CEDH, Commission (plénière), DALBAN c. la ROUMANIE, 22 janvier 1998, 28114/95
Chronologie de l’affaire
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Sur la décision
Référence : | CEDH, Commission (Plénière), 22 janv. 1998, n° 28114/95 |
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Numéro(s) : | 28114/95 |
Type de document : | Rapport |
Date d’introduction : | 20 avril 1995 |
Niveau d’importance : | Importance faible |
Opinion(s) séparée(s) : | Non |
Conclusions : | Violation de l'art. 10 ; Non-lieu à examiner l'art. 6-1 |
Identifiant HUDOC : | 001-47744 |
Identifiant européen : | ECLI:CE:ECHR:1998:0122REP002811495 |
Texte intégral
COMMISSION EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
Requête N° 28114/95
Ionel Dalban
contre
la Roumanie
RAPPORT DE LA COMMISSION
(adopté le 22 janvier 1998)
TABLE DES MATIERES
Page
I. INTRODUCTION
(par. 1 - 16) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
A. La requête
(par. 2 - 4) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
B. La procédure
(par. 5 - 11) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
C. Le présent rapport
(par. 12 - 16) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2
II. ETABLISSEMENT DES FAITS
(par. 17 - 35). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
A. Circonstances particulières de l'affaire
(par. 17 - 32) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
B. Eléments de droit interne
(par. 33 - 35) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
III. AVIS DE LA COMMISSION
(par. 36 - 71) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
A. Griefs déclarés recevables
(par. 36) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
B. Points en litige
(par. 37) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
C. Sur la violation de l'article 10
de la Convention
(par. 38 - 60) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
CONCLUSION
(par. 61). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10
D. Sur la violation de l'article 6
de la Convention
(par. 62 - 68) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
CONCLUSION
(par. 69) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
E. Récapitulation
(par. 70 - 71) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
ANNEXE : DECISION DE LA COMMISSION SUR
LA RECEVABILITE DE LA REQUETE . . . . . . . . . . 13
I. INTRODUCTION
1. On trouvera ci-après un résumé des faits de la cause, tels qu'ils
ont été exposés par les parties à la Commission européenne des droits
de l'homme, ainsi qu'une description de la procédure.
A. La requête
2. Le requérant, de nationalité roumaine, est né en 1928 et est
domicilié à Roman (Roumanie). Dans la procédure devant la Commission
il est représenté par Maître Ioan Popa, avocat au barreau de Bacau.
3. La requête est dirigée contre la Roumanie. Le Gouvernement
défendeur est représenté par Adrian Telu du Ministère de la Justice,
agent du Gouvernement.
4. La requête concerne la condamnation du requérant du chef de
diffamation pour la publication de deux articles et l'équité de la
procédure devant les juridictions internes. Le requérant invoque les
articles 6 et 10 de la Convention.
B. La procédure
5. La présente requête a été introduite le 20 avril 1995 et
enregistrée le 3 août 1995.
6. Le 29 novembre 1995, la Commission (Première Chambre) a décidé
de donner connaissance de la requête au Gouvernement roumain, en
application de l'article 48 par. 2 b) de son Règlement intérieur, et
d'inviter les parties à présenter des observations sur sa recevabilité.
7. Le Gouvernement a présenté ses observations le 11 mars 1996,
après prorogation du délai imparti. Le requérant y a répondu le
23 avril 1996. Le 19 septembre 1997, la Commission a accordé au
requérant le bénéfice de l'aide judiciaire.
8. Le 2 septembre 1996 la requête a été transférée de la Première
Chambre à la Commission plénière, par décision de cette dernière. Le
9 septembre 1996, la Commission a déclaré la requête recevable.
9. Le 19 septembre 1996, la Commission a adressé aux parties le
texte de sa décision sur la recevabilité de la requête et les a
invitées à lui soumettre les observations complémentaires sur le bien-
fondé de la requête qu'elles souhaiteraient présenter. Le Gouvernement
a présenté ses observations le 25 octobre 1996, demandant à la
Commission de faire application de l'article 29 de la Convention et de
déclarer la requête irrecevable. Le requérant a présenté ses
observations le 24 octobre 1996.
10. Le 19 janvier 1997, la Commission a décidé de ne pas appliquer
l'article 29 de la Convention.
11. Après avoir déclaré la requête recevable, la Commission,
conformément à l'article 28 par. 1 b) de la Convention, s'est mise à
la disposition des parties en vue de parvenir à un règlement amiable
de l'affaire. Vu l'attitude adoptée par les parties, la Commission
constate qu'il n'existe aucune base permettant d'obtenir un tel
règlement.
C. Le présent rapport
12. Le présent rapport a été établi par la Commission, conformément
à l'article 31 de la Convention, après délibérations et votes en
présence des membres suivants :
M. S. TRECHSEL, Président
MM. J.-C. GEUS
E. BUSUTTIL
G. JÖRUNDSSON
A.S. GÖZÜBÜYÜK
A. WEITZEL
J.-C. SOYER
M. H. DANELIUS
Mme G.H. THUNE
MM F. MARTINEZ
C.L. ROZAKIS
Mme J. LIDDY
MM. L. LOUCAIDES
B. MARXER
M.A. NOWICKI
I. CABRAL BARRETO
B. CONFORTI
N. BRATZA
I. BÉKÉS
J. MUCHA
D. SVÁBY
G. RESS
A. PERENIC
C. BÎRSAN
P. LORENZEN
K. HERNDL
E. BIELIUNAS
E.A. ALKEMA
M. VILA AMIGÓ
Mme M. HION
MM. R. NICOLINI
A. ARABADJIEV
M. M. de SALVIA, Secrétaire de la Commission
13. Le texte du présent rapport a été adopté par la Commission le
22 janvier 1998 et sera transmis au Comité des Ministres du Conseil de
l'Europe, en application de l'article 31 par. 2 de la Convention.
14. Ce rapport a pour objet, conformément à l'article 31 de la
Convention :
(i) d'établir les faits, et
(ii) de formuler un avis sur le point de savoir si les faits
constatés révèlent de la part du Gouvernement défendeur une
violation des obligations qui lui incombent aux termes de
la Convention.
15. La décision de la Commission sur la recevabilité de la requête
est jointe au présent rapport.
16. Le texte intégral de l'argumentation des parties ainsi que les
pièces soumises à la Commission sont conservés dans les archives de la
Commission.
II. ETABLISSEMENT DES FAITS
A. Circonstances particulières de l'affaire
17. Le requérant est journaliste et directeur du magazine
hebdomadaire local "Cronica Romascana".
18. Dans le numéro no. 90/1992 (23-29 septembre 1992) du magazine,
le requérant publia un article sous le titre "Des dizaines des millions
fraudés à IAS de Roman". L'article dévoilait les fraudes prétendument
commises par le directeur de l'entreprise agricole d'Etat FASTROM de
Roman, G.S. Comme source d'informations il citait des rapports de la
section économique de la Police Générale. En particulier, le requérant
écrivit :
"...une nouvelle fraude ayant des proportions incroyables a été
découverte à FASTROM SA Roman, l'ex-IAS (entreprise agricole
d'Etat), avec au premier plan un privilégié de la nomenklatura
communiste locale, monsieur G.S. Les dégâts qu'il a causés [...]
s'élèvent, selon les estimations de la police économique et
d'autres experts, à plus de 23 millions de lei ! La fraude
consiste dans l'enregistrement de marchandises dans l'inventaire
du dépôt central [de FASTROM Roman], marchandises qui sont
introuvables dans les inventaires des entreprises subordonnées.
Il a été établi que beaucoup de ces marchandises ont été
remplacées par des marchandises dont avaient besoin monsieur G.S.
et ses proches, ou bien ont été échangées en lei partagés ensuite
d'une manière fraternelle. Voilà des agissements qui rappellent
les bandits de grand chemin, sans foi ni loi (Jaf ca-n codru)!...
L'opinion publique de Roman se demande comment cela a été
possible. Peut-être que monsieur le sénateur R.T., qui, jusqu'à
présent [...], a été le représentant de l'Etat au sein de
l'entreprise FASTROM Roman, nous donnera des éclaircissements.
En cette qualité il a reçu comme traitement, chaque mois, des
centaines de milliers de lei. Pour quelles raisons, ou autrement
dit comment il a défendu les intérêts de l'Etat, on a bien vu..."
19. Dans un article paru dans le numéro 104/1993 du 6 janvier 1993
du même journal "Cronica Romascana", le requérant écrivit :
"Une Dacia break [appartenant à la société FASTROM] a été
«acquise» pendant un an et demi par le sénateur R.T., de vendredi
jusqu'à lundi, pour l'amener et le ramener de l'aéroport de Bacau
(chauffeur R.M.), histoire déjà finie, mais pas oubliée encore".
20. Estimant les propos du requérant diffamatoires et contraires à
l'article 206 du Code pénal, G.S. et R.T. engagèrent des poursuites à
son encontre.
21. Le 24 juin 1994, le tribunal de première instance [judecatoria]
de Roman condamna le requérant du chef de diffamation à une peine de
trois mois de prison avec sursis et à payer des dédommagements de trois
cent mille lei aux parties civiles R.T. et G.S. En outre, le requérant
se vit interdire l'exercice de la profession pour une période
indéterminée.
22. Le tribunal constata que, bien que G.S. eût fait l'objet de deux
enquêtes pénales, le parquet avait prononcé le 7 septembre 1990 et le
10 décembre 1992 des non-lieux en ce qui concerne respectivement
l'infraction d'abus de biens sociaux et l'infraction consistant dans
l'agissement du fonctionnaire ayant causé, dans son travail, un
préjudice aux intérêts publiques [abuzul în serviciu contra intereselor
obstesti] (article 248 du Code pénal). En ce qui concerne R.T., le
tribunal constata que, en sa qualité de membre du Conseil des
Représentants de l'Etat, il avait reçu un traitement de 55.000 Lei
entre juin 1991 et juillet 1992, et non pas des "centaines de milliers"
de Lei. Le tribunal constata aussi que, selon le Règlement intérieur
du Sénat, "les préfectures, pour l'exercice des activités sénatoriales,
mettront à la disposition des sénateurs un moyen de transport et une
secrétaire" et que, dans une lettre no. 4849/1991, la Préfecture du
département de Neamt avait demandé à la direction de l'entreprise
FASTROM Roman de mettre une voiture à la disposition du Bureau
sénatorial de Roman. Les juges conclurent que les affirmations du
requérant ne correspondaient pas à la réalité.
23. Le requérant releva appel de ce jugement. Selon lui, en dépit des
non-lieux prononcés par le parquet, les affirmations qu'il avait faites
dans les deux articles étaient réelles. A son appui, il invoquait des
rapports de la section économique de la police sur la base desquels la
police avait demandé au parquet l'inculpation de G.S., des procès-
verbaux dressés par des inspecteurs financiers respectivement le
19 juin 1992, le 26 juin 1992 et le 18 décembre 1992, ainsi que des
déclarations des membres du conseil d'administration et du syndicat de
la société FASTROM Roman. Ces documents et ces déclarations faisaient
état des opérations comptables illégales au sein de la société, dont
la responsabilité était attribuée à G.S., en sa qualité de directeur
de la société. Les sommes en jeu s'élevaient, selon ces documents, à
plus de 23 millions de lei.
24. En ce qui concerne R.T., le requérant fit valoir que le tribunal
de première instance avait reconnu dans le jugement du 24 juin 1994 que
R.T. utilisait une voiture de la société FASTROM Roman. Quant à son
affirmation relative au traitement reçu par R.T., celle-ci n'avait pas
un caractère diffamatoire, malgré l'erreur portant sur le montant du
traitement.
25. Par arrêt du 7 décembre 1994, le tribunal départemental
[tribunalul judetean] de Neamt décida, par deux voix contre une, de
maintenir la peine d'emprisonnement avec sursis prononcé le
24 juin 1994 et les dédommagements accordés. Le tribunal constata que
les affirmations du requérant ne correspondaient pas à la réalité,
puisque le parquet avait prononcé en 1990 et en 1992 des non-lieux
quant à G.S., et puisque l'utilisation par R.T. d'une voiture de la
société FASTROM était légale. Toutefois, le tribunal cassa le jugement
du 24 juin 1994 dans sa partie relative à l'interdiction d'exercer le
métier de journaliste en raison du comportement positif du requérant.
26. Contre la condamnation du requérant vota le juge M.C., qui
conclut ainsi son opinion dissidente :
"[...] Dévoiler la vérité est une condition sine qua non pour
éloigner les insuffisances et défendre les intérêts de la
société. Ces intérêts sont prioritaires par rapport à la défense
- à tout prix - de nos réputations. Conscience éveillée de la
cité, le journaliste a le droit et l'obligation de mettre en
débat les institutions et leurs hommes, afin de contrôler si leur
travail est satisfaisant, s'ils justifient le mandant dont ils
ont été investis et si le prestige qui les entoure est
authentique ou faux. Personne n'est infaillible et ne peut
prétendre l'être.
Il me semble injuste de condamner le journaliste Ionel Dalban,
tant que celui-ci n'a fait que remplir son devoir de journaliste
d'une manière objective, désireux de contribuer à assainir le
climat moral de la ville dans laquelle il vit et travaille [...]"
27. Malgré cette condamnation, le requérant continua à publier des
informations concernant la prétendue fraude que G.S. aurait commise au
sein de la société FASTROM.
28. A la suite de ces révélations, la Commission d'enquête des abus
du Parlement roumain saisit le Parquet de Neamt.
29. D'autre part, l'organisation non-gouvernementale "La Ligue
Démocratique pour la Justice" reprit ces révélations, de sorte que le
Parquet de Roman ouvrit le 20 juillet 1994 une nouvelle information
judiciaire en ce qui concerne G.S.
30. L'issue de ces procédures n'a pas été précisée.
31. Après la condamnation du requérant, d'autres journaux, dont le
quotidien national de grand tirage "Adevarul", publièrent des articles
concernant les activités prétendument illégales au sein de l'entreprise
FASTROM dirigée par G.S. et sur la prétendue complicité entre ce
dernier et le sénateur R.T.
32. De nombreux journaux prirent également position quant à la
condamnation du requérant, perçue comme une "tentative d'intimidation"
de la presse.
B. Eléments de droit interne
33. L'article 206 du Code pénal
"Afirmarea ori imputarea în public a unei fapte determinate
privitoare la o persoana care, daca ar fi adevarata, ar expune
acea persoana la o sanctiune penala, administrativa sau
disciplinara, ori dispretului public, se pedepseste cu închisoare
de la 3 luni la 1 an sau cu amenda.
[...]
< traduction >
"L'affirmation ou l'imputation en public d'un certain fait
concernant une personne, fait qui, s'il était vrai, exposerait
cette personne à une sanction pénale, administrative ou
disciplinaire, ou au mépris public, sera punie d'emprisonnement
de trois mois à un an ou d'une amende."
34. Article 207 du Code pénal
"Proba veritatii celor afirmate sau imputate este admisibila,
daca afirmarea sau imputarea a fost savârsita pentru apararea
unui interes legitim. Fapta cu privire la care s-a facut proba
veritatii nu constituie infractiunea de insulta sau calomnie."
< traduction >
"La preuve de la vérité des affirmations ou des imputations peut
être accueillie si l'affirmation ou l'imputation ont été commises
pour la défense d'un intérêt légitime. L'agissement au sujet
duquel la preuve de la vérité a été faite ne constitue pas
l'infraction d'insulte ou de diffamation."
35. Article 385-9 du Code de procédure pénale
"Hotarârile sunt supuse casarii în urmatoarele cazuri :
[...]
(10). instanta nu s-a pronuntat asupra unei fapte retinute în
sarcina inculpatului prin actul de sesizare sau cu privire la
unele probe administrate ori asupra unor cereri esentiale pentru
parti, de natura sa garanteze drepturile lor si sa influenteze
solutia procesului;
[...]"
< traduction >
"L'appel peut être interjeté dans les cas suivants :
[...]
(10). lorsque le tribunal ne s'est pas prononcé soit sur un fait
retenu à la charge de l'inculpé dans l'ordonnance de renvoi, soit
sur certaines preuves administrées, soit sur certaines demandes
essentielles pour les parties, qui pourraient garantir leurs
droits ou influer sur l'issue du procès;
[...]"
III. AVIS DE LA COMMISSION
A. Griefs déclarés recevables
36. La Commission a déclaré recevables les griefs du requérant
tirés :
- de l'atteinte à son droit à la liberté d'expression et
- du caractère équitable de la procédure devant les tribunaux
internes.
B. Points en litige
37. Les points en litige sont les suivants :
- La condamnation du requérant pour diffamation était-elle
contraire au droit du requérant au respect de sa liberté d'expression
au sens de l'article 10 (art. 10) de la Convention ?
- L'absence, dans la motivation des arrêts de condamnation, de
toute référence à l'argument du requérant relatif aux sources des
informations publiées, a-t-elle privé le requérant d'un procès
équitable au sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention ?
C. Sur la violation de l'article 10 (art. 10) de la Convention
38. L'article 10 (art. 10) de la Convention dispose :
"1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit
comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de
communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y
avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de
frontière [...]
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des
responsabilités peut être soumis à certaines formalités,
conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui
constituent des mesures nécessaires, dans une société
démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale
ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la
prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale,
à la protection de la réputation ou des droits d'autrui [...]"
39. Le requérant soutient que sa condamnation était contraire aux
dispositions de l'article 10 (art. 10) de la Convention. Il fait valoir
que les informations qu'il a présentées dans ses articles étaient
fondées sur des documents préparés par la section économique de la
police.
40. Le Gouvernement estime qu'il est peu vraisemblable que, lorsque
le requérant a publié son article concernant G.S., il n'ait pas eu
connaissance de l'issue de l'enquête pénale. Au contraire, la
publication de l'article après le non-lieu prononcé par le parquet
était diffamatoire et a eu pour but d'influencer les organes d'enquête
pénale afin que ceux-ci rouvrent l'investigation. Le Gouvernement
affirme que les informations publiées n'étaient pas réelles et conclut
que la condamnation du requérant avait pour but la protection de la
réputation et des droits d'autrui.
41. La Commission estime, et nul ne le conteste, que la condamnation
prononcée contre le requérant pour diffamation représente une ingérence
des autorités publiques dans l'exercice de la liberté d'expression du
requérant au sens de l'article 10 (art. 10) de la Convention.
42. La question se pose de savoir si pareille ingérence peut se
justifier au regard du paragraphe 2 de cette disposition. Il y a donc
lieu d'examiner si cette ingérence était «prévue par la loi», visait
un but légitime en vertu de ce paragraphe et était «nécessaire» «dans
une société démocratique» (voir Cour eur. D.H., arrêt Lingens c.
Autriche du 8 juillet 1986, série A n° 103, pp. 24-108, par. 34-37).
43. En ce qui concerne la conformité à la loi, la Commission constate
que la condamnation du requérant était prévue par la loi, car elle
était fondée sur l'article 206 du code pénal roumain.
44. Ensuite, la Commission estime que la restriction visait un but
légitime prévu par l'article 10 par. 2 (art. 10-2) de la Convention,
à savoir la protection de la réputation d'autrui.
45. Il reste à examiner le point de savoir si la restriction
critiquée était «nécessaire», «dans une société démocratique», pour
atteindre pareil but.
46. Dans l'arrêt Handyside, la Cour européenne des Droits de l'Homme
a souligné le rôle fondamental que la liberté d'expression doit jouer
dans une société démocratique. A cet égard, elle s'est ainsi exprimée :
"La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels
de pareille société, l'une des conditions primordiales de son
progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du
paragraphe 2 de l'article 10 (art. 10-2), elle vaut non seulement
pour les 'informations' ou 'idées' accueillies avec faveur ou
considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour
celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une
fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le
pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels
il n'est pas de 'société démocratique'" (Cour eur. D.H., arrêt
Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, série A n° 24, par.
49).
47. La Commission rappelle les principes fondamentaux de la
jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme quant à la
notion de "nécessité" contenue dans l'article 10 (art. 10) de la
Convention (voir Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril
1995, série A n° 313, pp. 17-18, par. 34-35; Cour eur. D.H., arrêt
Schwabe c. Autriche du 28 août 1992, série A n° 242-B, pp. 32-33, par.
29; arrêt Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A n° 236, pp. 22-
24, par. 42-43, 46; arrêt Thorgeir Thorgeirson c. Islande du 25 juin
1992, série A n° 239, p. 27, par. 63; arrêt Observer et Guardian c.
Royaume-Uni du 26 novembre 1991, série A n° 216, pp. 29-30, par. 59;
arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 2) du 26 novembre 1991, série A
n° 217, pp. 28-29, par. 50). Ces principes se résument comme suit.
48. L'adjectif "nécessaire" implique l'existence d'un "besoin social
impérieux". Les Etats contractants ont une certaine marge
d'appréciation quant à l'existence d'un tel besoin, laquelle va
cependant de pair avec un contrôle à l'échelon européen, englobant tant
la législation que les décisions qui l'appliquent, mêmes celles rendues
par une juridiction indépendante. Ainsi, les critères appliqués par les
autorités nationales doivent être conformes aux principes majeurs
régissant la liberté d'expression, et leur évaluation des faits doit
être acceptable.
49. A cet égard, le rôle prééminent de la presse dans un Etat de
droit doit être pris en compte. Si la presse ne doit pas franchir les
bornes fixées en vue, notamment, de protéger la réputation d'autrui,
il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées
sur des questions d'intérêt public. A sa fonction qui consiste à en
diffuser, s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir. S'il en
était autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de
"chien de garde".
50. Pour apprécier, à la lumière de ces principes, s'il existait un
besoin social suffisamment impérieux pour justifier l'atteinte à la
liberté d'expression du requérant, la Commission doit examiner les
propos litigieux dans leur propre contexte, eu égard aux circonstances
de l'espèce.
51. La Commission rappelle que les articles du requérant portaient
sur un sujet d'intérêt public, à savoir la gestion du patrimoine d'Etat
et la manière dont les hommes politiques remplissent leur mandat. Ces
articles fournissaient des informations, telles qu'elles ressortaient
des dossiers d'enquête pénale de la section économique de la police,
mettant en cause la gestion de l'entreprise FASTROM dont G.S. était
directeur et dans le conseil d'administration de laquelle R.T.,
sénateur de Neamt, représentait l'Etat. Quant au deuxième article, il
présentait des informations sur les traitements perçus par le sénateur
R.T. en tant que représentant de l'Etat au sein de FASTROM et sur
l'utilisation par ce dernier d'une voiture mise à disposition par
FASTROM.
52. Il se peut qu'à certains égards une partie des éléments de fait
présentés par le requérant dans ses articles n'ait pas été confirmée.
En particulier, la Commission note que les tribunaux nationaux ont
relevé que l'affirmation selon laquelle R.T. avait perçu des centaines
de milliers de Lei était fausse, car R.T. n'avait perçu que quelques
dizaines de milliers de lei.
53. La Commission note néanmoins que les critiques du requérant à
l'égard du sénateur R.T. ne portaient pas sur des aspects de sa vie
privée, mais sur ses comportements et attitudes en tant qu'homme
politique à l'égard des questions d'intérêt général. Pour exprimer son
avis sur les pratiques des élus, en particulier de R.T., et sur la
manière dont celui-ci remplissait son mandat d'élu, le requérant a
utilisé des formules que les tribunaux internes ont jugé comme
diffamatoires.
54. En ce qui concerne G.S., les tribunaux ont jugé que les
informations présentées étaient fausses, car le parquet avait décidé,
avant la parution des articles, de ne pas inculper G.S.
55. La Commission rappelle que la liberté d'expression que l'article
10 (art. 10) de la Convention vise à garantir n'est pas de nature
illimitée (Cour eur. D.H., arrêt Castells c. Espagne précité, p. 38,
par. 67). Il est évident qu'elle ne couvre pas l'expression publique
des faits qui ne s'appuient pas sur le moindre commencement de preuve
ou les supputations diffamatoires proférées à l'encontre de personnes
ou institutions (loc. cit.). Toutefois, toute ingérence dans
l'expression des propos concernant une question d'intérêt public doit
être soumise à des limites particulièrement strictes, pour ne pas
décourager les citoyens de porter un regard critique sur l'exercice de
la puissance publique.
56. D'autre part, même un débat limité à une appréciation de la
moralité de certains actes peut atteindre le niveau de diffamation.
Cependant, la Commission ne peut admettre que des jugements de valeur
critiques ne puissent être formulés par la presse que si leur "vérité"
peut être prouvée (voir Lingens c. Autriche, rapport Comm. 11.10.84,
par. 80-81, Cour eur. D.H., série A n° 103, p. 37).
57. En l'espèce, la Commission relève qu'il n'a pas été démontré que
les faits décrits dans ces articles aient été totalement faux et
simplement inventés dans le but d'alimenter une campagne de dénigrement
de G.S. et de R.T.
58. De surcroît, la Commission rappelle que la liberté journalistique
peut englober le recours à une certaine dose d'exagération, voire même
de provocation et qu'outre la substance des idées et informations
exprimées, l'article 10 (art. 10) protège aussi leur mode d'expression
(Cour eur. D.H., arrêts Prager et Oberschlick c. Autriche du 26 avril
1995, série A n° 313, pp. 17-18, par. 34-35 et De Haes et Gijsels c.
Belgique du 24 février 1997, à paraître dans Recueil 1997-I, par. 48).
59. Dans le cas d'espèce, les tribunaux ont refusé l'offre de preuve
du requérant tendant à établir la véracité des affirmations contenues
dans les articles, à savoir l'examen des rapports de police sur
lesquels il s'était fondé. Les décisions de condamnation du requérant
ne font aucune mention des sources des articles incriminés. Au
contraire, les tribunaux ont considéré que l'absence d'inculpation de
G.S. suffisait pour établir que les informations contenues dans ces
articles étaient contraires à la réalité.
60. Au vu de ces considérations et même en tenant compte des devoirs
et responsabilités pesant sur le journaliste lorsqu'il se prévaut du
droit que lui garantit l'article 10 (art. 10) de la Convention, la
Commission estime que la condamnation du requérant ne peut pas être
considérée comme «nécessaire, dans une société démocratique».
CONCLUSION
61. La Commission conclut à l'unanimité qu'il y a eu, en l'espèce,
violation de l'article 10 (art. 10) de la Convention.
D. Sur la violation de l'article 6 (art. 6) de la Convention
62. L'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention dispose, entre
autres, que :
"1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un
tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui
décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations
de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en
matière pénale dirigée contre elle [...]"
63. Le requérant considère qu'il n'a pas bénéficié d'un procès
équitable devant les tribunaux, les juges n'ayant pas examiné les
documents qu'il a présentés à l'appui de sa défense, à savoir les
documents de la police qui ont constitué la source des articles. Il
estime que les non-lieux prononcés par le parquet ne sauraient être
considérés comme une preuve irréfutable que G.S. et R.T. n'ont pas
commis les faits décrits dans ses articles.
64. Le requérant estime d'autre part, que le refus des juges de se
prononcer sur les documents qu'il a invoqués à l'appui de sa défense
serait contraire à l'article 385-9 du Code de procédure pénale.
65. Selon le Gouvernement, des documents présentés par le requérant
dans sa défense il ressort que l'entreprise FASTROM a subi d'importants
dommages en raison de graves erreurs d'administration et de gestion.
Ces erreurs seraient confirmées dans un rapport de l'organe de contrôle
du Gouvernement roumain, qui, en outre, fait état de graves négligences
dans la gestion de FASTROM.
66. Le Gouvernement fait valoir que tous ces documents aboutissent
à la même conclusion, à savoir la responsabilité collective de la
direction de l'entreprise FASTROM. Dans ces circonstances, le
Gouvernement estime que les articles incriminant seulement G.S. étaient
bien contraires à la réalité.
67. Le Gouvernement considère qu'une motivation succincte d'une
décision judiciaire ne peut pas s'analyser en un élément d'iniquité de
la procédure. Dans la présente affaire, les juges internes ont examiné
tous les éléments de preuve présentés par les parties, y compris les
documents de la police que le requérant a utilisés comme source
d'information, mais ont considéré que ces documents n'étaient pas
pertinents, de sorte qu'ils ne les ont pas mentionnés dans leur
décision. Dès lors, l'absence de mention des documents de la police
dans l'arrêt de condamnation du requérant ne saurait suffire pour
conclure que le requérant n'a pas bénéficié d'un procès équitable.
68. Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue en ce
qui concerne l'article 10 (art. 10) de la Convention, la Commission
n'estime pas nécessaire de se placer, de surcroît, sur le terrain de
l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
CONCLUSION
69. La Commission conclut par 31 voix contre 1 qu'il n'y a pas lieu
d'examiner s'il y a eu, en l'espèce, violation de l'article 6 par. 1
(art. 6-1) de la Convention.
E. Récapitulation
70. La Commission conclut à l'unanimité qu'il y a eu, en l'espèce,
violation de l'article 10 (art. 10) de la Convention (par. 61).
71. La Commission conclut par 31 voix contre 1 qu'il n'y a pas lieu
d'examiner s'il y a eu, en l'espèce, violation de l'article 6 par. 1
(art. 6-1) de la Convention (par. 69).
M. de SALVIA S. TRECHSEL
Secrétaire Président
de la Commission de la Commission
Textes cités dans la décision