CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE TSIKAKIS c. ALLEMAGNE, 10 février 2011, 1521/06

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Chronologie de l’affaire

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CEDH · 10 février 2011

Communiqué de presse sur les affaires 1521/06, 11578/04, 11379/03, 33114/03, 4473/02, 34138/04, 30943/04, 18382/05, 9957/08, 34704/08, …

 

CEDH · 1er février 2011

Communiqué de presse sur les affaires 16021/02, 12921/04, 36988/07, 24860/08, 30818/04, 29883/06, 44153/06, 30157/03, 30441/08, 36483/08, …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 10 févr. 2011, n° 1521/06
Numéro(s) : 1521/06
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Belaousof et autres c. Grèce, no 66296/01, § 38, 27 mai 2004
Eule c. Allemagne (déc.), no 781/06, 10 mars 2009
Johansen c. Norvège, 7 août 1996, § 52, Recueil 1996-III
Kríž c. République tchèque, no 26634/03, § 84, 9 janvier 2007
Laino c. Italie [GC], no 33158/96, § 22, CEDH 1999-I
Nuutinen c. Finlande, no 32842/96, § 128, CEDH 2000-VIII
Otto c. Allemagne (déc.), no 21425/06, CEDH 2009-...
Phocas c. France, 23 avril 1996, §§ 61-66, Recueil des arrêts et décisions 1996-II
Poitou c. France (déc.), no 16557/08, 15 septembre 2009
R.R. c. Roumanie (déc.), no 1188/05, 12 février 2008
Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, §§ 65-66, CEDH 2003-VIII
Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, §§ 62-64, CEDH 2003-VIII
Paulsen-Medalen et Svensson c. Suède, 19 février 1998, § 39, Recueil 1998-I
Zavrel c. République tchèque, no 14044/05, § 52, 18 janvier 2007
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Partiellement irrecevable ; Violation de l'art. 6-1 ; Violation de l'art. 8 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral -réparation
Identifiant HUDOC : 001-103443
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2011:0210JUD000152106
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE TSIKAKIS c. ALLEMAGNE

(Requête no 1521/06)

ARRÊT

STRASBOURG

10 février 2011

DÉFINITIF

10/05/2011

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Tsikakis c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Peer Lorenzen, président,
Karel Jungwiert,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Zdravka Kalaydjieva,
Angelika Nußberger,
Julia Laffranque, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 janvier 2011,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 1521/06) dirigée contre la République fédérale d'Allemagne et dont un ressortissant grec, M. Konstantinos Tsikakis (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 janvier 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me Evangelia Georgitsi, avocate au barreau d'Athènes. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») est représenté par son agent adjoint, Mme Katja Behr, du ministère fédéral de la Justice

3.  Le requérant allègue en particulier que la privation de son droit de visite à son enfant dont il a fait l'objet et la durée, excessive selon lui, de la procédure ont enfreint les articles 6 et 8 de la Convention.

4.  Le 25 août 2008, le président de la cinquième section a décidé de communiquer les griefs tirés des articles 6 et 8 de la Convention au Gouvernement.

5.  Informé le 1er septembre 2008 de son droit de présenter des observations, le gouvernement grec n'a pas exprimé l'intention de participer à la procédure.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

A.  La genèse de l'affaire

6.  Le requérant, né en 1959, résidait à l'époque des faits à Pulheim (Allemagne).

7.  En décembre 1993, le requérant noua une relation avec une femme mariée qui s'était séparée de son mari en septembre 1993. Le 31 mars 1995, le couple eut un fils. Pendant les premiers mois, l'enfant fut essentiellement gardé par la grand-mère paternelle. Au début de l'année 1996, les parents se séparèrent. Par la suite, la mère interdit tout contact de l'enfant avec le requérant, prétendant que le père de son fils était son époux dont elle avait été divorcée en décembre 1995.

8.  Le 25 octobre 1996, le requérant introduisit une action en reconnaissance de paternité devant le tribunal d'instance de Cologne. La procédure fut ajournée dans l'attente d'informations sur l'état civil de l'enfant. Le 18 mai 1998, le requérant informa le tribunal d'instance qu'il avait été constaté par décision judiciaire que l'ancien époux de la mère n'était pas le père de l'enfant. Le 7 juillet 1998, le tribunal d'instance ordonna l'établissement d'un rapport d'expertise. Le 27 août 1998, l'expert désigné à cet effet informa le tribunal que la mère de l'enfant refusait de se soumettre à la prise de sang prévue. Le 5 novembre 1998, il présenta néanmoins son rapport, dans lequel il concluait, en dépit de l'absence de coopération de la mère, que la paternité du requérant était prouvée à 99,99 %. Par un jugement du 6 janvier 1999, le tribunal jugea que le requérant était bien le père de l'enfant. Peu après, l'intéressé s'adressa à la mère en vue de rencontrer son enfant.

9.  En juillet 1999, la mère de l'enfant épousa son nouveau partenaire. Le 8 novembre 1999, le tribunal d'instance de Cologne condamna le requérant à payer une pension alimentaire de 380 marks allemands (environ 194 EUR) par mois à partir de juillet 1999.

B.  La procédure litigieuse

1.  La procédure devant le tribunal d'instance de Cologne

10.  Entre-temps, le 1er mars 1999, le requérant avait saisi le tribunal d'instance de Cologne d'une demande tendant à l'obtention d'un droit de visite accompagnée à l'égard de son enfant, au rythme d'une rencontre tous les quinze jours. Le tribunal demanda à l'Office de la jeunesse de rédiger un rapport. L'office présenta son rapport le 16 juin 1999. Il y exprimait l'avis selon lequel il était important que l'enfant connût son père, d'autant plus que tout le monde (y compris la demi-sœur de l'enfant) savait qui était son vrai père. L'audience, initialement prévue pour le 25 juin 1999, fut reportée d'abord au 17 septembre, puis au 29 octobre 1999, sur une demande de la mère de l'enfant qui disait vouloir notamment consulter au préalable un conseiller familial.

11.  Le 29 octobre 1999, sur la base de documents présentés par la mère de l'enfant et du rapport de l'Office de la jeunesse, et à l'issue d'une audience tenue le même jour et à laquelle l'enfant était présent, le tribunal d'instance, en vertu de l'article 1684 du code civil (voir « Le droit interne pertinent » ci-dessous), rejeta la demande du requérant et exclut un droit de visite jusqu'à la scolarisation de l'enfant en septembre 2001. Il estima que, ce dernier ne connaissant pas le requérant et considérant le (nouveau) mari de sa mère comme étant son père, il n'y avait pas lieu de faire rencontrer à l'enfant un inconnu. Il estima également que l'enfant n'était pas prêt à être présenté à un deuxième père et que cela l'exposerait à un stress trop important. Il ajouta que la mère avait besoin de temps et d'aide pour préparer l'enfant à cette révélation, laquelle, de l'avis de toutes les parties, ne devait pas manquer d'être faite, dans l'intérêt de l'enfant. Il considéra que, la mère ayant assuré au juge qu'elle prenait cette tâche au sérieux, il n'y avait pas lieu d'ordonner d'autres mesures judiciaires. Il décida que l'entrée à l'école de l'enfant serait le moment propice pour lui présenter le requérant, étant donné que le petit garçon aurait alors acquis une maturité suffisante pour faire face à pareille situation. Il conclut que, une fois ces présentations faites, la mère, quant à elle, ne pourrait plus mettre en avant le fait que l'enfant ignorait l'existence de son père.

12.  Le tribunal d'instance reconnut par ailleurs que le requérant, qu'il décrivit comme un homme calme et ordonné, essayait depuis des années, d'une manière admirable, d'avoir des contacts avec son enfant.

2.  La procédure devant la cour d'appel de Cologne

13.  Le 15 novembre 1999, le requérant saisit la cour d'appel d'un recours qu'il motiva le 17 janvier 2000.

14.  Dans un rapport du 8 février 2000, l'Office de la jeunesse souligna qu'il était important que l'enfant connût son père avant sa scolarisation et que l'on mît fin à la situation actuelle, d'autant qu'à son avis ce secret devenait trop lourd à porter pour la demi-sœur de l'enfant, née en 1991. Il se prononça en outre en faveur d'un droit de visite accompagnée.

15.  Le 3 juillet 2000, sur une proposition du curateur ad litem qui avait été désigné auparavant pour défendre les intérêts de l'enfant, la cour d'appel ordonna l'établissement d'un rapport d'expertise portant sur la question de savoir si l'octroi d'un droit de visite au requérant allait dans le sens du bien‑être de l'enfant.

16.  Le 13 novembre 2000, l'experte désignée informa la cour d'appel de l'avancement de son rapport, recommanda avec insistance l'octroi d'un droit de visite accompagnée et se proposa pour surveiller les visites. Elle précisa avoir été présente au moment où la mère avait révélé à l'enfant l'existence de père biologique et indiqua qu'une première rencontre avait eu lieu par la suite et qu'elle s'était bien déroulée.

17.  Le 15 janvier 2001, la cour d'appel accorda au requérant un droit de visite accompagnée provisoire, à raison de deux heures par mois, dans les locaux de l'Office de la jeunesse. Cinq visites eurent ainsi lieu.

18.  Le 5 juin 2001, le requérant demanda la tenue d'une audience. Le 3 août 2001, la cour d'appel informa les parties qu'elle entendait attendre d'abord le rapport de l'experte.

19.  Le 5 octobre 2001, l'experte rendit son rapport. Elle y concluait que la mère bloquait, retardait ou limitait les visites dans le temps, qu'elle avait adopté une attitude très hostile à l'égard du requérant et qu'elle exerçait une pression sur l'enfant, lequel avait commencé à rejeter la personne du requérant. Le rapport recommandait d'augmenter la fréquence des visites, d'élargir celles-ci aux week-ends et aux vacances et de les organiser sans la présence de la mère. L'experte informa en outre la cour d'appel qu'elle n'était plus en mesure de poursuivre l'accompagnement des visites.

20.  Le 26 octobre 2001, la mère de l'enfant demanda la récusation de l'experte.

21.  Par un avis du 12 novembre 2001, l'Office de la jeunesse se prononça en faveur de rencontres plus régulières qui favoriseraient, à terme, la mise en place de visites non accompagnées. En janvier et février 2002, deux autres visites eurent lieu à l'initiative d'une association internationale de conseil aux familles.

22.  Le 29 novembre 2001, le requérant fit une demande en référé tendant à l'obtention d'un droit de visite provisoire à raison de deux heures et demie tous les quinze jours. Le 3 janvier 2002, il demanda de nouveau la tenue d'une audience.

23.  Le 28 février 2002, une audience eut lieu en présence des parents, de l'enfant, d'un représentant de l'Office de la jeunesse, d'un représentant de l'association de conseil et, vers la fin, du curateur ad litem. Au début de l'audience, la cour d'appel tenta d'interroger l'enfant, ce qui se révéla impossible, tant en l'absence qu'en la présence de la mère. A l'issue de l'audience, les parties convinrent que six autres visites environ auraient lieu avant un nouvel examen de la question. Quatre visites eurent lieu.

24.  Le 24 juillet 2002, le requérant demanda l'établissement d'un rapport par l'association de conseil et la tenue d'une audience par la suite.

25.  Le 14 août 2002, l'association de conseil rendit compte du déroulement de quatre visites qui avaient eu lieu entre mars et juin 2002.

26.  Le 26 août 2002, la cour d'appel informa les parties qu'elle avait l'intention d'attendre que les deux visites restantes aient eu lieu. Par une lettre du même jour, la mère de l'enfant informa la cour d'appel qu'elle avait déménagé avec l'enfant dans une localité située à une heure de Cologne.

27.  Le 15 septembre 2002, l'association de conseil informa la cour d'appel que la mère de l'enfant avait fait savoir que les deux visites restantes ne pourraient avoir lieu ni les soirs ni les week-ends.

28.  Le 23 septembre 2002, le requérant demanda de nouveau la tenue d'une audience. Le 10 octobre 2002, la cour d'appel informa les parties de son intention d'attendre d'abord le rapport de l'association de conseil. Elle invita en outre la mère de l'enfant à lui indiquer dans un délai de deux semaines si elle consentait aux deux visites restantes ou, le cas échéant, pourquoi elle s'y opposait. La mère répondit qu'elle y consentait.

29.  Le 11 novembre 2002, la cour d'appel invita les parties à se mettre d'accord sur la réalisation des deux visites restantes.

30.  Le 19 novembre 2002, le requérant demanda la tenue d'une audience avant la réalisation de ces visites.

31.  Le 13 mars 2003, l'association de conseil informa la cour d'appel qu'à l'occasion d'une rencontre avec le requérant, qui avait eu lieu le 29 février 2003, l'enfant avait déclaré ne plus vouloir rencontrer le requérant.

32.  Le 17 mars 2003, une nouvelle audience eut lieu. La cour d'appel entendit d'abord l'enfant seul (âgé alors de presque huit ans) et communiqua le résultat de l'audition aux autres personnes présentes. Il ressortait du procès-verbal que l'enfant était opposé à d'autres rencontres avec le requérant. Après avoir rejeté la demande de récusation de l'experte présentée par la mère de l'enfant et avoir entendu les parents et les représentants de l'association et de l'Office de la jeunesse, la cour désigna un autre expert aux fins de l'établissement d'un rapport d'expertise sur la question de savoir si l'octroi au requérant d'un droit de visite non accompagnée était compatible avec le bien-être de l'enfant.

33.  Le 30 juillet 2003, le nouvel expert présenta son rapport, selon lequel le fait de rencontrer le requérant ne présentait pas de danger pour l'enfant, la mère portait la responsabilité exclusive du caractère irrégulier des rencontres, des visites forcées ne pourraient cependant pas améliorer la situation et l'enfant serait perturbé par d'autres contacts avec le requérant. L'expert recommandait dès lors de suspendre toute visite pour une période de deux à quatre ans et de réévaluer la situation à l'issue de cette période. Il recommandait en outre d'obliger la mère à informer le requérant du développement de l'enfant et à permettre un contact épistolaire et l'envoi de cadeaux par la poste. Il proposait aussi d'imposer à la mère, en raison du comportement obstructif de celle-ci, une amende coercitive d'un montant qui ne devait pas être trop faible.

34.  Le 20 août 2003, la mère de l'enfant demanda la récusation de l'expert.

35.  Le 4 novembre 2003, la cour d'appel rejeta la demande de la mère et le recours du requérant contre le jugement du tribunal d'instance du 29 octobre 1999, et exclut le droit de visite du requérant jusqu'au 30 juillet 2005.

36.  Concernant la demande de récusation, la cour d'appel releva que la recommandation formulée par l'expert à la fin de son rapport, à savoir l'imposition d'une amende à la mère, dépassait son mandat et les pouvoirs du juge aux affaires familiales. Elle estima que la mère n'avait toutefois aucune raison objective de craindre que l'expert fût partial et qu'il lui serait facile de reconnaître que le rapport d'expertise était exclusivement guidé par le bien-être de l'enfant.

37.  Concernant le recours du requérant, la cour d'appel rappela que l'article 1684 §§ 1 et 2 du code civil (voir « Le droit interne pertinent » ci‑dessous) conférait à un enfant le droit de fréquenter ses deux parents ; qu'à ce droit correspondait l'obligation, pour les parents, d'entretenir des liens avec leur enfant et de s'abstenir de tout ce qui risquait de nuire à la relation de l'enfant avec l'autre parent ou de rendre son éducation plus difficile ; que le quatrième paragraphe de cet article habilitait le juge aux affaires familiales à suspendre ou à limiter le droit de visite de façon permanente ou pour une certaine durée si l'exercice de ce droit mettait le bien-être de l'enfant en péril ; qu'enfin le bien-être de l'enfant était le critère exclusif sur lequel devait se fonder toute décision.

38.  La cour d'appel souscrivit aux constatations de l'expert, selon lesquelles l'enfant n'avait pas pu établir une relation de confiance avec sa mère dès son plus jeune âge, parce que c'était essentiellement sa grand-mère maternelle qui s'était occupée de lui ; en raison de ses relations d'attachements multiples (mehrfache Bindungsbeziehungen), l'enfant n'aurait pas encore développé une personnalité affirmée et serait émotionnellement très sensible ; ressentant le rejet de sa mère et de sa grand-mère à l'égard du requérant et se sentant obligé d'être loyal envers ces deux femmes, il ne serait pas à même de donner libre cours à son propre désir de contacts avec son père ; la pression familiale l'empêcherait de rompre avec cette loyauté qui lui serait imposée ; il aurait donc renoncé à son désir de voir son père. A l'instar de l'expert, la cour d'appel estima que des visites forcées seraient extrêmement néfastes (äußerst schädlich) et que l'enfant, qui devait se forger une stabilité émotionnelle, serait perturbé par toute tentative de rencontres supplémentaires à ce stade.

39.  La cour d'appel précisa qu'elle ne méconnaissait pas que cette situation était une conséquence de l'attitude de rejet de la mère. Selon la cour, celle-ci avait réussi, en créant des conditions défavorables dès le début, à influencer émotionnellement l'enfant et à l'empêcher de nouer une relation de confiance avec son père. Pareil comportement ne satisferait en aucune manière (in keiner Weise) à l'obligation légale de bonne conduite. La cour précisa que la mère aurait à répondre de son attitude devant son fils plus tard.

40.  La cour d'appel ajouta que, puisque le requérant avait jusqu'à présent adopté un comportement axé sur le bien-être de l'enfant, elle partait du principe qu'il accepterait la décision pour le bien de son fils. Elle indiqua que, à l'issue de la période de deux ans, il faudrait vérifier si le développement de la personnalité de l'enfant s'était stabilisé et s'il permettait à celui-ci de rencontrer son père, fût-ce contre la volonté de sa mère et de sa grand-mère.

41.  La cour d'appel souligna qu'il n'y avait « pas (encore) » ((noch) nicht) lieu de retirer à la mère le droit de fixer la résidence de l'enfant et de le transférer à un curateur, comme le permettait l'article 1666 du code civil (voir « Le droit interne pertinent » ci-dessous). Elle estima que le comportement de la mère constituait un abus d'autorité parentale dans la mesure où elle ne respectait pas assez le droit de visite du requérant. Cependant, elle se dit convaincue que la mère, afin de préserver le bien-être de son fils, reviendrait sur son attitude de refus au cours des deux années à venir, informerait le requérant du développement de l'enfant et n'empêcherait pas les contacts épistolaires. Elle précisa que, si tel n'était pas le cas, le requérant aurait la possibilité de demander l'imposition d'une astreinte ou d'une amende à la mère et d'introduire, à l'expiration des deux ans, une demande fondée sur l'article 1666 du code civil.

42.  La décision fut notifiée au représentant du requérant le 21 novembre 2003.

43.  Le requérant saisit la Cour fédérale de justice d'un recours qui n'aboutit pas.

3.  La décision de la Cour constitutionnelle fédérale

44.  Le 13 décembre 2003, le requérant saisit la Cour constitutionnelle fédérale d'un recours constitutionnel (no 1 BvR 180/04).

45.  Le 28 juillet 2005, la Cour constitutionnelle fédérale, statuant en un comité de trois juges, n'admit pas le recours au motif qu'il n'avait pas de chances d'aboutir. Elle précisa d'emblée que, même si la décision attaquée posait un problème au regard du fait que la cessation des visites du requérant était imputable à la mère de l'enfant, il n'y avait pas eu de violation du droit parental du requérant au sens de l'article 6 § 2 de la Loi fondamentale (voir « Le droit interne pertinent » ci-dessous). Rappelant que, dans les affaires portant sur le droit de visite, la ligne directrice suprême était le bien-être de l'enfant, elle estima que la suppression d'un droit de visite se justifiait si l'enfant souhaitait cesser le contact pour des motifs sérieux et si des visites forcées portaient atteinte à son bien-être.

46.  La Cour constitutionnelle fédérale estima que la cour d'appel avait « (encore) » respecté ces critères (diesen Anforderungen (noch) gerecht geworden), dans la mesure où il ressortait de ses attendus qu'elle avait été guidée par des considérations liées au bien-être de l'enfant et qu'elle avait, avec l'aide d'experts, observé que celui-ci n'était pas en mesure de donner libre cours à son souhait réel de rencontrer le requérant et que, dans l'état actuel des choses, des rencontres forcées avec ce dernier lui auraient été extrêmement préjudiciables. La Cour constitutionnelle considéra également que, conformément aux conclusions de l'expert, la cour d'appel avait fondé sa décision sur l'absence de relations de confiance de l'enfant et que, en ordonnant la suspension du droit de visite, elle avait voulu créer un fondement permettant à l'enfant de renforcer ses liens avec sa mère et de stabiliser ainsi sa personnalité. Elle estima que la mesure de suspension visait à créer une base pour les visites futures du requérant, fussent-elles réalisées contre la volonté de la mère, et que cela n'était pas critiquable du point de vue du droit constitutionnel.

47.  Elle nota également que, certes, la cour d'appel n'avait pas prévenu l'attitude obstructive de la mère en menaçant celle-ci de mesures coercitives alors que, d'après les constatations de l'expert, la mère était responsable du renoncement de l'enfant à son souhait de voir le requérant. Elle observa que le point décisif pour la cour d'appel avait été qu'un droit de visite forcé et exercé contre la volonté de la mère aurait mis considérablement en péril le bien-être de l'enfant. Estimant que le fait d'imposer un droit de visite ne pouvait être considéré comme une sanction infligée au « méchant » parent et qu'en réalité seul l'enfant aurait pâti de visites imposées, elle considéra que cette conclusion de la cour d'appel n'était pas critiquable au regard du droit constitutionnel.

48.  La Cour constitutionnelle fédérale ajouta que, dans son appréciation, la cour d'appel s'était fondée sur l'expérience tirée des visites du requérant à son enfant, qui avaient été initiées par celle-ci, et sur les explications contenues dans le rapport d'expertise quant à l'instabilité de la structure relationnelle de l'enfant. Elle nota que, selon l'expert, c'était cette instabilité qui avait amené l'enfant, face à l'attitude de blocage de sa mère, à renoncer à son souhait de voir son père. Elle considéra que l'intention de la cour d'appel, qui avait voulu favoriser d'abord la stabilisation émotionnelle de l'enfant pour rendre possibles des rencontres, et ne pas ordonner de mesures coercitives, pouvait dès lors se comprendre. La cour aurait par ailleurs clairement déclaré que des moyens coercitifs seraient mis en œuvre si la mère n'utilisait pas la période de suspension du droit de visite pour changer d'attitude. Elle aurait rappelé au requérant que, dans une telle hypothèse, il pourrait faire une demande en application de l'article 1666 du code civil. Elle aurait ainsi exprimé l'avis selon lequel, à ce stade-là, le droit parental du requérant l'emporterait sur celui de la mère. La Cour constitutionnelle fédérale déclara enfin qu'elle souscrivait expressément à cet avis qui correspondait à ses yeux aux prescriptions du droit constitutionnel consacrées par l'article 6 § 2 de la Loi fondamentale.

49.  Après plusieurs semaines d'hospitalisation en raison d'un anévrisme en août 2005, le requérant retourna en Grèce où il vit avec sa mère à Didymothicho.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  La Loi fondamentale

50.  L'article 6 de la Loi fondamentale (Grundgesetz), dans sa partie pertinente en l'espèce, est ainsi libellé :

« (...)

2.  Elever et éduquer les enfants est un droit naturel des parents et une obligation qui leur échoit en priorité. La communauté étatique veille sur la manière dont ils s'acquittent de ces tâches.

(...) »

B.  Le code civil

51.  L'article 1666 § 1 du code civil permet notamment au tribunal aux affaires familiales d'ordonner les mesures nécessaires lorsque les parents mettent en péril le bien-être de leur enfant en abusant de leurs droits parentaux et lorsqu'ils n'entendent pas écarter le danger ou se montrent inaptes à le faire.

52.  Aux termes de l'article 1684 du code civil, un enfant a le droit de voir ses deux parents, lesquels ont chacun une obligation de contacts avec lui et un droit de visite à son égard. De plus, les parents doivent s'abstenir de tout acte qui nuirait aux relations de l'enfant avec l'autre parent ou entraverait gravement son éducation. Les tribunaux de la famille peuvent fixer l'étendue du droit de visite et préciser les modalités de son exercice, y compris à l'égard de tiers. Ils peuvent aussi enjoindre aux parties de remplir leurs obligations envers l'enfant. Ils peuvent limiter ou suspendre ce droit si cela est nécessaire pour le bien-être de l'enfant. Ils ne peuvent décider de limiter ou de suspendre ce droit pour une longue période ou définitivement que si le maintien du droit de visite présente un risque pour le bien-être de l'enfant. Ils peuvent ordonner que le droit de visite soit exercé en présence d'un tiers, tel un représentant de l'Office de la jeunesse ou d'une association.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

53.  Le requérant soutient que la procédure a dépassé une durée raisonnable. Les retards survenus constitueraient non seulement une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, mais aussi une violation de son droit à un recours effectif, au sens de l'article 13 de la Convention.

54.  La Cour estime qu'il convient d'examiner ce grief uniquement sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente en l'espèce est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

55.  Le Gouvernement combat cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

56.  Le Gouvernement soutient que dans le mémoire introductif du 3 janvier 2006, parvenu à la Cour le 9 janvier 2006, le requérant s'est plaint uniquement de la durée de la procédure menée devant les juridictions aux affaires familiales. Ce n'est que dans ses observations du 22 février 2009 en réponse à celles du Gouvernement que le requérant aurait inclus la question de la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale. Partant, aux yeux du Gouvernement, la durée de cette dernière partie de la procédure ne saurait être prise en compte par la Cour pour tardiveté.

57.  Le requérant rétorque qu'il a dès le début soulevé en substance le grief tiré de la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale.

58.  La Cour relève d'emblée que la procédure en reconnaissance de paternité s'est terminée le 26 janvier 1999, date de la notification du jugement du tribunal d'instance de Cologne à l'avocat du requérant. Elle estime que cette procédure ne fait pas partie de la procédure portant sur le droit de visite, mais s'analyse en une procédure distincte de celle-ci. Dès lors, le grief tiré de la durée de cette procédure n'a pas été soulevé dans le délai de six mois prévu à l'article 35 § 1 de la Convention et doit être rejeté pour tardiveté. Le fait que le Gouvernement n'a pas soulevé d'exception à cet égard ne saurait empêcher la Cour d'appliquer la règle de six mois (Belaousof et autres c. Grèce, no 66296/01, § 38, 27 mai 2004, Otto c. Allemagne (déc.), no 21425/06, CEDH 2009‑...).

59.  En ce qui concerne la procédure portant sur le droit de visite, la Cour note que, dans le formulaire de requête, rédigé en langue française, le requérant a employé les termes suivants :

« A.  Violation de l'article 8 §§ 1 et 2 de la Convention

Les tribunaux allemands m'ont privé de mon droit de voir mon fils pendant plus de dix ans (...)

B.  Violation de l'article 6 § 1 et 13 de la Convention

Les autorités allemandes ont, de plus, trop tardé à juger mon affaire familiale, c'est ce qui constitue une violation non seulement de l'article 6 § 1 quant à la longueur de la procédure en matière civile mais aussi mon droit à un recours effectif au sens de l'article 13 de la Convention. Ainsi, le fait qu'il a fallu presque trois ans pour la reconnaissance de ma paternité (...) et quatre ans pour la décision du tribunal régional sur le droit de visite dépasse de loin les limites posées par l'article 6 § 1 et 13 de la Convention. Pour évaluer correctement la longueur de ladite procédure, il faut prendre en considération la nature du litige, à savoir que pour établir un lien familial effectif avec mon enfant tout retard était désastreux, ainsi que le fait que je n'étais nullement responsable pour le ralentissement de la procédure (...) »

60.  La Cour estime dès lors que le requérant a soulevé en substance le grief portant sur la durée de la procédure concernant le droit de visite dans sa globalité (voir Eule c. Allemagne (déc.), no 781/06, 10 mars 2009, et les références qui y figurent, et Phocas c. France, 23 avril 1996, §§ 61-66, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II). Partant, elle rejette l'exception du Gouvernement.

61.  La Cour relève enfin que le grief tiré de la durée de la procédure concernant le droit de visite ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

62.  Le requérant estime que l'affaire était certes difficile sans pour autant être particulièrement compliquée, dans la mesure où il s'agissait, selon lui, d'un cas classique concernant le droit de visite à un enfant né hors mariage et la recherche d'un équilibre entre la vie familiale du père et le bien-être de l'enfant. D'après le requérant, attendre plus de six ans avant d'obtenir une décision dans une procédure concernant le droit de visite, qui imposerait une célérité particulière, n'était pas justifié au regard des circonstances de l'affaire et des intérêts en jeu. Le requérant dénonce aussi l'indifférence des tribunaux tout au long de la procédure face à la stratégie d'obstruction de la mère, et en particulier la réticence de la cour d'appel à ordonner des mesures coercitives à l'encontre de la mère.

63.  Le Gouvernement estime au contraire qu'il s'agissait d'une procédure complexe et difficile qui a rendu nécessaire la désignation d'un curateur ad litem, la participation d'une association internationale de conseil des familles et l'établissement de deux rapports d'expertise. Il soutient que la durée de la procédure portant sur la reconnaissance en paternité est imputable au seul requérant et que la durée de la procédure devant le tribunal d'instance ne prête pas à la critique étant donné que le juge aurait reporté la date de l'audience à septembre afin de permettre à la mère de l'enfant de prendre contact avec un service de conseil pour les familles. En ce qui concerne la durée de la procédure devant la cour d'appel, le Gouvernement admet que celle-ci était inhabituellement longue. Cependant, la cour d'appel ne serait pas restée passive mais aurait à tout moment essayé de faire avancer la procédure, ce que l'attitude obstructive de la mère aurait rendu de plus en plus difficile. La décision de la cour d'appel de ne pas infliger de mesures coercitives à l'encontre de la mère eu égard à l'attitude de refus de celle-ci ne serait pas l'expression d'une passivité quelconque des juges, mais aurait été exclusivement motivée par le souci du bien-être de l'enfant. Le Gouvernement ajoute que des visites avaient eu lieu à plusieurs reprises avant le refus exprimé par l'enfant de rencontrer le requérant.

2.  Appréciation de la Cour

64.  La Cour rappelle d'abord que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour les intéressés. Elle réaffirme que les affaires concernant l'autorité parentale et le droit de visite doivent être traitées avec une célérité particulière (Paulsen-Medalen et Svensson c. Suède, 19 février 1998, § 39, Recueil 1998‑I, Laino c. Italie [GC], no 33158/96, § 22, CEDH 1999‑I, et R.R. c. Roumanie (déc.), no 1188/05, 12 février 2008).

65.  En l'espèce, la Cour note que la période à considérer a débuté le 1er mars 1999 et qu'elle s'est terminée le 28 juillet 2005, date de la décision de la Cour constitutionnelle fédérale. La procédure a donc duré presque six ans et cinq mois pour trois instances, dont quatre ans devant la cour d'appel.

66.  La Cour estime que l'affaire revêtait bien une certaine complexité en raison de la relation qu'entretenaient les parents et du fait que l'enfant ne savait pas que le requérant était son père biologique. En ce qui concerne le comportement du requérant, elle observe que celui-ci n'a pas contribué à allonger la procédure.

67.  Pour ce qui est du comportement des autorités, elle estime que la durée de la procédure devant le tribunal d'instance (huit mois) ne prête pas à la critique. En ce qui concerne la durée de la procédure devant la cour d'appel, la Cour note que celle-ci a accordé, au bout d'un an, un droit de visite au requérant à la suite d'une recommandation de l'experte désignée auparavant. Elle relève cependant que, face à l'attitude obstructive de la mère sur laquelle la première experte avait clairement attiré l'attention des juges dans son rapport (paragraphe 19 ci-dessus), la cour d'appel n'a pas pris de mesures permettant d'accélérer la procédure ou de mettre fin au comportement de la mère. En particulier, la cour d'appel, après avoir été informée par l'association de conseil que la mère refusait que les deux visites restantes aient lieu les soirs ou les week-ends, s'est limitée à demander à la mère si elle consentait toujours à ce que ces deux visites aient lieu et à inviter les parties à se mettre d'accord à ce propos. La Cour note enfin que la Cour constitutionnelle fédérale n'a rendu sa décision qu'au bout d'un an et sept mois après sa saisie par le requérant alors que la durée de la procédure devant les juridictions aux affaires familiales s'élevait déjà à plus de quatre ans et demi et que cette procédure avait été précédée de la procédure en reconnaissance de paternité pendant laquelle le requérant n'avait pu avoir de contact avec son enfant.

68.  Compte tenu de l'enjeu du litige pour le requérant, qui n'a pas pu voir son enfant tout au long de la procédure de reconnaissance de paternité, et de la célérité particulière qui s'imposait en l'espèce en raison des conséquences irrémédiables que le passage du temps risquait de faire peser sur la relation entre l'enfant et le requérant, la Cour estime que les juridictions allemandes n'ont pas fait preuve de la diligence nécessaire et que la durée de la procédure n'était pas raisonnable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

Il y a donc eu violation de cet article.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

69.  Le requérant se plaint d'avoir été privé de son droit de visite à l'égard de son fils. Il invoque l'article 8 de la Convention, dont la partie pertinente en l'espèce est ainsi libellée :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie (...) familiale (...)

2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection des droits et libertés d'autrui. »

70.  Le Gouvernement combat cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

71.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève en outre qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

72.  Le requérant soutient que les juridictions aux affaires familiales l'ont privé de son droit de voir son fils pendant plus de dix ans. Il affirme que la suspension de son droit n'était nullement justifiée, compte tenu en particulier de la position de l'Office de la jeunesse et du premier expert, qui se seraient prononcés en faveur du maintien des contacts. En dix ans, il n'aurait vu son enfant que pendant vingt heures au total. Il fait référence à la jurisprudence de la Cour, selon laquelle l'article 8 de la Convention ne saurait autoriser un parent à prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de l'enfant. Or c'est précisément ce qu'auraient permis les juridictions allemandes en l'espèce : le requérant considère en effet que les tribunaux ont permis à la mère de mener jusqu'au bout une stratégie d'obstruction et qu'ils lui ont ainsi laissé le temps de dresser l'enfant contre son père. Comme l'aurait admis la cour d'appel, la mère aurait tout au long de la procédure fait preuve d'une conduite négative qui aurait provoqué chez l'enfant un sentiment d'insécurité et l'aurait obligé à rejeter son père par peur d'être lui-même rejeté par sa mère et sa grand-mère maternelle. Le requérant argüe que, si l'application de l'article 1684 § 4 du code civil ne vise pas à punir le « mauvais parent », comme la Cour constitutionnelle fédérale l'a précisé, cela ne veut pas dire pour autant que cet article permet à l'un des parents de continuer ses abus sans aucun contrôle. Il souligne enfin que lui-même, par amour pour son enfant, a toujours respecté les instructions données par les tribunaux et qu'il a suivi à la lettre les consignes des psychologues et experts.

73.  Le Gouvernement renvoie pour l'essentiel aux conclusions de la cour d'appel et de la Cour constitutionnelle fédérale. Il est d'avis que toutes les décisions judiciaires rendues à l'égard du requérant étaient motivées par le souci du bien-être de l'enfant. La décision du tribunal d'instance d'exclure toute visite jusqu'à la scolarisation de l'enfant ne prêterait pas à critique car la mère aurait assuré de manière crédible qu'elle utiliserait le temps accordé pour renseigner l'enfant sur ses vraies origines. En ce qui concerne le refus de la cour d'appel de retirer à la mère le droit de fixer la résidence de l'enfant en dépit du comportement de celle-ci, le Gouvernement insiste sur les constats de la cour d'appel, selon lesquels l'octroi d'un droit de visite forcé, contre la volonté de la mère, aurait eu des effets extrêmement néfastes pour l'enfant. L'objectif des juges de la cour d'appel aurait été de permettre à l'enfant de consolider ses relations avec sa mère et de stabiliser sa personnalité, et, une fois cela réalisé, d'accorder des visites au requérant, fussent-elles contraires à la volonté de la mère. Le Gouvernement rappelle par ailleurs que la cour d'appel n'a pris sa décision qu'après avoir tenu compte des avis du curateur ad litem, de l'Office de la jeunesse, de l'association de conseil et de l'expert, et après avoir auditionné l'enfant et les parents.

2.  Appréciation de la Cour

74.  La Cour rappelle d'emblée que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale même si la relation entre les parents s'est rompue, et que des mesures internes qui empêchent de tels rapports constituent une ingérence dans le droit protégé par l'article 8 de la Convention (voir, parmi d'autres, Johansen c. Norvège, 7 août 1996, § 52, Recueil 1996-III).

75.  En l'espèce, elle observe que le refus des juridictions allemandes d'accorder au requérant un droit de visite s'analyse en une ingérence dans le droit de celui-ci au respect de sa vie familiale. Pareille ingérence méconnaît cet article à moins qu'elle soit « prévue par la loi », vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l'article 8 et puisse passer pour une mesure « nécessaire dans une société démocratique ».

76.  La Cour estime que l'ingérence en cause dans la présente affaire était prévue par l'article 1684 du code civil (voir « Le droit interne pertinent ») et qu'elle poursuivait des buts légitimes, à savoir la protection « de la santé ou de la morale » et « des droits et libertés » de l'enfant. Pour déterminer si le refus du droit de visite opposé au père était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour examinera la question de savoir si les motifs évoqués pour le justifier étaient pertinents et suffisants aux fins de l'article 8 § 2 de la Convention. Elle rappelle à cet égard que, si elle n'a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes, qui bénéficient de rapports directs avec tous les intéressés, pour réglementer les questions de garde et de visite, il lui incombe cependant d'apprécier sous l'angle de la Convention les décisions que les autorités ont rendues dans l'exercice de leur pouvoir d'appréciation.

77.  Elle rappelle en outre que, si elle reconnaît aux autorités nationales une grande latitude en matière de droit de garde, elle exerce en revanche un contrôle plus rigoureux sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités au droit de visite d'un parent, et sur les garanties juridiques destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent le risque d'amputer les relations familiales entre un jeune enfant et l'un de ses parents ou les deux. L'article 8 exige que les autorités nationales ménagent un juste équilibre entre les intérêts de l'enfant et ceux des parents et que, ce faisant, elles attachent une importance particulière à l'intérêt supérieur de l'enfant, qui, selon sa nature et sa gravité, peut l'emporter sur celui des parents. En particulier, la Cour réaffirme que cette disposition ne saurait autoriser un parent à faire prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de l'enfant (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, §§ 65-66, CEDH 2003‑VIII, Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, §§ 62-64, CEDH 2003‑VIII).

78.  La Cour note en l'espèce que le tribunal d'instance, sur la base de documents présentés par la mère et en contradiction avec l'avis de l'Office de la jeunesse, a privé le requérant du droit de visite au motif que l'enfant n'avait pas encore connaissance du fait que son père n'était pas le mari de sa mère. Le tribunal a également considéré que la scolarisation de l'enfant serait le moment propice pour la divulgation de l'identité du père et qu'en l'absence d'indices montrant que la mère ne prenait pas cette tâche au sérieux, il n'y avait pas lieu d'ordonner d'autres mesures.

79.  La Cour note ensuite que la cour d'appel a, dans un premier temps, pris des mesures permettant de restaurer le contact entre le requérant et son enfant. Ainsi, après la première rencontre entre le père et le fils en présence de l'experte désignée par la cour d'appel, une première série de cinq rencontres a pu avoir lieu, suivie de quatre rencontres entre mars et juin 2002. Cependant, alors qu'à partir de juillet 2002 le requérant n'avait pu voir son fils, la cour d'appel – déjà avertie par l'experte en octobre 2001 (et par l'Office de la jeunesse) sur l'attitude obstructive de la mère dont la conséquence était que l'enfant commençait à rejeter le requérant, et sur la nécessité d'augmenter la fréquence et la modalité des visites – a considéré qu'il fallait d'abord attendre que les deux visites restantes aient lieu et l'appréciation des visites par l'association de conseil. De même, après avoir été informée par celle-ci que l'enfant avait déclaré ne plus vouloir rencontrer son père, la cour d'appel a commandé un nouveau rapport d'expertise avant de décider, le 4 novembre 2003, en suivant les conclusions de l'expert, qu'il y avait lieu de suspendre le droit de visite pour deux ans. La Cour note enfin que, dans sa décision rendue deux jours avant l'expiration de la mesure ordonnée par la cour d'appel, la Cour constitutionnelle fédérale a confirmé les conclusions de celle-ci en précisant qu'elles étaient conformes au droit constitutionnel.

80.  La Cour observe que le requérant allègue notamment que la décision de la cour d'appel était la conséquence de l'attitude passive de celle-ci face au comportement d'obstruction de la mère et qu'aucune mesure coercitive n'a été ordonnée pour mettre fin à ce comportement. Elle rappelle à cet égard que, si les autorités nationales doivent s'évertuer à faciliter la coopération de l'ensemble des personnes concernées, leur obligation de recourir à la coercition en la matière ne saurait être que limitée : il leur faut tenir compte de l'intérêt supérieur de l'enfant et des droits que lui confère l'article 8 de la Convention (Nuutinen c. Finlande, no 32842/96, § 128, CEDH 2000‑VIII, et Kříž c. République tchèque, no 26634/03, § 84, 9 janvier 2007). Cependant, si des mesures coercitives à l'égard des enfants ne sont pas souhaitables dans ce domaine délicat, le recours à des sanctions ne doit pas être écarté en cas de comportement manifestement illégal du parent avec lequel vit l'enfant (Poitou c. France (déc.), no 16557/08, 15 septembre 2009, et Zavřel c. République tchèque, no 14044/05, § 52, 18 janvier 2007).

81.  La Cour note que si la cour d'appel était consciente du comportement obstructif de la mère, qu'elle avait d'ailleurs qualifié d'abus de l'autorité parentale, elle n'a pas pour autant pris des mesures à cet égard pour prévenir les conséquences de ce comportement sur l'enfant et sur le requérant. Rappelant que les autorités nationales ne peuvent certes pas garantir le résultat de leurs démarches éventuelles, elle réaffirme qu'elles sont néanmoins tenues d'employer tous les moyens adéquats pouvant mener au résultat recherché (Kříž, précité, §§ 89 et 91). En l'espèce, elle relève que, aux yeux de la cour d'appel, un droit de visite forcé et réalisé contre la volonté de la mère aurait été extrêmement préjudiciable à l'enfant qui avait déclaré ne plus vouloir rencontrer son père. De l'avis de la Cour, la cour d'appel n'a cependant pas exposé pourquoi l'infliction d'une mesure coercitive à l'encontre de la mère, telle une astreinte, qu'elle n'avait pourtant pas exclue pour l'avenir, n'était pas envisageable, pas plus que d'autres mesures de nature à faire évoluer la situation de blocage. Elle n'a d'ailleurs pas non plus démontré pourquoi il y avait lieu de penser que la mère allait revenir sur son attitude de refus au cours des deux années pendant lesquelles le requérant était privé d'un droit de visite.

82.  Au vu de ce qui précède, et nonobstant la marge d'appréciation de l'Etat défendeur en la matière, la Cour, prenant en compte les conséquences irrémédiables que le comportement maternel constaté et l'écoulement du temps risquaient d'avoir, et rappelant que, dans une affaire de ce genre, le caractère adéquat d'une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre (Kříž, précité, § 88), estime que les autorités nationales ont omis de déployer des efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit du requérant au respect de sa vie familiale garanti par l'article 8 de la Convention.

83.  Partant, il y a eu violation de cet article.

III.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

84.  En ce qui concerne les griefs tirés de l'article 14 combiné avec les articles 6 § 1, 8 et 13 de la Convention, la Cour, compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles.

85.  Il s'ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu'ils doivent être rejetés, en application de l'article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.

IV.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

86.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

87.  Le requérant réclame 35 000 euros (EUR) pour préjudices matériel et moral.

88.  Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour.

89.  La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée des articles 6 § 1 et 8 de la Convention et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu'il y a lieu d'octroyer au requérant 7 000 EUR au titre du préjudice moral.

B.  Frais et dépens

90.  Le requérant demande également 3 100 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 1 700 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Les frais exposés devant les juridictions internes se composent de 700 EUR (procédure en reconnaissance de paternité), 400 EUR (procédure devant le tribunal d'instance), 1 000 EUR (procédure devant la cour d'appel), 500 EUR pour la procédure devant la Cour fédérale de justice et 500 EUR pour celle devant la Cour constitutionnelle fédérale. L'intéressé précise qu'en raison de l'anévrisme qui l'aurait plongé dans le coma pendant trois mois et de son séjour de six mois dans une clinique, il lui est impossible de présenter les justificatifs pertinents à cet égard.

91.  Le Gouvernement observe qu'il lui est impossible d'apprécier la nécessité des frais réclamés faute pour le requérant d'avoir produit les justificatifs correspondants.

92.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité – c'est-à-dire dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée –, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

En l'espèce, la Cour note que le requérant a introduit et rédigé lui-même ses recours devant la Cour fédérale de justice et la Cour constitutionnelle fédérale. Dès lors, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d'allouer au requérant les sommes réclamées pour la procédure devant les juridictions aux affaires familiales et lui accorde 1 400 EUR à ce titre. En ce qui concerne les frais engagés devant la Cour, elle estime raisonnable la somme réclamée de 1 700 EUR et l'accorde au requérant.

C.  Intérêts moratoires

93.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de la suspension du droit de visite et de la durée de la procédure, et irrecevable pour le surplus ;

2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;

3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;

4.  Dit, à l'unanimité,

a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 7 000 EUR (sept mille euros) pour dommage moral, et 3 100 EUR (trois mille cent euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d'impôt ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 février 2011, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekPeer Lorenzen
GreffièrePrésident

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  1. Code civil
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CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE TSIKAKIS c. ALLEMAGNE, 10 février 2011, 1521/06