CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE S.A.S. c. FRANCE, 1er juillet 2014, 43835/11

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Grande Chambre), 1er juill. 2014, n° 43835/11
Numéro(s) : 43835/11
Publication : Recueil des arrêts et décisions 2014
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Ahmet Arslan et autres c. Turquie, no 41135/98, 23 février 2010
Aktas c. France (déc.), no 43563/08, 30 juin 2009
Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 89, 20 juin 2002
Anibal Vieira & Filhos LDA et Maria Rosa Ferreira da Costa LDA c. Portugal (déc.), nos 980/12 et 18385/12, 13 novembre 2012
Arrowsmith c. Royaume-Uni, no 7050/75, rapport de la Commission du 12 octobre 1978, DR 19
Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 122, CEDH 2011
Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 34, CEDH 2008
Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I
Michaud c. France, no 12323/11, CEDH 2012, §§ 51-52
Cha'are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, CEDH 2000-VII
Dahlab c. Suisse, no 42393/98, CEDH 2001-V
Deceuninck c. France (déc.), no 47447/08, 13 décembre 2011
D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 175 et 184-185, CEDH 2007-IV
Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 41, série A no 45
El Morsli c. France (déc.), no 15585/06, 4 mars 2008
Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10, CEDH 2013
Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, CEDH 1999-III
Hadrabová et autres c. République tchèque (déc.), nos 42165/02 et 466/03, 25 septembre 2007
Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 162, série A no 25
Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, 20 février 2007
Jian c. Roumanie (déc.), no 46640/99, 30 mars 2004
Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, série A no 112, § 42
Kalaç c. Turquie, 1er juillet 1997, § 27, Recueil des arrêts et décisions 1997 IV
Kara c. Royaume-Uni, no 36528/97, 22 octobre 1998
Kérétchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006
Kervanci c. France, no 31645/04, 4 décembre 2008
Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, série A no 260-A
Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 127, CEDH 2012 (extraits)
Kurtulmuş c. Turquie (déc.), no 65500/01, CEDH 2006-II
Leyla Şahin c. Turquie, no 44774/98, 29 juin 2004
Mann Singh c. France (déc.), no 24479/07, 11 juin 2007
Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, Recueil 1996-IV
Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, série A no 31, § 27
Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 117, CEDH 2005 IX
McFeeley et autres c. Royaume-Uni, no 8317/78, 15 mai 1980, § 83, Décisions et rapports (DR) 20
M. c. Royaume-Uni, no 13284/87, 15 octobre 1987
Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, 15 septembre 2009
Köse et autres c. Turquie (déc.), no 26625/02, CEDH 2006-II
Nolan et K. c. Russie, no 2512/04, § 73, 12 février 2009
Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, §§ 30-34, série A no 142
Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, CEDH 2004 XI
Otto-Preminger-Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, § 50, série A no 295-A
Özer c. Turquie (no 2), no 871/08, § 36, 26 janvier 2010
Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1998 I
Philis c. Grèce, no 28970/95, 17 octobre 1996
Phull c. France (déc.), no 35753/03, CEDH 2005 I
Popa c. Roumanie (déc.), no 4233/09, 18 juin 2013, §§ 32-33
Predescu c. Roumanie, no 21447/03, §§ 25-27, 2 décembre 2008
Ranjit Singh c. France (déc.), no 27561/08, 30 juin 2009
Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, CEDH 2003-II
Řehák c. République tchèque (déc.), no 67208/01, 18 mai 2004
Schuler-Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A no 263
Serif c. Grèce, no 38178/97, § 53, CEDH 1999-IX
Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas (déc.), 10 juillet 2012
Sutter c. Suisse, no 8209/78 du 1er mars 1979
Svyato-Mykhaylivska Parafiya c. Ukraine, no 77703/01, § 132, 14 juin 2007
Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, CEDH 2000-XI
Varbanov c. Bulgarie, no 31365/96, § 36, CEDH 2000 X
Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V
X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 94, CEDH 2013
X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 44, Recueil 1997 II
Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44
Organisations mentionnées :
  • Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe
  • FCNM
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Exception préliminaire rejetée (Article 34 - Victime) ; Exceptions préliminaires rejetées (Article 35-1 - Epuisement des voies de recours internes) ; Exception préliminaire rejetée (Article 34 - Actio popularis) ; Partiellement irrecevable ; Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie privée) ; Non-violation de l'article 9 - Liberté de pensée de conscience et de religion (Article 9-1 - Manifester sa religion ou sa conviction) ; Non-violation de l'article 14+8 - Interdiction de la discrimination (Article 14 - Discrimination) (Article 8-1 - Respect de la vie privée ; Article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale) ; Non-violation de l'article 14+9 - Interdiction de la discrimination (Article 14 - Discrimination) (Article 9 - Liberté de pensée de conscience et de religion ; Article 9-1 - Manifester sa religion ou sa conviction)
Identifiant HUDOC : 001-145240
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2014:0701JUD004383511
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Sur les parties

Texte intégral

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE S.A.S. c. FRANCE

(Requête no 43835/11)

ARRÊT

STRASBOURG

1er juillet 2014


En l’affaire S.A.S. c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

 Dean Spielmann, président,
 Josep Casadevall,
 Guido Raimondi,
 Ineta Ziemele,
 Mark Villiger,
 Boštjan M. Zupančič,
 Elisabeth Steiner,
 Khanlar Hajiyev,
 Mirjana Lazarova Trajkovska,
 Ledi Bianku,
 Ganna Yudkivska,
 Angelika Nußberger,
 Erik Møse,
 André Potocki,
 Paul Lemmens,
 Helena Jäderblom,
 Aleš Pejchal, juges,
et de Erik Fribergh, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 novembre 2013 et le 5 juin 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43835/11) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet État (« la requérante »), a saisi la Cour le 11 avril 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la cinquième section puis le président de la Grande Chambre ont accédé à la demande de la requérante tendant à ce que son identité ne soit pas divulguée (article 47 § 3 du règlement).

2.  La requérante est représentée devant la Cour par M. S. Sharma, solicitor à Birmingham, M. R. De Mello et M. T. Muman, barristers à Birmingham, et M. S. Singh Juss, barrister à Londres. Le gouvernement français ( » le Gouvernement ») est représenté par son agent ; il s’agissait initialement de Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères, à laquelle M. F. Alabrune a succédé en mai 2014.

3.  La requérante se plaint du fait que l’interdiction de porter une tenue destinée à dissimuler le visage dans l’espace public que pose la loi no 2010-1192 du 11 octobre 2010 la prive de la possibilité de revêtir le voile intégral dans l’espace public. Elle dénonce une violation des articles 3, 8, 9, 10 et 11 de la Convention, pris isolément et combinés avec l’article 14 de la Convention.

4.  La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 1er février 2012, elle a été communiquée au Gouvernement.

5.  Le 28 mai 2013, une chambre de la cinquième section composée de Mark Villiger, président, Angelika Nußberger, Boštjan M. Zupančič, Ganna Yudkivska, André Potocki, Paul Lemmens et Aleš Pejchal, juges, ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).

6.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé un mémoire sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

8.  Les organisations non gouvernementales Amnesty International, Liberty, Open Society Justice Initiative et Article 19, ainsi que le Centre des droits de l’homme de l’université de Gand et le gouvernement belge se sont vu accorder l’autorisation d’intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement). Le gouvernement belge a également été autorisé à intervenir dans la procédure orale.

9.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 27 novembre 2013 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
Mmes Edwige Belliard, directrice des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,              agent,
Nathalie Ancel, sous-directrice des droits de l’homme au ministère des Affaires étrangères,               co-agent,
M. Sylvain Fournel, rédacteur à la sous-direction des droits de l’homme du ministère des Affaires étrangères,
Rodolphe Feral, rédacteur à la sous-direction des droits de l’homme du ministère des Affaires étrangères,
Mme Patricia Rouault-Chalier, sous-directrice des affaires juridiques générales et du contentieux au ministère de la Justice,
M. Eric Dumand, chef du bureau du droit et du contentieux européen, international et institutionnel au ministère de l’Intérieur,              conseillers ;

–  pour la requérante
MM. Ramby De Mello,
Tony Muman,
Satvinder Singh Juss, conseils,
Eirik Bjorge,
Mmes Anastasia Vakulenko,
Stéphanie Berry, conseillers ;

–  pour le Gouvernement belge
Mme Isabelle Niedlispacher, co-agent.

La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Belliard, MM. De Mello et Muman et Mme Niedlispacher, ainsi que Mme Belliard et M. De Mello en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10.  La requérante est une ressortissante française née en 1990 et résidant en France.

11.  La requérante, qui se déclare musulmane pratiquante, indique porter la burqa et le niqab afin d’être en accord avec sa foi, sa culture et ses convictions personnelles. Elle précise que la burqa est un habit qui couvre entièrement le corps et inclut un tissu à mailles au niveau du visage, et que le niqab est un voile couvrant le visage à l’exception des yeux. Elle souligne que ni son mari ni aucun autre membre de sa famille ne font pression sur elle pour qu’elle s’habille ainsi.

12.  Elle ajoute qu’elle porte le niqab en public comme en privé, mais pas de façon systématique ; ainsi, par exemple, elle peut ne pas le porter lorsqu’elle est en consultation chez un médecin ou lorsqu’elle rencontre des amis dans un lieu public ou cherche à faire des connaissances. Elle accepte donc de ne pas porter tout le temps le niqab dans l’espace public, mais souhaite pouvoir le faire quand tel est son choix, en particulier lorsque son humeur spirituelle le lui dicte. Il y a ainsi des moments (par exemple lors d’événements religieux tels que le ramadan) où elle a le sentiment de devoir le porter en public pour exprimer sa religion et sa foi personnelle et culturelle ; son objectif n’est pas de créer un désagrément pour autrui mais d’être en accord avec elle-même.

13.  La requérante précise qu’elle ne réclame pas de pouvoir garder le niqab lorsqu’elle se trouve en situation de subir un contrôle de sécurité, se rend dans une banque ou prend l’avion, et qu’elle est d’accord de montrer son visage lorsqu’un contrôle d’identité nécessaire l’impose.

14.  Depuis le 11 avril 2011, date d’entrée en vigueur de la loi no 2010-1192 du 11 octobre 2010, sur tout le territoire de la République française, il est interdit à chacun de dissimuler son visage dans l’espace public.

II.  Le droit et la pratique internes pertinents

A.  La loi du 11 octobre 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public »

1.  Éléments relatifs à la genèse de la loi

a)  Le rapport « sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national »

15.  La conférence des Présidents de l’Assemblée nationale a créé, le 23 juin 2009, une mission d’information composée de députés de divers partis chargée de préparer un rapport « sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national ».

16.  Déposé le 26 janvier 2010, ce rapport d’environ 200 pages décrit et analyse la situation. Il en ressort notamment que le port du voile intégral est nouveau en France (presqu’aucune femme ne s’habillait ainsi semble-t-il avant 2000) et qu’environ 1900 femmes étaient concernées à la fin de l’année 2009 (dont environ 270 établies dans les collectivités d’outre-mer) ; neuf sur dix avaient moins de 40 ans, deux sur trois étaient de nationalité française et une sur quatre était convertie à l’islam. Selon le rapport, il s’agit d’une pratique « antéislamique » importée, qui ne présente pas le caractère d’une prescription religieuse et qui participe de l’affirmation radicale de personnalités en quête d’identité dans l’espace social ainsi que de l’action de mouvements intégristes extrémistes. Le rapport indique en outre que ce phénomène était inexistant dans les pays d’Europe centrale et orientale, citant spécifiquement la république tchèque, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, la Lettonie et l’Allemagne. Il n’y faisait donc pas débat, à l’inverse de la Suède et du Danemark, où la pratique du port du voile était cependant peu développée. Par ailleurs, la question d’une interdiction générale était débattue aux Pays-Bas et en Belgique (une loi « visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage » a depuis lors été adoptée en Belgique, le 1er juin 2011 ; paragraphes 40-42 ci‑dessous). Le rapport aborde également de manière critique la situation au Royaume-Uni, où il y aurait une surenchère constitutive de dérives communautaristes, des groupes musulmans radicaux et intégristes instrumentalisant un système juridique très favorable aux libertés et droits individuels fondamentaux pour obtenir la consécration de droits spécifiquement applicables aux habitants de confession ou d’origine musulmane.

17.  Le rapport dénonce ensuite une « pratique aux antipodes des valeurs de la République » exprimées par la devise « liberté, égalité, fraternité ». Il souligne que, plus qu’une atteinte à la laïcité, le voile intégral est une négation du principe de liberté parce qu’il est la manifestation d’une oppression et que, par son existence même, il bafoue aussi bien le principe d’égalité entre les sexes que celui d’égale dignité entre les êtres humains. Le rapport retient en outre que le voile intégral exprime le refus de toute fraternité par le rejet de l’autre et la contestation frontale de la conception française du vivre ensemble.

Retenant en conséquence la nécessité de « libérer les femmes de l’emprise du voile intégral », le rapport préconise l’action autour de trois axes : convaincre, protéger les femmes et réfléchir à une interdiction. Il fait les quatre propositions suivantes : premièrement, voter une résolution réaffirmant les valeurs républicaines et condamnant comme contraire à ces valeurs la pratique du port du voile intégral ; deuxièmement, engager une réflexion d’ensemble sur les phénomènes d’amalgames, de discriminations et de rejet de l’autre en raison de ses origines ou de sa confession et sur les conditions d’une juste représentation de la diversité spirituelle ; troisièmement, renforcer les actions de sensibilisation et d’éducation au respect mutuel et à la mixité et la généralisation des dispositifs de médiation ; quatrièmement, voter une loi qui assurerait la protection des femmes victimes de contrainte, qui conforterait les agents publics confrontés à ce phénomène et qui ferait reculer cette pratique. Le rapport précise que tant au sein de la mission que des formations politiques représentées au Parlement, il n’y avait pas d’unanimité pour l’adoption d’une loi d’interdiction générale et absolue du voile intégral dans l’espace public.

b)  L’avis de la commission nationale consultative des droits de l’homme « sur le port du voile intégral »

18.  Entretemps, le 21 janvier 2010, la commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a rendu un « avis sur le port du voile intégral », dans lequel elle se dit défavorable à une loi le prohibant de manière générale et absolue. Elle retient en particulier que le principe de laïcité ne peut à lui seul servir de fondement à une telle mesure générale, dès lors qu’il n’appartient pas à l’État de déterminer ce qui relève ou non de la religion, et que l’ordre public ne peut justifier une interdiction que dans la mesure où elle est limitée dans l’espace et dans le temps. Elle met également en exergue le risque de stigmatisation des musulmans, et le fait qu’une interdiction générale pourrait porter préjudice aux femmes notamment parce que celles qui subissent le voile intégral se verraient en plus privées d’accès à l’espace public.

19.  Cela étant, la CNCDH rappelle que le soutien aux femmes qui subissent toute forme de violence doit être une priorité politique ; elle préconise, afin de lutter contre toute forme d’obscurantisme, d’encourager la promotion d’une culture de dialogue, d’ouverture et de modération, afin de permettre une meilleure connaissance des religions et des principes de la République ; elle appelle au renforcement des cours d’éducation civique – y compris l’éducation et la formation aux droits de l’homme – à tous les niveaux, en visant les hommes et les femmes ; elle demande la stricte application du principe de laïcité et du principe de neutralité dans les services publics, et l’application des lois existantes ; elle souhaite que, parallèlement, des études sociologiques et statistiques soient réalisées, afin de suivre l’évolution du port du voile intégral.

c)  L’étude du Conseil d’État « relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral »

20.  Le 29 janvier 2010, le premier ministre a invité le Conseil d’État à étudier « les solutions juridiques permettant de parvenir à une interdiction du port du voile intégral (...) la plus large et la plus effective possible ».

21.  Le Conseil d’État a en conséquence réalisé une « étude relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral », dont le rapport a été adopté par l’assemblée plénière le 25 mars 2010. Il a estimé que la question qui lui était posée devait être comprise ainsi : peut-on juridiquement envisager, pour quels motifs et avec quelles limites, d’interdire le port du voile intégral en tant que tel, ou est-on conduit, de manière plus générale, à discuter de l’interdiction de la dissimulation du visage dont cette tenue est une des formes ?

22.  Le Conseil d’État a tout d’abord constaté que l’ordonnancement juridique existant apportait d’ores et déjà plusieurs réponses à cette préoccupation, qu’il s’agisse des dispositifs ayant pour effet d’interdire le port du voile intégral lui-même par certaines personnes et en certaines circonstances, des restrictions ponctuellement apportées à la dissimulation du visage pour des motifs d’ordre public ou de la répression pénale visant les instigateurs de ces pratiques. Il a toutefois relevé le caractère hétérogène de ces dispositions et observé que, pas plus que la France, les démocraties comparables ne se sont dotées d’une législation nationale prohibant de manière générale ces pratiques dans l’espace public. Sur la base de ce constat, il s’est interrogé sur la viabilité juridique et pratique d’une interdiction du port du voile intégral dans l’espace public au regard des droits et libertés garantis par le Constitution, la Convention et le droit de l’Union européenne. Il lui est apparu impossible de recommander une interdiction du seul voile intégral, en tant que tenue porteuse de valeurs incompatibles avec la République, qu’il a estimée très fragile juridiquement et difficilement applicable en pratique. Il a notamment relevé que le principe d’égalité des hommes et des femmes n’a pas vocation à être opposé à la personne elle-même, c’est-à-dire à l’exercice de sa liberté personnelle. Il a en outre considéré qu’une interdiction, moins spécifique, de la dissimulation volontaire du visage reposant notamment sur des considérations d’ordre public, interprétées de manière plus ou moins large, ne pourrait juridiquement porter sans distinction sur l’ensemble de l’espace public, en l’état des jurisprudences constitutionnelle et conventionnelle.

23.  En revanche, il lui a semblé qu’en l’état du droit, pourrait être adopté un dispositif contraignant et restrictif plus cohérent, qui comporterait deux types de mesures : d’une part, l’affirmation de la règle selon laquelle est interdit le port de toute tenue ou accessoire ayant pour effet de dissimuler le visage d’une manière telle qu’elle rend impossible une identification, soit en vue de la sauvegarde de l’ordre public lorsque celui-ci est menacé, soit lorsqu’une identification apparaît nécessaire pour l’accès ou la circulation dans certains lieux et pour l’accomplissement de certaines démarches ; d’autre part, le renforcement de l’arsenal répressif visant en particulier les personnes qui en contraignent d’autres à dissimuler leur visage, donc à effacer leur identité, dans l’espace public.

d)  La Résolution de l’Assemblée nationale « sur l’attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de pratiques radicales qui y portent atteinte »

24.  Le 11 mai 2010, l’Assemblée nationale a voté, à l’unanimité, une Résolution « sur l’attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de pratiques radicales qui y portent atteinte ».

Par cette Résolution, l’Assemblée nationale :

« (...) 1. Considère que les pratiques radicales attentatoires à la dignité et à l’égalité entre les hommes et les femmes, parmi lesquelles le port d’un voile intégral, sont contraires aux valeurs de la République ;

2. Affirme que l’exercice de la liberté d’expression, d’opinion ou de croyance ne saurait être revendiquée par quiconque afin de s’affranchir des règles communes au mépris des valeurs, des droits et des devoirs qui fondent la société ;

3. Réaffirme solennellement son attachement au respect des principes de dignité, de liberté, d’égalité et de fraternité entre les êtres humains ;

4. Souhaite que la lutte contre les discriminations et la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes soient une priorité des politiques publiques menées en matière d’égalité des chances, en particulier au sein de l’éducation nationale ;

5. Estime nécessaire que tous les moyens utiles soient mis en œuvre pour assurer la protection effective des femmes qui subissent des violences ou des pressions, et notamment sont contraintes de porter un voile intégral. »

e)  Le projet de loi

25.  Le projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public a été déposé en mai 2010, le Gouvernement ayant jugé que les autres options (la médiation et la résolution parlementaire) n’étaient pas suffisamment efficaces, et considéré qu’une interdiction limitée à certains lieux ou circonstances n’aurait pas été adaptée à la défense des principes en cause et aurait été difficile à mettre en œuvre (Projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, étude d’impact, mai 2010).

Le projet de loi contient un « exposé des motifs » ainsi rédigé :

« La France n’est jamais autant elle-même, fidèle à son histoire, à sa destinée, à son image, que lorsqu’elle est unie autour des valeurs de la République : la liberté, l’égalité, la fraternité. Ces valeurs sont le socle de notre pacte social ; elles garantissent la cohésion de la Nation ; elles fondent le respect de la dignité des personnes et de l’égalité entre les hommes et les femmes.

Ce sont ces valeurs qui sont aujourd’hui remises en cause par le développement de la dissimulation du visage dans l’espace public, en particulier par la pratique du port du voile intégral.

Cette question a donné lieu, depuis près d’un an, à un vaste débat public. Le constat, éclairé par les auditions et le rapport de la mission d’information de l’Assemblée nationale, est unanime. Même si le phénomène reste pour l’instant limité, le port du voile intégral est la manifestation communautariste d’un rejet des valeurs de la République. Revenant à nier l’appartenance à la société des personnes concernées, la dissimulation du visage dans l’espace public est porteuse d’une violence symbolique et déshumanisante, qui heurte le corps social.

L’édiction de mesures ponctuelles a été évoquée, qui se traduiraient par des interdictions partielles limitées à certains lieux, le cas échéant à certaines époques ou à l’usage de certains services. Une telle démarche, outre qu’elle se heurterait à d’extrêmes difficultés d’application ne constituerait qu’une réponse insuffisante, indirecte et détournée au vrai problème.

Si la dissimulation volontaire et systématique du visage pose problème, c’est parce qu’elle est tout simplement contraire aux exigences fondamentales du « vivre ensemble » dans la société française.

La défense de l’ordre public ne se limite pas à la préservation de la tranquillité, de la salubrité ou de la sécurité. Elle permet également de prohiber des comportements qui iraient directement à l’encontre de règles essentielles au contrat social républicain, qui fonde notre société.

La dissimulation systématique du visage dans l’espace public, contraire à l’idéal de fraternité, ne satisfait pas davantage à l’exigence minimale de civilité nécessaire à la relation sociale.

Par ailleurs, cette forme de réclusion publique, quand bien même elle serait volontaire ou acceptée, constitue à l’évidence une atteinte au respect de la dignité de la personne. Au reste, il ne s’agit pas seulement de la dignité de la personne ainsi recluse, mais également de celle des personnes qui partagent avec elle l’espace public et se voient traitées comme des personnes dont on doit se protéger par le refus de tout échange, même seulement visuel.

Enfin, dans le cas du voile intégral, porté par les seules femmes, cette atteinte à la dignité de la personne va de pair avec la manifestation publique d’un refus ostensible de l’égalité entre les hommes et les femmes, dont elle est la traduction.

Consulté sur les instruments juridiques dont disposeraient les pouvoirs publics pour enrayer le développement de ce phénomène, le Conseil d’État a envisagé une approche fondée sur une conception renouvelée de l’ordre public, pris dans sa dimension « non matérielle ».

S’il l’a estimée juridiquement trop novatrice, c’est après avoir toutefois relevé que certaines décisions de justice y font écho, notamment celle par laquelle le Conseil constitutionnel a jugé que les conditions d’une « vie familiale normale » garanties aux étrangers résidant en France pouvaient valablement exclure la polygamie, ou encore la jurisprudence du Conseil d’État lui-même qui permet de prohiber certaines pratiques, même consenties, lorsqu’elles sont contraires à la dignité de la personne. Il doit spécialement en aller ainsi lorsque la pratique en cause, comme c’est le cas de la dissimulation du visage, ne saurait être regardée comme inséparable de l’exercice d’une liberté fondamentale.

Ce sont les principes mêmes de notre pacte social, solennellement rappelés par l’Assemblée nationale lors de l’adoption à l’unanimité, le 11 mai 2010, de la résolution sur l’attachement au respect des valeurs républicaines, qui interdisent que quiconque soit enfermé en lui-même, coupé des autres tout en vivant au milieu d’eux.

La pratique de la dissimulation du visage qui peut au surplus être dans certaines circonstances un danger pour la sécurité publique, n’a donc pas sa place sur le territoire de la République. L’inaction des pouvoirs publics témoignerait d’un renoncement inacceptable à défendre les principes qui fondent notre pacte républicain.

C’est au nom de ces principes que le présent projet de loi prévoit d’inscrire dans notre droit, à l’issue d’un indispensable temps d’explication et de pédagogie, cette règle essentielle de la vie en société selon laquelle « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ». »

26.  La délégation de l’Assemblée nationale aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a donné son soutien au projet (rapport d’information enregistré le 23 juin 2010 ; no 2646) et la Commission des lois a rendu un rapport favorable (enregistré le 23 juin 2010 ; no 2648).

27.  Le projet de loi a été adopté par l’Assemblée nationale, le 13 juillet 2010, par trois cent trente-cinq voix contre une et trois abstentions, et par le Sénat, le 14 septembre 2010, par deux cent quarante-six voix contre une. Après la décision du Conseil constitutionnel du 7 octobre 2010 constatant que la loi était conforme à la Constitution (paragraphe 30, ci-dessous), la loi fut promulguée le 11 octobre 2010.

2.  Les dispositions pertinentes de la loi no 2010-1192

28.  Les articles 1 à 3 (en vigueur depuis le 11 avril 2011) de la loi no 2010‑1192 du 11 octobre 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public » sont ainsi libellés :

Article 1

« Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage. »

Article 2

« I.  Pour l’application de l’article 1er, l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public.

II.  L’interdiction prévue à l’article 1er ne s’applique pas si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires, si elle est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s’inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles. »

Article 3

« La méconnaissance de l’interdiction édictée à l’article 1er est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe [soit 150 euros au maximum].

L’obligation d’accomplir le stage de citoyenneté mentionné au 8o de l’article 131-16 du code pénal peut être prononcée en même temps ou à la place de la peine d’amende. »

Les modalités de la peine de stage de citoyenneté sont prévues par les articles R. 131-35 à R. 131-44 du code pénal. Ce stage a pour objet de rappeler au condamné les valeurs républicaines de tolérance et de respect de la dignité de la personne humaine et de lui faire prendre conscience de sa responsabilité pénale et civile ainsi que des devoirs qu’implique la vie en société ; il vise également à favoriser son insertion sociale (article R. 131‑35).

29.  La loi no 2010-1192 (article 4) a par ailleurs introduit la disposition suivante dans le code pénal :

Article 225-4-10

« Le fait pour toute personne d’imposer à une ou plusieurs autres personnes de dissimuler leur visage par menace, violence, contrainte, abus d’autorité ou abus de pouvoir, en raison de leur sexe, est puni d’un an d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende.

Lorsque le fait est commis au préjudice d’un mineur, les peines sont portées à deux ans d’emprisonnement et à 60 000 € d’amende. »

B.  La décision du Conseil constitutionnel du 7 octobre 2010

30.  Saisi le 14 septembre 2010 par le président de l’Assemblée nationale et le président du Sénat dans les conditions prévues par le deuxième alinéa de l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a déclaré la loi no 2010-1192 conforme à la Constitution tout en formulant une réserve (considérant 5), par une décision du 7 octobre 2010 (no 2010-613 DC) ainsi rédigée :

« (...) 3.  Considérant qu’aux termes de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi » ; qu’aux termes de son article 5 : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas » ; qu’aux termes de son article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » ; qu’enfin, aux termes du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme » ;

4.  Considérant que les articles 1er et 2 de la loi déférée ont pour objet de répondre à l’apparition de pratiques, jusqu’alors exceptionnelles, consistant à dissimuler son visage dans l’espace public ; que le législateur a estimé que de telles pratiques peuvent constituer un danger pour la sécurité publique et méconnaissent les exigences minimales de la vie en société ; qu’il a également estimé que les femmes dissimulant leur visage, volontairement ou non, se trouvent placées dans une situation d’exclusion et d’infériorité manifestement incompatible avec les principes constitutionnels de liberté et d’égalité ; qu’en adoptant les dispositions déférées, le législateur a ainsi complété et généralisé des règles jusque-là réservées à des situations ponctuelles à des fins de protection de l’ordre public ;

5.  Considérant qu’eu égard aux objectifs qu’il s’est assignés et compte tenu de la nature de la peine instituée en cas de méconnaissance de la règle fixée par lui, le législateur a adopté des dispositions qui assurent, entre la sauvegarde de l’ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés, une conciliation qui n’est pas manifestement disproportionnée ; que, toutefois, l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public ne saurait, sans porter une atteinte excessive à l’article 10 de la Déclaration de 1789, restreindre l’exercice de la liberté religieuse dans les lieux de culte ouverts au public ; que, sous cette réserve, les articles 1er à 3 de la loi déférée ne sont pas contraires à la Constitution ;

6.  Considérant que l’article 4 de la loi déférée, qui punit d’un an d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende le fait d’imposer à autrui de dissimuler son visage, et ses articles 5 à 7, relatifs à son entrée en vigueur et à son application, ne sont pas contraires à la Constitution, (...) ».

C.  La circulaire du Premier ministre du 2 mars 2011

31.  Publiée au journal officiel le 3 mars 2011, la circulaire du Premier ministre du 2 mars 2011 relative à la mise en œuvre de la loi no 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public contient les indications suivantes :

« (...) I.  Le champ d’application de la loi

1.  Les éléments constitutifs de la dissimulation du visage dans l’espace public

La dissimulation du visage dans l’espace public est interdite à compter du 11 avril 2011 sur l’ensemble du territoire de la République, en métropole comme en outre-mer. Cette infraction est constituée dès lors qu’une personne porte une tenue destinée à dissimuler son visage et qu’elle se trouve dans l’espace public ; ces deux conditions sont nécessaires et suffisantes.

a)  La dissimulation du visage

La portée de l’interdiction

Les tenues destinées à dissimuler le visage sont celles qui rendent impossible l’identification de la personne. Il n’est pas nécessaire, à cet effet, que le visage soit intégralement dissimulé.

Sont notamment interdits, sans prétendre à l’exhaustivité, le port de cagoules, de voiles intégraux (burqa, niqab...), de masques ou de tout autre accessoire ou vêtement ayant pour effet, pris isolément ou associé avec d’autres, de dissimuler le visage. Dès lors que l’infraction est une contravention, l’existence d’une intention est indifférente : il suffit que la tenue soit destinée à dissimuler le visage.

Les exceptions légales

L’article 2 de la loi prévoit plusieurs exceptions à l’interdiction de la dissimulation du visage.

En premier lieu, l’interdiction ne s’applique pas « si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires ». Il s’agit par exemple de l’article L. 431-1 du code de la route qui impose le port du casque aux conducteurs de deux-roues à moteur.

En deuxième lieu, l’interdiction ne s’applique pas « si la tenue est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels ». Les motifs professionnels concernent notamment le champ couvert par l’article L. 4122-1 du code du travail aux termes duquel « les instructions de l’employeur précisent, en particulier lorsque la nature des risques le justifie, les conditions d’utilisation des équipements de travail, des moyens de protection, des substances et préparations dangereuses. Elles sont adaptées à la nature des tâches à accomplir ».

Enfin, l’interdiction ne s’applique pas « si elle s’inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles ». Ainsi les processions religieuses, dès lors qu’elles présentent un caractère traditionnel, entrent dans le champ des exceptions à l’interdiction posée par l’article 1er. Au titre des pratiques sportives figurent les protections du visage prévues dans plusieurs disciplines.

Les dispositions de la loi du 11 octobre 2010 s’appliquent sans préjudice des dispositions qui interdisent ou réglementent, par ailleurs, le port de tenues dans certains services publics et qui demeurent en vigueur.

Il en est ainsi de la loi no 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics (article L. 141-5-1 du code de l’éducation nationale et circulaire d’application du 18 mai 2004). Demeurent également applicables la charte du patient hospitalisé, annexée à la circulaire du 2 mars 2006 relative aux droits des patients hospitalisés, et la circulaire du 2 février 2005 relative à la laïcité dans les établissements de santé.

b)  La définition de l’espace public

L’article 2 de la loi précise que « l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public ».

La notion de voies publiques n’appelle pas de commentaire. Il convient de préciser qu’à l’exception de ceux affectés aux transports en commun les véhicules qui empruntent les voies publiques sont considérés comme des lieux privés. La dissimulation du visage, par une personne se trouvant à bord d’une voiture particulière, n’est donc pas constitutive de la contravention prévue par la loi. Elle peut en revanche tomber sous le coup des dispositions du code de la route prévoyant que la conduite du véhicule ne doit pas présenter de risque pour la sécurité publique.

Constituent des lieux ouverts au public les lieux dont l’accès est libre (plages, jardins publics, promenades publiques ...) ainsi que les lieux dont l’accès est possible, même sous condition, dans la mesure où toute personne qui le souhaite peut remplir cette condition (paiement d’une place de cinéma ou de théâtre par exemple). Les commerces (cafés, restaurants, magasins), les établissements bancaires, les gares, les aéroports et les différents modes de transport en commun sont ainsi des espaces publics.

Les lieux affectés à un service public désignent les implantations de l’ensemble des institutions, juridictions et administrations publiques ainsi que des organismes chargés d’une mission de service public. Sont notamment concernés les diverses administrations et établissements publics de l’État, les collectivités territoriales et leurs établissements publics, les mairies, les tribunaux, les préfectures, les hôpitaux, les bureaux de poste, les établissements d’enseignement (écoles, collèges, lycées et universités), les caisses d’allocations familiales, les caisses primaires d’assurance maladie, les services de Pôle emploi, les musées et les bibliothèques.

2.  L’absence de restriction à l’exercice de la liberté religieuse dans les lieux de culte

Lorsqu’ils sont ouverts au public, les lieux de culte entrent dans le champ d’application de la loi. Le Conseil constitutionnel a toutefois précisé que « l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public ne saurait, sans porter une atteinte excessive à l’article 10 de la Déclaration de 1789, restreindre l’exercice de la liberté religieuse dans les lieux de culte ouverts au public ».

3.  La sanction de la dissimulation du visage

L’article 3 de la loi prévoit que la méconnaissance de l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe (d’un montant maximal de 150 euros). Le prononcé de cette amende relève de la compétence des juridictions de proximité.

L’obligation d’accomplir un stage de citoyenneté peut également être prononcée par les mêmes juridictions, à titre de peine alternative ou de peine complémentaire. Le stage de citoyenneté, adapté à la nature de l’infraction commise, doit notamment permettre de rappeler aux personnes concernées les valeurs républicaines d’égalité et de respect de la dignité humaine.

4.  La sanction de l’exercice d’une contrainte

La dissimulation du visage constatée dans l’espace public peut résulter d’une contrainte exercée contre la personne concernée et révéler la commission par un tiers du délit de dissimulation forcée du visage.

Ce délit, prévu à l’article 4 de la loi (créant un nouvel article 225-4-10 du code pénal), est puni d’un an d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. Lorsque le fait est commis au préjudice d’une personne mineure, les peines sont portées à deux ans d’emprisonnement et à 60 000 euros d’amende.

La répression de ces agissements participe de la volonté des pouvoirs publics de lutter vigoureusement contre toutes les formes de discriminations et de violences envers les femmes, qui constituent autant d’atteintes inacceptables au principe d’égalité entre les sexes.

II. La conduite à tenir dans les services publics

a)  Le rôle du chef de service

Dans le cadre des pouvoirs qu’il détient pour assurer le bon fonctionnement de son administration, le chef de service est responsable du respect des dispositions de la loi du 11 octobre 2010 et des mesures mises en œuvre, en particulier l’actualisation des règlements intérieurs, pour assurer son application.

Il lui appartient de présenter et d’expliquer l’esprit et l’économie de la loi aux agents placés sous son autorité, afin que ces derniers se conforment à ses dispositions et puissent veiller, dans les meilleures conditions, à son respect par les usagers du service public.

Il lui appartient également de veiller à ce que l’information adéquate prévue par le Gouvernement sous la forme d’affiches et de dépliants soit mise en place dans les locaux accueillant du public ou ouverts au public.

b)  Le contrôle de l’accès aux lieux affectés au service public

À compter du 11 avril 2011, les agents chargés d’un service public, qui pouvaient déjà être conduits à demander à une personne de se découvrir ponctuellement pour justifier de son identité, seront fondés à refuser l’accès au service à toute personne dont le visage est dissimulé.

Dans le cas où la personne dont le visage est dissimulé serait déjà entrée dans les locaux, il est recommandé aux agents de lui rappeler la réglementation applicable et de l’inviter au respect de la loi, en se découvrant ou en quittant les lieux. La dissimulation du visage fait obstacle à la délivrance des prestations du service public.

En revanche, la loi ne confère en aucun cas à un agent le pouvoir de contraindre une personne à se découvrir ou à sortir. L’exercice d’une telle contrainte constituerait une voie de fait et exposerait son auteur à des poursuites pénales. Elle est donc absolument proscrite.

En face d’un refus d’obtempérer, l’agent ou son chef de service doit faire appel aux forces de la police ou de la gendarmerie nationales, qui peuvent seules constater l’infraction, en dresser procès-verbal et procéder, le cas échéant, à la vérification de l’identité de la personne concernée. Des instructions particulières sont adressées à cet effet par le ministre de l’intérieur aux agents de la force publique.

Le refus d’accès au service ne pourra faire l’objet d’aménagements que pour tenir compte de situations particulières d’urgence, notamment médicales.

III. L’information du public

La période précédant l’entrée en vigueur de l’interdiction de la dissimulation du visage doit être mise à profit pour assurer, selon des modalités adaptées, l’information du public.

a)  L’information générale

Une affiche, distribuée sous format papier ou en version électronique par les ministères à destination de leurs réseaux respectifs, devra être apposée, de manière visible, dans les lieux ouverts au public ou affectés à un service public.

Cette affiche énonce que « la République se vit à visage découvert » et que l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public entre en vigueur à compter du 11 avril 2011.

Cette affiche pourra être complétée, au bénéfice des personnes qui souhaitent disposer d’informations plus précises sur les dispositions de la loi, par un dépliant diffusé dans les services sous la même forme et selon les mêmes voies que l’affiche.

À l’attention des voyageurs souhaitant se rendre en France, ce dépliant sera également disponible en langues anglaise et arabe dans les postes consulaires français à l’étranger.

Ces deux documents d’information générale seront également accessibles à l’adresse internet www.visage-decouvert.gouv.fr et complétés sur ce site par une rubrique destinée à apporter des réponses complémentaires aux questions soulevées par l’application de la loi.

b)  L’information des personnes directement concernées par la dissimulation du visage

Un dispositif d’information des personnes concernées a été préparé par le ministère de la ville, en coordination avec le ministère des solidarités et de la cohésion sociale et le ministère de l’intérieur.

Ce plan d’information, de sensibilisation et d’accompagnement particulier a pour objet de donner toutes ses chances au dialogue, afin d’amener la petite minorité des personnes qui se dissimulent le visage à respecter l’interdiction posée par le législateur. Ce dialogue n’est pas une négociation ; il a vocation, par un travail d’explication, à amener les personnes concernées à renoncer d’elles-mêmes à une pratique qui heurte les valeurs de la République.

Ce dispositif, qui fait l’objet d’instructions particulières du ministre de la ville, s’appuie notamment sur les associations et les réseaux de proximité en charge des droits des femmes, en particulier le réseau des centres d’information des droits des femmes (CDIFF), les 300 « délégués du préfet » et les adultes relais travaillant dans les quartiers. Sont également mobilisés l’ensemble des acteurs de la médiation sociale, notamment les médiateurs de l’éducation nationale.

L’objectif est de proposer aux personnes qui se dissimulent le visage une information complète sur la loi et un accompagnement personnalisé. (...) »

D.  Autres circulaires

32.  Le 11 mars 2011, le garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés, a pris une circulaire « relative à la présentation des dispositions relatives à la contravention de dissimulation du visage dans l’espace public ». Elle est adressée, pour attribution, aux procureurs généraux près les cours d’appel, procureurs de la République près les tribunaux supérieurs d’appel et procureurs de la République et, pour information, aux premiers présidents des cours d’appel et aux présidents des tribunaux supérieurs d’appel et présidents des tribunaux de grande instance notamment. La circulaire procède à une présentation de la contravention de dissimulation du visage dans l’espace public. Elle contient également des indications sur la mise en œuvre de ces nouvelles dispositions répressives, relatives à la politique d’action publique dans la constatation et la poursuite de la contravention et à l’organisation des stages de citoyenneté.

33.  Le 31 mars 2011, le ministre de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration, a adressé aux préfets de police, préfets et hauts-commissaires de la République, une circulaire destinée à « donner des instructions aux agents relevant [de ce ministère], et en particulier aux forces de sécurité intérieure, pour l’application de la loi du 11 octobre 2010 ». Elle contient notamment des indications sur la notion de dissimulation du visage et sur les lieux dans lesquels l’interdiction s’applique, soulignant en particulier qu’une personne qui se trouve dans un lieu de culte pour la pratique de la religion ne doit pas être verbalisée et « recommand[ant] aux forces de sécurité intérieures d’éviter toute intervention à proximité immédiate d’un lieu de culte qui pourrait être interprétée comme une restriction indirecte à la liberté de culte ».

E.  L’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 5 mars 2013

34.  La Cour de cassation a été saisie d’un pourvoi (no 12-808091) contre un jugement de la juridiction de proximité de Paris du 12 décembre 2011, qui condamnait une femme à effectuer un stage de citoyenneté d’une durée de quinze jour pour avoir porté le voile intégral dans le but de protester contre l’adoption de la loi du 11 octobre 2010 lors d’une manifestation organisée à cette fin devant le Palais de l’Elysée. Examinant le moyen développé par l’intéressée sur le terrain de l’article 9 de la Convention, la chambre criminelle a, le 5 mars 2013, jugé ce qui suit :

« (...) si c’est à tort que la juridiction de proximité a ignoré la motivation religieuse de la manifestation considérée, le jugement n’encourt pas la censure dès lors que, si l’article 9 de la Convention (...) garantit l’exercice de la liberté de pensée, de conscience et de religion, l’alinéa 2 de ce texte dispose que cette liberté peut faire l’objet de restrictions prévues par la loi et constituant, dans une société démocratique, des mesures nécessaires à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ; (...) tel est le cas de la loi interdisant la dissimulation intégrale du visage dans l’espace public en ce qu’elle vise à protéger l’ordre et la sécurité publics en imposant à toute personne circulant dans un espace public, de montrer son visage ; (...) ».

III.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS

A.  La Résolution 1743 (2010) et la Recommandation 1927 (2010) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, et le point de vue du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

1.  La Résolution 1743 (2010) et la Recommandation 1927 (2010) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur l’islam, l’islamisme et l’islamophobie en Europe

35.  Adoptée le 23 juin 2010, la Résolution 1743 (2010) souligne notamment ce qui suit :

« (...) 14.  Rappelant sa Résolution 1464 (2005) sur les femmes et la religion en Europe, l’Assemblée invite l’ensemble des communautés musulmanes à abandonner toute interprétation traditionnelle de l’islam qui nie l’égalité entre hommes et femmes, et restreint les droits des femmes, à la fois au sein de la famille et dans la vie publique. Cette interprétation n’est pas compatible avec la dignité humaine et les normes démocratiques ; les femmes sont égales en tout aux hommes et doivent être traitées en conséquence, sans exception. La discrimination envers les femmes, qu’elle soit fondée sur des traditions religieuses ou non, est contraire aux articles 8, 9 et 14 de la Convention, à l’article 5 de son Protocole no 7, ainsi qu’à son Protocole no 12. Aucun relativisme religieux ou culturel ne saurait être invoqué pour justifier des violations de la personne humaine. L’Assemblée parlementaire exhorte donc les États membres à prendre toutes les mesures nécessaires pour éradiquer l’islamisme radical et l’islamophobie, dont les femmes sont les premières victimes.

15.  À cet égard, le port du voile par les femmes, et surtout le port du voile intégral sous la forme de la burqa ou du niqab, est souvent perçu comme un symbole de soumission des femmes aux hommes, qui restreint le rôle des femmes au sein de la société, limite leur vie professionnelle et entrave leurs activités sociales et économiques. Ni le port du voile intégral par les femmes ni même celui du foulard ne sont admis comme une obligation religieuse par tous les musulmans, mais nombre d’entre eux voient ces pratiques comme une tradition sociale et culturelle. L’Assemblée estime que cette tradition pourrait représenter une menace pour la dignité et la liberté des femmes. Aucune femme ne devrait être contrainte de porter une tenue religieuse par sa communauté ou par sa famille. Tout acte d’oppression, de séquestration ou de violence constitue un crime qui doit être puni par la loi. Les femmes victimes de ces crimes doivent être protégées par les États membres, quel que soit leur statut, et bénéficier de mesures de soutien et de réhabilitation.

16.  C’est la raison pour laquelle la possibilité d’interdire le port de la burqa et du niqab est envisagée par les parlements de plusieurs pays d’Europe. L’article 9 de la Convention reconnaît à toute personne le droit de choisir librement de porter ou non une tenue religieuse en privé ou en public. Les restrictions légales imposées à cette liberté peuvent se justifier lorsqu’elles s’avèrent nécessaires dans une société démocratique, notamment pour des raisons de sécurité ou lorsque les fonctions publiques ou professionnelles d’une personne lui imposent de faire preuve de neutralité religieuse ou de montrer son visage. Toutefois, l’interdiction générale du port de la burqa et du niqab dénierait aux femmes qui le souhaitent librement le droit de couvrir leur visage.

17.  De plus, une interdiction générale pourrait avoir un effet contraire, en poussant les familles et la communauté à faire pression sur les femmes musulmanes pour qu’elles restent chez elles et se limitent à entretenir des contacts avec d’autres femmes. Les femmes musulmanes subiraient une exclusion supplémentaire si elles devaient quitter les établissements d’enseignement, se tenir à l’écart des lieux publics et renoncer au travail hors de leur communauté pour ne pas rompre avec leur tradition familiale. L’Assemblée invite, par conséquent, les États membres à élaborer des politiques ciblées, destinées à sensibiliser les femmes musulmanes à leurs droits, à les aider à prendre part à la vie publique, ainsi qu’à leur offrir les mêmes possibilités de mener une vie professionnelle et de parvenir à une indépendance sociale et économique. À cet égard, l’éducation des jeunes femmes musulmanes, de leurs parents et de leur famille est primordiale. Il est en particulier nécessaire de supprimer toute forme de discrimination à l’encontre des filles et de développer l’éducation en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, sans stéréotypes et à tous les niveaux du système d’éducation. (...) ».

36.  Dans sa Recommandation 1927 (2010) adoptée le même jour, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe demande notamment au Comité des Ministre du Conseil de l’Europe :

« 3.13.  d’inviter les États membres à ne pas adopter une interdiction générale du port du voile intégral ou d’autres tenues religieuses ou particulières, mais à protéger les femmes contre toute violence physique et psychologique ainsi que leur libre choix de porter ou non une tenue religieuse ou particulière, et de veiller à ce que les femmes musulmanes aient les mêmes possibilités de prendre part à la vie publique et d’exercer des activités éducatives et professionnelles ; les restrictions légales imposées à cette liberté peuvent être justifiées lorsqu’elles s’avèrent nécessaires dans une société démocratique, notamment pour des raisons de sécurité ou lorsque les fonctions publiques ou professionnelles d’une personne lui imposent de faire preuve de neutralité religieuse ou de montrer son visage ».

2.  Le point de vue du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

37.  Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a publié le « point de vue » suivant (« Droits de l’homme en Europe : la complaisance n’a pas sa place. Points de vue de Thomas Hammerberg, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe » ; éditions du Conseil de l’Europe, 2011, pp. 44-48) :

« L’interdiction de la burqa et du niqab ne libérerait pas les femmes opprimées mais pourrait, au contraire, aggraver leur exclusion et leur aliénation dans les sociétés européennes. L’interdiction générale du voile intégral est une mesure bien mal inspirée, portant atteinte à la vie privée. En fonction de sa formulation précise, elle peut en outre poser de sérieux problèmes de compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme.

Deux des droits garantis par la Convention sont en jeu dans ce débat sur la tenue vestimentaire : le droit au respect de la vie privée (article 8) et de l’identité personnelle, et le droit de manifester sa religion ou sa conviction « par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites » (article 9).

Ces deux articles de la Convention spécifient que les droits qu’ils garantissent ne peuvent faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publics, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

Les partisans de l’interdiction générale de la burqa et du niqab n’ont pas réussi à démontrer que ces vêtements portaient atteinte d’une manière ou d’une autre à la démocratie et à la sécurité, à l’ordre ou à la morale publics. Leurs thèses sont d’autant moins convaincantes que le nombre de femmes qui portent ces tenues est très faible.

Impossible aussi de prouver que ces femmes sont davantage que d’autres victimes d’une répression tenant à leur condition de femme. Celles qui ont été interviewées par les médias ont expliqué leur choix vestimentaire par divers arguments d’ordre religieux, politique et personnel. Bien sûr, certaines sont peut-être soumises à des pressions mais rien n’indique qu’elles seraient favorables à l’interdiction.

Il ne fait pas de doute que le statut de la femme est un problème grave, qui peut se poser de manière particulièrement aiguë dans certains groupes religieux et qu’il ne faut pas éluder. Toutefois, ce n’est pas en interdisant des vêtements, qui ne sont qu’un symptôme, qu’on y parviendra, d’autant plus que ceux-ci ne sont pas toujours l’expression de convictions religieuses mais d’une identité culturelle plus large.

À juste titre, nous réagissons fortement contre les régimes qui imposent aux femmes le port de ces vêtements. C’est une mesure inacceptable et foncièrement contraire aux articles de la Convention susmentionnés, mais on ne la combattra pas en interdisant ces tenues dans d’autres pays.

Il faut évaluer les conséquences des décisions prises dans ce domaine. Par exemple, la proposition d’interdire la présence de femmes intégralement voilées dans des établissements publics tels que des hôpitaux ou des administrations peut avoir pour seul résultat de dissuader ces femmes de s’y rendre, ce qui est totalement injuste.

Il est regrettable qu’en Europe le débat public sur la tenue des femmes et sur les implications de certains vêtements en matière de soumission des femmes ait été presque exclusivement centré sur le caractère musulman du vêtement, ce qui a donné l’impression qu’une religion particulière était visée. On a en outre entendu un certain nombre d’arguments clairement islamophobes qui, c’est sûr, ont empêché d’établir des ponts et n’ont pas favorisé le dialogue.

D’ailleurs, cette xénophobie a visiblement pour effet que le port de vêtements dissimulant tout le corps est devenu un moyen de protester contre l’intolérance dans nos sociétés. Le débat maladroit sur l’interdiction de certaines tenues a provoqué des réactions négatives et une polarisation des attitudes.

De manière générale, l’État devrait éviter de légiférer sur le code vestimentaire, sauf dans les cas précis prévus par la Convention. Il est néanmoins légitime d’instaurer une réglementation afin que les représentants de l’État, par exemple les policiers, portent une tenue correcte. Dans certains cas, il faut respecter une neutralité totale excluant les symboles d’appartenance religieuse ou politique. Dans d’autres, une société multiethnique et diverse peut souhaiter souligner et refléter sa diversité dans la tenue de ses agents.

Il est évident qu’une dissimulation totale du visage peut être problématique dans certaines fonctions ou situations. Parfois, l’intérêt général exige que les individus montrent leur visage pour des raisons de sécurité ou à des fins d’identification. Cela ne prête pas à controverse. Mais dans les faits, aucun problème grave de cet ordre n’a été signalé en ce qui concerne les quelques femmes qui portent la burqa ou le niqab.

Un problème connexe a fait débat en Suède. Un sans-emploi de confession musulmane s’est vu supprimer son allocation chômage parce qu’il avait refusé, en invoquant des motifs religieux, de serrer la main d’une femme qui l’avait reçu pour un entretien d’embauche.

Un tribunal, auquel l’ombudsman contre la discrimination avait transmis ses conclusions, a estimé que la décision de l’agence pour l’emploi était discriminatoire et que l’homme devait être indemnisé. Bien que conforme aux normes des droits de l’homme, cette décision a fait polémique dans l’opinion publique.

Des problèmes de ce type surviendront probablement de plus en plus dans les prochaines années. Il est sain qu’ils donnent lieu à des discussions ouvertes, à condition que l’islamophobie n’y ait pas sa place. Il faudrait toutefois élargir ce débat afin de promouvoir la compréhension entre personnes de coutumes, de cultures et de religions différentes. La diversité et le multiculturalisme sont – et doivent rester – des valeurs européennes essentielles.

Cela peut nécessiter de s’interroger davantage sur le sens du mot « respect ». Dans le débat sur les caricatures prétendument antimusulmanes publiées au Danemark en 2005, on a entendu à de nombreuses reprises que le respect des croyants s’opposait à la protection de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

La Cour de Strasbourg a analysé cette alternative dans la fameuse affaire Otto-Preminger-Institut c. Autriche : « Ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion [...] ne peuvent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi. »

Dans le même arrêt, la Cour indique qu’il faut aussi prendre en compte le risque que le droit des croyants – comme de tout autre individu – au respect de leurs opinions soit violé par des représentations provocatrices d’objets de vénération religieuse. La Cour conclut que « de telles représentations peuvent passer pour une violation malveillante de l’esprit de tolérance, qui doit aussi caractériser une société démocratique ».

Politiquement, tout l’enjeu pour l’Europe est de promouvoir la diversité et le respect des croyances d’autrui tout en protégeant la liberté d’expression. Si le port du voile intégral est considéré comme l’expression d’une opinion particulière, alors la question qui se pose ici est celle d’un conflit possible entre des droits similaires ou identiques – bien que considérés sous deux angles totalement différents.

L’Europe s’efforce de protéger les traditions de tolérance et de démocratie. Lorsque des conflits concernant des droits opposent des individus ou des groupes, il ne faudrait pas percevoir la situation de manière négative mais plutôt y voir une occasion de célébrer cette richesse qu’est la diversité et de chercher des solutions qui respectent les droits de toutes les parties concernées.

À mon avis, l’interdiction de la burqa et du niqab serait une aussi mauvaise chose que l’aurait été la condamnation des caricaturistes danois. Elle ne correspondrait pas aux valeurs européennes. Employons-nous plutôt à promouvoir le dialogue multiculturel et le respect des droits de l’homme. »

B.  Le Comité des droits de l’homme des Nations unies

38.  Dans son observation générale no 22, relative à l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (liberté de pensée, de conscience et de religion), adoptée le 20 juillet 1993, le Comité des droits de l’homme souligne ce qui suit :

« (...) 4. La liberté de manifester une religion ou une conviction peut être exercée « individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé ». La liberté de manifester sa religion ou sa conviction par le culte, l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement englobe des actes très variés. (...) L’accomplissement des rites et la pratique de la religion ou de la conviction peuvent comprendre non seulement des actes cérémoniels, mais aussi des coutumes telles que (...) le port de vêtements ou de couvre-chefs distinctifs (...).

8.  Le paragraphe 3 de l’article 18 n’autorise les restrictions apportées aux manifestations de la religion ou des convictions que si lesdites restrictions sont prévues par la loi et sont nécessaires pour protéger la sécurité, l’ordre et la santé publics, ou la morale ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui. Aucune restriction ne peut être apportée à la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction en l’absence de toute contrainte ni à la liberté des parents et des tuteurs d’assurer à leurs enfants une éducation religieuse et morale. En interprétant la portée des clauses relatives aux restrictions autorisées, les États parties devraient s’inspirer de la nécessité de protéger les droits garantis en vertu du Pacte, y compris le droit à l’égalité et le droit de ne faire l’objet d’aucune discrimination fondée sur les motifs spécifiés aux articles 2, 3 et 26. Les restrictions imposées doivent être prévues par la loi et ne doivent pas être appliquées d’une manière propre à vicier les droits garantis par l’article 18. Le Comité fait observer que le paragraphe 3 de l’article 18 doit être interprété au sens strict : les motifs de restriction qui n’y sont pas spécifiés ne sont pas recevables, même au cas où ils le seraient, au titre d’autres droits protégés par le Pacte, s’agissant de la sécurité nationale, par exemple. Les restrictions ne doivent être appliquées qu’aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire et proportionnelles à celui-ci. Il ne peut être imposé de restrictions à des fins discriminatoires ni de façon discriminatoire. Le Comité fait observer que la conception de la morale découle de nombreuses traditions sociales, philosophiques et religieuses; en conséquence, les restrictions apportées à la liberté de manifester une religion ou une conviction pour protéger la morale doivent être fondées sur des principes qui ne procèdent pas d’une tradition unique. Les personnes déjà soumises à certaines contraintes légitimes, telles que les prisonniers, continuent de jouir de leur droit de manifester leur religion ou leurs convictions dans toute la mesure compatible avec la nature de ces contraintes. Dans leurs rapports, les États parties devraient donner des informations détaillées sur la portée et les effets des restrictions prévues au paragraphe 3 de l’article 18 et appliquées tant dans le cadre de la loi que dans des circonstances particulières. (...) ».

Il indique également ceci dans son observation générale no 28, relative à l’article 3 (égalité des droits entre hommes et femmes), adoptée le 29 mars 2000 :

« (...) 13. [Les règles vestimentaires imposées aux femmes dans les lieux publics] peuvent constituer une violation de plusieurs droits garantis par le Pacte, comme par exemple l’article 26, relatif à la non-discrimination ; l’article 7, au cas où un châtiment corporel est prévu pour imposer ce type de règles ; l’article 9, lorsque le non-respect de la règle est puni par la mise en état d’arrestation ; l’article 12, si la liberté de mouvement est subordonnée à pareille contrainte ; l’article 17, qui stipule que nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée ; les articles 18 et 19, lorsque les femmes sont soumises à des règles vestimentaires qui ne sont pas conformes à leur religion ou ne respectent pas leur droit à l’expression ; et enfin, l’article 27, lorsque les règles vestimentaires sont en contradiction avec la culture dont la femme peut se prévaloir. (...) ».

Le Comité des droits de l’homme a également adopté des observations générales sur la liberté de circulation (observation générale no 27) et sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression (observation générale no 34).

39.  Le Comité des droits de l’homme a par ailleurs examiné plusieurs affaires dans lesquelles des individus dénonçaient des mesures restreignant le port d’habits ou signes ayant une connotation religieuse. Il a par exemple conclu, « en l’absence de justification fournie par l’État partie », à la violation de l’article 18 § 2 du Pacte dans le cas de l’exclusion d’une étudiante de l’université où elle était inscrite en raison de son refus d’ôter le hijab (foulard) qu’elle portait pour se conformer à ses croyances (Raihon Hudoyberganova c. Ouzbékistan, communication no 931/2000, 18 janvier 2005). Il ne s’est toutefois pas à ce jour prononcé sur la question de l’interdiction générale du port du voile intégral en public.

IV.  LA SITUATION DANS D’AUTRES PAYS EUROPÉENS

40.  À ce jour, seule la Belgique a adopté une loi comparable à la loi française du 11 octobre 2010, que la Cour constitutionnelle a jugée compatible avec le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion (paragraphes 41-42 ci-dessous). Cependant, la question de l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public est ou a été débattue dans plusieurs autres États européens. Une interdiction générale demeure envisagée dans certains. Ainsi, notamment, un projet de loi dans ce sens a été déposé en Italie ; s’il n’a pas abouti à ce jour, il semble que la discussion n’est pas close. En Suisse, l’Assemblée fédérale a rejeté en septembre 2012 une initiative du canton d’Argovie tendant à interdire le port dans les lieux publics de vêtements couvrant l’intégralité ou une grande partie du visage, mais les Tessinois ont voté le 23 septembre 2013 pour une interdiction de ce type (le texte doit toutefois être validé par l’Assemblée fédérale). Cette option est également discutée aux Pays-Bas, nonobstant des avis défavorables du Conseil d’État (paragraphes 49-52 ci-dessous). Il convient de plus de relever que le Tribunal suprême espagnol s’est prononcé sur la légalité d’une interdiction de cette nature (paragraphes 42-47).

A.  La loi belge du 1er juin 2011 et l’arrêt de la Cour constitutionnelle de Belgique du 6 décembre 2012

41.  Une loi « visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage » a été adoptée en Belgique le 1er juin 2011. Elle a inséré la disposition suivante dans le code pénal :

« Art. 563bis. Seront punis d’une amende de quinze euros à vingt-cinq euros et d’un emprisonnement d’un jour à sept jours ou d’une de ces peines seulement, ceux qui, sauf dispositions légales contraires, se présentent dans les lieux accessibles au public le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie, de manière telle qu’ils ne soient pas identifiables.

Toutefois, ne sont pas visés par l’alinéa 1er, ceux qui circulent dans les lieux accessibles au public le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie de manière telle qu’ils ne soient pas indentifiables et ce, en vertu de règlements de travail ou d’une ordonnance de police à l’occasion de manifestations festives. »

42.  Cette loi a fait l’objet de recours en annulation devant la Cour constitutionnelle sur le fondement notamment de l’article 9 de la Convention. La Cour constitutionnelle a rejeté ces recours par un arrêt du 6 décembre 2012, retenant en particulier ce qui suit :

« (...) B.17. Il ressort de l’exposé de la proposition qui est à l’origine de la loi attaquée (...) que le législateur a entendu défendre un modèle de société qui fait prévaloir l’individu sur ses attaches philosophiques, culturelles et religieuses en vue de favoriser l’intégration de tous et faire en sorte que les citoyens partagent un patrimoine commun de valeurs fondamentales que sont le droit à la vie, le droit à la liberté de conscience, la démocratie, l’égalité de l’homme et de la femme ou encore la séparation de l’Église et de l’État.

(...) les travaux préparatoires de la loi attaquée font apparaître que trois objectifs ont été poursuivis : la sécurité publique, l’égalité entre l’homme et la femme et une certaine conception du « vivre ensemble » dans la société.

B.18. De tels objectifs sont légitimes et entrent dans la catégorie de ceux énumérés à l’article 9 de la Convention (...) que constituent le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui.

B.19. La Cour doit encore examiner si les conditions de nécessité dans une société démocratique et de proportionnalité par rapport aux objectifs légitimes poursuivis sont remplies.

B.20.1. Il ressort des travaux préparatoires de la loi attaquée que l’interdiction du port d’un vêtement dissimulant le visage a notamment été dictée par des raisons de sécurité publique. À cet égard, ces travaux font état de la commission d’infractions par des personnes dont le visage était dissimulé (...).

B.20.2. L’article 34, § 1er, de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police habilite les fonctionnaires de police à contrôler l’identité de toute personne s’ils ont des motifs raisonnables de croire, en fonction de son comportement, d’indices matériels ou de circonstances de temps et de lieu, qu’elle est recherchée, qu’elle a tenté de commettre une infraction ou se prépare à la commettre, qu’elle pourrait troubler l’ordre public ou qu’elle l’a troublé. Ce contrôle d’identité pourrait être entravé si la personne concernée avait le visage dissimulé et refusait de coopérer à un tel contrôle. En outre, les personnes qui ont le visage dissimulé ne seraient en général pas ou difficilement reconnaissables si elles commettaient des infractions ou troublaient l’ordre public.

B.20.3. Ce n’est pas non plus parce qu’un comportement n’aurait pas encore pris une ampleur de nature à mettre l’ordre social ou la sécurité en péril que le législateur ne serait pas autorisé à intervenir. Il ne peut lui être reproché d’anticiper en temps utile un tel risque en réprimant des comportements lorsqu’il est établi que la généralisation de ceux-ci entraînerait un danger réel.

B.20.4. Compte tenu de ce qui précède, le législateur pouvait estimer que l’interdiction de dissimuler le visage dans les lieux accessibles au public est nécessaire pour des raisons de sécurité publique.

B.21. Le législateur a également motivé son intervention par une certaine conception du « vivre ensemble » dans une société fondée sur des valeurs fondamentales qui, à son estime, en découlent.

L’individualité de tout sujet de droit d’une société démocratique ne peut se concevoir sans que l’on puisse percevoir son visage, qui en constitue un élément fondamental. Compte tenu des valeurs essentielles qu’il entend défendre, le législateur a pu considérer que la circulation dans la sphère publique, qui concerne par essence la collectivité, de personnes dont cet élément fondamental de l’individualité n’apparaît pas, rend impossible l’établissement de rapports humains indispensables à la vie en société. Si le pluralisme et la démocratie impliquent la liberté de manifester ses convictions notamment par le port de signes religieux, l’État doit veiller aux conditions dans lesquelles ces signes sont portés et aux conséquences que le port de ces signes peut avoir. Dès lors que la dissimulation du visage a pour conséquence de priver le sujet de droit, membre de la société, de toute possibilité d’individualisation par le visage alors que cette individualisation constitue une condition fondamentale liée à son essence même, l’interdiction de porter dans les lieux accessibles au public un tel vêtement, fût-il l’expression d’une conviction religieuse, répond à un besoin social impérieux dans une société démocratique.

B.22. Quant à la dignité de la femme, ici encore, le législateur a pu considérer que les valeurs fondamentales d’une société démocratique s’opposent à ce que des femmes soient contraintes de dissimuler leur visage sous la pression de membres de leur famille ou de leur communauté et soient privées ainsi, contre leur gré, de la liberté de disposer d’elles-mêmes.

B.23. Toutefois, (...) le port du voile intégral peut correspondre à l’expression d’un choix religieux. Ce choix peut être guidé par diverses motivations aux significations symboliques multiples.

Même lorsque le port du voile intégral résulte d’un choix délibéré dans le chef de la femme, l’égalité des sexes, que le législateur considère à juste titre comme une valeur fondamentale de la société démocratique, justifie que l’État puisse s’opposer, dans la sphère publique, à la manifestation d’une conviction religieuse par un comportement non conciliable avec ce principe d’égalité entre l’homme et la femme. Comme la Cour l’a relevé en B.21, le port d’un voile intégral dissimulant le visage prive, en effet, la femme, seule destinataire de ce prescrit, d’un élément fondamental de son individualité, indispensable à la vie en société et à l’établissement de liens sociaux.

B.24. La Cour doit encore examiner si le recours à une sanction de nature pénale en vue de garantir le respect de l’interdiction que la loi prévoit n’a pas des effets disproportionnés par rapport aux objectifs poursuivis.

B.25.1. La disposition attaquée a été insérée dans le Code pénal, dans la catégorie des contraventions de quatrième classe, et prévoit une peine d’amende de quinze à vingt-cinq euros et un emprisonnement d’un jour à sept jours ou une de ces peines seulement.

En application des articles 564 et 565 du Code pénal, lorsque le contrevenant a déjà été condamné, dans les douze mois précédents, pour la même contravention, le tribunal est autorisé à prononcer, indépendamment de l’amende, un emprisonnement pendant douze jours au plus.

L’article 566 du même Code permet la réduction de l’amende au-dessous de cinq euros, sans qu’elle puisse, en aucun cas, être inférieure à un euro lorsqu’il existe des circonstances atténuantes. (...)

B.28. Dès lors que l’individualisation des personnes, dont le visage est un élément fondamental, constitue une condition essentielle au fonctionnement d’une société démocratique dont chaque membre est un sujet de droit, le législateur a pu considérer que dissimuler son visage pouvait mettre en péril le fonctionnement de la société ainsi conçue et devait, partant, être pénalement réprimé.

B.29.1. Sous réserve de ce qui est mentionné en B.30, en ce qu’elle s’adresse aux personnes qui, librement et volontairement, dissimulent leur visage dans les lieux accessibles au public, la mesure attaquée n’a pas d’effets disproportionnés par rapport aux objectifs poursuivis dès lors que le législateur a opté pour la sanction pénale la plus légère. La circonstance que la peine puisse être plus lourde en cas de récidive ne mène pas à une autre conclusion. Le législateur a pu, en effet, estimer que le contrevenant qui est condamné pour un comportement pénalement réprimé ne réitérera pas ce comportement, sous la menace d’une sanction plus lourde.

B.29.2. Pour le surplus, il y a lieu d’observer, en ce qui concerne les personnes qui dissimuleraient leur visage sous la contrainte, que l’article 71 du Code pénal prévoit qu’il n’y a pas d’infraction lorsque l’auteur des faits a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister.

B.30. La loi attaquée prévoit une sanction pénale à l’égard de toute personne qui, sauf dispositions légales contraires, se présente le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie de manière telle qu’elle ne soit pas identifiable, dès lors qu’il s’agit de lieux accessibles au public. Il serait manifestement déraisonnable de considérer que ces lieux doivent s’entendre comme incluant les lieux destinés au culte. Le port de vêtements correspondant à l’expression d’un choix religieux, tels que le voile qui couvre intégralement le visage dans de tels lieux, ne pourrait faire l’objet de restrictions sans que cela porte atteinte de manière disproportionnée à la liberté de manifester ses convictions religieuses.

B.31. Sous réserve de cette interprétation, [le moyen n’est pas fondé] . (...) ».

B.  L’arrêt du Tribunal suprême espagnol du 6 février 2013

43.  Le 8 octobre 2010, l’Ayuntamiento (mairie) de Lérida – à l’instar d’autres mairies – a adopté un amendement à l’ordenanza municipal de civismo y convivencia (règlement municipal général sur le civisme et la vie ensemble), autorisant des reglamentos (règlements spécifiques) à limiter ou interdire l’accès aux espaces ou locaux municipaux dédiés au service public aux personnes portant le voile intégral, des passe-montagnes, des casques intégraux ou d’autres vêtements ou accessoires qui empêchent ou gênent l’identification et la communication visuelle. Le même jour, elle a modifié dans ce sens ses règlements spécifiques relatifs aux archives municipales, aux locaux municipaux et aux transports en commun.

44.  Invoquant notamment l’article 16 de la Constitution – relatif à la liberté d’opinion, de religion et de culte – et se référant à l’article 9 de la Convention, une association a vainement saisi le Tribunal supérieur de Justice de Catalogne d’un recours en annulation.

45.  Statuant en cassation, le Tribunal suprême a cassé l’arrêt du Tribunal supérieur de Justice de Catalogne et annulé les modifications apportées au règlement municipal général et aux règlements spécifiques relatifs aux archives municipales et aux locaux municipaux.

46.  Dans son arrêt du 6 février 2013 (no 693/2013 ; pourvoi no 4118/2011), il rappelle tout d’abord qu’en droit constitutionnel espagnol, les droits fondamentaux ne peuvent être limités que par une loi au sens formel.

47.  Il considère ensuite que c’est à tort que le Tribunal supérieur de Justice de Catalogne a retenu que ces limitations poursuivaient des buts légitimes et étaient nécessaires dans une société démocratique, tout en précisant qu’il n’entendait pas préjuger d’une éventuelle intervention législative. Sur le premier point, il estime que, contrairement aux conclusions de cette juridiction, on ne peut retenir au titre des « buts légitimes », la protection de la « tranquillité publique », de la « sécurité publique » ou de l’ » ordre public » dans la mesure où il n’est pas démontré que le port du voile intégral porte atteinte à ces intérêts. Il considère qu’il en va de même de la « protection des droits et liberté d’autrui » puisque le terme « autrui » ne vise pas la personne qui subit une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la liberté de religion mais vise des tiers. Sur le second point, il marque son désaccord avec la conclusion du Tribunal supérieur de Justice de Catalogne selon laquelle, qu’il soit ou non volontaire, le port du voile intégral se concilie difficilement avec le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes, lequel s’inscrit parmi les valeurs des sociétés démocratiques. Le Tribunal suprême estime en effet que le caractère volontaire on non du port du voile intégral est déterminant, dès lors qu’il n’est pas possible de limiter une liberté constitutionnelle en se fondant sur la supposition que les femmes qui le portent le font sous la contrainte. Il en déduit que les limitations en cause ne peuvent passer pour nécessaires dans une société démocratique. Enfin, renvoyant à des travaux de doctrine, il indique que l’interdiction du port du voile intégral aurait pour conséquence l’isolement des femmes concernées et génèrerait une discrimination à leur encontre, et serait donc incompatible avec l’objectif d’intégration sociale des groupes issus de l’immigration.

48.  Le Tribunal suprême a en revanche jugé qu’il n’y avait pas lieu d’annuler la modification du règlement spécifique relatif aux transports en commun. Il a en effet constaté qu’elle se bornait à obliger les usagers bénéficiant d’abonnements à tarifs réduits à s’identifier ponctuellement, ce qui ne constitue pas une limitation des droits fondamentaux.

C.  L’avis du Conseil d’État néerlandais du 28 novembre 2011

49.  Le Conseil d’État néerlandais a rendu quatre avis – tous négatifs – sur quatre projets ou propositions de lois distincts qui se rapportaient plus ou moins directement à l’interdiction de porter le voile intégral en public. Le premier, rendu le 21 septembre 2007, concernait une proposition de loi portant explicitement interdiction de porter la burqa, le second, rendu le 6 mai 2008 (non publié), concernait une proposition de loi portant interdiction de porter des vêtements couvrant le visage, le troisième, rendu le 2 décembre 2009 (non publié), concernait un projet de loi portant interdiction de porter de tels vêtements dans les établissements scolaires. Adopté le 28 novembre 2011 et publié le 6 février 2012, le quatrième avis concernait un projet de loi qui visait à interdire, sous peine de sanctions pénales, de porter dans l’espace public et les lieux accessibles au public (sauf ceux ayant une destination religieuse) des habits couvrant complètement le visage, ne laissant découverts que les yeux ou ne permettant pas l’identification.

50.  Le gouvernement néerlandais justifiait ce dernier projet d’interdiction par la nécessité de garantir une communication ouverte – essentielle à l’interaction sociale –, la sécurité et le « sentiment de sécurité » (veiligheidsgevoel) du public, ainsi que par la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes.

51.  Dans son avis du 28 novembre 2011, le Conseil d’État indique tout d’abord ne pas être convaincu par l’utilité et la nécessité d’une telle interdiction. Il observe que le gouvernement ni ne spécifie en quoi le port d’un vêtement couvrant le visage est fondamentalement incompatible avec l’» ordre social » (maatschappelijke orde), ni ne démontre un besoin social impérieux (dringende maatschappelijke behoefte) justifiant une interdiction générale, ni n’indique en quoi la réglementation existante, qui permet des interdictions spécifiques jugées jusque-là adéquates, est insuffisante, ni n’explique pourquoi le fait de porter un tel vêtement, qui peut être fondé sur des motifs religieux, doit tomber sous le coup du droit pénal. S’agissant de l’argument tiré de l’égalité entre les hommes et les femmes, le Conseil d’État considère qu’il n’appartient pas au gouvernement de faire obstacle au choix de porter la burqa ou le niqab pour des motifs religieux, ce choix devant être laissé aux femmes concernées. Il ajoute qu’une interdiction générale ne serait d’aucune utilité si l’objectif est de lutter contre le fait de contraindre autrui à porter la burqa ou le niqab. Enfin, le Conseil d’État retient que le sentiment subjectif d’insécurité ne peut justifier une interdiction générale au titre de l’ordre social ou de l’ordre public (de maatschappelijke of de openbare orde).

52.  Le Conseil d’État indique ensuite qu’au vu de ces éléments, le projet n’est pas compatible avec le droit à la liberté de religion. Selon lui l’interdiction générale de porter des habits couvrant le visage ne répond pas à un besoin social impérieux et n’est donc pas nécessaire dans une société démocratique.

EN DROIT

I.  SUR LES EXCEPTIONS PRéLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A.  Qualité de victime de la requérante

53.  Le Gouvernement met en cause la qualité de victime de la requérante. Il souligne à cet égard qu’elle n’apporte pas d’élément démontrant qu’elle est de confession musulmane et qu’elle souhaite porter le voile intégral pour des raisons religieuses, ne prétend pas avoir été ne serait-ce que verbalisée pour avoir porté le voile intégral dans un lieu public et n’apporte pas d’élément indiquant qu’elle le portait avant l’entrée en vigueur de la loi. Il se dit en outre perplexe quant à la gravité pour elle des conséquences de l’interdiction, étant donné qu’elle indique s’abstenir de porter le voile intégral en public en cas d’obstacles pratiques, dans le cadre de sa vie professionnelle ou lorsqu’elle souhaite rencontrer des gens en public, et ne le porter que lorsque son humeur introspective, ses sentiments spirituels, ou un souhait de se recentrer sur les questions religieuses le commandent. Selon lui, la requête relève de l’actio popularis. Il ajoute que le concept de « victime potentielle » met à mal l’obligation d’épuiser les voies de recours internes et qu’une application extensive de celui-ci pourrait avoir des effets fortement déstabilisant pour le système de la Convention : cela serait contraire à l’intention des rédacteurs de celle-ci et augmenterait considérablement le nombre de requérants potentiels. Selon lui, si des circonstances très exceptionnelles peuvent, dans certains cas très particuliers, être prises en compte par la Cour pour étendre la notion de victime, cela ne doit pas conduire à renverser le principe selon lequel seuls ceux dont les droits ont été effectivement et concrètement atteints peuvent prétendre à cette qualité.

54.  La requérante estime qu’elle rentre dans la catégorie des « victimes potentielles ». Elle rappelle en particulier à cet égard que dans les arrêts Dudgeon c. Royaume-Uni (22 octobre 1981, série A no 45), Norris c. Irlande (26 octobre 1988, série A no 142) et Modinos c. Chypre (22 avril 1993, série A no 259), la Cour a reconnu la qualité de victimes à des homosexuels en raison de l’existence même de lois prévoyant des sanctions pénales pour des actes sexuels consentis entre personnes de même sexe, au motif que le choix qui s’offrait à eux était soit de s’abstenir du comportement interdit, soit de s’exposer à des poursuites, alors même que ces lois n’étaient presque jamais appliquées. Elle observe que, dans l’affaire S.L. c. Autriche (no 45330/99, CEDH 2003‑I) la Cour a même reconnu la qualité de victime à un mineur de 17 ans qui dénonçait une législation interdisant les actes homosexuels entre adultes et mineurs alors que seuls les adultes s’exposaient à des poursuites et qu’il n’y avait en fait pas de poursuites.

Elle souligne que sa foi est un élément essentiel de son être, qu’elle est une pratiquante assidue et que le port du voile est fondamental pour elle, et juge le Gouvernement malvenu à exiger qu’elle prouve qu’elle est musulmane et qu’elle souhaite porter le voile pour des raisons religieuses. Elle déclare ne pas voir quelles preuves elle pourrait fournir, et observe qu’il aurait été étrange d’attendre des requérants dans les affaires précitées qu’ils prouvent leur homosexualité. Elle ajoute qu’il ne peut y avoir aucun doute sur le fait que l’islam comporte une école de pensée qui exige des femmes qu’elles voilent leur visage en public, et qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’il n’appartient pas au Gouvernement d’évaluer la légitimité de la manière dont elle manifeste sa religion. D’après elle, à supposer même qu’il puisse y avoir des doutes quant au fait qu’elle portait le voile intégral avant l’entrée en vigueur de la loi, elle est victime de la loi dès lors qu’elle l’empêche, sous peine de sanctions, de le porter en public quand elle le souhaite : elle l’atteint directement du fait qu’elle est une femme musulmane croyante qui se couvre le visage en public.

55.  La Cour observe que cette exception vise avant tout la qualité de victime de la requérante au regard de l’article 9 de la Convention. Elle rappelle à cet égard que, tel qu’il est garanti par cette disposition, le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ne vaut certes que pour les convictions qui atteignent un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance. Cependant, dès lors que cette condition est remplie, le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de sa part quant à la légitimité des convictions religieuses ou à la manière dont elles sont exprimées (voir Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10, § 81, CEDH 2013, ainsi que les références qui y sont indiquées).

Il est vrai également qu’un acte inspiré, motivé ou influencé par une religion ou des convictions ne constitue une « manifestation » de celles-ci au sens de l’article 9 de la Convention que s’il est étroitement lié à la religion ou aux convictions dont il est question. Tel est le cas par exemple des actes de culte ou de dévotion qui relèvent de la pratique d’une religion ou de convictions sous une forme généralement reconnue. Toutefois, la « manifestation » d’une religion ou d’une conviction ne se limite pas aux actes de ce type : l’existence d’un lien suffisamment étroit et direct entre un acte et la conviction qui en est à l’origine doit être établie au vu des circonstances de chaque cas d’espèce. En particulier, il n’est pas requis de celui ou celle qui soutient qu’un acte relève de son droit à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions qu’il établisse qu’il ou elle a agi conformément à un commandement de la religion en question (voir Eweida et autres, précité, § 82, ainsi que les références qui y sont indiquées).

56.  L’on ne saurait donc exiger de la requérante, ni qu’elle prouve qu’elle est musulmane pratiquante, ni qu’elle démontre que c’est sa foi qui lui dicte de porter le voile intégral. Ses déclarations suffisent à cet égard, dès lors qu’il ne fait pas de doute qu’il s’agit là pour certaines musulmanes d’une manière de vivre leur religion et que l’on peut y voir une « pratique » au sens de l’article 9 § 1 de la Convention. La circonstance que cette pratique est minoritaire (paragraphe 16 ci-dessus) est sans effet sur sa qualification juridique.

57.  Ensuite, certes, la requérante ne prétend pas avoir été condamnée – ni même verbalisée ou contrôlée – pour avoir porté le voile intégral dans l’espace public. Un particulier peut cependant soutenir qu’une loi viole ses droits en l’absence d’actes individuels d’exécution, et donc se dire « victime » au sens de l’article 34, s’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (voir, notamment, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, série A no 31, § 27, Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, série A no 112, § 42, Norris, précité, § 31, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 34, CEDH 2008, et Michaud c. France, no 12323/11, CEDH 2012, §§ 51-52 ). Tel est le cas au regard de la loi du 11 octobre 2010 des femmes qui, comme la requérante, résident en France et souhaitent porter le voile intégral pour des raisons religieuses. Elles se trouvent de ce fait devant un dilemme comparable mutatis mutandis à celui que la Cour avait identifié dans les arrêts Dudgeon et Norris précités (§ 41 et §§ 30-34 respectivement) : soit elles se plient à l’interdiction et renoncent ainsi à se vêtir conformément au choix que leur dicte leur approche de leur religion ; soit elles ne s’y plient pas et s’exposent à des sanctions pénales (voir aussi Michaud précité, § 52).

58.  Il y a donc lieu de rejeter l’exception.

B.  Épuisement des voies de recours internes

59.  Le Gouvernement soutient qu’en l’absence de toute procédure interne, il doit être conclu que la requête est irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours internes.

60.  La requérante rappelle que les requérants ne sont pas tenus d’épuiser les voies de recours internes qui seraient inefficaces ou inutiles.

61.  Selon la Cour, cette question est dénuée de pertinence dans le contexte du système légal français dès lors qu’elle a conclu que la requérante peut se dire victime en l’absence de mesure individuelle. Surabondamment, elle observe que, s’il est vrai que les griefs dont elle est saisie n’ont pas été préalablement examinés par les juridictions internes dans le cadre de recours exercés par la requérante, le Conseil constitutionnel s’est prononcé le 7 octobre 2010 en faveur de la conformité de la loi avec (notamment) la liberté de religion (paragraphe 30 ci-dessus). La chambre criminelle de la Cour de cassation s’est également prononcée : dans un arrêt du 5 mars 2013, rendu dans le contexte d’une procédure à laquelle la requérante était étrangère, elle a rejeté un moyen tiré de l’article 9 au motif que la loi du 11 octobre 2010 visait, conformément au second paragraphe de cette disposition, à « protéger l’ordre et la sécurité publics en imposant à toute personne circulant dans un espace public de montrer son visage » (paragraphe 34 ci-dessus). On peut d’ailleurs voir dans ce dernier arrêt une indication selon laquelle, si la requérante avait été condamnée sur le fondement de cette loi et s’était ensuite pourvue en cassation au moyen d’une violation de l’article 9, son pourvoi aurait été rejeté. Il convient donc de rejeter l’exception.

C.  Abus du droit de recours individuel

62.  Le Gouvernement dénonce un « détournement du droit de recours individuel ». Il souligne qu’il s’agit en l’espèce d’une « argumentation totalement désincarnée, présentée le jour même de l’entrée en vigueur de l’interdiction par une requérante n’ayant fait l’objet d’aucun début de procédure au niveau national et dont on ne sait rien, si ce n’est ce qu’elle veut bien dire de ses opinions religieuses et de leur traduction aléatoire en matière de comportement ». Il observe en outre que deux autres requêtes très semblables dans le fond comme dans la forme ont été déposées par les mêmes avocats britanniques que ceux qui représentent la requérante. Il estime qu’» il est permis de s’interroger sur la réalité du dossier », ajoutant que « l’on se situe loin d’un usage normal du droit de recours individuel » dès lors qu’il s’agit d’une actio popularis.

63.  Selon la requérante, cette thèse doit être rejetée pour les mêmes raisons que celles qui militent en faveur du rejet de celle selon laquelle elle ne pourrait prétendre à la qualité de victime.

64.  Le Gouvernement semble vouloir dire que la requérante fait office de prête-nom. La Cour a pris en compte ses observations sur ce point. Elle souligne toutefois que son greffe a vérifié le nom et l’adresse qui figurent sur la requête et s’est assuré que les avocats qui l’ont rédigée produisent des pouvoirs les désignant signés par l’intéressée.

65.  Pour le reste, le Cour estime qu’il convient d’examiner la thèse du Gouvernement sous l’angle de l’article 35 § 3 a), aux termes duquel la Cour déclare irrecevable toute requête individuelle qu’elle estime « abusive ».

66.  La Cour rappelle à cet égard que la mise en œuvre de cette disposition est une « mesure procédurale exceptionnelle », et que la notion d’» abus » doit être comprise dans son sens ordinaire, à savoir, le fait, pour le titulaire d’un droit, de le mettre en œuvre en dehors de sa finalité d’une manière préjudiciable (Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 62, 15 septembre 2009). Sur ce dernier point, la Cour a précisé que le « comportement abusif » du requérant qu’elle exige doit non seulement être manifestement contraire à la vocation du droit de recours mais aussi entraver le bon fonctionnement de la Cour ou le bon déroulement de la procédure devant elle (même arrêt, § 65).

67.  La Cour a fait application de cette disposition dans quatre cas de figures (voir Miroļubovs et autres précité, §§ 62-66). Premièrement, dans le cas de requêtes qui se fondaient délibérément sur des faits controuvés en vue de la tromper (Varbanov c. Bulgarie, no 31365/96, § 36, CEDH 2000‑X), qu’il y ait eu falsification des documents du dossier (voir, par exemple, Jian c. Roumanie (déc.), no 46640/99, 30 mars 2004) ou omission de l’informer d’un élément essentiel pour l’examen de l’affaire (voir, par exemple, Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 89, 20 juin 2002, et Kérétchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006) ou de nouveaux développements importants survenus au cours de la procédure (voir, par exemple, Predescu c. Roumanie, no 21447/03, §§ 25-27, 2 décembre 2008). Deuxièmement, dans des cas où le requérant avait utilisé, dans sa communication avec la Cour, des expressions particulièrement vexatoires, outrageantes, menaçantes ou provocatrices (voir, par exemple, Řehák c. République tchèque (déc.), no 67208/01, 18 mai 2004). Troisièmement, dans des cas où le requérant avait intentionnellement méconnu la confidentialité des négociations relatives au règlement amiable (voir, par exemple, Hadrabová et autres c. République tchèque (déc.), nos 42165/02 et 466/03, 25 septembre 2007, et Deceuninck c. France (déc.), no 47447/08, 13 décembre 2011). Quatrièmement, dans des cas de requérants qui avaient multiplié des requêtes chicanières et manifestement mal fondées, analogues à leur requête déjà déclarée irrecevable dans le passé (Anibal Vieira & Filhos LDA et Maria Rosa Ferreira da Costa LDA c. Portugal (déc.), nos 980/12 et 28385/12, 13 novembre 2012 ; voir aussi les décisions de la Commission M. c. Royaume-Uni, no 13284/87, 15 octobre 1987 et Philis c. Grèce, no 28970/95, 17 octobre 1996). La Cour a de plus précisé que, même si une requête inspirée par un désir de publicité ou de propagande n’est pas, de ce seul fait, abusive, il en va autrement si le requérant, mû par des intérêts d’ordre politique, accorde à la presse ou à la télévision des entretiens montrant une attitude irresponsable et frivole à l’égard de la procédure pendante devant la Cour (Miroļubovs et autres précité, § 66).

68.  La Cour constate tout d’abord que la présente requête ne correspond à aucun de ces cas. Ensuite, à supposer qu’il faille considérer qu’une requête qui relève de l’actio popularis est de ce fait « manifestement contraire à la vocation du droit de recours », elle renvoie à sa conclusion relative à la qualité de victime de la requérante, dont il découle qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’une actio popularis (paragraphes 57-58 ci-dessus). Enfin, elle ne décèle en l’espèce aucun élément de nature à la conduire à considérer que, par son comportement, la requérante aurait entravé le bon fonctionnement de la Cour ou le bon déroulement de la procédure devant elle. Prenant également en compte le fait que l’irrecevabilité d’une requête au motif de son caractère abusif relève de l’exception, le Cour conclut au rejet de l’exception préliminaire du Gouvernement.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

69.  La requérante se plaint du fait que, dès lors que le port dans l’espace public d’une tenue destinée à dissimuler le visage est interdit par la loi sous peine d’une sanction pénale, revêtir le voile intégral dans l’espace public l’exposerait à un risque non seulement de sanctions mais aussi de harcèlement et de discrimination, constitutif d’un traitement dégradant. Elle invoque l’article 3 de la Convention, aux termes duquel :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Elle se plaint également d’une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 de la Convention, l’article 14 étant ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

70.  La Cour estime que le minimum de gravité que doit atteindre un mauvais traitement pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 162, série A no 25) n’est pas atteint en l’espèce. Elle en déduit que le grief tiré de cette disposition est manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Il en résulte par ailleurs que les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 94, CEDH 2013), de sorte que l’article 14 de la Convention ne peut être invoqué en combinaison avec cette disposition.

71.  Partant, cette partie de la requête est irrecevable et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

72.  La requérante se plaint du fait que l’interdiction légale de porter une tenue destinée à dissimuler le visage dans l’espace public la prive de la possibilité de revêtir le voile islamique intégral dans l’espace public. Elle dénonce une violation de son droit à la liberté d’association ainsi qu’une discrimination dans l’exercice de ce droit. Elle invoque, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention précité, l’article 11, aux termes duquel :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

73.  La Cour constate que la requérante n’indique pas en quoi l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2012 porterait atteinte à son droit à la liberté d’association et génèrerait à son détriment une discrimination dans la jouissance de ce droit. Elle en déduit que, non-étayée, cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention (voir, par exemple, Özer c. Turquie (no 2), no 871/08, § 36, 26 janvier 2010) et, comme telle, irrecevable. Il convient donc de la rejeter en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8, 9 ET 10 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉS AVEC L’ARTICLE 14

74.  La requérante dénonce pour les mêmes raisons une violation de son droit au respect de sa vie privée, de son droit à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions et de son droit à la liberté d’expression, ainsi qu’une discrimination dans l’exercice de ces droits. Elle invoque les articles 8, 9 et 10 de la Convention, pris isolément et combinés avec l’article 14, les premières de ces dispositions étant ainsi libellées :

Article 8

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 9

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2.  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 10

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.  Sur la recevabilité

75.  La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B.  Sur le fond

1.  Arguments des parties

a)  La requérante

76.  La requérante indique qu’elle est née au Pakistan et que sa famille s’inscrit dans une tradition culturelle sunnite dans laquelle il est coutumier et respectueux pour les femmes de porter le voile intégral en public. Elle considère qu’elle subit une grave ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 9 de la Convention dès lors que la loi du 11 octobre 2010, qui vise à interdire aux femmes musulmanes de porter le voile intégral dans les lieux publics, l’empêche de manifester sa foi, de la vivre et de l’observer en public. Elle ajoute que, si cette ingérence est « prévue par la loi », elle ne poursuit aucun des buts légitimes énumérés au second paragraphe de cette disposition et n’est pas « nécessaire » « dans une société démocratique ».

77.  La requérante estime tout d’abord que l’on ne peut retenir que cette ingérence a pour but légitime la « sécurité publique » alors qu’il ne s’agit pas d’une mesure destinée à répondre à des préoccupations de sécurité concrètes dans des lieux à haut risque tels que les aéroports, mais d’une interdiction générale couvrant presque tout l’espace public. Quant à la thèse du Gouvernement selon laquelle elle viserait au respect des exigences minimales de la vie en société dès lors que l’exposition réciproque des visages serait fondamentale dans la société française, la requérante objecte qu’elle néglige de prendre en compte les pratiques culturelles des minorités qui n’adhèrent pas forcément à cette philosophie et le fait qu’il existe des modes de communication autres que visuels, et que cela n’a de toute façon rien à voir avec l’application de sanctions pénales dans le but d’empêcher que l’on se voile le visage en public. Elle considère par ailleurs que l’affirmation du Gouvernement selon laquelle le fait pour les femmes de se couvrir le visage est incompatible avec le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes est simpliste. Elle fait valoir que, d’après une thèse féministe consacrée, le port du voile dénote souvent une émancipation des femmes, leur affirmation de soi et leur participation à la société, et que pour ce qui la concerne, il ne s’agit pas de faire plaisir aux hommes mais à elle‑même et d’obéir à sa conscience. Ensuite, on ne saurait soutenir que le port du voile revient à refuser aux femmes concernées le droit d’exister en tant que personnes dans l’espace public alors que dans la majorité des cas il s’agit d’un libre choix dénué de surcroît de tout prosélytisme. Elle ajoute que d’autres États membres ayant une forte population musulmane n’interdisent pas le port du voile intégral dans les lieux publics. Elle juge par ailleurs ironique qu’une idée abstraite d’égalité des sexes aille à l’encontre du choix profondément personnel des femmes qui décident de se voiler et souligne que les sanctionner aggrave l’inégalité que l’on prétend combattre. Enfin, elle considère que soutenir que l’interdiction a pour but légitime le « respect de la dignité des personnes » revient à l’asseoir sur la supposition abstraite, stéréotypée et révélatrice d’une logique machiste, que la femme voilée est « effacée ».

78.  Au chapitre de la « nécessité », la requérante fait valoir qu’une société réellement libre est une société qui peut accueillir une grande variété de convictions, de goûts, d’activités, de coutumes et de comportements, et qu’il n’appartient pas aux États de décider de la validité de convictions religieuses. Selon elle, l’interdiction et la criminalisation du port du voile intégral en public envoient un message sectaire et constituent un obstacle à la socialisation des femmes concernées. Elle indique que le Comité des droits de l’homme des Nations unies a retenu dans son Observation générale no 28 que réglementer les vêtements susceptibles de pouvoir être portés par les femmes en public peut mettre à mal le principe de l’égalité des droits entre hommes et femmes et, dans la décision Raihon Hudoyberganova c. Ouzbekistan, que la liberté de manifester sa religion englobe le droit de porter en public des vêtements ou une tenue conforme à sa foi ou à sa religion. Elle souligne en outre que, s’il est vrai que la loi du 11 octobre 2010 a été adoptée à la quasi-unanimité, les affaires Dudgeon, Norris et Modinos précitées montrent qu’une mesure peut bénéficier d’un large soutien politique sans pour autant être « nécessaire » « dans une société démocratique ».

Par ailleurs, à supposer que les buts poursuivis soient légitimes, l’interdiction critiquée ne peut remplir cette condition alors qu’ils pourraient être atteints par des moyens moins contraignants. Ainsi, pour répondre aux questions de sécurité publique, il suffirait de recourir à des contrôles d’identité dans les endroits à haut risques, comme dans les cas examinés par la Cour dans les affaires Phull c. France ((déc.), no 35753/03, CEDH 2005‑I) et El Morsli c. France ((déc.), no 15585/06, 4 mars 2008). Quant à la volonté de garantir le respect de la dignité des personnes, elle ne saurait exempter de peser les intérêts concurrents : ceux des membres du public qui désapprouvent le port du voile ; ceux des femmes voilées, qui, comme elle, se trouvent contraintes de choisir entre agir contre leurs convictions, rester chez elles ou enfreindre la loi. Or les droits des secondes seraient bien plus lourdement affectés que ceux des premiers. Selon la requérante, considérer, comme le fait le Gouvernement, qu’il est nécessaire de criminaliser non seulement le fait d’obliger quelqu’un à se voiler mais aussi le fait de se voiler par choix au motif que les femmes peuvent hésiter à dénoncer ceux qui les y contraignent et que la contrainte peut être diffuse revient à ignorer la situation et la motivation des femmes qui choisissent de se voiler et donc à abandonner toute recherche de proportionnalité. Plus encore qu’une attitude paternaliste, il y aurait là une intention de punir les femmes que l’on prétend pourtant protéger de pressions patriarcales. Enfin, la requérante juge sans pertinence les remarques du Gouvernement, selon lesquelles la liberté de se vêtir conformément à son choix reste très large en France et l’interdiction ne vaut pas dans les lieux de culte ouverts au public, dès lors que ses convictions lui imposent précisément de se couvrir le visage et que le droit de manifester sa foi ne se limite pas aux lieux de culte et doit pouvoir s’exercer en public.

79.  Selon la requérante, l’impossibilité de porter le voile intégral en public dans laquelle la met la loi du 11 octobre 2010 s’analyse aussi en une violation de son droit au respect de la vie privée que garantit l’article 8 de la Convention. Sa vie privée serait atteinte pour trois raisons. Premièrement parce que le port du voile intégral est un élément important de son identité socioculturelle. Deuxièmement, parce que, comme la Cour l’a souligné dans l’arrêt Von Hannover c. Allemagne (no 59320/00, §§ 50 et 69, CEDH 2004‑VI), il existe une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la vie privée, et que la protection de la vie privée au titre de l’article 8 va au-delà du cercle familial intime et comporte également une dimension sociale. Troisièmement, parce que si elle sort de chez elle en portant le voile intégral, elle rencontrera probablement de l’hostilité et s’exposera à des sanctions pénales. Ainsi, obligée de le retirer lorsqu’elle sort et ne pouvant le porter que chez elle, « comme si elle était en prison », elle se trouverait forcée d’adopter une « personnalité à la Jekyll et Hyde ».

Ensuite, renvoyant pour l’essentiel à ses observations relatives à l’article 9 de la Convention, la requérante soutient que cette ingérence ne poursuit aucun des buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 8 de la Convention. Elle ajoute qu’à supposer que l’un d’eux puisse être retenu, l’ingérence dénoncée ne pourrait passer pour nécessaire dans une société démocratique, d’autant moins que les exigences du second paragraphe de l’article 8 seraient à cet égard plus strictes que celles du second paragraphe de l’article 9.

80.  La requérante soutient en outre que l’interdiction de porter une tenue destinée à dissimuler le visage dans l’espace public, qui, sans aucun doute, cible la burqa, génère une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention, fondée sur le sexe, la religion et l’origine ethnique au détriment des femmes musulmanes qui, comme elle, portent le voile islamique intégral. Il s’agit d’après elle d’une discrimination indirecte entre les femmes musulmanes dont les convictions exigent qu’elles portent le voile intégral et les autres femmes musulmanes, ainsi qu’entre celles-ci et les hommes musulmans. L’exception que prévoit la loi du 11 octobre 2010, selon laquelle l’interdiction ne s’applique pas si la tenue s’inscrit dans le cadre de « fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles », serait également discriminante en ce qu’elle conduirait à favoriser la majorité chrétienne : elle permettrait aux chrétiens de porter en public une tenue dissimulant leur visage dans le cadre de fêtes ou célébrations chrétiennes (processions religieuses catholiques, carnavals ou rituels tels que le père Noël) alors que les femmes musulmanes désirant porter le voile intégral en public demeureraient sous le coup de l’interdiction même durant le mois du ramadan.

b)  Le Gouvernement

81.  Le Gouvernement admet que, bien que formulée de manière générale, l’interdiction prévue par la loi du 11 octobre 2010 peut être vue comme une « restriction », au sens de l’article 9 § 2 de la Convention, à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions. Il estime toutefois que cette restriction poursuit des buts légitimes et est nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ceux-ci.

82.  D’après lui, le premier de ces buts est d’assurer la « sécurité publique » : l’interdiction répondrait à la nécessité d’identifier tout individu afin de prévenir les atteintes à la sécurité des personnes et des biens et de lutter contre la fraude identitaire. Le second de ces buts relèverait de la « protection des droits et libertés d’autrui ». Il s’agirait d’assurer « le respect du socle minimal des valeurs d’une société démocratique et ouverte ». Le Gouvernement renvoie à cet égard à trois valeurs. Il s’agit tout d’abord du respect des exigences minimales de la vie en société. Selon le Gouvernement, le visage joue un rôle important dans l’interaction entre les êtres humains : c’est par lui plus que par toute autre partie du corps que s’exprime l’existence de l’individu en tant que personne unique, et que se reconnaît son humanité partagée avec son interlocuteur en même temps que son altérité. La dissimulation du visage dans l’espace public aurait ainsi pour effet de rompre le lien social et de manifester un refus du « vivre ensemble ». Il s’agit ensuite du respect de l’égalité entre hommes et femmes, dès lors que considérer que les femmes doivent dissimuler leur visage dans l’espace public pour la seule raison qu’elles sont des femmes revient à nier leur droit d’exister en tant qu’individu et à réserver l’expression de leur individualité à l’espace privé familial ou à un espace exclusivement féminin. Enfin, il s’agit du respect de la dignité des personnes, dans la mesure où les femmes ainsi vêtues se trouvent pour ainsi dire « effacées » de l’espace public. Or, selon le Gouvernement, qu’un tel effacement soit souhaité ou subi, il est déshumanisant et peut donc difficilement être considéré comme conforme à la dignité de la personne humaine.

Sur la question de l’égalité entre les hommes et les femmes, le Gouvernement juge très surprenantes les déclarations de la requérante selon lesquelles le voile intégral traduirait souvent l’émancipation des femmes qui le portent, leur affirmation de soi et leur participation à la société, et déclare ne pas souscrire à la présentation extrêmement positive qu’elle et les organisations non gouvernementales intervenantes font de cette pratique. Il déclare par ailleurs prendre acte des rapports d’études produits par deux des tiers intervenants, dont il ressort que les femmes qui portent ou portaient le voile intégral le feraient ou l’auraient fait sans contrainte et n’auraient le cas échéant abandonné cette pratique qu’en raison de l’hostilité de la population. Il observe toutefois que ces études n’ont été menées qu’auprès d’un très petit nombre de femmes (vingt-sept dans un cas, trente-deux dans l’autre) recrutées selon la méthode « boule de neige ». Or cette méthode serait peu fiable dès lors qu’elle consiste à cibler quelques personnes correspondant au sujet d’étude puis à identifier d’autres personnes par leur biais, et conduit ainsi à sélectionner des individus ayant une communauté de vue. Il en déduit que ces rapports ne donnent qu’un aperçu très partiel de la réalité et que leur pertinence scientifique est sujette à caution.

83.  S’agissant de la nécessité et de la proportionnalité de la restriction, le Gouvernement fait valoir que la loi du 11 octobre 2010 a été adoptée à l’unanimité des suffrages exprimés (moins une voix) tant par le Sénat que par l’Assemblée nationale, à l’issue d’un large débat démocratique impliquant notamment la société civile. Il souligne que l’interdiction dont il est question est extrêmement limitée quant à son objet puisque seule la dissimulation du visage est interdite, quel qu’en soit le motif, chacun restant libre, dans cette seule limite, de porter dans l’espace public un vêtement destiné à exprimer une conviction religieuse. Il ajoute qu’elle est nécessaire à la défense des principes qui ont motivé son adoption. Il indique à cet égard que se borner à sanctionner le fait de contraindre autrui à dissimuler son visage aurait manqué d’efficacité parce que les femmes concernées peuvent hésiter à le dénoncer et qu’il peut s’agir d’une contrainte diffuse. Il rappelle ensuite que la Cour reconnaît aux États une ample marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de rechercher un équilibre entre l’intérêt privé et les intérêts publics ou lorsqu’un intérêt privé entre en conflit avec d’autres droits protégés par la Convention (il se réfère à cet égard à l’arrêt Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I). Il considère de plus que les sanctions dont l’interdiction est assortie sont légères, s’agissant d’une amende de 150 euros (EUR) ou d’un stage de citoyenneté. Il ajoute que tant le Conseil constitutionnel que la Cour de cassation ont reconnu le caractère « nécessaire » de la loi.

84.  Quant à l’article 8 de la Convention, le Gouvernement indique ne pas être convaincu que cette disposition s’applique, dans la mesure où l’interdiction du port d’une tenue destinée à dissimuler le visage ne vaut que dans l’espace public et que l’on ne saurait considérer que l’intégrité physique ou l’intimité de la personne sont en jeu. Soulignant que l’argumentation de la requérante relève de toute façon davantage de la liberté de manifester ses convictions ou sa religion et donc de l’article 9, il renvoie à l’argumentation qu’il a développée sur ce terrain quant à la justification de l’ingérence et à son caractère proportionné.

85.  Enfin, le Gouvernement juge la requérante « particulièrement mal venue à s’estimer victime de discrimination en raison de son sexe » alors que l’un des objectifs essentiels de la loi critiquée est de lutter contre la discrimination de ce type que constitue l’effacement de la femme de l’espace public par le biais du port du voile intégral. Il estime que l’assertion selon laquelle la loi repose sur un stéréotype voulant que les femmes musulmanes sont soumises est infondée et caricaturale. D’une part, parce que la loi ne vise pas les femmes musulmanes. D’autre part, parce que l’effacement social manifesté par le port de la burqa ou du niqab est « difficilement compatible avec l’affirmation d’une existence sociale ». Or, d’après lui, on ne saurait tirer de l’article 14 de la Convention un droit de se mettre soi-même en situation de discrimination. Quant à l’argument selon lequel l’un des effets de la loi serait de dissuader les intéressées de se rendre dans l’espace public et de les confiner chez elles, il serait particulièrement inopérant en l’espèce, la requérante indiquant ne revêtir le voile intégral que volontairement et occasionnellement.

Le Gouvernement ajoute que la loi ne crée pas non plus une discrimination au détriment des femmes musulmanes. Il rappelle à cet égard que la pratique du voile intégral est récente et très peu courante en France, et a été critiquée à de nombreuses reprises par d’importantes personnalités musulmanes. Il indique en outre que l’interdiction s’applique que la motivation de la dissimulation du visage soit ou non religieuse et quel que soit le sexe de la personne. Enfin, il souligne que le fait que certaines personnes qui entendent adopter des comportements qu’elles justifient par leurs convictions, qu’elles soient religieuses ou non, ne puissent le faire en raison d’une interdiction posée par la loi ne saurait être en soi considéré comme discriminatoire, dès lors que l’interdiction repose sur une base raisonnable et reste proportionnée à l’objectif poursuivi. Il renvoie sur ce point à ses développements précédents.

2.  Arguments des tiers intervenants

a)  Le gouvernement belge

86.  Le gouvernement intervenant fait valoir que le port du voile intégral ne répond pas à une prescription coranique mais à une coutume minoritaire de la péninsule arabique.

87.  Il indique de plus qu’une loi interdisant le port de tout « vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage » a été adoptée en Belgique le 1er juin 2011 et est entrée en vigueur le 23 juillet 2011. Il précise que la Cour constitutionnelle belge a rejeté les deux recours constitutionnels exercés contre cette loi par un arrêt du 6 décembre 2012 – tout en émettant une réserve à propos des lieux de culte –, retenant que le port de tels vêtements posait un problème de sécurité, constituait un obstacle au droit des femmes à l’égalité et à la dignité et, plus fondamentalement, mettait en danger les conditions mêmes du « vivre ensemble ». Il estime qu’il n’appartient pas aux individus de s’arroger, à la faveur de leurs libertés individuelle ou religieuse, le pouvoir de décider quand ils accepteraient de se découvrir dans l’espace public, l’appréciation des exigences de sécurité publique devant nécessairement être déléguée aux autorités publiques. Il note ensuite que le droit des femmes à l’égalité et à la dignité est invoqué de part et d’autre, et admet que le port du voile intégral n’est pas nécessairement l’expression d’une soumission aux hommes. Il considère toutefois que le droit à l’isolement a ses limites, que les codes vestimentaires qui règnent dans nos sociétés sont le produit d’un consensus sociétal et le fruit d’un compromis entre les libertés individuelles et les codes d’interaction en société, et que les personnes qui portent un vêtement dissimulant leur visage donnent aux autres le signal qu’elles ne veulent pas participer de manière active à la société et sont de ce fait déshumanisées. Selon lui, l’une des valeurs qui constituent les bases du fonctionnement de la société démocratique est qu’un échange actif entre les individus soit possible.

88.  Le gouvernement intervenant souligne que le législateur belge a entendu défendre un modèle de société faisant prévaloir l’individu sur ses attaches philosophiques, culturelles ou religieuses, en vue de favoriser l’intégration de tous et de faire en sorte que les citoyens partagent un patrimoine commun de valeurs fondamentales telles que la démocratie, l’égalité entre les hommes et les femmes ou encore la séparation de l’Église et de l’État. Il renvoie à l’arrêt de la Cour constitutionnelle belge en ce qu’il retient que, dès lors que la dissimulation du visage a pour conséquence de priver de toute possibilité d’individualisation par le visage alors que cette individualisation constitue une condition fondamentale liée à son essence même, l’interdiction de porter dans les lieux accessibles au public un vêtement dissimulant le visage, fût-il l’expression d’une conviction religieuse, répond à un besoin social impérieux dans une société démocratique. Il ajoute que le législateur belge a opté pour la sanction pénale la plus légère (l’amende) et – renvoyant également à l’arrêt de la Cour constitutionnelle – que la circonstance que certaines femmes resteraient chez elles afin de ne pas circuler le visage non dissimulé résulte de leur choix plutôt que d’une contrainte illégitime qui leur serait imposée par la loi. Enfin, il estime que les lois française et belge ne sont pas discriminatoires puisqu’elles ne visent pas spécifiquement le voile intégral et s’appliquent à toute personne qui porte un attribut dissimulant son visage en public, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme et que le motif soit religieux ou autre.

b)  L’organisation non gouvernementale Amnesty International

89.  L’intervenante fait valoir que le droit de porter des habits à connotation religieuse est protégé par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques en ce qu’il relève du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion et du droit à la liberté d’expression. Elle ajoute que le pacte prévoit des exceptions semblables à celles admises par les articles 9 et 10 de la Convention, et soutient que le droit international public requiert qu’elles soient interprétées similairement d’un instrument à l’autre. Elle invite en conséquence la Cour à prendre en compte les Observations générales nos 22, 27 et 34 du Comité des droits de l’homme des Nations unies ainsi que sa jurisprudence (paragraphe 38 ci-dessus).

90.  L’intervenante ajoute que le droit à la non-discrimination est garanti par tous les instruments internationaux et régionaux de protection des droits fondamentaux, qu’une interprétation homogène s’impose là aussi et qu’il ressort notamment du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes que les États ont l’obligation de prendre des mesures effectives permettant de remédier aux comportements discriminatoires. Elle renvoie de plus aux Observations générales nos 22 et 28 du Comité des droits de l’homme. Elle met en outre en exergue le risque de discrimination croisée : les femmes peuvent souffrir d’une forme spécifique de discrimination en raison de la combinaison du facteur sexe avec d’autres facteurs tels que la religion, laquelle trouve notamment son expression dans le fait de « stéréotyper » certaines catégories de femmes. Elle souligne aussi que des restrictions au port du foulard ou du voile peuvent affecter le droit de travailler, le droit à l’éducation et le droit à l’égalité devant la loi, et peuvent encourager le harcèlement et la violence.

91.  Selon l’intervenante, supposer que les femmes qui portent certains types d’habits le font parce qu’elles y sont contraintes relève d’un stéréotype sexiste ou religieux ; mettre fin à la discrimination requerrait une approche bien plus nuancée.

c)  L’organisation non gouvernementale Article 19

92.  L’intervenante souligne que le port d’habits ou signes religieux relève du droit à la liberté d’expression et du droit à la liberté de religion et de pensée, et renvoie à l’Observation générale no 28 du Comité des droits de l’homme des Nations unies. Elle renvoie également à la décision Hudoyberganova c. Ouzbékistan, précitée, de ce même comité, dans laquelle il a retenu que la liberté de chacun de manifester sa religion comprend le droit de porter en public les habits ou attributs que l’on juge conforme à sa religion ou à sa foi et qu’empêcher une personne de porter un habit religieux peut constituer une violation de l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle se réfère également à l’Observation générale no 34 du comité, relative à la liberté d’opinion et d’expression. Elle ajoute que, dans son rapport de 2006, le rapporteur spécial des Nations unies sur la liberté de religion ou de conviction propose des lignes directrices pour évaluer la nécessité et la proportionnalité de restrictions au port de signes ou habits religieux et recommande aux administrations et juridictions amenées à procéder à une telle évaluation de poser les questions suivantes : la restriction dont il est question est-elle appropriée au vu de l’intérêt légitime qu’elle vise à protéger, est-elle la moins restrictive, procède-t-elle d’une balance des intérêts en présence, est-elle de nature à stimuler l’intolérance religieuse et évite-t-elle la stigmatisation d’une communauté religieuse particulière ?

93.  L’intervenante observe ensuite que, comme l’a relevé le rapporteur spécial des Nations unies sur la liberté de religion ou de conviction dans son rapport intérimaire de 2011, l’interdiction de la discrimination basée sur le sexe est souvent invoquée en faveur de la prohibition du voile intégral, alors qu’une telle prohibition peut conduire à des discriminations croisées au détriment des femmes musulmanes. Selon elle, cela peut être contre-productif en ce que cela peut avoir pour effet de confiner les femmes concernées chez elles, de les exclure de la vie publique et de les marginaliser, et d’exposer les musulmanes à des violences physiques et verbales. Elle constate en outre que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, notamment, a recommandé aux États membres de ne pas opter pour une interdiction générale du port du voile intégral en public.

94.  D’après l’intervenante, les standards internationaux relatifs au droit à la liberté d’expression, au droit à la liberté d’opinion et de religion et au droit à un traitement égal et à la non-discrimination ne permettent pas de prohiber de manière générale le fait de se couvrir le visage en public.

d)  Le Centre des droits de l’homme de l’université de Gand

95.  L’intervenant souligne que les lois française et belge interdisant de dissimuler le visage en public ont été adoptées sur la base de la supposition que les femmes qui portent le voile intégral le font pour la plupart sous la contrainte, expriment ainsi leur volonté de ne pas interagir avec les autres membres de la société et représentent une menace pour la sécurité publique. Or une recherche empirique réalisée sous son égide en Belgique auprès de vingt-sept femmes qui portent ou ont porté le voile intégral (E. Brems, Y. Janssens, K. Lecoyer, S. Ouald Chaib et V. Vandersteen, Wearing the Face Veil in Belgium: Views and Experiences of 27 Women Living in Belgium Concerning the Islamic Full Face Veil and the Belgian Ban on Face Covering, Centre des droits de l’homme de l’université de Gand, 2012) à laquelle s’ajoutent des travaux effectués en France par les fondations Open Society (paragraphe 104 ci-dessous) et aux Pays-Bas par le professeur A. Moors démontreraient que cette supposition est erronée.

96.  D’après l’intervenant, ces travaux indiquent que l’interdiction ne permet pas d’atteindre ses objectifs : elle a pour effet de confiner les femmes concernées chez elles, ce qui les isole et affecte leur vie sociale et leur autonomie, et d’encourager les agressions contre elles. Il estime en outre qu’elle est disproportionnée, parce que l’espace public est défini très largement, que les problèmes liés à la sécurité publique peuvent être réglés par l’obligation ponctuelle de s’identifier en montrant son visage et qu’il y a dans la société moderne de nombreuses modalités de communication qui ne nécessitent pas que chacun voit le visage de l’autre.

97.  Selon l’intervenant, outre le fait qu’elle porte atteinte de manière disproportionnée à la liberté de religion, l’interdiction génère une discrimination indirecte et croisée, fondée sur la religion et le sexe, valide des stéréotypes et méconnaît le fait que les femmes voilées constituent un groupe minoritaire vulnérable qui nécessite une attention particulière.

98.  Enfin, l’intervenant invite la Cour à examiner cette affaire à la lumière de la montée de l’islamophobie dans plusieurs pays européens. Elle considère que l’adoption et la mise en œuvre d’une interdiction totale de se couvrir le visage en public sont d’autant plus dommageables qu’elles sont accompagnées d’un discours politique focalisant sur les femmes portant le voile islamique intégral qui a renforcé les stéréotypes négatifs et l’islamophobie.

e)  L’organisation non gouvernementale Liberty

99.  L’intervenante observe que la loi du 11 octobre 2010, bien que formulée en termes neutres, vise le port de la burqa, et s’applique dans tout l’espace public, et que les femmes concernées se trouvent devant le choix difficile de rester chez elles ou de retirer leur voile. Elle rappelle que la Convention est le fruit des atrocités qui ont marqué la Seconde Guerre mondiale, que ce sont les horreurs commises contre les Juifs qui ont motivé l’inclusion du droit à la liberté de religion dans la liste des droits fondamentaux et qu’il y a eu depuis d’autres crimes contre l’humanité commis pour des raisons – en partie tout au moins – religieuses. Elle ajoute qu’il y a un lien étroit entre religion et race.

100.  L’intervenante souligne ensuite que la réglementation générale de l’habillement des femmes en public est susceptible non seulement de contrevenir à de nombreux droits fondamentaux mais aussi de violer des instruments internationaux et régionaux tels que la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales. S’agissant de la Convention, elle estime que les articles 8, 9, 10 et 14 sont en jeu. Elle juge que les trois éléments indiqués dans l’exposé des motifs du projet de loi pour justifier cette interdiction ne sont pas convaincants. Elle expose en outre que la loi d’interdiction et le débat autour de cette question stimulent la stigmatisation des musulmans et encouragent les attitudes racistes à leur égard.

101.  En conclusion, l’intervenante observe que, si de nombreuses féministes notamment considèrent que le voile intégral abaisse les femmes, affecte leur dignité et est une expression du patriarcat, d’autres y voient un symbole de leur foi. Selon elle, on ne peut régler cette controverse en obligeant les femmes qui se sentent tenues de le porter à rester chez elles sous peine de sanctions ; cela ne libère pas les femmes et, très vraisemblablement, encourage l’islamophobie.

f)  L’organisation non gouvernementale Open Society Justice Initiative

102.  L’intervenante souligne que l’interdiction du voile intégral est critiquée au sein du Conseil de l’Europe et que seules la France et la Belgique ont opté pour une mesure générale de ce type. Elle souligne que, bien que les lois française et belge soient neutres dans leur rédaction, le processus dont elles sont issues montre qu’elles visent spécifiquement le niqab et la burqa.

103.  L’intervenante relève ensuite que la loi française a pour but la préservation de la sécurité publique, de l’égalité entre les hommes et les femmes et de la laïcité. Elle fait valoir à cet égard qu’un raisonnement fondé sur l’ordre public peut facilement dissimuler l’intolérance lorsque la liberté de religion est en jeu. Renvoyant en particulier à l’arrêt Palau-Martinez c. France (no 64927/01, § 43, CEDH 2003‑XII), elle ajoute que les États ne peuvent invoquer cette notion pour justifier une ingérence dans l’exercice d’un droit garanti par la Convention que dans la mesure où ils établissent qu’il y a une atteinte concrète à l’ordre public. S’agissant de la protection de l’égalité entre les hommes et les femmes, elle note qu’un tel objectif repose sur la supposition que le port du voile est contraint et désavantage les femmes concernées, alors qu’aucun des éléments examinés dans le cadre du processus législatif ne l’indique.

104.  L’intervenante renvoie en outre au rapport d’une étude réalisée en France sous l’égide d’Open Society Foundations auprès de trente-deux femmes portant le voile intégral, intitulé Unveiling the Truth: Why 32 Muslim Women Wear the Full-Face Veil in France et publié en avril 2011. Elle signale qu’il en ressort notamment que les femmes interrogées ne portaient pas le voile sous la contrainte, que beaucoup avaient décidé de le faire contre l’avis de leur famille, qu’un tiers ne le portaient pas tous les jours et de manière permanente et que la majorité maintenait une vie sociale active. Il en ressortirait également que l’interdiction a provoqué le mécontentement de ces femmes et est la cause d’une perte d’autonomie, et que le discours public dont elle s’est accompagnée a encouragé les agressions verbales et physiques de membres du public contre elles. De plus, l’intervenante produit un rapport de suivi établi en septembre 2013. Elle indique qu’il en ressort que la majorité des femmes concernées continuent de porter le voile intégral, ceci parce qu’il s’agit pour elles d’exprimer leurs convictions religieuses. Elle ajoute que le rapport met en évidence un impact important de l’interdiction sur leur vie personnelle et familiale. Elle signale en outre que le rapport indique que toutes les femmes interrogées déclarent que leur sécurité personnelle s’est dégradée depuis l’interdiction et font état d’un harcèlement et parfois d’agressions physiques résultant d’un climat encourageant le public à agir contre les femmes qui portent le voile intégral.

105.  En conclusion, l’intervenante soutient qu’il y a un consensus européen contre l’interdiction du port du voile intégral en public. Elle insiste également sur le fait que des interdictions totales sont disproportionnées lorsque des mesures moins intrusives sont possibles, que des justifications tirées de l’ordre public doivent être concrètement fondées, que les mesures prises dans le but de promouvoir l’égalité doivent être objectivement et raisonnablement justifiées et limitées dans le temps et que celles qui visent à garantir la laïcité doivent être strictement nécessaires.

3.  Appréciation de la Cour

a)  Sur la violation alléguée des articles 8 et 9 de la Convention

106.  L’interdiction de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage pose des questions au regard du droit au respect de la vie privée (article 8 de la Convention) des femmes qui souhaitent porter le voile intégral pour des raisons tenant à leurs convictions, ainsi qu’au regard de leur liberté de manifester celles-ci (article 9 de la Convention).

107.  La Cour estime en effet que les choix faits quant à l’apparence que l’on souhaite avoir, dans l’espace public comme en privé, relèvent de l’expression de la personnalité de chacun et donc de la vie privée. Elle en a déjà jugé ainsi s’agissant du choix de la coiffure (Popa c. Roumanie (déc.), no 4233/09, §§ 32-33, 18 juin 2013 ; voir aussi la décision de la Commission européenne des droits de l’homme dans l’affaire Sutter c. Suisse, no 8209/78, décision de la Commission du 1er mars 1979, Décisions et rapports (DR) 16, p.166). Elle considère, à l’instar de la Commission (voir, en particulier, les décisions McFeeley et autres c. Royaume-Uni, no 8317/78, décision de la Commission du 15 mai 1980, DR 20, p. 44, § 83, et Kara c. Royaume-Uni, no 36528/97, décision de la Commission du 22 octobre 1998, non publiée), qu’il en va de même du choix des vêtements. Une mesure émanant d’une autorité publique limitative d’un choix de ce type est donc en principe constitutive d’une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention (Kara, décision précitée). Il en résulte que l’interdiction de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage qu’édicte la loi du 11 octobre 2010 relève de l’article 8 de la Convention.

108.  Ceci étant dit, pour autant que cette interdiction est mise en cause par des personnes qui, telle la requérante, se plaignent d’être en conséquence empêchées de porter dans l’espace public une tenue que leur pratique d’une religion leur dicte de revêtir, elle soulève avant tout un problème au regard de la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses convictions (voir, en particulier, Ahmet Arslan et autres c. Turquie, no 41135/98, § 35, 23 février 2010). La circonstance que cette pratique est minoritaire et apparaît contestée (paragraphes 56 et 85 ci-dessus) est sans pertinence à cet égard.

109.  La Cour examinera donc cette partie de la requête sous l’angle de l’article 8 et de l’article 9, mais en mettant l’accent sur la seconde de ces dispositions.

i.  Sur l’existence d’une « restriction » ou d’une « ingérence »

110.  Comme la Cour l’a souligné précédemment (paragraphe 57 ci‑dessus), la loi du 11 octobre 2010 met la requérante devant un dilemme comparable à celui qu’elle avait identifié dans les arrêts Dudgeon et Norris (ptécités) : soit elle se plie à l’interdiction et renonce ainsi à se vêtir conformément au choix que lui dicte son approche de sa religion ; soit elle ne s’y plie pas et s’expose à des sanctions pénales. Elle se trouve ainsi, au regard de l’article 9 de la Convention comme de l’article 8, dans une situation similaire à celle des requérants Dudgeon et Norris, dans le cas desquels la Cour a constaté une « ingérence permanente » dans l’exercice des droits garantis par la seconde de ces dispositions (arrêts précités, §§ 41 et 38 respectivement ; voir aussi, notamment, Michaud, précité, § 92). Il y a donc en l’espèce une « ingérence » ou une « restriction » dans l’exercice des droits protégés par les articles 8 et 9 de la Convention.

111.  Pour être compatibles avec les seconds paragraphes de ces dispositions, pareilles restriction ou ingérence doivent être « prévue[s] par la loi », inspirées par un ou plusieurs des buts légitimes qu’ils énumèrent et « nécessaire[s] », « dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts.

ii.  » Prévue par la loi »

112.  La Cour constate que la restriction dont il s’agit est prévue par les articles 1, 2 et 3 de la loi du 11 octobre 2010 (paragraphe 28 ci-dessus). Elle relève en outre que la requérante ne conteste pas que ces dispositions remplissent les critères établis par la jurisprudence de la Cour relative aux articles 8 § 2 et 9 § 2 de la Convention.

iii.  But légitime

113.  La Cour rappelle que l’énumération des exceptions à la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses convictions qui figure dans le second paragraphe de l’article 9 est exhaustive et que la définition de ces exceptions est restrictive (voir, notamment, Svyato-Mykhaylivska Parafiya c. Ukraine, no 77703/01, § 132, 14 juin 2007, et Nolan et K. c. Russie, no 2512/04, § 73, 12 février 2009). Pour être compatible avec la Convention, une restriction à cette liberté doit notamment être inspirée par un but susceptible d’être rattaché à l’un de ceux que cette disposition énumère. La même approche s’impose sur le terrain de l’article 8 de la Convention.

114.  La pratique de la Cour est d’être plutôt succincte lorsqu’elle vérifie l’existence d’un but légitime, au sens des seconds paragraphes des articles 8 à 11 de la Convention (voir, par exemple, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 99, CEDH-2005, et Ahmet Arslan et autres, § 43, précités). Toutefois, en l’espèce, la teneur des objectifs invoqués à ce titre par le Gouvernement et fortement contestés par la requérante commande un examen approfondi. La requérante estime en effet que l’immixtion dans l’exercice de la liberté de manifester sa religion et dans celui du droit au respect de la vie privée qu’elle subit en raison de l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 ne répond à aucun des buts énumérés au second paragraphe de l’article 8 et à celui de l’article 9 de la Convention. Le Gouvernement soutient pour sa part que cette interdiction vise deux objectifs légitimes : la sécurité publique et « le respect du socle minimal des valeurs d’une société démocratique et ouverte ». Or la Cour constate que le second paragraphe de l’article 8 et celui de l’article 9 ne renvoient explicitement ni au second de ces buts ni aux trois valeurs auxquelles le Gouvernement se réfère à cet égard.

115.  S’agissant du premier des buts invoqués par le Gouvernement, la Cour observe tout d’abord que la « sécurité publique » fait partie des buts énumérés par le second paragraphe de l’article 9 de la Convention (public safety dans le texte anglais de cette disposition) et que le second paragraphe de l’article 8 renvoie à la notion similaire de « sûreté publique » (public safety également dans le texte en anglais de cette disposition). Elle note ensuite que le Gouvernement fait valoir à ce titre que l’interdiction litigieuse de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage répond à la nécessité d’identifier les individus afin de prévenir les atteintes à la sécurité des personnes et des biens et de lutter contre la fraude identitaire. Au vu du dossier, on peut certes se demander si le législateur a accordé un poids significatif à de telles préoccupations. Il faut toutefois constater que l’exposé des motifs qui accompagnait le projet de loi indiquait – surabondamment certes – que la pratique de la dissimulation du visage « [pouvait] être dans certaines circonstances un danger pour la sécurité publique » (paragraphe 25 ci-dessus), et que le Conseil constitutionnel a retenu que le législateur avait estimé que cette pratique pouvait constituer un danger pour la sécurité publique (paragraphe 30 ci-dessus). Similairement, dans son rapport d’étude du 25 mars 2010, le Conseil d’État a indiqué que la sécurité publique pouvait constituer un fondement pour une interdiction de la dissimulation du visage, en précisant cependant qu’il ne pouvait en aller ainsi que dans des circonstances particulières (paragraphes 22-23 ci-dessus). En conséquence, la Cour admet qu’en adoptant l’interdiction litigieuse le législateur entendait répondre à des questions de « sûreté publique » ou de « sécurité publique », au sens du second paragraphe de l’article 8 et de celui de l’article 9 de la Convention.

116.  À propos du second des objectifs invoqués – « le respect du socle minimal des valeurs d’une société démocratique et ouverte » – le Gouvernement renvoie à trois valeurs : le respect de l’égalité entre les hommes et les femmes, le respect de la dignité des personnes et le respect des exigences minimales de la vie en société. Il estime que cette finalité se rattache à la « protection des droits et libertés d’autrui », au sens du second paragraphe de l’article 8 et de celui de l’article 9.

117.  Comme la Cour l’a relevé précédemment, aucune de ces trois valeurs ne correspond explicitement aux buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 8 et à celui de l’article 9. Parmi ceux-ci, les seuls susceptibles d’être pertinents en l’espèce, au regard de ces valeurs, sont l’» ordre public » et la « protection des droits et libertés d’autrui ». Le premier n’est cependant pas mentionné par l’article 8 § 2. Le Gouvernement n’y a du reste fait référence ni dans ses observations écrites ni dans sa réponse à la question qui lui a été posée à ce propos lors de l’audience, évoquant uniquement la « protection des droits et libertés d’autrui ». La Cour va donc concentrer son examen sur ce dernier « but légitime », comme d’ailleurs elle l’avait fait dans les affaires Leyla Şahin et Ahmet Arslan et autres (précitées, §§ 111 et 43 respectivement).

118.  En premier lieu, elle n’est pas convaincue par l’assertion du Gouvernement pour autant qu’elle concerne le respect de l’égalité entre les hommes et les femmes.

119.  Elle ne doute pas que l’égalité entre les hommes et les femmes puisse à bon droit motiver une ingérence dans l’exercice de certains des droits et libertés que consacre la Convention (voir, mutatis mutandis, Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas (déc.), no 58369/10, 10 juillet 2012). Elle rappelle à cet égard que la progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe (ibidem ; voir aussi, notamment, Schuler-Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A no 263, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 127, CEDH 2012). Ainsi, un État partie qui, au nom de l’égalité des sexes, interdit à quiconque d’imposer aux femmes qu’elles dissimulent leur visage poursuit un objectif qui correspond à la « protection des droits et libertés d’autrui », au sens du paragraphe 2 de l’article 8 et de celui de l’article 9 de la Convention (Leyla Şahin, précité, § 111). La Cour estime en revanche qu’un État partie ne saurait invoquer l’égalité des sexes pour interdire une pratique que des femmes – telle la requérante – revendiquent dans le cadre de l’exercice des droits que consacrent ces dispositions, sauf à admettre que l’on puisse à ce titre prétendre protéger des individus contre l’exercice de leurs propres droits et libertés fondamentaux. Elle observe d’ailleurs que, dans son rapport d’étude du 25 mars 2010, le Conseil d’État est parvenu à une conclusion similaire (paragraphe 22 ci-dessus).

Par ailleurs, pour autant que le Gouvernement entende ainsi faire valoir que le port du voile intégral par certaines femmes choque la majorité de la population française parce qu’il heurte le principe d’égalité des sexes tel qu’il est généralement admis en France, la Cour renvoie aux motifs relatifs aux deux autres valeurs qu’il invoque (paragraphes 120-122 ci-dessous).

120.  En deuxième lieu, la Cour considère que, aussi essentiel soit-il, le respect de la dignité des personnes ne peut légitimement motiver l’interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public. La Cour est consciente de ce que le vêtement en cause est perçu comme étrange par beaucoup de ceux qui l’observent. Elle souligne toutefois que, dans sa différence, il est l’expression d’une identité culturelle qui contribue au pluralisme dont la démocratie se nourrit. Elle observe, à ce titre, la variabilité des conceptions de la vertu et de la décence appliquées au dévoilement des corps. Par ailleurs, elle ne dispose d’aucun élément susceptible de conduire à considérer que les femmes qui portent le voile intégral entendent exprimer une forme de mépris à l’égard de ceux qu’elles croisent ou porter autrement atteinte à la dignité d’autrui.

121.  En troisième lieu, la Cour estime en revanche que, dans certaines conditions, ce que le Gouvernement qualifie de « respect des exigences minimales de la vie en société » – le « vivre ensemble », dans l’exposé des motifs du projet de loi (paragraphe 25 ci-dessus) – peut se rattacher au but légitime que constitue la « protection des droits et libertés d’autrui ».

122.  La Cour prend en compte le fait que l’État défendeur considère que le visage joue un rôle important dans l’interaction sociale. Elle peut comprendre le point de vue selon lequel les personnes qui se trouvent dans les lieux ouverts à tous souhaitent que ne s’y développent pas des pratiques ou des attitudes mettant fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes qui, en vertu d’un consensus établi, est un élément indispensable à la vie collective au sein de la société considérée. La Cour peut donc admettre que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble. Cela étant, la flexibilité de la notion de « vivre ensemble » et le risque d’excès qui en découle commandent que la Cour procède à un examen attentif de la nécessité de la restriction contestée.

iv.  Nécessité dans une société démocratique

α.  Principes généraux relatifs à l’article 9 de la Convention

123.  La Cour ayant décidé de mettre l’accent sur l’article 9 de la Convention dans son examen de cette partie de la requête, elle juge utile de rappeler les principes généraux relatifs à cette disposition.

124.  Telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (voir, entre autres, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I, et Leyla Şahin, précité, § 104).

125.  Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 73, CEDH 2000-VII, et Leyla Şahin précité, § 105).

L’article 9 ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction et ne garantit pas toujours le droit de se comporter dans le domaine public d’une manière dictée ou inspirée par sa religion ou ses convictions (voir, par exemple, Arrowsmith c. Royaume-Uni, no 7050/75, rapport de la Commission du 12 octobre 1978, DR 19, p.5, Kalaç c. Turquie, 1er juillet 1997, § 27, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV, et Leyla Şahin, précité, §§ 105 et 121).

126.  Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis, précité, § 33). Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention (Leyla Şahin, précité, § 106).

127.  La Cour a souvent mis l’accent sur le rôle de l’État en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances, et indiqué que ce rôle contribue à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique. Comme signalé précédemment, elle estime aussi que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci (voir, notamment, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil 1996-IV, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, CEDH 2000-XI, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 91, CEDH 2003-II), et considère que ce devoir impose à l’État de s’assurer que des groupes opposés se tolèrent (voir, notamment, Leyla Şahin, précité, § 107). Elle en a déduit que le rôle des autorités dans ce cas n’est pas de supprimer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se tolèrent (Serif c. Grèce, no 38178/97, § 53, CEDH 1999-IX ; voir aussi Leyla Şahin, précité, § 107).

128.  Pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, et Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 112, CEDH 1999-III). Le pluralisme et la démocratie doivent également se fonder sur le dialogue et un esprit de compromis, qui impliquent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 45, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 99). Si les « droits et libertés d’autrui » figurent eux-mêmes parmi ceux garantis par la Convention ou ses Protocoles, il faut admettre que la nécessité de les protéger puisse conduire les États à restreindre d’autres droits ou libertés également consacrés par la Convention : c’est précisément cette constante recherche d’un équilibre entre les droits fondamentaux de chacun qui constitue le fondement d’une « société démocratique » (Chassagnou et autres, précité, § 113 ; voir aussi Leyla Şahin, précité, § 108).

129.  Il faut également rappeler le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (voir, par exemple, Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 117, CEDH 2005‑IX). Il en va en particulier ainsi lorsque ces questions concernent les rapports entre l’État et les religions (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité, § 84, et Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V ; voir aussi Leyla Şahin, précité, § 109). S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient alors, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire ». Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce (voir, notamment, Manoussakis et autres, précité, § 44, et Leyla Şahin, précité, § 110). Elle peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes qui se dégagent de la pratique des États parties à la Convention (voir, par exemple, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 122, CEDH 2011).

130.  Dans l’affaire Leyla Şahin, précitée, la Cour a souligné que tel était notamment le cas lorsqu’il s’agit de la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement, d’autant plus au vu de la diversité des approches nationales quant à cette question. Renvoyant à l’arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche (20 septembre 1994, § 50, série A no 295-A) et à la décision Dahlab c. Suisse ((déc.), no 42393/98, CEDH 2001-V), elle a précisé qu’il n’était en effet pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société et que le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse n’étaient pas les mêmes suivant les époques et les contextes. Elle a observé que la réglementation en la matière pouvait varier par conséquent d’un pays à l’autre en fonction des traditions nationales et des exigences imposées par la protection des droits et libertés d’autrui et le maintien de l’ordre public. Elle en a déduit que le choix quant à l’étendue et aux modalités d’une telle réglementation devait, par la force des choses, être dans une certaine mesure laissé à l’État concerné, puisqu’il dépend du contexte national considéré (Leyla Şahin, précité, § 109).

131.  Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées (voir, notamment, Manoussakis et autres, précité, § 44, et Leyla Şahin, précité, § 110).

β.  Application de ces principes dans des affaires antérieures

132.  La Cour a eu l’occasion d’examiner plusieurs situations à l’aune de ces principes.

133.  Elle s’est ainsi prononcée sur l’interdiction de porter des signes religieux dans les établissements d’enseignement public prescrite aux enseignants (voir, notamment, Dahlab, décision précitée, et Kurtulmuş c. Turquie (déc.), no 65500/01, CEDH 2006-II) ou aux élèves et étudiantes (voir, notamment, Leyla Şahin, précité, Köse et autres c. Turquie (déc.), no 26625/02, CEDH 2006-II, Kervanci c. France, no 31645/04, 4 décembre 2008, Aktas c. France (déc.), no 43563/08, 30 juin 2009, et Ranjit Singh c. France (déc.), no 27561/08, 30 juin 2009), sur l’obligation de retirer un élément vestimentaire à connotation religieuse dans le cadre d’un contrôle de sécurité (Phull, décision précitée, et El Morsli, décision précitée), et sur l’obligation d’apparaître tête nue sur les photos d’identité destinées à des documents officiels (Mann Singh c. France (déc.), no 24479/07, 13 novembre 2008). Elle n’a conclu à la violation de l’article 9 dans aucun de ces cas.

134.  La Cour a aussi examiné deux requêtes dans lesquelles des personnes se plaignaient en particulier de restrictions par leurs employeurs à la possibilité de porter une croix au cou de manière visible, et soutenaient que le droit national n’avait pas adéquatement protégé leur droit de manifester leur religion. L’une était employée d’une compagnie aérienne, l’autre était infirmière (Eweida et autres, précité). Le premier cas, dans lequel la Cour a conclu à la violation de l’article 9, est le plus pertinent en l’espèce. La Cour a notamment estimé que les juridictions internes avaient donné trop d’importance au – légitime – souhait de l’employeur de projeter une certaine image commerciale par rapport au droit fondamental de la requérante de manifester ses convictions religieuses. Sur ce dernier point, elle a souligné qu’une société démocratique saine devait tolérer et soutenir le pluralisme et la diversité, et qu’il est important qu’une personne qui a fait de la religion un axe majeur de sa vie puisse être en mesure de communiquer ses convictions à autrui. Elle a ensuite relevé que la croix dont il était question était discrète et ne pouvait pas avoir affecté l’apparence professionnelle de la requérante et qu’il n’était pas démontré que le port autrefois autorisé de signes religieux avait eu un impact négatif sur l’image de la compagnie aérienne qui employait celle-ci. Tout en soulignant que les autorités nationales – les juridictions en particulier – disposent d’une marge d’appréciation lorsqu’elles sont amenées à évaluer la proportionnalité de mesures prises par une société privée à l’égard de ses employés, elle a donc conclu qu’il y avait eu violation de l’article 9.

135.  La Cour s’est également penchée, dans l’affaire Ahmet Arslan et autres, précitée, sur la question de l’interdiction de porter, en dehors des cérémonies religieuses, certaines tenues religieuses dans les lieux publics ouverts à tous comme les voies ou places publiques. La tenue en question, caractéristique du groupe Aczimendi tarikati, était composée d’un turban, d’un saroual et d’une tunique, tous de couleur noire, et était assortie d’un bâton. La Cour a admis, eu égard aux circonstances de la cause et aux termes des décisions des juridictions internes, et compte tenu notamment de l’importance du principe de laïcité pour le système démocratique en Turquie, que, dans la mesure où elle visait à faire respecter les principes laïcs et démocratiques, cette ingérence poursuivait plusieurs des buts légitimes énumérés à l’article 9 § 2 : le maintien de la sécurité publique, la protection de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui. Elle a cependant jugé que sa nécessité au regard de ces buts n’était pas établie.

La Cour a en effet relevé que l’interdiction frappait non des fonctionnaires astreints à une certaine discrétion dans l’exercice de leurs fonctions, mais de simples citoyens, de sorte que sa jurisprudence relative aux fonctionnaires – aux enseignants en particulier – ne trouvait pas à s’appliquer. Elle a constaté ensuite qu’elle visait la tenue portée non dans des établissements publics spécifiques, mais dans tout l’espace public, de sorte que sa jurisprudence mettant l’accent sur l’importance particulière du rôle du décideur national quant à l’interdiction du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement publics ne trouvait pas non plus à s’appliquer. La Cour a de plus observé qu’il ne ressortait pas du dossier que la façon dont les requérants – qui s’étaient réunis devant une mosquée dans la tenue en cause, dans le seul but de participer à une cérémonie à caractère religieux – avaient manifesté leurs croyances par une tenue spécifique constituait ou risquait de constituer une menace pour l’ordre public ou une pression sur autrui. Enfin, répondant à la thèse du gouvernement turc tirée d’un éventuel prosélytisme de la part des requérants, elle a constaté qu’aucun élément du dossier ne montrait qu’ils avaient tenté de faire subir des pressions abusives aux passants dans les voies et places publiques dans un désir de promouvoir leurs convictions religieuses. La Cour a en conséquence conclu à la violation de l’article 9 de la Convention.

136.  Parmi toutes ces affaires relatives à l’article 9, l’affaire Ahmet Arslan et autres est celle dont se rapproche le plus la présente espèce. Cependant, si les deux affaires concernent l’interdiction de porter un habit à connotation religieuse dans l’espace public, la présente affaire se distingue significativement de l’affaire Ahmet Arslan et autres, précitée, par le fait que le voile islamique intégral est un habit particulier en ce qu’il dissimule entièrement le visage à l’exception éventuellement des yeux.

γ.  Application de ces principes au cas d’espèce

137.  La Cour souligne d’emblée que la thèse de la requérante et de certains des intervenants selon laquelle l’interdiction que posent les articles 1 à 3 de la loi du 11 octobre 2010 serait fondée sur le postulat erronée que les femmes concernées porteraient le voile intégral sous la contrainte n’est pas pertinente. Il ressort en effet clairement de l’exposé des motifs qui accompagnait le projet de loi (paragraphe 25 ci-dessus) que cette interdiction n’a pas pour objectif principal de protéger des femmes contre une pratique qui leur serait imposée ou qui leur serait préjudiciable.

138.  Cela étant précisé, la Cour doit vérifier si l’ingérence litigieuse est « nécessaire », « dans une société démocratique » à la sûreté publique ou la sécurité publique (au sens des articles 8 et 9 de la Convention ; paragraphe 115 ci-dessus), ou à la « protection des droits et libertés d’autrui » (paragraphe 116 ci-dessus).

139.  S’agissant de la nécessité au regard de la sûreté ou de la sécurité publiques, au sens des articles 8 et 9 (paragraphe 115 ci-dessus), la Cour comprend qu’un État juge essentiel de pouvoir identifier les individus afin de prévenir les atteintes à la sécurité des personnes et des biens et de lutter contre la fraude identitaire. Elle a d’ailleurs conclu à la non-violation de l’article 9 de la Convention dans des affaires relatives à l’obligation de retirer un élément vestimentaire à connotation religieuse dans le cadre d’un contrôle de sécurité et à l’obligation d’apparaître tête nue sur les photos d’identité destinées à des documents officiels (paragraphe 133 ci-dessus). Cependant, vu son impact sur les droits des femmes qui souhaitent porter le voile intégral pour des raisons religieuses, une interdiction absolue de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage ne peut passer pour proportionnée qu’en présence d’un contexte révélant une menace générale contre la sécurité publique. Or le Gouvernement ne démontre pas que l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 s’inscrit dans un tel contexte. Quant aux femmes concernées, elle se trouvent obligées de renoncer totalement à un élément de leur identité qu’elles jugent important ainsi qu’à la manière de manifester leur religion ou leurs convictions qu’elles ont choisie, alors que l’objectif évoqué par le Gouvernement serait atteint par une simple obligation de montrer leur visage et de s’identifier lorsqu’un risque pour la sécurité des personnes et des biens est caractérisé ou que des circonstances particulières conduisent à soupçonner une fraude identitaire. Ainsi, on ne saurait retenir que l’interdiction générale que pose la loi du 11 octobre 2010 est nécessaire, dans une société démocratique, à la sécurité publique ou à la sûreté publique, au sens des articles 8 et 9 de la Convention.

140.  Il faut encore examiner ce qu’il en est au regard de l’autre but que la Cour a jugé légitime : le souci de répondre aux exigences minimales de la vie en société comme élément de la « protection des droits et libertés d’autrui » (paragraphes 121-122 ci-dessus).

141.  La Cour observe qu’il s’agit là d’un objectif auquel les autorités ont accordé beaucoup de poids. Cela ressort notamment de l’exposé des motifs accompagnant le projet de loi, qui indique que, « si la dissimulation volontaire et systématique du visage pose problème, c’est parce qu’elle est tout simplement contraire aux exigences fondamentales du « vivre ensemble » dans la société française » et que « la dissimulation systématique du visage dans l’espace public, contraire à l’idéal de fraternité, ne satisfait pas (...) à l’exigence minimale de civilité nécessaire à la relation sociale » (paragraphe 25 ci-dessus). Or il entre assurément dans les fonctions de l’État de garantir les conditions permettant aux individus de vivre ensemble dans leur diversité. Par ailleurs, la Cour peut accepter qu’un État juge essentiel d’accorder dans ce cadre une importance particulière à l’interaction entre les individus et qu’il considère qu’elle se trouve altérée par le fait que certains dissimulent leur visage dans l’espace public (paragraphe 122 ci-dessus).

142.  En conséquence, la Cour estime que l’interdiction litigieuse peut être considérée comme justifiée dans son principe dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du « vivre ensemble ».

143.  Il reste à vérifier si cette interdiction est proportionnée par rapport à ce but.

144.  Certains des arguments développés par la requérante et les organisations non gouvernementales intervenantes méritent une attention particulière.

145.  Ainsi, il est vrai que le nombre de femmes concernées est faible. Il ressort en effet du rapport « sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national », préparé par la mission d’information de l’Assemblée nationale et déposé le 26 janvier 2010, qu’environ 1 900 femmes portaient le voile islamique intégral en France à la fin de l’année 2009, dont environ 270 se trouvaient dans les collectivités d’outre-mer (paragraphe 16 ci-dessus). Ce nombre est de faible ampleur au regard des quelques 65 millions d’habitants que compte la France et du nombre de musulmans qui y vivent. Il peut donc sembler démesuré de répondre à une telle situation par une loi d’interdiction générale.

146.  En outre, il n’est pas douteux que l’interdiction a un fort impact négatif sur la situation des femmes qui, telle la requérante, ont fait le choix de porter le voile intégral pour des raisons tenant à leurs convictions. Comme indiqué précédemment, elle les place devant un dilemme complexe, et elle peut avoir pour effet de les isoler et d’affecter leur autonomie ainsi que l’exercice de leur liberté de manifester leurs convictions et de leur droit au respect de leur vie privée. De plus, on comprend que les intéressées perçoivent cette interdiction comme une atteinte à leur identité.

147.  Il faut d’ailleurs constater que de nombreux acteurs internationaux comme nationaux de la protection des droits fondamentaux considèrent qu’une interdiction générale est disproportionnée. Il en va ainsi notamment de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (paragraphes 18-19 ci-dessus), d’organisations non gouvernementales telles que les tierces intervenantes, de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (paragraphes 35-36 ci-dessus) et du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (paragraphe 37 ci-dessus).

148.  La Cour est également consciente que la loi du 11 octobre 2010 et certaines controverses qui ont accompagné son élaboration ont pu être ressenties douloureusement par une partie de la communauté musulmane, y compris par ceux de ses membres qui ne sont pas favorables au port du voile intégral.

149.  À ce titre, la Cour est très préoccupée par les indications fournies par certains des intervenants selon lesquelles des propos islamophobes ont marqué le débat qui a précédé l’adoption de la loi du 11 octobre 2010 (voir les observations du Centre des droits de l’homme de l’université de Gand et des organisations non gouvernementales Liberty et Open Society Justice Initiative, paragraphes 98, 100 et 104 ci-dessus). Il ne lui appartient certes pas de se prononcer sur l’opportunité de légiférer en la matière. Elle souligne toutefois qu’un État qui s’engage dans un processus législatif de ce type prend le risque de contribuer à la consolidation des stéréotypes qui affectent certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance alors qu’il se doit au contraire de promouvoir la tolérance (paragraphe 128 ci-dessus ; voir aussi le point de vue du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, paragraphe 37 ci-dessus). La Cour rappelle que des propos constitutifs d’une attaque générale et véhémente contre un groupe identifié par une religion ou des origines ethniques sont incompatibles avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention et ne relèvent pas du droit à la liberté d’expression qu’elle consacre (voir, notamment, Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, CEDH 2004‑XI, et Pavel Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, 20 février 2007).

150.  Les autres arguments présentés au soutien de la requête doivent en revanche être nuancés.

151.  Ainsi, s’il est vrai que le champ de l’interdiction est large puisque tous les lieux accessibles au public sont concernés (sauf les lieux de culte), la loi du 11 octobre 2010 n’affecte pas la liberté de porter dans l’espace public tout habit ou élément vestimentaire – ayant ou non une connotation religieuse – qui n’a pas pour effet de dissimuler le visage. La Cour est consciente du fait que la prohibition critiquée pèse pour l’essentiel sur les femmes musulmanes qui souhaitent porter le voile intégral. Elle attache néanmoins une grande importance à la circonstance que cette interdiction n’est pas explicitement fondée sur la connotation religieuse des habits visés mais sur le seul fait qu’ils dissimulent le visage. Cela distingue l’espèce de l’affaire Ahmet Arslan et autres, précitée.

152.  Quant au fait que l’interdiction est assortie de sanctions pénales, il accroît sans doute l’impact de celle-ci sur les intéressées. Il est en effet compréhensible qu’être poursuivies pour avoir dissimulé leur visage dans l’espace public représente un traumatisme pour les femmes qui ont fait le choix de porter le voile intégral pour des raisons tenant à leurs convictions. Il faut cependant prendre en compte la circonstance que les sanctions retenues par le législateur figurent parmi les plus légères qu’il pouvait envisager, puisqu’il s’agit de l’amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe (soit actuellement 150 EUR au maximum), avec la possibilité pour le juge de prononcer en même temps ou à la place l’obligation d’accomplir un stage de citoyenneté.

153.  En outre, certes, comme le souligne la requérante, en interdisant à chacun de revêtir dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage, l’État défendeur restreint d’une certaine façon le champ du pluralisme, dans la mesure où l’interdiction fait obstacle à ce que certaines femmes expriment leur personnalité et leurs convictions en portant le voile intégral en public. Il indique cependant de son côté qu’il s’agit pour lui de répondre à une pratique qu’il juge incompatible, dans la société française, avec les modalités de la communication sociale et, plus largement, du « vivre ensemble ». Dans cette perspective, l’État défendeur entend protéger une modalité d’interaction entre les individus, essentielle à ses yeux pour l’expression non seulement du pluralisme, mais aussi de la tolérance et de l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique (paragraphe 128 ci-dessus). Il apparaît ainsi que la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public constitue un choix de société.

154.  Or, dans un tel cas de figure, la Cour se doit de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionalité dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société en cause. Elle a du reste déjà rappelé que, lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (paragraphe 129 ci-dessus).

155.  En d’autres termes, la France disposait en l’espèce d’une ample marge d’appréciation.

156.  Il en va d’autant plus ainsi qu’il n’y a pas de communauté de vue entre les États membres du Conseil de l’Europe (voir, mutatis mutandis, X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 44, Recueil 1997‑II) sur la question du port du voile intégral dans l’espace public. La Cour observe en effet que, contrairement à ce que soutient l’un des intervenants (paragraphe 105 ci‑dessus), il n’y a pas de consensus européen contre l’interdiction. Certes, d’un point de vue strictement normatif, la France est dans une situation très minoritaire en Europe : excepté la Belgique, aucun autre État membre du Conseil de l’Europe n’a à ce jour opté pour une telle mesure. Il faut toutefois observer que la question du port du voile intégral dans l’espace public est ou a été en débat dans plusieurs pays européens. Dans certains, il a été décidé de ne pas opter pour une interdiction générale. Dans d’autres, une telle interdiction demeure envisagée (paragraphe 40 ci-dessus). À cela, il faut ajouter que, vraisemblablement, la question du port du voile intégral dans l’espace public ne se pose tout simplement pas dans un certain nombre d’États membres, où cette pratique n’a pas cours. Il apparaît ainsi qu’il n’y a en Europe aucun consensus en la matière, que ce soit pour ou contre une interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public.

157.  En conséquence, notamment au regard de l’ampleur de la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur en l’espèce, la Cour conclut que l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui ».

158.  La restriction litigieuse peut donc passer pour « nécessaire », « dans une société démocratique ». Cette conclusion vaut au regard de l’article 8 de la Convention comme de l’article 9.

159.  Partant, il n’y a eu violation ni de l’article 8 ni de l’article 9 de la Convention.

b)  Sur la violation alléguée de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ou l’article 9

160.  La Cour note que la requérante dénonce une discrimination indirecte. Elle indique à cet égard qu’en tant que femme musulmane souhaitant porter le voile intégral dans l’espace public pour des motifs religieux, elle appartient à une catégorie de personnes tout particulièrement exposées à l’interdiction dont il s’agit et aux sanctions dont elle est assortie.

161.  La Cour rappelle qu’une politique ou une mesure générale qui ont des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peuvent être considérées comme discriminatoires même si elles ne visent pas spécifiquement ce groupe et s’il n’y a pas d’intention discriminatoire (voir, notamment, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 175 et 184-185, CEDH 2007-IV). Il n’en va toutefois ainsi que si cette politique ou cette mesure manquent de justification « objective et raisonnable », c’est-à-dire si elles ne poursuivent pas un « but légitime » ou s’il n’existe pas de « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens employés et le but visé (ibidem, § 196). Or, en l’espèce, s’il peut être considéré que l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 a des effets négatifs spécifiques sur la situation des femmes musulmanes qui, pour des motifs religieux, souhaitent porter le voile intégral dans l’espace public, cette mesure a une justification objective et raisonnable pour les raisons indiquées précédemment (paragraphes 144-159 ci-dessus).

162.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ou l’article 9.

c)  Sur la violation alléguée de l’article 10 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention

163.  La Cour estime qu’aucune question distincte de celles qu’elle a examinées sur le terrain des articles 8 et 9 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention, ne se pose sous l’angle de l’article 10 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Rejette, à l’unanimité, les exceptions préliminaires du Gouvernement ;

2.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 8, 9 et 10 de la Convention, pris isolément et combinés avec l’article 14 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

3.  Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;

4.  Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention ;

5.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention  combiné avec l’article 8 ou avec l’article 9;

6.  Dit, à l’unanimité, qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 10 de la Convention, pris isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 1er juillet 2014.

 Erik Fribergh Dean Spielmann
 Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion en partie dissidente commune aux juges Nußberger et Jäderblom.

D.S.
E.F.


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES NUßBERGER ET JÄDERBLOM

(Traduction)

A.  Sacrifice des droits individuels à des principes abstraits

1.  Nous reconnaissons que, même si aucune violation n’est constatée dans l’arrêt, une approche équilibrée y est développée, de nombreux arguments importants des opposants à l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public y sont soigneusement pesés et les problèmes liés à cette interdiction y font l’objet d’une évaluation.

2.  Nous ne pouvons néanmoins souscrire à l’avis de la majorité car, pour nous, des droits individuels concrets garantis par la Convention sont ici sacrifiés à des principes abstraits. Nous doutons que l’interdiction totale du voile intégral dans l’espace public poursuive un but légitime (B). Quoi qu’il en soit, une interdiction aussi générale, qui touche au droit de toute personne à sa propre identité culturelle et religieuse, n’est à notre sens pas nécessaire dans une société démocratique (C). Partant, nous concluons à la violation des articles 8 et 9 de la Convention (D).

B.  Absence de but légitime au regard de la Convention

3.  La majorité soutient à bon droit que ni le respect de l’égalité entre les hommes et les femmes ni le respect de la dignité des personnes ne peut légitimement motiver une interdiction du port du voile intégral dans l’espace public (paragraphes 118, 119 et 120 de l’arrêt). Il est également juste de partir du principe que la nécessité d’identifier les individus afin de prévenir les atteintes à la sécurité des personnes et des biens et de lutter contre la fraude identitaire est un but légitime protégé par la Convention (paragraphe 115 de l’arrêt), mais qui ne peut passer pour proportionné que dans un contexte révélant une menace générale contre la sécurité publique (paragraphe 139 de l’arrêt).

4.  Cela dit, la majorité voit un but légitime dans la préservation du « vivre ensemble », c’est-à-dire du « respect des exigences minimales de la vie en société », qui selon elle doit être compris comme un élément de la « protection des droits et libertés d’autrui » au sens des articles 8 § 2 et 9 § 2 de la Convention (paragraphes 140-142 de l’arrêt). Nous avons de fortes réserves par rapport à cette approche.

5.  La jurisprudence de la Cour ne définit pas clairement ce que pourraient recouvrir les « droits et libertés d’autrui » au-delà de la portée des droits protégés par la Convention. Il n’y a pas de correspondance directe entre le concept très général du « vivre ensemble » et les droits ou libertés garantis par la Convention. Même si l’on peut raisonnablement considérer que cette notion touche à plusieurs droits, tels que le droit au respect de la vie privée (article 8) et le droit de ne pas subir de discrimination (article 14), elle n’en apparaît pas moins factice et vague.

6.  Il est essentiel de comprendre ce qui est au cœur de la volonté de protéger les individus contre les rencontres avec d’autres personnes adeptes du voile intégral. La majorité évoque des « pratiques ou des attitudes mettant fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes » (paragraphe 122 de l’arrêt). Le gouvernement néerlandais, pour justifier un projet de loi à l’étude devant son Parlement national, souligne un risque d’atteinte non seulement à « l’interaction sociale », mais également à un « sentiment de sécurité » subjectif (paragraphe 50 de l’arrêt). Il nous semble cependant que ces craintes et ce malaise sont causés non pas tant par le voile lui-même qui – contrairement peut-être à certains autres codes vestimentaires – ne saurait être perçu comme agressif en soi, mais par la philosophie qu’il est censé véhiculer. Ainsi, les motifs mis en avant de manière récurrente pour justifier le rejet du voile intégral sont fondés sur les interprétations de sa signification symbolique. Le premier rapport d’une commission parlementaire française « sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national » voit dans le voile « la manifestation d’une oppression » (paragraphe 17 de l’arrêt). L’exposé des motifs du projet de loi évoque sa « violence symbolique et déshumanisante » (paragraphe 25 de l’arrêt). Le voile intégral impliquerait également que les personnes qui le portent sont « enfermé[es] en [elles]-même, coupé[es] des autres tout en vivant au milieu d’eux ». Les femmes ainsi vêtues seraient considérées comme « effacées » de l’espace public (paragraphe 82 de l’arrêt).

7.  Toutes ces interprétations sont mises en cause par la requérante, qui allègue porter le voile intégral uniquement en fonction de son humeur spirituelle (paragraphe 12 de l’arrêt) et ne le considère pas comme un obstacle insurmontable à la communication et à l’intégration. Mais à supposer même que ces interprétations du voile intégral soient justes, il convient de souligner qu’il n’existe aucun droit à ne pas être choqué ou agressé par différents modèles d’identité culturelle ou religieuse, même par ceux qui sont aux antipodes du style de vie traditionnel français ou européen. Dans le contexte d’atteintes à la liberté d’expression, la Cour a souligné à maintes reprises que la Convention protège non seulement les opinions « accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi (...) celles qui heurtent, choquent ou inquiètent », soulignant qu’» ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » » (voir, parmi d’autres, Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007‑V). Cela vaut aussi pour les codes vestimentaires témoignant d’opinions radicales.

8.  En outre, on peut difficilement prétendre que tout individu ait un droit d’entrer en contact avec d’autres personnes dans l’espace public contre la volonté de celles-ci. Sinon, pareil droit devrait avoir une obligation pour corollaire, ce qui serait incompatible avec l’esprit de la Convention. Si la communication est essentielle pour la vie en société, le droit au respect de la vie privée comprend également le droit de ne pas communiquer et de ne pas entrer en contact avec autrui dans l’espace public – en somme, le droit d’être un « outsider ».

9.  Il est vrai que le « vivre ensemble » requiert la possibilité d’échanges interpersonnels. Il est également vrai que le visage joue un rôle important dans les interactions humaines. Mais cette idée ne peut pas être détournée pour justifier la conclusion selon laquelle aucune interaction humaine n’est possible si le visage est intégralement dissimulé. Nous en voulons pour preuves des exemples parfaitement admis dans la culture européenne, tels que le port de casques intégraux pour la pratique du ski et de la moto, ou le port de costumes pendant le carnaval. Nul ne prétendrait qu’en pareilles situations (qui font partie des exceptions prévues par la loi française) les exigences minimales de la vie en société ne soient pas respectées. Les personnes socialisent sans forcément se regarder dans les yeux.

10.  Nous ne pouvons conclure que la majorité ait démontré quels sont concrètement les droits d’autrui au sens des articles 8 § 2 et 9 § 2 de la Convention qui pourraient être déduits du principe abstrait du « vivre ensemble » ou des « exigences minimales de la vie en société ».

11. Pour autant que ces idées puissent être comprises comme faisant partie de « l’ordre public », nous estimons, à l’instar de la majorité, qu’il ne convient pas de focaliser sur ce but (paragraphe 117 de l’arrêt) étant donné que la « protection de l’ordre public » peut justifier les restrictions aux droits garantis par l’article 9 mais pas celles qui sont apportées aux droits protégés par l’article 8, alors même qu’indubitablement la mesure d’interdiction litigieuse porte aussi atteinte à cette dernière disposition.

12.  Dès lors, il est douteux que les dispositions de la loi française interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public poursuivent un quelconque but légitime au regard des articles 8 § 2 ou 9 § 2 de la Convention.

C.  Proportionnalité de l’interdiction intégrale du voile intégral

1.  Différentes approches du pluralisme, de la tolérance et de l’esprit d’ouverture

13.  S’il est déjà malaisé de déterminer quels sont les droits protégés par la mesure restrictive en question, il est encore plus difficile de soutenir que les droits protégés prévalent sur les droits violés. Tel est d’autant plus le cas que le Gouvernement n’a donné ni exemple ni explication quant à savoir pourquoi l’effet sur autrui de cette tenue particulière différerait de celui d’autres pratiques admises impliquant la dissimulation du visage, tels que l’adoption de coiffures outrancières ou le port de lunettes de soleil ou de chapeaux. Dans le processus législatif, les partisans d’une interdiction totale du voile intégral ont essentiellement fait valoir « les valeurs de la République exprimées par la devise « liberté, égalité, fraternité » (paragraphe 17 de l’arrêt). La Cour se réfère au « pluralisme », à la « tolérance » et à « l’esprit d’ouverture » comme étant les piliers d’une société démocratique (paragraphe 128 de l’arrêt) et dit en substance qu’il est acceptable de faire prévaloir ces valeurs sur le style de vie et le code vestimentaire d’inspiration religieuse d’une petite minorité dès lors qu’il s’agit d’un choix de société (paragraphe 153 de l’arrêt).

14.  Toutefois, l’ensemble de ces valeurs peuvent tout aussi bien être interprétées comme justifiant une interdiction totale du port du voile intégral que comme appelant, au contraire, l’acceptation de ce code vestimentaire religieux et l’adoption d’une approche intégrationniste. À notre avis, c’est à juste titre que la requérante soutient que le législateur français restreint le champ du pluralisme, dans la mesure où l’interdiction empêche certaines femmes d’exprimer leur personnalité et leurs convictions en portant le voile intégral en public (paragraphe 153 de l’arrêt). Partant, cette interdiction totale pourrait être interprétée comme le signe d’un pluralisme sélectif et d’une tolérance limitée. Dans sa jurisprudence, la Cour a clairement évoqué le devoir de l’État de promouvoir une tolérance mutuelle entre des groupes opposés, et a déclaré que «  [l]e rôle des autorités (...) ne consiste pas à éliminer la cause des tensions en supprimant le pluralisme mais à veiller à ce que les groupes concurrents se tolèrent les uns les autres » (Serif c. Grèce, no 38178/97, § 53, CEDH 1999‑IX, cité par la majorité au paragraphe 127 de l’arrêt). En interdisant le voile intégral, le législateur français a fait exactement l’inverse : loin d’essayer de garantir la tolérance entre la très grande majorité et une petite minorité, il a interdit ce qui est vu comme un facteur de tensions.

2.  Ingérence disproportionnée

15.  Même si nous admettions que les droits de la requérante au regard des articles 8 et 9 de la Convention puissent être mis en balance avec des principes abstraits, que ce soit la tolérance, le pluralisme ou l’esprit d’ouverture, ou bien l’idée du « vivre ensemble » et les « exigences minimales de la vie en société », nous ne pouvons souscrire à l’avis de la majorité selon lequel l’interdiction était proportionnée au but poursuivi.

a)  Marge d’appréciation

16.  Comme la majorité, nous estimons que lorsque sont en jeu des questions de politique générale sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (paragraphe 154 de l’arrêt). Cependant, nous ne pouvons conclure que, dans cette situation particulière, l’État défendeur disposait d’une ample marge d’appréciation (paragraphe 155 de l’arrêt).

17.  Premièrement, l’interdiction vise un code vestimentaire étroitement lié à une foi religieuse, à une culture et à des convictions personnelles et donc sans aucun doute à un droit de la personnalité.

18.  Deuxièmement, il n’est pas convaincant de faire un parallèle entre la présente espèce et des affaires concernant la relation entre l’État et les religions (paragraphe 129 de l’arrêt). Ainsi qu’il ressort du processus législatif, la loi a été délibérément libellée de manière large ; elle vise de manière générale toute « tenue destinée à dissimuler son visage » et va donc bien au-delà du contexte religieux (voir l’étude du Conseil d’État « relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral », paragraphes 20 et suiv. de l’arrêt, et son influence sur le projet de loi soumis au Parlement). Contrairement à l’affaire Leyla Şahin c. Turquie ([GC], no 44774/98, § 109, CEDH 2005‑XI), qui concernait une réglementation sur le port de symboles religieux dans des établissements d’enseignement, la loi française n’a en elle-même aucune connotation religieuse expresse.

19.  Troisièmement, il est difficile de comprendre pourquoi la majorité n’est pas disposée à admettre l’existence d’un consensus européen sur la question de l’interdiction du voile intégral (paragraphe 156 de l’arrêt). Dans la jurisprudence de la Cour, trois éléments sont pris en compte pour déterminer l’existence d’un consensus européen : le droit international des traités, le droit comparé et les textes internationaux non contraignants (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 41, série A no 31). Le fait que quarante-cinq États membres sur quarante-sept – donc une écrasante majorité – n’aient pas estimé nécessaire de légiférer dans ce domaine est un indicateur très fort de l’existence d’un consensus européen (Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, §§ 103 et 108, CEDH 2011 ; A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 235, CEDH 2010). Même s’il peut y avoir des débats sur la nécessité d’une réforme dans certains des États membres, alors que dans d’autres la pratique du port du voile intégral est inexistante, le statu quo sur ce sujet est manifeste. De plus, ainsi que le démontre amplement l’arrêt, les organismes européens et universels œuvrant dans le domaine des droits de l’homme (paragraphes 35 et suiv.) ainsi que les organisations non gouvernementales (paragraphes 89 et suiv.) sont fortement opposés à toute forme d’interdiction totale du voile intégral. Cette approche trouve appui dans d’autres traités internationaux en matière de droits de l’homme, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. De plus, bien que le Comité des droits de l’homme des Nations unies ne se soit pas prononcé sur une interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public, il a conclu, par exemple, que le renvoi de l’université d’une étudiante portant le hijab était contraire à l’article 18 § 2 du Pacte (paragraphe 39 de l’arrêt). Le Comité a estimé que les règles vestimentaires imposées aux femmes peuvent emporter violation de plusieurs droits (paragraphe 38 de l’arrêt).

20.  Les arguments tirés du droit comparé et du droit international militent contre l’acceptation d’une ample marge d’appréciation et pour un contrôle étroit de la Cour en la matière. S’il est parfaitement légitime de prendre en compte la situation particulière en France, et notamment la forte tradition unificatrice des « valeurs de la Révolution française » ainsi que le très large consensus politique ayant présidé à l’adoption de la loi, il n’en demeure pas moins que la Cour a pour tâche de protéger les petites minorités contre toute ingérence disproportionnée.

b)  Conséquences pour les femmes concernées

21.  De nombreux éléments ont été fournis pour illustrer le dilemme des femmes qui, à l’instar de la requérante, souhaitent porter le voile intégral conformément à leur foi religieuse, à leur culture et à leurs convictions personnelles. Soit les intéressées sont fidèles à leurs traditions et restent à la maison, soit elles rompent avec ces traditions et sortent sans porter leur tenue habituelle, faute de quoi elles risquent une sanction pénale (voir la Résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, paragraphe 35 de l’arrêt, le point de vue du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, paragraphe 37 de l’arrêt, et l’arrêt de la Cour constitutionnelle espagnole, paragraphe 47 de l’arrêt). À notre avis, on ne peut attendre de cette mesure d’interdiction qu’elle ait l’effet souhaité de libérer des femmes prétendument opprimées : au contraire, elle les exclura encore plus de la société et elle aggravera leur situation.

22.  En ce qui concerne l’affirmation de la majorité selon laquelle les sanctions éventuelles sont légères (paragraphe 152 de l’arrêt), nous estimons que lorsque le port du voile intégral est une pratique récurrente l’effet multiple de peines successives doit être pris en compte.

23.  En outre, comme le relève la majorité, seul un petit nombre de femmes sont aujourd’hui concernées par l’interdiction. Cela signifie que ce n’est qu’en de rares occasions que Monsieur ou Madame Tout-le-Monde pourrait rencontrer une femme portant le voile intégral et donc subir une éventuelle atteinte à ses possibilités d’interagir avec cette femme.

c)  Mesures moins restrictives

24.  Par ailleurs, le Gouvernement n’a pas expliqué pourquoi il aurait été impossible d’appliquer des mesures moins restrictives que la pénalisation de la dissimulation du visage dans l’ensemble de l’espace public. Aucun détail n’a été donné sur le point de savoir si et dans quelle mesure des efforts ont été consentis pour faire obstacle à ce phénomène relativement récent du port du voile intégral à travers, par exemple, des actions de sensibilisation et d’éducation. Il ressort du processus législatif que des mesures beaucoup moins intrusives ont été examinées. Le rapport « sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national » proposait un programme en quatre points, avec des mesures visant à libérer les femmes de l’emprise du voile intégral, sans que l’interdiction totale du voile ou des sanctions pénales n’y soient recommandées (paragraphe 17 de l’arrêt). La commission nationale consultative des droits de l’homme a également préconisé des mesures « douces » et a appelé à un renforcement des cours d’éducation civique à tous les niveaux, visant les hommes et les femmes (paragraphe 19 de l’arrêt).

D.  Conclusion

25.  Eu égard au raisonnement ci-dessus, nous estimons que la pénalisation du port du voile intégral constitue une mesure disproportionnée au but de protection de l’idée du « vivre ensemble », un but qui, du reste, s’insère difficilement dans la liste restrictive des motifs énumérés dans la Convention pouvant justifier une ingérence dans les droits de l’homme fondamentaux.

26.  Dès lors, nous concluons à la violation des articles 8 et 9 de la Convention.



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CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE S.A.S. c. FRANCE, 1er juillet 2014, 43835/11