CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE GOODWIN c. ROYAUME-UNI, 27 mars 1996, 17488/90

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Chronologie de l’affaire

Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

COUR (GRANDE CHAMBRE)

AFFAIRE GOODWIN c. ROYAUME-UNI

(Requête no 17488/90)

ARRÊT

STRASBOURG

27 mars 1996


En l’affaire Goodwin c. Royaume-Uni [1],

La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 51 du règlement A de la Cour [2], en une grande chambre composée des juges dont le nom suit:

 MM. R. Ryssdal, président,

  R. Bernhardt,

  Thór Vilhjálmsson,

  F. Matscher,

  B. Walsh,

  C. Russo,

  A. Spielmann,

  J. De Meyer,

  N. Valticos,

 Mme E. Palm,

 M. F. Bigi,

 Sir John Freeland,

 MM. A.B. Baka,

  D. Gotchev,

  B. Repik,

  P. Jambrek,

  P. Kuris,

  U. Lohmus,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 septembre 1995 et 22 février 1996,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1.   L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 20 mai 1994, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention").  A son origine se trouve une requête (no 17488/90) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont un ressortissant de cet Etat, M. William Goodwin, avait saisi la Commission le 27 septembre 1990 en vertu de l’article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46).  Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 10 (art. 10) de la Convention.

2.   En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participer à l’instance et a désigné ses conseils (article 30).

3.   La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A).  Le 28 mai 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. B. Walsh, M. C. Russo, M. J. De Meyer, Mme E. Palm, M. A.B. Baka et M. B. Repik, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43).

4.   En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement britannique ("le Gouvernement"), les conseils du requérant et la déléguée de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38).  Conformément aux ordonnances rendues en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 3 février 1995 et celui du requérant le 1er mars 1995. Le 19 avril 1995, le secrétaire de la Commission l’a informé que la déléguée ne présenterait pas d’observations écrites.

A différentes dates s’échelonnant entre le 12 avril et le 7 septembre 1995, le Gouvernement et le requérant ont transmis au greffier leurs observations au sujet des prétentions de ce dernier au titre de l’article 50 (art. 50) de la Convention.

5.   Le 24 février 1995, après avoir consulté la chambre, le président a accordé à Article 19 et Interights, deux organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme ayant leur siège à Londres, l’autorisation de soumettre des observations sur la législation interne en vigueur dans certains pays dans le domaine considéré en l’espèce (article 37 par. 2 du règlement A).  Elles sont parvenues au greffe le 10 mars 1995.

6.   Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 24 avril 1995, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg.  La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

  MM. I. Christie,

   ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth,               agent,

  M. Baker QC,  conseil,

  M. Collon, Lord Chancellor’s Department,  conseiller;

- pour la Commission

  Mme G.H. Thune,  déléguée;

- pour le requérant

  MM. G. Robertson QC,  conseil,

  G. Bindman, Solicitor,

  R.D. Sack, Attorney,

  Mmes A.K. Hilker, Attorney,

  L. Moore, Attorney,

  M. J. Mortimer QC,  conseillers.

La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Thune, M. Robertson et M. Baker ainsi qu’en leurs réponses à la question posée par l’un des juges.

7.   A l’issue des délibérations du 27 avril 1995, la chambre a décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit d’une grande chambre (article 51 par. 1 du règlement A).

8.   La grande chambre à constituer comprenait de plein droit M. Ryssdal, président de la Cour, M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour, ainsi que les autres membres de la chambre qui s’est dessaisie (article 51 par. 2 a) et b) du règlement A).  Le 5 mai 1995, le président a tiré au sort le nom des neuf juges supplémentaires, à savoir MM. F. Matscher, A. Spielmann, N. Valticos, R. Pekkanen, F. Bigi, D. Gotchev, P. Jambrek, P. Kuris et U. Lohmus, en présence du greffier (article 51 par. 2 c)).  Par la suite, M. Pekkanen, empêché, s’est retiré (article 24 par. 1 combiné avec l’article 51 par. 6).

9.   Ayant consulté l’agent du Gouvernement, la déléguée de la Commission et le requérant, la grande chambre a décidé le 4 septembre 1995 qu’il ne s’imposait pas de tenir une nouvelle audience après le dessaisissement (articles 26 et 38, combinés avec l’article 51 par. 6).

EN FAIT

I.   LES CIRCONSTANCES DE L’ESPECE

10.   M. William Goodwin, de nationalité britannique, est un journaliste résidant à Londres.

11.   Le 3 août 1989, il commença un stage de journaliste à The Engineer, journal édité par Morgan-Grampian (Publishers) Ltd ("l’éditeur").  Il était employé par Morgan Grampian PLC ("l’employeur").

Le 2 novembre 1989, il reçut un appel téléphonique d’une personne qui, selon ses dires, lui avait déjà communiqué des informations sur les activités de diverses sociétés.  Cette personne lui fournit des renseignements sur Tetra Ltd ("Tetra"): la société était à la recherche d’un emprunt de 5 millions de livres sterling (£) et se trouvait confrontée à des problèmes financiers résultant d’une perte prévue de 2,1 millions £ pour 1989, sur un chiffre d’affaires de 20,3 millions £. L’intéressé n’avait pas sollicité ces informations, qu’il n’échangea pas contre paiement.  Elles étaient fournies contre promesse de ne pas en révéler la source.  D’après le requérant, il n’avait aucune raison de croire que l’information provenait d’un document volé ou confidentiel.  Les 6 et 7 novembre 1989, il appela Tetra pour vérifier les faits et obtenir des commentaires sur les renseignements en question, car il avait l’intention d’écrire un article sur cette société.

Les informations provenaient d’un projet de plan de développement confidentiel de Tetra.  Le 1er novembre 1989, il existait huit exemplaires numérotés de la version la plus récente du projet.  Cinq se trouvaient en la possession de cadres de la société, l’un chez ses comptables, un dans une banque et un chez un consultant externe. Chaque exemplaire était rangé dans un classeur à anneaux et portait la mention "strictement confidentiel".  L’exemplaire confié aux comptables avait été vu pour la dernière fois le 1er novembre à 15 heures environ, dans une pièce dont ils avaient l’usage dans les locaux de Tetra. Cette pièce était restée inoccupée entre 15 heures et 16 heures, intervalle de temps pendant lequel le document disparut.

A. Injonction et ordonnances de divulgation de l’identité de l’informateur et de production des documents

12.   Le 7 novembre 1989, le juge Hoffmann de la High Court of Justice (Chancery Division) accéda à la demande présentée le jour même par Tetra, visant à obtenir une injonction provisoire non contradictoire interdisant à l’éditeur de The Engineer de publier toute information provenant du plan de développement.  Le 16 novembre, la société informa de cette injonction tous les journaux britanniques et revues concernées.

13.   Dans une déclaration écrite sous serment du 8 novembre 1989 adressée à la High Court, Tetra déclara que si le plan était rendu public, elle risquait d’être totalement discréditée aux yeux de ses créanciers actuels et potentiels, de ses clients et en particulier de ses fournisseurs, ce qui risquait de lui faire perdre des commandes et de lui valoir le refus de se faire fournir en biens et services.  Cela rendrait difficiles les négociations qu’elle menait pour obtenir des crédits.  Si la société était mise en liquidation, cela entraînerait le licenciement de quatre cents personnes environ.

14.   Le 14 novembre 1989, à la demande de Tetra, le juge Hoffmann somma l’éditeur, en vertu de l’article 10 de la loi de 1981 sur le contempt of court ("la loi de 1981"; paragraphe 20 ci-dessous), de produire avant le lendemain 15 heures les notes prises par le requérant pendant sa conversation téléphonique avec son informateur, qui révélaient l’identité de ce dernier.  Le 15 novembre, l’éditeur n’ayant pas obtempéré, le juge Hoffmann accorda à Tetra l’autorisation d’appeler en cause l’employeur du requérant et le requérant lui-même; il accorda aux défendeurs jusqu’au lendemain 15 heures pour remettre les notes en question.

Le 17 novembre 1989, la High Court prit une nouvelle ordonnance précisant que le requérant représentait toutes les personnes qui avaient reçu sans autorisation le plan ou des informations tirées de celui-ci et que ces personnes devaient restituer tous les exemplaires du plan en leur possession.  L’assignation fut prorogée pour permettre au requérant de porter l’ordonnance à la connaissance de son informateur.  Le requérant refusa néanmoins de s’exécuter.

15.   Le 22 novembre 1989, le juge Hoffmann somma à nouveau le requérant de produire ses notes avant le 23 novembre à 15 heures, au motif qu’il était nécessaire "dans l’intérêt de la justice", au sens de l’article 10 de la loi de 1981 (paragraphe 20 ci-dessous), de connaître l’identité de l’informateur afin de permettre à Tetra d’engager contre lui une procédure pour rentrer en possession du document, obtenir une injonction interdisant toute autre publication et demander des dommages-intérêts pour les frais auxquels elle avait dû faire face.  Le juge conclut:

"Il existe un commencement de preuve que Tetra a subi unpréjudice grave en raison du vol de son dossier confidentiel etsubirait des dommages commerciaux importants en cas dedivulgation dans un avenir proche des informations figurant dansce dossier.  L’informateur pourrait certes ne pas être la mêmepersonne que le voleur.  Il a pu recevoir les renseignements d’unintermédiaire, même si cela est peu probable.  Dans les deux cas,cependant, il essayait d’obtenir la publication, préjudiciableà la société, d’informations dont le caractère sensible etconfidentiel n’avait pas dû lui échapper.  D’après le défendeur,son informateur l’a rappelé quelques jours après lui avoircommuniqué les renseignements pour lui demander où il en étaitdans la rédaction de son article.  La société plaignante souhaiteintenter une procédure à l’encontre de l’informateur afin derécupérer le document en cause, obtenir une injonctioninterdisant toute autre publication ainsi que desdommages-intérêts pour les dépenses encourues.  Or elle ne peutuser d’aucun de ces moyens car elle ne sait pas contre quidiriger les poursuites.  Vu l’urgence, en l’espèce, d’intenterun recours contre l’informateur, j’estime qu’il est nécessaire,dans l’intérêt de la justice, de divulguer son identité.

(...) Les preuves révèlent, sans doute aucun, que le requéranta reçu les renseignements en cause en toute innocence, maisl’affaire Norwich Pharmacal montre que cela n’entre pas en lignede compte.  La question est de savoir s’il s’est trouvé impliquédans le méfait

(...) Dans une déclaration écrite certifiée sous serment, le défendeur a exprimé l’avis que l’intérêt public commande depublier les informations commerciales confidentielles de laplaignante.  L’avocat du défendeur déclare que les résultats dela plaignante précédemment publiés la présentaient comme unesociété prospère et en expansion; le public a donc le droitd’apprendre qu’elle connaît désormais des difficultés.  Jerejette ce point de vue.  Rien ne donne à penser que lesrenseignements contenus dans le projet de plan de développementprouvent la fausseté de ceux rendus publics en de précédentesoccasions, ni que la plaignante était tenue, que ce soit par laloi ou la morale commerciale, de communiquer ces renseignementsà ses clients, fournisseurs et concurrents.  Au contraire, il mesemble qu’une société ne peut fonctionner correctement s’il estimpossible de garder secret ce type d’information."

16.   Le même jour, la cour d’appel débouta le requérant de sa demande de sursis à l’exécution de l’ordonnance de la High Court, mais la remplaça par une ordonnance le sommant soit de communiquer ses notes à Tetra, soit de les remettre à elle-même sous enveloppe cachetée avec déclaration sous serment concomitante.  Le requérant n’obtempéra pas.

B. Recours devant la cour d’appel et la Chambre des lords

17.   Le 23 novembre 1989, le requérant interjeta appel de l’ordonnance rendue la veille par le juge Hoffmann, aux motifs que la divulgation de ses notes n’était pas "nécessaire dans l’intérêt de la justice" au sens de l’article 10 de la loi de 1981, et que l’intérêt public que présentait la parution de l’information l’emportait sur celui de protéger la confidentialité; de plus, étant donné qu’il n’avait pas facilité la divulgation d’informations confidentielles, une ordonnance rendue à son encontre n’avait aucune valeur.

Le 12 décembre 1989, la cour d’appel débouta le requérant. Lord Donaldson déclara:

"L’existence d’une personne ayant accès à des informationshautement confidentielles appartenant aux plaignants, personneprête à faillir ainsi à son devoir de respect de laconfidentialité, constitue une menace permanente pour lesplaignants; la seule façon de supprimer la menace est de donnerl’identité de cette personne.  Les injonctions auront assurémentpour résultat d’empêcher la publication dans la presse, mais nonla diffusion aux clients et concurrents des plaignants.

(...)

Dans un jugement prononcé en audience publique, j’hésiteà expliquer en détail les raisons pour lesquelles il s’agit d’uneaffaire où, si tous les faits étaient connus et les tribunauxdevaient dire qu’ils ne peuvent être d’aucun secours auxplaignants, il y aurait à mon avis une baisse sensible de laconfiance du public en l’administration de la justice en général.Il suffit de dire que la plaignante est une des premièressociétés, sinon la première, dans son secteur d’activité, trèsimportant, que j’omettrai délibérément de nommer, avec desclients et concurrents nationaux et internationaux.  Cettesociété se trouve dans une situation qui résulte en partie de sonpropre succès.  Elle est parvenue à un stade où elle doit trouverde nouveaux financements pour s’agrandir ou bien faire faillite,ce qui impliquerait non seulement des pertes financières maisaussi un grand nombre de licenciements.  Ce n’est pas unesituation dans laquelle le tribunal doit rester ou se montrerimpuissant s’il n’existe pas de raisons impérieuses pour cela.La plaignante poursuit ses négociations financières alors quel’informateur (ou la source de l’informateur) les menace commeune bombe à retardement.  A première vue, elle semble avoir droità une aide en vue de démasquer, localiser et neutraliser cettemenace.

Ma conclusion selon laquelle la divulgation de l’identité dela source de M. Goodwin est nécessaire dans l’intérêt de lajustice n’est pas déterminante pour l’issue du présent appel.En revanche, elle implique que je dois me livrer à un exercicede mise en balance des intérêts en présence.  Il existe d’unepart un intérêt public général à voir protéger la confidentialité des sources journalistiques, raison d’être de l’article 10.  Faceà cela, je vois d’autre part l’intérêt général d’une bonneadministration de la justice qui appelle, en l’occurrence, ladivulgation.  Si ces deux facteurs seuls entraient en ligne decompte, la balance pencherait clairement en faveur de ladivulgation car l’intention du législateur devait être que,toutes choses demeurant égales par ailleurs, la nécessité de ladivulgation pour l’un quelconque des quatre motifs indiquésl’emporte.  Sinon, ces ouvertures n’auraient aucune utilité.

Cependant, les choses ne resteront pas égales par ailleurs si,dans une affaire donnée, il existe d’autres motifs de protégerla confidentialité d’une source journalistique.  Il se pourrait,par exemple, que l’information dévoile ce que les precedents nomment bizarrement une "iniquité".  La plaignante pourrait aussiêtre une société anonyme qui maintient abusivement sesactionnaires dans l’ignorance d’informations qui leur seraientindispensables pour décider en connaissance de cause de vendreou non leurs actions.  De telles circonstances réduiraientl’intérêt général qu’il y aurait à protéger la confidentialitédes informations ayant transpiré et accroîtraient d’autant cemême intérêt à protéger le secret des sources journalistiques.De même, s’il se révélait dans certains cas nécessaire d’identifier la source pour corroborer ou réfuter un alibi dansune affaire pénale d’importance, la nécessité de la divulgation"dans l’intérêt de la justice" pourrait se trouver accrue etdépasser le seuil fixé dans la disposition légale selon laquelle cette nécessité ne peut être contrebalancée que par un besointrès élevé de protection de la source.  C’est lorsque [laplaignante] peut utiliser une ouverture qu’il convient de se livrer à cet exercice de mise en balance des intérêts.

En l’occurrence, aucun élément ne vient s’ajouter sur l’un oul’autre des plateaux de la balance.  Il y a bien une nécessitéde divulgation dans l’intérêt de la justice, mais elle ne pèse pas excessivement lourd.  De même, il existe bien aussi unintérêt public général à protéger la confidentialité des sources journalistiques, mais les faits de la cause ne le renforcent enaucune manière.  Il n’y a eu aucune "iniquité", ni aucunerétention d’information à l’égard des actionnaires. Le public n’ad’ailleurs aucun intérêt légitime dans les affaires de laplaignante puisque, même s’il s’agit formellement d’une société,elle se classe plutôt parmi les personnes privées.  Cette affairese résume en réalité à une intrusion totalement injustifiée dansla vie privée.

C’est pourquoi je n’ai pas le moindre doute que, en dépit dela nécessité de protéger les sources journalistiques en général,il s’agit d’une affaire où la balance penche en faveur de ladivulgation.  Je rejette en conséquence les appels.  Jen’aperçois aucun motif de justice pour conclure différemmentquant aux appels de M. Goodwin."

Le juge McCowan déclara que le requérant devait s’être montré "incroyablement naïf" s’il ne lui était pas venu à l’esprit que l’informateur était au moins coupable de divulgation d’informations confidentielles. La cour d’appel autorisa le requérant à se pourvoir devant la Chambre des lords.

18.   Le 4 avril 1990, la Chambre des lords confirma la décision de la cour d’appel, appliquant le principe exposé par Lord Reid dans un arrêt de principe antérieur, Norwich Pharmacal Co. v. Customs and Excise Commissioners, Appeal Cases 1974, p. 133:

"si une personne se trouve impliquée, sans aucune faute de sa part, dans les actes délictueux d’autrui au point de les faciliter, elle pourra ne pas en répondre personnellement, maiselle aura le devoir d’assister la personne lésée en luifournissant toute information et en révélant l’identité desmalfaiteurs."

Lord Bridge, dans la première des cinq interventions distinctes qu’il fit en l’espèce, souligna que, pour appliquer l’article 10, il est nécessaire de mettre en balance, d’une part, la nécessité de protéger les sources d’information, et d’autre part, "l’intérêt de la justice" notamment.  Il mentionna un certain nombre d’autres affaires pour illustrer la façon dont cet exercice doit être mené (en particulier Secretary of State for Defence v. Guardian Newspapers Ltd, Appeal Cases 1985, p. 339), et poursuivit:

"(...) la question de savoir si la divulgation est nécessairedans l’intérêt de la justice soulève un problème plus délicat,car il faut mettre deux intérêts publics en balance.  La Chambredes lords n’a pas encore eu à trancher de questions se posant surle terrain de cette partie de l’article 10.  Commentant cetarticle en général, Lord Diplock a déclaré dans l’affaireSecretary of State for Defence v. Guardian Newspapers Ltd, AppealCases 1985, p. 350:

"Les exceptions ne se réfèrent pas à "l’intérêt public" engénéral et j’ajouterais même que, selon moi, l’expression de"justice" dont l’intérêt mérite protection n’est pas utilisée ausens général de contraire d’"injustice" mais au sens techniqued’administration de la justice lors d’une procédure suivie devantun tribunal ou, en vertu de la définition élargie donnée au terme"tribunal" (court) par l’article 19 de la loi de 1981, devant unecommission ou un organe exerçant des fonctions judiciaires."

Je souscris entièrement à la première partie de cettedéclaration.  Interpréter le terme "justice" comme le contraired’"injustice" à l’article 10 serait en effet lui donner un sensbeaucoup trop large.  Cependant, le limiter au "sens techniqued’administration de la justice lors d’une procédure suivie devantun tribunal" me semble trop étroit, avec tout le respect dû àtoute déclaration de feu Lord Diplock.  Il est, selon moi, de"l’intérêt de la justice", au sens que revêt cette expression àl’article 10, que des personnes puissent exercer des droitsprotégés par la loi et parer à de graves préjudices au regard dela loi, qu’il faille ou non recourir à une procédure devant untribunal.  Pour prendre un exemple évident, si une personneemployant un personnel nombreux subit un préjudice important parsuite des agissements d’un employé déloyal non identifié, il estsans aucun doute dans l’intérêt de la justice qu’elle puissel’identifier pour mettre fin à son contrat de travail, même s’iln’est pas nécessaire pour cela d’intenter une action en justice.

Interpréter de la sorte l’expression "dans l’intérêt de lajustice" fait immédiatement ressortir l’importance de l’exercicede mise en balance.  Pour établir la nécessité de la divulgation,il ne suffit pas, en soi, qu’une partie désireuse d’obtenir ladivulgation de l’identité d’une source relevant de la protectionde l’article 10 se contente de montrer que, faute d’une tellemesure, elle ne pourra pas exercer le droit protégé par la loini éviter le dommage qui la menace du fait de la violation de laloi qui est à l’origine de sa plainte.  Le juge aura toujourspour tâche de peser, d’une part, l’intérêt qu’il y a à ce quejustice soit faite dans une affaire donnée et, d’autre part,l’importance de protéger la source.  Dans cet exercice, le degrévoulu de nécessité ne sera atteint que lorsque le juge seraconvaincu que la divulgation dans l’intérêt de la justice estd’une importance si prépondérante qu’elle l’emporte sur laconfidentialité prévue par la loi.   La question de savoir si la nécessité de la divulgation, ainsidéfinie, est établie, relève du domaine des faits plutôt que dela marge d’appréciation du juge; cependant, comme beaucoupd’autres questions de fait, telles que celle de savoir si unepersonne a agi raisonnablement dans des circonstances données,elle demande de porter avec discernement un jugement de valeurauquel il est parfois difficile de parvenir.

Par ailleurs, pour estimer le poids que l’on doit attacher à la nécessité de la divulgation pour répondre à l’esprit de l’article 10, il faut prendre en compte de nombreux facteurs sur les deux plateaux dela balance.   Il serait stupide de tenter de donner des directives détailléessur la façon de mener cet exercice, mais il ne serait pas déplacéd’indiquer le genre de facteurs qui méritent réflexion.  Enévaluant le poids à accorder aux arguments en faveur de ladivulgation, l’on devra situer l’affaire en cause à l’intérieurd’un large spectre.  Si la partie demandant la divulgation démontre, par exemple, que ses moyens d’existence mêmes endépendent, cela situera l’affaire à l’une des extrémités du spectre.  Si au contraire il apparaît qu’elle ne cherche qu’àprotéger un intérêt patrimonial mineur, cela situera l’affaireà l’autre bout du spectre, ou presque.  Par ailleurs,l’importance de protéger un informateur de la divulgation,conformément à l’esprit de la législation, variera aussi trèslargement.  Un facteur important sera la nature de l’informationobtenue de la source.  Plus l’intérêt légitime de l’informationfournie par la source à l’éditeur réel ou souhaité sera grand etplus il importera de protéger l’informateur.  Mais il est unautre facteur, plus significatif peut-être, qui influeragrandement sur l’importance de protéger la source, à savoir lamanière dont l’informateur s’est lui-même procuré lerenseignement.  S’il apparaît au tribunal que l’information a étéobtenue de façon légitime, cela renforcera l’importance d’enprotéger la source.  A l’inverse, s’il apparaît que l’informationa été obtenue illégalement, cela diminuera l’importance deprotéger la source, à moins, bien sûr, que ce facteur ne soitcontrebalancé par un intérêt général évident à voir publier cetteinformation, comme dans le cas, classique, où l’informateur a agipour dénoncer une injustice.  Je ne signale ces considérationsqu’à titre d’exemple, et souligne à nouveau qu’il ne faut enaucun cas y voir un code de conduite (...)

En l’espèce, il ne fait pour moi aucun doute que [la HighCourt] et la cour d’appel ont eu raison de conclure que lanécessité de divulguer les notes de M. Goodwin dans l’intérêt dela justice était établie.  L’importance pour la plaignanted’obtenir la divulgation réside dans la menace de gravespréjudices pesant sur ses affaires et, par conséquent, sur lesmoyens d’existence de ses salariés, qui résulteraient de ladivulgation de l’information contenue dans son plan dedéveloppement, alors qu’elle mène des négociations pour trouverde nouvelles sources de financement.  Cette menace (...) ne peutêtre levée que si la plaignante peut identifier l’informateur- qui soit sera reconnu comme le voleur de l’exemplaire du plandérobé, soit conduira à identifier le voleur - et se mettre ainsien mesure d’engager une procédure pour récupérer le documentdisparu.  L’importance de protéger l’informateur se trouve parailleurs sérieusement diminuée du fait de la complicité del’informateur, à tout le moins dans une grave divulgationd’informations confidentielles, qui n’est compensée par aucunintérêt légitime à voir publier ces informations.  Il est clair,de ce point de vue, que la divulgation dans l’intérêt de lajustice est d’une telle importance qu’elle l’emporte sur lesprincipes qui sous-tendent la protection légale des sources; ilest ainsi satisfait au critère de nécessité de la divulgation(...)"

Lord Templeman ajouta que le requérant aurait dû "reconnaître que [l’information] était à la fois confidentielle et préjudiciable".

C. Amende pour contempt of court

19.   Dans l’intervalle, le 23 novembre 1989, le requérant s’était vu signifier une demande de renvoi en jugement pour contempt of court, infraction passible d’une amende non plafonnée ou d’une peine d’emprisonnement pouvant atteindre deux ans (article 14 de la loi de 1981).  Le 24 novembre, lors d’une audience devant la High Court, l’avocat du requérant reconnut que ce dernier était coupable de contempt, mais l’assignation fut prorogée dans l’attente du résultat de l’appel. La Chambre des lords ayant débouté le requérant, la High Court infligea au requérant le 10 avril 1990 une amende de 5 000 £ pour contempt.

II.   LE DROIT INTERNE PERTINENT

20.   L’article 10 de la loi de 1981 sur le contempt of court dispose:

"Aucun tribunal ne peut demander à une personne de divulguer,et nul n’est coupable de contempt of court s’il refuse dedivulguer la source de l’information contenue dans la publicationdont il est responsable, à moins que le tribunal ne considèrecomme établi que la divulgation est nécessaire dans l’intérêt dela justice ou de la sécurité nationale ou pour la défense del’ordre et la prévention des infractions pénales."

21.   L’article 14 par. 1 prévoit:

"Chaque fois qu’un tribunal a compétence pour condamner unepersonne à une peine d’emprisonnement pour contempt of court etqu’aucune disposition (hormis la présente clause) ne limite ladurée de la détention, celle-ci devra (sans préjudice du pouvoirdu tribunal à ordonner une libération anticipée), revêtir uncaractère fixe et ne dépasser en aucun cas deux ans si la peineest infligée par une juridiction supérieure ou un mois si ellel’est par une juridiction inférieure."

22.   Dans l’affaire Secretary of State for Defence v. Guardian Newspapers, Lord Diplock a interprété comme suit l’expression "l’intérêt de la justice" figurant à l’article 10 de la loi de 1981:

"Les exceptions ne se réfèrent pas à l’"intérêt public" engénéral et j’ajouterais même que, selon moi, l’expression de"justice" dont l’intérêt mérite protection n’est pas utilisée ausens général de contraire d’"injustice" mais au sens techniqued’administration de la justice lors d’une procédure suivie devantun tribunal (...)   [L’expression "l’intérêt de la justice"] (...) renvoie àl’administration de la justice dans le cadre d’une procédureparticulière en cours ou, s’agissant du genre d’affaires relevantde la "loi sur la divulgation" dont l’affaire Norwich PharmacalCo. v. Customs and Excise Commissioners offre un exemple (...),d’une action civile précise qu’on se propose d’intenter contrel’auteur d’un dommage dont l’identité n’a pas encore été établie.Je n’arrive pas à imaginer une action civile se fondant surl’article 10 de la loi [de 1981] autre qu’une action endiffamation ou pour détention de biens lorsque ceux-ci, comme enl’espèce et en l’affaire British Steel Corporation v. GranadaTelevision (...), sont ou incluent des documents remis au médiapar divulgation d’informations confidentielles."

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

23.   Dans sa requête (no 17488/90) du 27 septembre 1990 à la Commission, M. Goodwin alléguait que l’ordonnance le sommant de révéler l’identité de son informateur constituait une atteinte au droit à la liberté d’expression que lui reconnaît l’article 10 (art. 10) de la Convention.

24.   La Commission a retenu la requête le 7 septembre 1993.  Dans son rapport du 1er mars 1994 (article 31) (art. 31), elle exprime l’avis qu’il y a eu violation de l’article 10 (art. 10) (onze voix contre six).  Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt [3].

CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR

25.   A l’audience du 24 avril 1995, le Gouvernement a invité la Cour, comme dans son mémoire, à dire qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention.

26.   A cette même occasion, le requérant a réitéré la demande qu’il avait déjà exprimée dans son mémoire et prié la Cour de constater une violation de l’article 10 (art. 10) et de lui accorder une satisfaction équitable au titre de l’article 50 (art. 50) de la Convention.

EN DROIT

I.   SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 10 (art. 10) DE LA CONVENTION

27.   Le requérant se plaint de ce que l’ordonnance de divulgation le sommant de révéler l’identité de son informateur, ainsi que l’amende qui lui a été infligée pour refus d’obtempérer, emportent violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention, ainsi libellé:

"1. Toute personne a droit à la liberté d’expression.  Cedroit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir oude communiquer des informations ou des idées sans qu’il puissey avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération defrontière.  Le présent article (art. 10) n’empêche pas les Etatsde soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou detélévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et desresponsabilités peut être soumis à certaines formalités,conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, quiconstituent des mesures nécessaires, dans une sociétédémocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territorialeou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à laprévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale,à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pourempêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pourgarantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire."

28.   Aucun des comparants ne conteste que ces mesures constituaient une atteinte au droit à la liberté d’expression que le paragraphe 1 de l’article 10 (art. 10-1) garantit au requérant et la Cour n’aperçoit aucune raison d’adopter un point de vue différent.  Elle doit donc rechercher si cette ingérence était justifiée au regard du second paragraphe de l’article 10 (art. 10-2).

A. L’ingérence était-elle "prévue par la loi" ?

29.   La Cour relève que l’ordonnance de divulgation incriminée ainsi que l’amende se fondaient sur le droit interne, à savoir les articles 10 et 14 de la loi de 1981 (paragraphes 20 et 21 ci-dessus), ce qui n’est pas contesté.  En revanche, le requérant soutient que, au moins pour ce qui concerne l’ordonnance, la législation interne pertinente ne satisfait pas au critère de prévisibilité qui découle de l’expression "prévues par la loi".

30.   Le Gouvernement combat cette affirmation, tandis que la Commission n’a pas jugé nécessaire de se prononcer sur ce point.

31.   La Cour réaffirme que, selon sa jurisprudence, le droit interne applicable doit être formulé avec suffisamment de précision pour permettre aux personnes concernées - en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés - de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé.  Une loi qui confère un pouvoir d’appréciation ne se heurte pas en soi à cette exigence, à condition que l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir se trouvent définies avec une netteté suffisante, eu égard au but légitime en jeu, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (voir, par exemple, l’arrêt Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni du 13 juillet 1995, série A no 316-B, pp. 71-72, par. 37).

32.   Le requérant soutient que l’exception, dans l’intérêt de la justice, à la règle de protection des sources, prévue à l’article 10 de la loi de 1981, n’est pas suffisamment précise pour permettre aux journalistes de prévoir dans quelles circonstances une telle ordonnance peut être émise à leur encontre en vue de protéger une société privée. En appliquant cette disposition à l’espèce, Lord Bridge aurait entièrement modifié l’interprétation donnée par Lord Diplock dans l’affaire Secretary of State for Defence v. Guardian Newspapers.  La mise en balance des intérêts à laquelle Lord Bridge a eu recours équivaudrait à une évaluation subjective par le juge de facteurs fondés sur des preuves a posteriori soumises par la partie cherchant à connaître la source (paragraphe 18 ci-dessus).  A l’époque où l’informateur a fourni les renseignements, le journaliste n’aurait eu aucune possibilité de savoir que les moyens d’existence de cette partie dépendaient d’une telle connaissance, et il n’aurait pu apprécier de façon tant soit peu certaine l’intérêt public que présentaient ces informations.  Un journaliste serait habituellement en mesure de savoir si le renseignement a été obtenu par des moyens légitimes ou non, mais il ne saurait prédire le point de vue que les tribunaux adopteront en la matière.  La loi, telle qu’elle est libellée, se bornerait à confier au juge le mandat d’ordonner aux journalistes de révéler leurs sources si la partie lésée leur en fait la demande.

33.   La Cour reconnaît qu’il peut être difficile, dans le domaine considéré, de rédiger des lois d’une totale précision et qu’une certaine souplesse peut même se révéler souhaitable pour permettre aux juridictions internes de faire évoluer le droit en fonction de ce qu’elles jugent être des mesures nécessaires dans l’intérêt de la justice.

Contrairement à ce que le requérant laisse entendre, la législation pertinente ne confère pas aux tribunaux anglais une totale latitude pour décider s’il convient d’émettre une ordonnance de divulgation dans l’intérêt de la justice. Des restrictions importantes découlent tout d’abord de l’article 10 de la loi de 1981, aux termes duquel une ordonnance de divulgation peut être émise si "le tribunal (...) considère comme établi que la divulgation est nécessaire dans l’intérêt de la justice" (paragraphe 20 ci-dessus).

De surcroît, à l’époque des faits, c’est-à-dire lorsque l’informateur a transmis les renseignements au requérant, il existait, outre l’interprétation de l’exception dans l’intérêt de la justice contenue à l’article 10, à laquelle Lord Diplock s’était livré dans l’affaire Secretary of State for Defence v. Guardian Newspapers, une décision de Lord Reid dans l’affaire Norwich Pharmacal Co. v. Customs and Excise Commissioners (1973), aux termes de laquelle une personne qui, sans aucune faute de sa part, est impliquée dans une infraction à la loi, peut se trouver dans l’obligation de révéler l’identité de l’auteur de ladite infraction (paragraphes 15, 18 et 22 ci-dessus).

Pour la Cour, l’interprétation de la législation pertinente donnée en l’espèce par la Chambre des lords ne va pas au-delà de ce que l’on pouvait raisonnablement prévoir dans les circonstances de la cause (voir, mutatis mutandis, le récent arrêt S.W. c. Royaume-Uni du 22 novembre 1995, série A no 335-B, p. 42, par. 36).  Elle n’aperçoit pas non plus d’autre élément indiquant que la loi en question n’a pas ménagé au requérant une protection adéquate contre l’arbitraire.

34.   En conséquence, la Cour conclut que les mesures incriminées étaient "prévues par la loi".

B. L’ingérence poursuivait-elle un but légitime ?

35.   Nul n’a contesté devant les institutions de la Convention que les mesures en cause visaient à protéger les droits de Tetra et que l’ingérence avait ainsi un but légitime.  Le Gouvernement affirme qu’elles étaient également destinées à la prévention des infractions pénales.

36.   Etant convaincue que l’ingérence poursuivait le premier de ces objectifs, la Cour ne juge pas nécessaire de rechercher si elle visait aussi le second.

C. L’ingérence était-elle "nécessaire dans une société  démocratique" ?

37.   Le requérant et la Commission sont d’avis que l’article 10 (art. 10) de la Convention exige de ne contraindre un journaliste à révéler ses sources que dans des circonstances exceptionnelles où des intérêts publics ou privés vitaux sont menacés.  Or tel ne serait pas le cas en l’occurrence.

Ils ont tous deux invoqué le fait que Tetra avait déjà obtenu une injonction interdisant la publication des informations (paragraphe 12 ci-dessus) et que cette injonction avait été respectée.  Les renseignements en question étant de même nature que ceux que l’on trouve couramment dans la presse économique, ils n’estiment pas que Tetra ait démontré, preuves à l’appui, que de nouvelles publications lui porteraient préjudice; la société n’aurait d’ailleurs subi aucun des dommages annoncés. Le requérant ajoute que ces renseignements méritent d’être publiés même s’ils ne révèlent pas de question présentant un intérêt public capital, telle qu’un crime ou un grave méfait.  Ces informations sur les erreurs de gestion, les pertes et la recherche d’emprunt de Tetra seraient du domaine des faits et de l’actualité et intéresseraient directement les clients et investisseurs intervenant sur le marché des logiciels informatiques.  Quoi qu’il en soit, l’intérêt public de ces informations ne pourrait servir de critère pour juger de l’existence d’un besoin social impérieux poussant à ordonner la divulgation de l’identité de la source. Un informateur pourrait fournir des renseignements de faible intérêt un jour et de grande importance le lendemain; ce qui compterait est que la relation établie entre le journaliste et la source mît au jour des informations dont la publication présenterait un intérêt potentiel légitime.  Il ne s’agit pas de dénier par là à Tetra le droit de garder secrètes ses opérations, si elle le peut, mais de contester l’existence d’un besoin social impérieux qui imposerait de le punir pour avoir refusé de divulguer la source d’informations dont Tetra n’a pas su protéger la confidentialité.

38.   Le Gouvernement affirme que l’ordonnance de divulgation était nécessaire dans une société démocratique afin de protéger "les droits" de Tetra.  Les tribunaux internes ont pour rôle d’établir les faits et, sur cette base, d’évaluer les conséquences qui en découlent sur le plan juridique.  Selon lui, les pouvoirs de supervision des institutions de la Convention ne s’appliquent qu’à ces dernières.  Ces limites au contrôle des organes de la Convention revêtent de l’importance en l’espèce, où les tribunaux internes se sont fondés sur la prémisse selon laquelle le requérant avait reçu ces renseignements sans en connaître le caractère confidentiel, alors qu’il aurait dû en être informé.  De plus, l’informateur était probablement le voleur du plan de développement confidentiel et avait des motifs peu avouables de divulguer les informations.  De surcroît, toute autre publication de ces renseignements aurait causé aux plaignants un préjudice commercial important.  Les tribunaux internes sont parvenus à ces conclusions en s’appuyant sur les preuves qui leur ont été présentées.

Le Gouvernement soutient par ailleurs qu’aucun intérêt public significatif ne s’attache à la publication des informations confidentielles reçues par le requérant.

Même si la libre circulation de l’information en direction des journalistes présente un intérêt public général, les informateurs et les journalistes doivent se rendre compte que la promesse d’un journaliste de respecter la confidentialité de sa source et son engagement implicite en ce sens doivent parfois s’effacer devant un intérêt public supérieur.  Cette prérogative du journaliste ne doit pas l’autoriser à protéger une source qui a fait preuve de mauvaise foi ou, à tout le moins, s’est conduite de manière irresponsable, de façon à lui permettre de transmettre en toute impunité des renseignements ne présentant aucun intérêt public.  En l’occurrence, la source n’aurait pas fait preuve du sens des responsabilités qu’exige l’article 10 (art. 10) de la Convention.  Les renseignements en cause ne présentaient pas un intérêt public de nature à justifier une atteinte aux droits d’une société privée comme Tetra

S’il est vrai que cette société a obtenu des injonctions efficaces, tant que l’identité du voleur et de la source demeurait inconnue, elle restait exposée à une nouvelle diffusion de l’information et, partant, à un préjudice pour ses affaires et les moyens d’existence de ses employés.  Il n’existait pas d’autre moyen de protéger la confiance dans la santé de la société Tetra.

Dans ces conditions, selon le Gouvernement, l’ordonnance mettant le requérant en demeure de divulguer l’identité de sa source et la seconde ordonnance le condamnant à une amende pour refus d’obtempérer ne constitueraient pas une violation des droits que l’article 10 (art. 10) de la Convention garantit au requérant.

39.   La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière (voir notamment le récent arrêt Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 23, par. 31).

La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse, comme cela ressort des lois et codes déontologiques en vigueur dans nombre d’Etats contractants et comme l’affirment en outre plusieurs instruments internationaux sur les libertés journalistiques (voir notamment la Résolution sur les libertés journalistiques et les droits de l’homme, adoptée à la 4e Conférence ministérielle européenne sur la politique des communications de masse (Prague, 7-8 décembre 1994), et la Résolution du Parlement européen sur la non-divulgation des sources journalistiques du 18 janvier 1994, parue au Journal officiel des Communautés européennes no C 44/34). L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général.  En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de "chien de garde" et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie.  Eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique et à l’effet négatif sur l’exercice de cette liberté que risque de produire une ordonnance de divulgation, pareille mesure ne saurait se concilier avec l’article 10 (art. 10) de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public.

Il convient de tenir compte de ces considérations pour appliquer aux faits de la cause le critère de la nécessité dans une société démocratique prévu au paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2).

40.   D’une manière générale, la "nécessité" d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit être établie de manière convaincante (voir l’arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2) du 26 novembre 1991, série A no 217, pp. 28-29, par. 50, où sont exposés les grands principes régissant l’application du critère de "nécessité").  Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un "besoin social impérieux" susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation.  En l’espèce, cependant, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse.  De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10 (art.10-2), si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi.  En bref, les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux.

La Cour n’a pas pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 (art. 10) les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation.  Pour cela, la Cour doit considérer l’"ingérence" litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent "pertinents et suffisants".

41.   En l’espèce, comme Lord Bridge l’a indiqué devant la Chambre des lords, Tetra a bénéficié d’une ordonnance de divulgation de l’identité de la source en raison principalement de la menace de graves préjudices pesant sur ses affaires et, par conséquent, sur les moyens d’existence de ses salariés, qu’aurait engendré la publication de l’information contenue dans son plan de développement, alors que ses négociations en vue de trouver de nouveaux financements étaient en cours (paragraphe 18 ci-dessus).  Cette menace, comparable à une "bombe à retardement", selon les termes de Lord Donaldson devant la cour d’appel (paragraphe 17 ci-dessus), ne pouvait être levée, d’après Lord Bridge, que si Tetra parvenait à connaître l’informateur, que ce dernier soit le voleur de l’exemplaire du plan ou permette d’identifier le voleur, donnant ainsi à la société la possibilité d’intenter une procédure en recouvrement du document disparu.  L’importance de protéger l’informateur, concluait Lord Bridge, se trouvait sérieusement diminuée du fait de la complicité de celui-ci, à tout le moins dans une grave divulgation d’informations confidentielles, que ne compensait aucun intérêt légitime à voir publier ces informations (paragraphe 18 ci-dessus).

42.   Pour la Cour, les justifications avancées en l’espèce pour l’ordonnance de divulgation litigieuse doivent s’analyser dans le cadre général de l’injonction provisoire non contradictoire précédemment accordée à la société et qui interdisait non seulement au requérant, mais aussi à l’éditeur de The Engineer, de publier toute information tirée du plan.  Cette injonction avait été notifiée à tous les journaux britanniques et revues concernées (paragraphe 12 ci-dessus). L’ordonnance de divulgation visait un but pour une large part identique à celui déjà obtenu avec l’injonction, à savoir empêcher la diffusion des renseignements confidentiels figurant dans le plan.  Il ne fait aucun doute, ainsi que Lord Donaldson l’a indiqué devant la cour d’appel, que l’injonction avait effectivement réussi à bloquer la diffusion des informations confidentielles dans la presse (paragraphe 17 ci-dessus).  Les créanciers, clients, fournisseurs et concurrents de Tetra n’apprendraient donc pas ces renseignements par cette voie.  Un aspect capital de la menace de préjudice commercial pesant sur Tetra avait donc en grande partie été neutralisé grâce à l’injonction.  Cela étant, la Cour estime que, dans la mesure où l’ordonnance de divulgation avait seulement pour but de renforcer l’injonction, la restriction supplémentaire à la liberté d’expression qu’elle entraînait ne se trouvait pas justifiée par des motifs suffisants au regard du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2) de la Convention.

43.   La Cour doit encore rechercher si les autres objectifs de l’ordonnance de divulgation offrent des justifications suffisantes.

44.   A cet égard, comme Lord Donaldson l’a déclaré, il est vrai que l’injonction n’a pas eu pour résultat d’empêcher l’informateur du journaliste requérant (ou la source de cet informateur) de transmettre directement les renseignements aux clients et concurrents de Tetra (paragraphe 17 ci-dessus).  Sauf à connaître l’identité de cet informateur, la société ne pouvait pas empêcher le contenu du plan de continuer à se répandre, notamment en engageant contre l’intéressé une procédure pour récupérer le document disparu, obtenir une injonction lui interdisant toute autre divulgation de ces informations ainsi que des dommages-intérêts.

En tant que société commerciale, elle avait aussi un motif légitime de chercher à démasquer un salarié ou un collaborateur déloyal, qui risquait de pouvoir continuer à pénétrer dans ses locaux, pour mettre fin à son contrat.

45.   Il s’agit là incontestablement de motifs pertinents.  Cependant, comme les juridictions internes l’ont aussi reconnu, pour établir la nécessité de la divulgation, il ne suffit pas, en soi, qu’une partie désireuse d’obtenir la divulgation de l’identité d’une source se contente de montrer que, faute d’une telle mesure, elle ne pourra pas exercer le droit protégé par la loi ni éviter le dommage qui la menace du fait de la violation incriminée de la loi (paragraphe 18 ci-dessus). A cet égard, la Cour rappelle que les considérations dont les institutions de la Convention doivent tenir compte pour exercer leur contrôle sur le terrain du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2) font pencher la balance des intérêts en présence en faveur de celui de la défense de la liberté de la presse dans une société démocratique (paragraphes 39 et 40 ci-dessus).  En l’occurrence, la Cour ne juge pas que les intérêts de Tetra - éliminer, en engageant une procédure contre la source, l’autre aspect de la menace de dommage à son encontre que représentait la diffusion des informations confidentielles par d’autres voies que la presse, obtenir des dommages-intérêts et démasquer un salarié ou un collaborateur déloyal - sont suffisants, même cumulés, pour l’emporter sur l’intérêt public capital que constitue la protection de la source du journaliste requérant.  Partant, la Cour ne considère pas que les autres objectifs de l’ordonnance de divulgation, jugés à l’aune des critères fixés dans la Convention, constituent un impératif prépondérant d’intérêt public.

46.   En résumé, la Cour estime que l’ordonnance de divulgation ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé.  Les restrictions que l’ordonnance de divulgation a fait peser sur la liberté d’expression du journaliste qu’est le requérant ne peuvent donc passer pour nécessaires dans une société démocratique, au sens du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2), afin de défendre les droits de la société Tetra en vertu de la législation anglaise, même en tenant compte de la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales. Partant, la Cour conclut que tant l’ordonnance sommant le requérant de divulguer sa source que l’amende qui lui a été infligée pour refus d’obtempérer ont violé en son chef le droit à la liberté d’expression reconnu par l’article 10 (art. 10).

II.   SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION

47.   M. William Goodwin sollicite une satisfaction équitable au titre de l’article 50 (art. 50) de la Convention, ainsi libellé:

"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou unemesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autreautorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement oupartiellement en opposition avec des obligations découlant de la(...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie nepermet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cettedécision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’ily a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."

A. Préjudice moral

48.   Le requérant réclame 15 000 livres sterling à titre de réparation de l’angoisse et du désarroi qu’il a éprouvés par suite de la procédure engagée contre lui.  Pendant cinq mois, il s’est trouvé sous la menace constante d’une condamnation à une peine d’emprisonnement, pouvant atteindre deux ans, pour avoir obéi à sa conscience et n’avoir pas failli à ses obligations morales de journaliste.  Il doit désormais vivre avec un casier judiciaire, puisque son délit de contempt of court ne sera pas effacé par une décision de la Cour constatant une violation.  Il a subi le harcèlement des huissiers de justice et de son employeur afin de l’amener à obtempérer à une ordonnance de justice dirigée contre ce dernier.  Il a en outre fait l’objet de pressions, sous la forme d’une menace de licenciement, au cas où il ne révélerait pas l’identité de sa source.

49.   Le Gouvernement s’oppose aux prétentions du requérant, avançant que les conséquences néfastes alléguées ne sont que le résultat d’une désobéissance à la loi.  Même si le requérant jugeait cette loi mauvaise, il aurait dû remettre les informations au tribunal dans une enveloppe cachetée comme il en avait reçu l’ordre ou, à tout le moins, reconnaître qu’il était de son devoir d’obtempérer à l’ordre de divulgation lorsqu’il perdit son affaire devant la Chambre des lords. En ce cas, il aurait été difficile au Gouvernement de s’opposer à une demande en réparation du préjudice subi.

50.   Les arguments du Gouvernement ne convainquent pas la Cour.  Au regard de l’article 50 (art. 50), il importe de savoir si les faits reconnus comme constitutifs d’une violation ont entraîné un dommage moral.  En l’occurrence, la Cour estime établi le lien de causalité entre la violation de la Convention constatée et l’angoisse et le désarroi éprouvés par le requérant.  Cependant, vu les circonstances de l’affaire, elle juge qu’une telle conclusion constitue une satisfaction équitable suffisante pour réparer le préjudice sur ce point.

B. Frais et dépens

51.   Le requérant réclame en outre 49 500 £ au total pour des frais et dépens dont il a exposé le détail dans son mémoire à la Cour du 1er mars 1995:

a) 19 500 £ pour les honoraires de l’avocat qui a rédigé la requête à la Commission ainsi que les observations écrites adressées à cette dernière et à la Cour, et préparé et présenté l’affaire devant la Commission et la Cour;

b) 30 000 £ pour le travail effectué par les solicitors du requérant dans le cadre de la procédure devant la Commission et la Cour. Il convient de majorer cette somme du taux de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) en vigueur.

52.   Par une lettre du 11 avril 1995, le Gouvernement a invité le requérant à fournir une ventilation détaillée de ses frais.

53.   Le requérant a indiqué dans un courrier du 25 juillet 1995 que ses solicitors avaient fourni au total, pour la procédure devant la Commission et la Cour, 136 heures de travail au tarif moyen de 250 £ l’heure pour un solicitor expérimenté et 150 £ l’heure pour un solicitor assistant.

54.   Le Gouvernement a soumis le 30 août 1995 des observations sur la ventilation soumise par le requérant.  Il déclare que, sans préjudice de la décision de la Cour quant au retard avec lequel le requérant a énoncé ses prétentions, la somme de 19 500 £ réclamée pour son avocat lui semble trop élevée et qu’un montant de 16 000 £ lui paraît raisonnable.

En ce qui concerne les honoraires des solicitors, le Gouvernement trouve excessifs les tarifs et le nombre d’heures indiqués.  A son avis, 110 heures à un tarif moyen de 160 £ l’heure pour un solicitor expérimenté et 100 £ l’heure pour un assistant constitueraient une estimation raisonnable. D’après ses calculs, le Gouvernement estime qu’il serait raisonnable d’accorder au requérant la somme de 37 595,50 £ (TVA comprise) pour ses dépens.

55.   Dans une lettre du 1er septembre 1995, le requérant souligne que le nombre d’heures et les tarifs qu’il a indiqués sont raisonnables. Il admet que la Cour, si elle se prononce en sa faveur, pourrait accorder les sommes avancées par le Gouvernement si elle le juge approprié.  Il déclare qu’il pourrait accepter une somme totale se situant à mi-chemin des montants réclamés par les deux parties.

56.   La Cour juge en l’espèce adéquate la somme mentionnée par le Gouvernement.  Elle accorde donc au requérant la somme de 37 595,50 £ (TVA comprise) pour frais et dépens, moins 9 300 francs français déjà versés par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.

C. Intérêts moratoires

57.   Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal applicable au Royaume-Uni à la date d’adoption du présent arrêt était de 8 % l’an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par onze voix contre sept, qu’il y a eu violation del’article 10 (art. 10) de la Convention;

2. Dit, à l’unanimité, que le présent arrêt constitue par lui-mêmeune satisfaction équitable suffisante quant au préjudice moralsubi par le requérant;

3. Dit, à l’unanimité: a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans un délaide trois mois, 37 595,50 £ (trente sept mille cinq centquatre-vingt-quinze livres sterling et cinquante pence) pour lesfrais et dépens, moins 9 300 (neuf mille trois cents) francsfrançais à convertir en livres sterling au taux applicable à ladate de prononcé du présent arrêt; b) que ce montant est à majorer d’un intérêt non capitalisablede 8 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’auversement;

4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pourle surplus.


Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 27 mars 1996.

Rolv RYSSDAL

Président

Herbert PETZOLD

Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement A, l’exposé des opinions séparées suivantes:

- opinion concordante de M. De Meyer;

- opinion dissidente commune à M. Ryssdal, M. Bernhardt, M. Thór Vilhjálmsson, M. Matscher, M. Walsh, Sir John Freeland et M. Baka;

- opinion dissidente individuelle de M. Walsh.

R. R.

H. P.



OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE DE MEYER

(Traduction)

Je souscris entièrement à la conclusion de la Cour selon laquelle l’ordonnance sommant le requérant de révéler sa source ainsi que l’amende qui lui a été infligée pour refus d’obtempérer ont méconnu son droit à la liberté d’expression. Je ferais cependant observer qu’il en va selon moi de même pour l’injonction émise auparavant et qui interdisait la publication de l’information [4], car il s’agit d’une forme totalement inacceptable de restriction préalable [5].

Même en l’absence d’une telle injonction, l’ordonnance de divulgation et l’amende qui l’a suivie n’auraient eu aucun caractère légitime.  La protection des sources journalistiques revêt une importance tellement cruciale pour l’exercice du droit à la liberté d’expression qu’il ne doit à l’évidence jamais être permis d’y déroger, sauf peut-être dans des circonstances exceptionnelles, qui font à coup sûr défaut en l’espèce.



OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. RYSSDAL, M. BERNHARDT, M. THÓR VILHJÁLMSSON, M. MATSCHER, M. WALSH, SIR JOHN FREELAND ET M. BAKA, JUGES

(Traduction)

1.   Nous ne sommes pas en mesure de souscrire à la conclusion de la majorité, figurant au paragraphe 46 de l’arrêt, selon laquelle "tant l’ordonnance sommant le requérant de divulguer sa source que l’amende qui lui a été infligée pour refus d’obtempérer ont violé en son chef le droit à la liberté d’expression reconnu par l’article 10 (art. 10)".

2.   Naturellement, nous admettons parfaitement que, comme le rappelle le paragraphe 39 de l’arrêt, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière.  Nous estimons également, comme ce paragraphe l’indique ensuite, que "[l]a protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse (...).  L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général.  En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de "chien de garde" et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie." Il s’ensuit qu’une ordonnance de divulgation d’une source ne peut se concilier avec l’article 10 (art. 10) de la Convention que si elle se justifie au regard du paragraphe 2 de cet article (art. 10-2).

3.   En revanche, nous ne suivons pas la majorité dans son analyse de la question de savoir si, en l’espèce, il existe une telle justification et en particulier s’il a été satisfait au critère de nécessité dans une société démocratique

4.   S’agissant du critère employé en droit interne, l’article 10 de la loi de 1981 sur le contempt of court consacre la présomption en la défaveur de la divulgation des sources.  Cet article dispose (paragraphe 20 de l’arrêt) qu’aucun tribunal ne peut ordonner la divulgation "à moins [que celui-ci] ne considère comme établi que la divulgation est nécessaire dans l’intérêt de la justice ou de la sécurité nationale ou pour la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales."

5.   Comme Lord Bridge l’a expliqué en cette affaire devant la Chambre des lords, cette restriction légale ne joue que lorsque la partie demandant la divulgation arrive à convaincre le tribunal que "la divulgation est nécessaire" dans l’intérêt de l’un des quatre domaines de portée publique mentionnés dans cette disposition.  En recherchant si la divulgation de la source d’un renseignement donné est nécessaire pour protéger l’un de ces intérêts, le juge doit se livrer à un exercice de mise en balance: il doit partir "des hypothèses selon lesquelles, premièrement, la protection des sources est elle-même une question présentant un intérêt public important, deuxièmement, seule une nécessité pourra l’emporter sur cet intérêt et, troisièmement, cette nécessité peut uniquement se rapporter à la protection de l’un des quatre domaines de haut intérêt public cités dans cet article". S’exprimant au sujet de la manière dont le juge doit évaluer la nécessité de protéger, comme en l’espèce, l’intérêt de la justice, Lord Bridge a déclaré qu’il ne suffira jamais qu’une partie désireuse d’obtenir la divulgation de l’identité d’une source relevant de la protection de l’article 10 se contente de montrer que, faute d’une telle mesure, elle ne pourra pas exercer le droit protégé par la loi ni éviter le dommage qui la menace du fait de la violation de la loi. "Le juge aura toujours pour tâche de peser, d’une part, l’intérêt qu’il y a à ce que justice soit faite dans une affaire donnée et, d’autre part, l’importance de protéger la source.  Dans cet exercice, le degré voulu de nécessité ne sera atteint que lorsque le juge sera convaincu que la divulgation dans l’intérêt de la justice est d’une importance si prépondérante qu’elle l’emporte sur la confidentialité prévue par la loi."

6.   Etant donné que, comme l’arrêt le reconnaît, la protection des droits de la société Tetra par le biais de la défense de "l’intérêt de la justice" s’analyse en la poursuite d’un objectif légitime au sens du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2), le critère de nécessité prévu en droit interne ressemble de manière frappante à celui exigé par la Convention.  Les trois niveaux de juridiction internes, en se fondant sur toutes les preuves qui leur ont été soumises, ont conclu que la divulgation était nécessaire dans l’intérêt de la justice. Lord Bridge a souligné les facteurs suivants pour étayer son point de vue selon lequel le juge de première instance et la cour d’appel avaient eu raison de conclure que la nécessité de la divulgation dans l’intérêt de la justice était établie: premièrement, il importait pour Tetra d’obtenir la divulgation en raison de la menace de graves préjudices pesant sur ses affaires et, par conséquent, sur les moyens d’existence de ses salariés en cas de diffusion des renseignements contenus dans son plan de développement alors qu’elle menait des négociations en vue de trouver de nouveaux financements.  Cette menace ne pouvait être levée que si Tetra pouvait identifier l’informateur - qui soit serait reconnu comme le voleur de l’exemplaire du plan dérobé, soit conduirait à identifier le voleur - et se mettre ainsi en mesure d’engager une procédure pour récupérer le document disparu. Deuxièmement, l’importance de protéger l’informateur se trouvait sérieusement diminuée du fait de la complicité de l’informateur, à tout le moins dans une grave divulgation d’informations confidentielles, qui n’était compensée par aucun intérêt légitime à voir publier ces informations.  Il était clair, de ce point de vue, que la divulgation dans l’intérêt de la justice revêtait une telle importance qu’elle l’emportait sur les principes sous-tendant la protection légale des sources; il était ainsi satisfait au critère de nécessité de la divulgation.

7.   Par ailleurs, l’arrêt conclut que l’ordonnance de divulgation ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé (paragraphe 46).  Pour parvenir à cette conclusion, il est tout d’abord indiqué (à juste titre) au paragraphe 42 que les justifications avancées pour l’ordonnance de divulgation doivent s’analyser dans le cadre général de l’injonction provisoire précédemment accordée à Tetra.  Cette injonction a effectivement réussi à bloquer la diffusion des informations confidentielles dans la presse, de sorte qu’un "aspect capital de la menace de préjudice commercial pesant sur Tetra avait (...) en grande partie été neutralisé (...)".  Le paragraphe se poursuit ainsi: "Cela étant (...) dans la mesure où l’ordonnance de divulgation avait seulement pour but de renforcer l’injonction, la restriction supplémentaire à la liberté d’expression qu’elle entraînait ne se trouvait pas justifiée par des motifs suffisants au regard du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2) (...)".

8.   Toutefois, il n’est pas exact de dire que l’ordonnance de divulgation "avait seulement pour but de renforcer l’injonction". Comme l’exposent les décisions des tribunaux internes, cette ordonnance visait à accroître la protection des droits de Tetra en comblant les lacunes de l’injonction.  Cette dernière s’imposait à la presse, mais ne pouvait empêcher efficacement la diffusion aux clients ou concurrents de Tetra directement par l’informateur du requérant (ou la source de cet informateur).  Sauf à connaître l’identité de la source, Tetra ne pouvait pas empêcher le contenu du plan de continuer à se répandre, notamment en engageant contre l’intéressé une procédure pour récupérer le document disparu, obtenir une injonction lui interdisant toute autre divulgation de ces informations ainsi que des dommages-intérêts.  La société ne pouvait pas non plus empêcher un éventuel employé ou collaborateur déloyal continuant à jouir de l’accès à ses locaux de nuire à ses intérêts.

9.   Ces objectifs spécifiques à l’ordonnance de divulgation sont évoqués aux paragraphes 44 et 45 de l’arrêt.  Il est rappelé dans ce dernier paragraphe que les considérations dont les institutions de la Convention doivent tenir compte pour exercer leur contrôle sur le terrain du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2) "font pencher la balance des intérêts en présence en faveur de celui de la défense de la liberté de la presse dans une société démocratique", puis il y est affirmé que les intérêts de Tetra - s’assurer de nouvelles mesures de protection grâce à l’ordonnance de divulgation - sont insuffisants pour l’emporter sur l’intérêt public capital que constitue la protection de la source du requérant.

10.   Or il n’est procédé à aucune évaluation détaillée de ces intérêts de Tetra et, en ce cas, la Cour ne dispose pas d’une base satisfaisante pour procéder à l’exercice de mise en balance auquel elle doit se livrer.  Quoi qu’il en soit, les tribunaux internes étaient mieux placés pour évaluer, en fonction des preuves qui leur avaient été soumises, la force de ces intérêts; nous estimons que la conclusion à laquelle ils sont parvenus, au terme de leur analyse, quant au poids à accorder aux plateaux de la balance se situait à l’intérieur de la marge d’appréciation accordée aux autorités nationales.

11.   Nous concluons donc que ni l’ordonnance de divulgation ni l’amende infligée au requérant pour son refus d’obtempérer n’ont enfreint son droit à la liberté d’expression tel que le garantit l’article 10 (art. 10) de la Convention.



OPINION DISSIDENTE INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE WALSH

(Traduction)

1.   Dans sa plaidoirie devant la Cour, l’avocat du requérant a déclaré que son client "ne demandait aucune faveur particulière du fait de sa profession parce que les journalistes ne sont pas au-dessus des lois". Or il me semble que la Cour a en fait décidé que, dans le cadre de la Convention, un journaliste jouit de privilèges dont ne bénéficient pas les autres professions. Tout citoyen envoyant une lettre à la presse pour qu’elle la publie ne devrait-il pas bénéficier des mêmes avantages qu’un journaliste, même s’il n’exerce pas cette profession ? Etablir une distinction entre un journaliste et un citoyen lambda doit faire entrer en jeu l’article 14 (art. 14) de la Convention.

2.   En l’espèce, le requérant n’a subi aucune restriction à sa liberté d’expression.  C’est plutôt lui qui a refusé de s’exprimer. En conséquence, un justiciable demandant la protection de la loi parce que ses intérêts ont été lésés à tort n’a pu se prévaloir des recours dont les tribunaux l’avaient autorisé à faire usage.  Il s’agit bien là d’une question d’intérêt général et le requérant a réussi à entraver les efforts menés par les tribunaux internes pour défendre l’intérêt de la justice.  C’est à ces derniers qu’il appartient de décider si le document en question a ou non été volé.  Or le requérant invoque sa conviction selon laquelle le document n’a pas été dérobé pour justifier son refus d’obtempérer à l’ordonnance de justice qui lui a été adressée.  Son attitude et les termes qu’il emploie donnent à penser qu’il se serait conformé à cette ordonnance s’il avait estimé que le document avait été volé.  Il met donc en avant son opinion personnelle quant à la véracité d’un fait dont seuls les tribunaux internes peuvent décider s’il est de nature à justifier le refus d’obtempérer à une ordonnance de justice, et ce pour la simple raison qu’il est en désaccord avec les faits établis par les tribunaux.

3.   Il ne me semble pas qu’une quelconque disposition de la Convention permette à une partie d’exprimer des convictions allant à l’encontre des faits établis par les tribunaux compétents et de tenter par ce biais de justifier son refus de se voir liée par ces faits. Permettre au requérant d’agir de la sorte simplement parce qu’il exerce la profession de journaliste revient à soumettre le processus judiciaire à l’évaluation subjective de l’une des parties et à laisser cette partie décider seule de la justification morale pour laquelle elle a refusé d’obéir à l’ordonnance de justice, ce qui a conduit à un déni de justice envers l’adversaire et lui a causé un préjudice.  Il y a dès lors eu infraction à l’un des principes élémentaires de la justice selon lequel nul ne peut être juge de sa propre cause.


[1] L'affaire porte le n° 16/1994/463/544.  Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes

[2] Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9).  Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors

[3] Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique, il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions, 1996), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.

[4] Paragraphes 12 et 42 de l'arrêt

[5] Voir mon opinion partiellement dissidente sur cette question dans l'affaire Observer et Guardian c. Royaume-Uni, arrêt du 26 novembre 1991, série A n° 216, p. 46.

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CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE GOODWIN c. ROYAUME-UNI, 27 mars 1996, 17488/90