dessus le parapet de la trémie du Quai Gailleton ;

­ cette première version était conforme aux témoignages concordants de [C., G. et E.] qui ont déclaré, et pour ce dernier réitéré à l’audience de la cour, qu’ils avaient vu l’accusé s’emparer de la victime en la prenant par les jambes, en la soulevant et en la basculant par-dessus le parapet dans la trémie ; [E.] ayant d’ailleurs précisé que l’accusé s’y était pris deux fois pour parvenir à accomplir ce geste, ayant d’abord mal assuré sa prise sur la victime ;

­ la version donnée ensuite par l’accusé, consistant à prétendre être tombé au sol au cours de la rixe, puis avoir donné un coup de pied à [la victime] en le repoussant, ce qui avait eu pour effet de le soulever de terre et de le faire basculer par-dessus le parapet, n’a été confirmée par aucun témoignage et n’a plus été réitérée par lui à l’audience de la cour ;

­ sa dernière version selon laquelle il s’était borné à repousser la victime n’a pas emporté la conviction de la cour et du jury eu égard aux dimensions du parapet dont la hauteur variait entre 79 et 85 cm, tandis que la largeur de cet ouvrage évoluait entre 45 et 58 cm dans la partie perpendiculaire à la voie de circulation située au bas de la trémie, alors que la victime pesait 70 kg et que l’autopsie n’a permis d’identifier aucune trace de coups ayant atteint [la victime];

­ les constatations des médecins légistes ont révélé que [la victime] est décédé d’une fracture du crâne, d’une fracture de la colonne vertébrale avec section de la moelle épinière, d’une hémorragie interne consécutive à la rupture d’une veine du poumon, de diverses fractures thoraciques et dorsales démontrant qu’il a touché le sol la tête la première, ce que le tassement de la colonne vertébrale a également corroboré ;

­ les constatations médicales ont démontré que [la victime] était dans un état alcoolique caractérisé par un taux d’alcool de 2,5 g par litre de sang ; en outre il était de petite taille (1,60 m) et de corpulence mince ; dans cet état, la victime ne constituait pas pour [le requérant], une menace sérieuse d’atteinte à sa propre vie, d’autant que la preuve n’a pas été rapportée d’actes de violence de sa part, commis contre l’accusé ;

­ même si [le requérant] n’avait pas connaissance de la hauteur exacte de la trémie, il ne pouvait ignorer, ne serait-ce que grâce à l’éclairage public et par égard à l’heure des faits, soit 6 heures du matin le 24 septembre 2006, qu’il se trouvait sur un pont enjambant une voie de circulation et que toute chute de la victime de ce pont pouvait entraîner sa mort ;

­ cet ensemble de circonstances, preuves et témoignages concordants ont convaincu la cour de ce qu’en dépit des blessures qu’il avait lui-même subies au cours de la rixe l’ayant opposé à [P.], du sang qui coulait sur son visage, de son alcoolémie de 1,36 g par litre de sang, l’accusé a volontairement donné la mort à [la victime] en soulevant ce dernier de terre, en le tenant par le corps et par les jambes, en s’y reprenant à deux fois pour assurer une meilleure prise et en le faisant basculer par-dessus un parapet de 79 à 85 cm de hauteur, au-dessous duquel il ne pouvait pas ignorer que se situait une voie de circulation ;

(...) »

14.  Le requérant forma un pourvoi en cassation. Invoquant notamment les quatre arrêts sur la garde à vue rendus par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 15 avril 2011, il invoqua la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, du fait de sa condamnation sur le fondement de ses déclarations en garde à vue, et ce malgré l’absence du droit à l’assistance d’un avocat durant les interrogatoires au cours de sa garde à vue et le défaut de notification du droit au silence.

15.  Par un arrêt du 12 décembre 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle rejeta notamment un moyen relatif à l’utilisation des déclarations faites par le requérant durant la garde à vue, sans l’assistance d’un avocat ni notification de son droit au silence, jugeant que la motivation, qui reprenait les principaux éléments exposés au cours du délibéré qui avaient convaincu la cour d’assises et tels qu’ils résultaient des débats, ne se fondait ni exclusivement ni même essentiellement sur les déclarations recueillies au cours de la garde à vue.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 et 3 c) DE LA CONVENTION

16.  Le requérant allègue une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, ainsi libellé :

 « 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

3.  Tout accusé a droit notamment à :

(...)

c)  se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

(...) »

17.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

  1. Sur la recevabilité

18.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

  1. Sur le fond
    1. Arguments des parties

19.  Le requérant rappelle que les exigences de l’article 6 § 1 ont été méconnues, puisqu’il a été condamné sur le fondement d’éléments recueillis durant sa garde à vue sans assistance d’un avocat ni notification du droit au silence. Il estime qu’il suffit que ses déclarations incriminantes faites en garde à vue soient utilisées, serait-ce parmi d’autres éléments, pour qu’il y ait violation de l’article 6, sans avoir besoin de rechercher si ces éléments ont constitué l’unique ou le principal fondement de la décision de condamnation. Il estime qu’il ressort de la feuille de motivation que ses déclarations en garde à vue ont très fortement déterminé sa condamnation.

20.  Le Gouvernement ne conteste pas, d’une part, que le requérant a été placé en garde à vue sans que lui ait été notifié son droit au silence et, d’autre part, qu’il n’a pas bénéficié de l’assistance effective d’un avocat pendant ses interrogatoires de garde à vue. Il relève que le requérant a pu s’entretenir avec un avocat lors de son placement en garde à vue et de la prolongation de celle-ci, pour une durée n’excédant pas trente minutes, conformément au droit alors en vigueur.

21.  Il estime que le droit français présentait d’autres garanties procédurales : le requérant aurait pu faire prévenir un proche, il a été examiné par un médecin à plusieurs reprises, et sa garde à vue s’est déroulée sous le contrôle du procureur de la République. Il considère en outre que le requérant a pu contester la valeur probante des pièces de la procédure devant les juridictions du fond. Selon lui, il résulte de la feuille de motivation annexée à la feuille des questions que la cour d’assises de la Loire s’est fondée sur : les déclarations du requérant devant le juge d’instruction ; les témoignages recueillis ; les discordances et invraisemblances des dires du requérant au regard des constatations matérielles effectuées sur les lieux ; le résultat de l’autopsie ; le fait que la victime ne pouvait constituer une menace sérieuse pour le requérant et que ce dernier ne pouvait ignorer qu’une chute à cet endroit ne pouvait qu’être mortelle.

  1. Appréciation de la Cour

22.  La Cour renvoie aux principes généraux maintes fois réaffirmés par elle (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, §§ 56 et 61-62, CEDH 2008, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08, 50571/08, 50573/08 et 40351/09, 13 septembre 2016, et Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, 12 mai 2017 (extraits)), et rappelés récemment dans l’affaire Beuze c. Belgique ([GC], no 71409/10, §§ 119 et s., 9 novembre 2018), ainsi que dans les affaires Olivieri c. France (no 62313/12, 11 juillet 2019) et Bloise c. France (no 30828/13, 11 juillet 2019).

23.  En l’espèce, la Cour note tout d’abord que si le requérant a pu s’entretenir avec un avocat durant sa garde à vue, la loi l’y autorisant pour une durée de trente minutes, et ce de nouveau lors de la prolongation de la mesure, il n’a pu bénéficier ni de l’assistance d’un avocat pendant les interrogatoires ni de la notification du droit au silence. Le Gouvernement le reconnaît.

24.  Elle relève ensuite qu’aucune raison impérieuse ne justifiait les restrictions susmentionnées en l’espèce (Olivieri, précité, § 32, et Bloise, précité, § 51).

25.  La Cour doit dès lors évaluer l’équité de la procédure en opérant un contrôle très strict et ce, à plus forte raison, dans le cas de restrictions d’origine législative ayant une portée générale et obligatoire (Olivieri, précité, § 33, et Bloise, précité, § 52).

26.  Examinant, dans la mesure où ils sont pertinents en l’espèce, les différents facteurs découlant de sa jurisprudence tels qu’ils ressortent des  arrêts Ibrahim et autres, Simeonovi et Beuze (précités, respectivement §§ 274, 120 et 150), la Cour note en premier lieu l’absence tant de vulnérabilité particulière du requérant que de coercition exercée sur lui durant la garde à vue. Elle estime ensuite que des considérations d’intérêt public justifiaient la poursuite du requérant, celle-ci ayant pour objet des faits de violences volontaires, requalifiés en meurtre.

27.  En outre, la Cour constate que le requérant, assisté cette fois d’un avocat, a pu faire valoir ses arguments devant les juridictions du fond, notamment pour discuter des différents éléments de preuve, en première instance comme en appel, dans le cadre du recours qui lui était ouvert et qu’il a pu exercer, puis devant la Cour de cassation, qui était saisie de son pourvoi.

28.  Elle rappelle cependant que, dans le cadre de son pourvoi en cassation, le requérant, tirant les conséquences des quatre arrêts rendus par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 15 avril 2011, a soulevé un moyen tiré de la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, du fait de l’absence du droit à l’assistance d’un avocat durant les interrogatoires au cours de sa garde à vue, ainsi que l’absence de notification du droit au silence. Elle note que la Cour de cassation a rejeté le pourvoi du requérant, en jugeant que la motivation retenue par la cour d’assises ne se fondait ni exclusivement ni essentiellement sur les déclarations recueillies au cours de la garde à vue. Elle a en outre précisé que cette motivation reprenait les principaux éléments exposés au cours du délibéré qui ont convaincu la cour d’assises, tels qu’ils résultaient des débats (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour rappelle que des dispositions légales susceptibles d’être invoquées par le Gouvernement et prévoyant in abstracto certaines garanties qui auraient pu assurer, à elles seules, l’équité globale de la procédure, ne suffisent pas : la Cour doit examiner si l’application de ces dispositions légales au cas d’espèce a eu concrètement un effet compensatoire rendant la procédure équitable dans son ensemble (Beuze, précité, § 161), en particulier si les juridictions internes ont procédé à l’analyse nécessaire de l’incidence de l’absence d’un avocat à un moment crucial de la procédure (ibidem, §§ 174 et 176, et Olivieri, précité, § 36). Si, en l’espèce, la Cour de cassation a apprécié la portée des déclarations faites au cours de la garde à vue, dans le cadre d’un examen limité aux questions de droit, tel n’a pas été le cas s’agissant des juridictions du fond, la question n’étant pas susceptible d’être soumise de manière effective à l’époque des faits puisque la notification du droit au silence et à l’assistance d’un avocat pendant la garde à vue n’étaient pas encore consacrées en droit français (Bloise, précité, §§ 38-40).

29.  S’agissant du droit du requérant de ne pas s’incriminer lui‑même et de l’utilisation des différents éléments de preuve du dossier, la Cour relève l’existence de déclarations et de réponses faites aux enquêteurs qui ont manifestement affecté sa position de manière substantielle dans la procédure. Ainsi, durant la garde à vue, le requérant a dans un premier temps déclaré que la victime l’avait attrapé et qu’il l’avait juste repoussée, avant d’indiquer qu’il s’était défait de son emprise, lui avait fait face, l’avait ensuite empoigné, soulevé de terre et jeté volontairement par-dessus le parapet (paragraphe 7 ci-dessus). La Cour note que la cour d’assises insiste dans sa motivation sur les différentes versions données par le requérant au cours de la procédure, en particulier durant la garde à vue (paragraphe 13 ci‑dessus), ce qui a manifestement affaibli la position de la défense. Or, la Cour rappelle à ce titre que le droit de ne pas s’incriminer soi‑même ne se limite pas aux aveux au sens strict ou aux remarques mettant l’accusé directement en cause mais qu’il suffit, pour qu’il y ait auto‑incrimination, que ses déclarations soient susceptibles d’affecter substantiellement la position de celui-ci. Tel est notamment le cas lorsque l’intéressé, comme en l’espèce, change plusieurs fois de version des faits, compromettant ainsi sa crédibilité générale, de sorte que le premier interrogatoire de la garde à vue revêt une importance primordiale (Beuze, précité, §§ 178 et 179). Par ailleurs, la Cour relève que dans sa feuille de motivation, la cour d’assises de la Loire a repris les déclarations incriminantes faites par le requérant en garde à vue pour juger que, parmi les diverses affirmations contradictoires, c’est précisément la seconde version donnée au cours de la garde à vue qui était conforme aux témoignages des trois témoins entendus. En outre, dans son dernier alinéa, en guise de conclusion, la cour d’assises retient expressément la version dans laquelle le requérant « a volontairement donné la mort à [la victime] en soulevant ce dernier de terre, en le tenant par le corps et par les jambes, en s’y reprenant à deux fois pour assurer une meilleure prise et en le faisant basculer par-dessus un parapet », ce qui correspond très exactement aux aveux faits durant la garde à vue (paragraphe 7 et 13 ci-dessus). La Cour ne peut dès lors que constater que les déclarations litigieuses faites par le requérant en garde à vue ont manifestement affecté sa position de manière substantielle dans la procédure (Beuze, précité, §§ 178-179, et Olivieri, précité, § 37) et qu’elles constituaient à l’évidence une partie intégrante et importante des preuves sur lesquelles reposait sa condamnation (Beuze, précité, § 193, et, a contrario, Bloise, précité, § 58).

30.  En conséquence, rappelant qu’en l’absence de raisons impérieuses justifiant les restrictions constatées, elle est appelée à opérer un contrôle très strict, la Cour considère que ces éléments doivent peser lourdement dans son appréciation de l’équité de la procédure dans son ensemble (Beuze, précité, §§ 178-179). Il en va d’autant plus ainsi en l’espèce que le requérant a été privé à la fois du droit de bénéficier de la présence physique de son avocat durant les interrogatoires menés par la police et de la notification de son droit à garder le silence, ce qui rend encore plus difficile, pour le Gouvernement, de démontrer que le procès a été équitable (Ibrahim et autres, précité, § 273, Beuze, précité, § 146, et Olivieri, précité, § 38).

31.  Enfin, s’agissant de l’existence éventuelle d’autres garanties procédurales, la Cour estime que les mesures évoquées à ce titre par le Gouvernement, à savoir le fait que le requérant aurait pu faire prévenir un proche et qu’il ait été examiné par un médecin à plusieurs reprises, ne sont pas, malgré leur importance, de nature à compenser l’absence d’assistance d’un avocat et le défaut de notification du droit de garder le silence durant la garde à vue (Olivieri, précité, § 39).

32.  Compte tenu de ce qui précède et du contrôle auquel elle doit procéder en l’absence de raisons impérieuses, la Cour estime que la procédure pénale menée à l’égard du requérant, considérée dans son ensemble, n’a pas permis de remédier aux lacunes procédurales survenues durant la garde à vue.

33.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

  1. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

34.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

  1. Dommage

35.  Le requérant réclame 5 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

36.  Le Gouvernement considère que le constat d’une violation constituerait, en soi, une satisfaction équitable suffisante.

37.  Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’une constatation de violation suffit et elle rejette dès lors la demande du requérant (Olivieri, précité, § 45).

  1. Frais et dépens

38.  Le requérant demande 9 568 EUR pour les frais et dépens engagés, soit 3 588 EUR pour les frais engagés devant la Cour de cassation et 5 980 EUR pour ceux engagés devant la Cour.

39.  Le Gouvernement indique qu’il pourra être fait droit à la demande du requérant.

40.  Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 9 568 EUR demandée par le requérant et la lui accorde.

  1. Intérêts moratoires

41.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête recevable ;
  2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention ;
  3. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
  4. Dit

a)    que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, la somme de 9 568 EUR (neuf mille cinq cent soixante-huit euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)    qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

  1. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 décembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

 Milan Blaško Mārtiņš Mits
 Greffier adjoint Président

Chercher les extraits similaires
highlight
Chercher les extraits similaires
Extraits les plus copiés
Chercher les extraits similaires
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
CEDH, Cour (cinquième section comité), AFFAIRE AFONSO VALENTE c. FRANCE, 5 décembre 2019, 39325/13