CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE KOTOV c. RUSSIE, 3 avril 2012, 54522/00

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Chronologie de l’affaire

Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Grande Chambre), 3 avr. 2012, n° 54522/00
Numéro(s) : 54522/00
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Anokhin c. Russie (déc.), no 25867/02, 31 mai 2007
Bakalov et autres c. Bulgarie (déc.), no 55796/00, 18 septembre 2007
Blumberga c. Lettonie, no 70930/01, § 67, 14 octobre 2008
Broniowski c. Pologne, [GC], no 31443/96, CEDH 2004-V
Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007-I
Buzescu c. Roumanie, no 61302/00, 24 mai 2005
Compagnie de navigation de la République islamique d'Iran c. Turquie, no 40998/98, § 79, CEDH 2007-V
Evaldsson et autres c. Suède, no 75252/01, § 63, 13 février 2007
Fociac c. Roumanie, no 2577/02, § 70, 3 février 2005
Freitag c. Allemagne, no 71440/01, § 54, 19 juillet 2007
Fuklev c. Ukraine, no 71186/01, 7 juin 2005
Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, §§ 98 et suiv., CEDH 2003-VIII
Ismeta Bacic c. Croatie, no 43595/06, § 27, 19 juin 2008
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Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002-IV
Katsyuk c. Ukraine, no 58928/00, 5 avril 2005
Kesyan c. Russie, no 36496/02, 19 octobre 2006
Kin-Stib et Majkic c. Serbie, no 12312/05, § 84, 20 avril 2010
Luordo c. Italie, no 32190/96, §§ 67-71, CEDH 2003-IX
Marcic et autres c. Serbie, no 17556/05, § 56, 30 octobre 2007
Matheus c. France, no 62740/00, §§ 68 et suiv., 31 mars 2005
Mikhaïlenki et autres c. Ukraine, nos 35091/02, 35196/02, 35201/02, 35204/02, 35945/02, 35949/02, 35953/02, 36800/02, 38296/02 et 42814/02, §§ 43-46, CEDH 2004-XII
Radio France et autres c. France (déc.), no 53984/00, § 26, CEDH 2003-X
Öneryildiz c. Turquie, [GC], no 48939/99, CEDH 2004-XII
Plechanow c. Pologne, no 22279/04, 7 juillet 2009
Pokutnaya c. Russie (déc.), no 26856/04, 3 juillet 2008
Scollo c. Italie, 28 septembre 1995, série A no 315-C
Shestakov c. Russie (déc.), no 48757/99, 18 juin 2002
Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, CEDH 2002-VII
Sychev c. Ukraine, no 4773/02, §§ 54-56, 11 octobre 2005
Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 83, CEDH 2010
Werner c. Pologne, no 26760/95, § 34, 15 novembre 2001
Wos c. Pologne, no 22860/02, CEDH 2006-VII
Yershova c. Russie, no 1387/04, §§ 55 et 62, 8 avril 2010
Zehentner c. Autriche, no 20082/02, § 73, 16 juillet 2009
Niveau d’importance : Importance élevée
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Non-violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Privation de propriété ; Biens)
Identifiant HUDOC : 001-110022
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2012:0403JUD005452200
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Sur les parties

Texte intégral

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE KOTOV c. RUSSIE

(Requête no 54522/00)

ARRÊT

STRASBOURG

3 avril 2012

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Kotov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

 Nicolas Bratza, président,
 Jean-Paul Costa,
 Josep Casadevall,
 Corneliu Bîrsan,
 Peer Lorenzen,
 Karel Jungwiert,
 Elisabet Fura,
 Alvina Gyulumyan,
 Egbert Myjer,
 Danutė Jočienė,
 Dragoljub Popović,
 Giorgio Malinverni,
 George Nicolaou,
 Ann Power-Forde,
 Kristina Pardalos,
 Guido Raimondi, juges,
 Andrei Bushev, juge ad hoc,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 janvier 2011, le 23 juillet 2011 et le 22 février 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 54522/00) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Vladimir Mikhaylovich Kotov (« le requérant »), a saisi la Cour européenne des droits de l’homme le 17 novembre 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Devant la chambre, le requérant avait été autorisé à assumer lui-même la défense de ses intérêts. Devant la Grande Chambre, il a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire et a été représenté par Mes Evans et Bowring, avocats au Royaume-Uni, et par Me Khasanov, avocat en Russie.

3.  Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. P. Laptev, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par son représentant actuel, M. G. Matyushkin.

4.  Le requérant se plaignait en particulier de l’impossibilité d’obtenir le recouvrement effectif de sa créance dans le cadre de la liquidation d’une banque privée.

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de cette section, la chambre chargée de l’affaire (article 26 de la Convention – ancien article 27 § 1) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  Le 4 mai 2006, la requête a été déclarée partiellement recevable par la chambre. Le Gouvernement a déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Le requérant, quant à lui, n’en a pas soumis.

7.  Le 14 janvier 2010, une chambre de la première section composée de Christos Rozakis, Nina Vajić, Anatoly Kovler, Elisabeth Steiner, Khanlar Hajiyev, Dean Spielmann et Sverre Erik Jebens, juges, ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section, a rendu son arrêt. Elle a conclu à l’unanimité à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention au motif que les irrégularités commises par le liquidateur de la banque avaient empêché le requérant d’obtenir le paiement effectif des sommes que lui devait l’établissement conformément au principe légal de la répartition proportionnelle des actifs entre créanciers de même rang. Elle n’a accordé aucune somme sur le terrain de l’article 41 de la Convention, faute pour l’intéressé d’avoir formulé des prétentions à ce titre.

8.  Le 9 avril 2010, le Gouvernement a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre conformément aux articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 28 juin 2010, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

9.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément à l’ancien article 27 §§ 2 et 3 de la Convention (article 26 §§ 4 et 5 actuel) et à l’article 24 du règlement.

10.  Le requérant et le Gouvernement ont chacun déposé des observations écrites sur le fond.

11.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 12 janvier 2011 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
M. G. Matyushkin,
 représentant de la Fédération de Russie, agent,
Mmes O. Sirotkina,
 E. Kudelich,
M. D. Shishkin,  conseillers ;

–  pour le requérant
Mme J. Evans,  conseil,
MM. B. Bowring,
 M. Khasanov,  conseillers.

La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Evans et MM. Bowring, Khasanov et Matyushkin.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

12.  Le requérant est né en 1948 et réside à Krasnodar.

A.  Action en recouvrement d’avoirs contre la banque

13.  Le 15 avril 1994, le requérant déposa de l’argent sur un compte d’épargne ouvert à la banque commerciale Yurak (« la banque »). Après l’annonce par cette dernière de la modification du taux d’intérêt, il demanda en août 1994 la fermeture de son compte, mais la banque lui fit savoir que, faute de fonds suffisants, elle était dans l’incapacité de lui restituer le montant initial de son dépôt et de lui payer les intérêts dus. Il assigna la banque en justice, demandant le recouvrement du montant initial du dépôt, augmenté des intérêts, ainsi que le versement de pénalités de retard et d’une indemnité pour dommages matériel et moral.

14.  Le 20 février 1995, le tribunal du district Oktyabrskiy de la ville de Krasnodar (« le tribunal de district ») fit partiellement droit à ces demandes et condamna la banque à verser au requérant 10 156 roubles russes (RUB), somme englobant le montant du dépôt, les intérêts, une indemnité pour dommage moral et des pénalités. Le 21 mars 1995, cette décision fut confirmée en dernier ressort et devint définitive. Par un jugement du 5 avril 1996, le tribunal de district recalcula ladite somme en prenant en compte le taux d’inflation, ce qui la porta à 17 983 RUB.

15.  Entre-temps, le 16 juin 1995, à la demande de la Banque centrale russe et de la Banque d’épargne russe, le tribunal de commerce de la région de Krasnodar (« le tribunal régional de commerce ») avait déclaré la banque insolvable. Le 19 juillet 1995, il ouvrit une procédure de faillite visant cette dernière et désigna un liquidateur pour contrôler l’administration de la banque dans ce cadre.

B.  Distribution du produit de la vente des actifs de la banque

16.  Le 11 janvier 1996, le tribunal régional de commerce homologua le bilan provisoire de liquidation fondé sur l’état de trésorerie de la banque au 28 décembre 1995. A la suite de la vente des actifs de l’établissement, 2 305 000 RUB avaient été versés sur le compte de celui-ci. Selon le Gouvernement, la banque comptait 7 567 créanciers de premier rang, dont les créances s’élevaient à 24 875 000 roubles.

17.  En vertu de la loi définissant l’ordre de distribution des actifs des personnes morales insolvables, le requérant faisait partie des créanciers de premier rang, qui devaient être désintéressés avant les autres. Or, le 18 janvier et le 13 mars 1996, l’organe représentatif des créanciers de la banque créa un groupe spécial de créanciers, dits « privilégiés », parmi les créanciers de premier rang. En faisaient partie les handicapés, les anciens combattants, les indigents et les personnes ayant prêté un concours actif au liquidateur dans la procédure de faillite. Les créanciers « privilégiés » devaient être désintéressés en intégralité avant les autres créanciers de même rang (le premier). De ce fait, la quasi-totalité des fonds recueillis au cours de la procédure de liquidation servit à payer ces créanciers « privilégiés », auxquels le liquidateur remboursa en totalité les montants qui leur étaient dus. Le 6 avril 1998, le requérant reçut 140 RUB, soit moins de 1 % de la somme de 17 983 RUB que la banque lui devait en vertu du jugement de 1996.

C.  Première action formée contre le liquidateur

18.  Le 22 avril 1998, le requérant contesta devant le tribunal régional de commerce le remboursement intégral des autres créanciers alors que lui‑même avait reçu moins de 1 % de la somme qui lui était due. Invoquant les articles 15 et 30 de la loi de 1992 sur l’insolvabilité des sociétés (« la loi de 1992 »), il soutenait qu’il était du même rang que les créanciers « privilégiés » et que les actifs de la banque auraient dû être répartis également. Il demanda le remboursement du reliquat de sa créance conformément au principe de la répartition proportionnelle des actifs de la banque entre créanciers de même rang.

19.  Le 6 juillet 1998, le requérant fut débouté en première instance. Dans un jugement du 26 août 1998 infirmant celui de première instance, le tribunal régional de commerce considéra que, en décidant de désintéresser intégralement certaines catégories de créanciers, l’organe représentatif des créanciers avait outrepassé les limites des pouvoirs que lui conférait l’article 23 de la loi de 1992 et que, en exécutant cette décision et en répartissant les actifs selon les modalités qu’elle prévoyait, le liquidateur avait quant à lui méconnu les exigences des articles 15 et 30 de ce même texte. Soulignant que l’article 30 de cette loi ne se prêtait pas à une interprétation extensive, le tribunal régional de commerce enjoignit au liquidateur de remédier dans un délai d’un mois aux irrégularités constatées et de l’informer des mesures prises à cet égard.

20.  Le liquidateur se pourvut en cassation devant le tribunal fédéral de commerce du Caucase du Nord. Il soutenait qu’il avait distribué les actifs conformément à la décision de l’organe représentatif des créanciers, que cette opération s’était déroulée dans le respect de l’article 64 du code civil et qu’il n’avait donc pas méconnu les exigences de l’article 30 de la loi de 1992. Le 12 novembre 1998, son pourvoi fut rejeté. Confirmant le jugement du 26 août 1998, la juridiction de cassation conclut que le liquidateur n’aurait pas dû exécuter une décision prise par l’organe représentatif des créanciers en violation de la loi.

21.  Il apparaît que l’exécution du jugement du 26 août 1998 (confirmé en dernier ressort le 12 novembre 1998) et, en particulier, le versement au requérant des sommes dues, se révélèrent impossibles, la banque n’ayant plus d’actifs.

D.  Seconde action formée contre le liquidateur

22.  L’inexécution du jugement du 26 août 1998 conduisit le requérant à déposer le 2 septembre 1998 devant le tribunal régional de commerce un recours qu’il compléta le 27 janvier 1999. Il demandait que le liquidateur lui versât sur ses propres deniers le reliquat de sa créance de 17 983 RUB constatée en 1995, majoré d’intérêts, ainsi qu’une indemnité pour dommage moral et perte de temps, soit un montant total de 22 844 RUB.

23. Par une décision du 4 février 1999 statuant sur les demandes ci‑dessus dans le cadre de la procédure de faillite ouverte contre la banque et examinant par la même occasion le bilan de la banque produit par le liquidateur, le tribunal régional de commerce débouta le requérant. Un représentant de la banque centrale de Russie avait assisté à l’audience. Le tribunal régional de commerce estima que, le tribunal de district ayant déjà, dans ses jugements du 20 février 1995 et du 5 avril 1996, alloué au requérant une somme de 17 983 RUB, englobant le montant de sa créance ainsi qu’une indemnité et des pénalités, il ne pouvait se prononcer de nouveau sur les mêmes demandes. Il établit en outre que le requérant portait le numéro 519 sur la liste des créanciers et que, au titre de son dépôt initial, la banque lui devait un reliquat de 8 813 RUB. Il observa que cette somme pouvait être versée à l’intéressé selon les modalités prévues à l’article 64 du code civil. Il refusa également l’octroi de dommages-intérêts pour perte de temps au motif que la législation applicable ne prévoyait pas ce chef d’indemnisation. Il considéra par ailleurs que le requérant n’était pas parvenu à « prouver que ses pertes [eussent] été causées par le fait du liquidateur ».

24.  Le 31 mars 1999, le tribunal régional de commerce, statuant en appel, confirma la décision du 4 février 1999. Il estima tout d’abord que les demandes formulées par le requérant contre le liquidateur étaient des « prétentions indépendantes, examinées par le juge de première instance (...) et rejetées à juste titre ». Il s’exprima comme suit :

« La loi en vigueur prévoit le paiement des seules créances nées lors de la période d’activité de la banque, et non de celles nées lors de la procédure de faillite (...) Lorsqu’une banque est déclarée insolvable, ses dettes sont réputées exigibles, mais les actifs réalisés lors de la procédure de faillite doivent être répartis pour rembourser les créances nées antérieurement à cette procédure.

En outre, [le requérant] s’est déjà vu reconnaître le droit de recouvrer auprès de la banque [la somme initialement accordée par le juge] ; en conséquence, satisfaire les demandes qu’il formule [contre le liquidateur] reviendrait à lui verser de nouveau le même montant, cette fois sous la forme de dommages-intérêts, ce qui n’est pas justifié.

[Dans la décision de justice initiale, le requérant] s’était également vu octroyer une somme pour dommage moral ; or, au vu de ce qui précède, pareille indemnisation ne peut être accordée pour une nouvelle période.

Aucune règle de droit civil en vigueur ne prévoit de dommages-intérêts pour perte de temps.

La juridiction d’appel tient également compte du fait que le défaut de paiement des sommes [dues au requérant] a pour cause l’absence [de fonds] (...), la banque n’ayant pas dégagé de nouveaux actifs après le prononcé du jugement d’appel du 26 août 1998 (...), comme le montre à l’évidence le rapport communiqué par le liquidateur sur les travaux du comité de liquidation et les pièces qui y sont jointes. »

25.  Le requérant forma contre ce jugement un pourvoi en cassation, que le tribunal fédéral de commerce du Caucase du Nord rejeta le 9 juin 1999 pour les motifs suivants :

« Bien qu’effectivement contraires au principe du règlement proportionnel des créanciers de même rang, la décision de l’organe représentatif des créanciers et l’action du liquidateur (...) n’ont pas causé [au requérant] le préjudice allégué, la satisfaction en intégralité de l’ensemble des créanciers de premier rang n’étant pas possible faute d’actifs disponibles en suffisance. La somme remboursée [au requérant] a donc été calculée proportionnellement au montant de sa créance et à la masse financière dégagée lors de la liquidation. Sachant que la procédure de faillite était en cours au moment de l’examen du litige, c’est à juste titre que les juges de première instance et d’appel ont évoqué la possibilité pour [le requérant] de recevoir sur la base de l’article 64 du code civil de la Fédération de Russie le reliquat de la créance qui lui était due.

Les demandes d’indemnisation pour dommage moral et perte de temps ont été rejetées à juste titre pour les motifs exposés dans les décisions judiciaires antérieures.

Au vu de ce qui précède, [la juridiction de cassation] conclut que le rejet des demandes [du requérant] par les juges de première instance et d’appel était fondé. Rien ne permet d’infirmer ou de réformer les décisions antérieures. »

26.  Le 17 juin 1999, le tribunal régional de commerce homologua le bilan de liquidation présenté par le liquidateur et approuvé par l’organe représentatif des créanciers, et prononça la clôture de la procédure de faillite pour insuffisance d’actifs. Le requérant ne chercha pas à formuler de nouvelles réclamations contre le liquidateur.

E.  Procédures de supervision

27.  Après la communication de la requête au Gouvernement, le président du Tribunal supérieur de commerce de la Fédération de Russie forma, le 31 janvier 2001, un recours en supervision (protest) contre les jugements des 4 février, 31 mars et 9 juin 1999, soutenant qu’elles avaient été rendues au mépris de l’article 22 du code de procédure commerciale, qui définissait la compétence des tribunaux de commerce. Il estimait notamment que les demandes formulées par le requérant contre le liquidateur dans le cadre de la procédure de faillite ouverte contre la banque avaient été examinées en violation de la loi de 1992, le texte qui régissait à l’époque ce type de procédure. Il ajoutait que, s’inscrivant dans un litige qui opposait l’intéressé au liquidateur, ces demandes étaient sans rapport avec la procédure de faillite elle-même et que le requérant aurait dû en saisir une juridiction de droit commun. Pour ces motifs, il demandait l’annulation des décisions en cause et la clôture de l’instance concernant ces demandes.

28.  Par une décision du 17 avril 2001, le Présidium du Tribunal supérieur de commerce jugea fondés les moyens soulevés dans le recours en supervision et donna gain de cause au demandeur sur tous les points. Il conclut que les tribunaux de commerce étaient incompétents pour connaître de l’action en responsabilité dirigée contre le liquidateur à titre personnel, annula la décision rendue en 1999 et prononça la clôture de l’instance.

29.  Le 1er juin 2001, le requérant saisit le même Présidium d’une demande en supervision de la décision du 17 avril 2001. Le 4 juillet 2001, le vice-président du Tribunal supérieur de commerce rejeta cette demande pour défaut de fondement.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX ET INTERNES PERTINENTS

A.  L’attribution de la responsabilité internationale de l’Etat

30.  Le projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, adopté par la Commission du droit international (« la CDI ») en 2001 (Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II, deuxième partie), ainsi que les commentaires y afférents, ont codifié les principes dégagés par le droit international moderne concernant la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite. Dans ses commentaires, la CDI dit notamment ceci (voir le paragraphe 6 du commentaire relatif au chapitre II) :

« Le droit interne et la pratique de chaque État jouent un rôle décisif dans la détermination de ce qui constitue un organe de l’État. La structure de l’État et les fonctions de ses organes ne sont pas, en règle générale, régies par le droit international. Il appartient à chaque État de décider de la structure de son appareil administratif et des fonctions qui doivent être assumées par les pouvoirs publics. Mais s’il est vrai que l’État demeure libre de déterminer sa structure et ses fonctions internes selon ses lois et sa pratique, le droit international joue un rôle distinct. Par exemple, le comportement de certaines institutions assumant des fonctions publiques et exerçant des prérogatives de puissance publique (comme la police) est attribué à l’État même si, en droit interne, elles sont réputées être autonomes et indépendantes du pouvoir exécutif (...) »

31.  Dans ce même commentaire, la CDI décrit ainsi le phénomène dit des « entités paraétatiques » (paragraphe 3 du commentaire relatif à l’article 5) :

« Le fait qu’une entité puisse être qualifiée de publique ou de privée d’après les critères d’un système juridique donné, le fait que l’État détienne une part plus ou moins grande de son capital ou, de manière plus générale, de ses actifs, et le fait qu’elle soit ou non soumise au contrôle du pouvoir exécutif ne sont pas des critères décisifs pour déterminer si le comportement de cette entité peut être attribué à l’État. L’article 5 renvoie par contre à la vraie caractéristique commune de ces entités, à savoir qu’elles sont habilitées, même dans une mesure limitée ou dans un domaine spécifique, à exercer certaines prérogatives de puissance publique. »

32.  Comme la CDI le reconnaît également au paragraphe 6 du commentaire relatif à l’article 5 :

« (...) [p]assé un certain point, ce qui est considéré comme «public» relève de chaque société, de son histoire et de ses traditions. Particulièrement importants seront non seulement le contenu des prérogatives, mais aussi la manière dont elles sont conférées à une entité, les fins auxquelles elles vont être exercées et la mesure dans laquelle l’entité doit rendre compte de leur exercice à l’Etat. (...) »

B.  La procédure de faillite en Russie

1.  Le code civil de 1994

33.  Conformément à l’article 63 du code civil, après l’expiration du délai imparti aux créanciers pour déposer leurs demandes de recouvrement, le comité de liquidation établit un bilan provisoire de liquidation où sont exposées des informations sur le patrimoine de la société en faillite, les demandes de recouvrement présentées par les créanciers et les conclusions de l’examen de ces demandes. Ce bilan doit être approuvé par l’organe qui a ordonné la liquidation de la société. Si la masse pécuniaire dont cette dernière dispose n’est pas suffisante pour satisfaire les demandes des créanciers, le comité de liquidation procède à la vente par adjudication du patrimoine de la société. La répartition du produit de cette vente entre les créanciers peut commencer conformément au bilan provisoire une fois celui-ci approuvé, sauf pour les créanciers de cinquième rang, qui ne peuvent être désintéressés qu’à l’expiration d’un délai d’un mois à partir de la date d’approbation du bilan. Une fois toutes les opérations de paiement accomplies, le bilan définitif de liquidation est dressé et approuvé selon les mêmes modalités. En cas d’insuffisance d’actifs, les créanciers non remboursés peuvent demander aux tribunaux d’enjoindre au propriétaire de la société de les désintéresser sur ses propres deniers.

34.  L’article 64 du code civil, tel qu’en vigueur avant le 20 février 1996, distinguait cinq catégories de créanciers, chacune ne devant être désintéressée qu’après la catégorie de rang précédent. Selon ce classement, le requérant relevait de la cinquième catégorie, dite des « autres créanciers ». L’article 64 ne faisait nulle mention d’une catégorie de créanciers comprenant les retraités, les anciens combattants, les indigents ou les personnes ayant aidé le liquidateur dans la procédure de faillite.

35.  Un nouvel alinéa inséré dans cet article le 20 février 1996 prévoit que, lorsque l’on procède à la liquidation d’une banque ou d’un autre établissement de crédit, les particuliers y ayant déposé de l’argent doivent être remboursés en premier lieu.

36.  L’article 64 précise en outre qu’en cas d’insuffisance d’actifs de la personne morale en liquidation, les actifs disponibles doivent être répartis entre les créanciers de même rang au prorata du montant de leurs créances respectives.

2.  La loi du 19 novembre 1992 relative à l’insolvabilité des sociétés (faillite), applicable aux procédures de faillite ouvertes avant le 1er mars 1998 (« la loi de 1992 »)

37.  L’article 3 §§ 1 et 2 de la loi de 1992 donnait compétence en matière de faillite aux tribunaux de commerce, qui devaient examiner ce type d’affaires selon les règles énoncées dans cette même loi et, dans les cas non prévus par elle, conformément aux dispositions du code de procédure commerciale de la Fédération de Russie.

38.  L’article 15 de la loi de 1992 prévoyait que la procédure de faillite visait à désintéresser les créanciers sur une base proportionnelle, à libérer la société en faillite de ses obligations et à protéger les parties d’actions illicites qu’elles pourraient intenter les unes contre les autres.

39.  En vertu de l’article 18 § 2, dès lors qu’une société était déclarée insolvable et qu’une procédure de faillite était ouverte à son égard, toute demande d’ordre pécuniaire ne pouvait être dirigée contre elle que dans le cadre de cette procédure.

40.  Aux termes de l’article 20, les différents participants à la procédure de faillite étaient notamment le liquidateur, l’assemblée générale des créanciers, le comité des créanciers et les créanciers. L’assemblée générale des créanciers pouvait former un comité des créanciers et en définir les attributions (article 23 § 2). La Cour emploiera l’expression « organe représentatif des créanciers » pour désigner indifféremment l’un ou l’autre de ces organes.

41.  L’organe représentatif des créanciers choisissait un candidat aux fonctions de liquidateur qu’il soumettait pour approbation au juge commercial (article 23 § 2), ce dernier procédant ensuite à la désignation du liquidateur (article 19). En vertu de l’article 21 § 1, le liquidateur prenait en charge l’administration de la société en faillite, convoquait l’assemblée des créanciers, prenait le contrôle du patrimoine de la société en faillite, analysait la situation financière de celle-ci, examinait le bien-fondé des réclamations des créanciers, acceptait ou rejetait celles-ci, supervisait la procédure de liquidation en vue de la réalisation des actifs, et formait et présidait le comité de liquidation.

42.  Conformément à l’article 21 § 2 combiné avec l’article 12 § 4, les candidats à la fonction de liquidateur devaient être économistes ou juristes ou être forts d’une expérience en gestion d’entreprise. Leur casier judiciaire devait être vierge. Ne pouvait être désigné comme liquidateur quiconque exerçait des responsabilités au sein d’une société débitrice ou créancière de la société en faillite. Les candidats devaient produire une déclaration de revenus et de patrimoine.

43.  Dans les cas prévus par cette loi, les tribunaux de commerce examinaient la légalité de tous les actes accomplis par les personnes ayant participé à la procédure de faillite (article 19). L’article 21 § 3 permettait au liquidateur de contester en justice toute décision de l’organe représentatif des créanciers qu’il estimait prise en dehors des attributions de celui-ci.

44.  En vertu de l’article 27 § 1, après l’expiration d’un délai de deux mois dans lequel les créanciers devaient présenter leurs demandes de recouvrement contre la société en faillite, le liquidateur dressait une liste des demandes admises et des demandes rejetées, faisant apparaître le montant correspondant à celles admises ainsi que le rang de priorité de chacune d’elles. Cette liste devait être adressée aux créanciers dans un délai de deux mois.

45.  L’article 30 définissait les différents rangs de priorité aux fins de la répartition du produit de la liquidation. Il n’était procédé au versement des sommes dues aux créanciers d’un rang donné qu’après le désintéressement des créanciers du rang précédent (paragraphe 3). En cas d’insuffisance des actifs réalisés pour satisfaire intégralement les créanciers d’un rang donné, ceux-ci étaient désintéressés au prorata du montant de leurs créances respectives (paragraphe 4). L’article 30 ne faisait nulle mention d’une catégorie de créanciers regroupant les handicapés, les anciens combattants, les indigents ou les personnes ayant aidé le liquidateur. Son paragraphe 1 disposait que les frais afférents à la liquidation, à la rémunération du liquidateur et à la poursuite des activités de la société débitrice étaient prioritaires par rapport aux créances du premier rang.

46.  L’article 31 permettait aux créanciers de contester devant les juridictions commerciales toute décision du liquidateur qu’ils estimaient contraire à leurs droits et intérêts légitimes.

47.  En vertu de l’article 35 § 3, les créances impayées en raison de l’insuffisance du produit de la liquidation étaient réputées éteintes.

48.  L’article 38 disposait que la société en faillite était déclarée liquidée dès sa radiation du registre national correspondant, en application de la décision du tribunal de commerce prononçant la clôture de la procédure de faillite.

3.  Les lois fédérales relatives à l’insolvabilité du 8 janvier 1998 (« la loi de 1998 ») et du 26 octobre 2002 (« la loi de 2002 »)

49.  Le 8 janvier 1998 fut adoptée une nouvelle loi sur l’insolvabilité. Elle remplaçait la loi de 1992 et était applicable aux procédures de faillite ouvertes après le 1er mars 1998. Son article 21 § 3 permettait aux créanciers de demander au liquidateur réparation de tout dommage que leur aurait causé une action ou omission illégale de sa part. L’article 114 prévoyait les mêmes principes de répartition et de proportionnalité que ceux énoncés à l’article 30 de la loi de 1992.

50.  Conformément à l’alinéa 7 de l’article 98 § 1 de cette loi, une demande de recouvrement dirigée contre la société en faillite ne pouvait être présentée que dans le cadre de la procédure de faillite (voir aussi l’article 18 § 2 de la loi de 1992).

51.  La dernière loi en date relative à l’insolvabilité, qui remplaçait la loi de 1998, a été adoptée le 26 octobre 2002. Un certain nombre de modifications y ont été apportées au cours des années suivantes. Son article 20-4 § 4 prévoit la responsabilité du liquidateur lorsque celui-ci a commis une faute professionnelle qui a causé un dommage aux créanciers et que cette faute a été constatée par un jugement définitif. L’article 20 de la loi de 2002 dispose qu’un liquidateur doit prendre une assurance professionnelle pour couvrir sa responsabilité envers les créanciers. Les articles 32 et 33 donnent compétence aux tribunaux de commerce en matière de faillite quel que soit le statut des créanciers. Aux termes de l’article 20 § 12, « tout litige relatif aux activités professionnelles du [liquidateur] (...) relève de la compétence des tribunaux de commerce ». En vertu de l’article 60, le créancier d’une société en faillite peut saisir le juge commercial de toute action ou omission du liquidateur intervenue dans le cadre de la procédure de faillite.

C.  Examen des litiges survenant dans le cadre de procédures de faillite

1.  Les lois de 1992 et 1998 relatives à l’insolvabilité, la loi de 1999 relative à l’insolvabilité des banques, le code de procédure commerciale de 1995 et le code de procédure civile de 1964

52.  Depuis les années 1990, le système judiciaire russe comporte trois ordres de juridiction : les tribunaux de droit commun, les tribunaux de commerce et les tribunaux constitutionnels. L’article 25 § 1 du code de procédure civile de 1964 (en vigueur au moment des faits) donnait compétence au juge de droit commun dans les affaires civiles où l’une des parties au moins était une personne physique (et non une personne morale telle une société).

53.  En vertu de l’article 22 § 1 du code de procédure commerciale de 1995 (no 70-FZ du 5 mai 1995, en vigueur au moment des faits), les tribunaux de commerce pouvaient trancher les « litiges pécuniaires nés de relations juridiques de nature civile, administrative ou autre (...) opposant des personnes morales (...) et des entrepreneurs individuels (...) ». L’article 22 § 3 leur donnait compétence pour connaître d’autres types d’affaires, à savoir celles concernant « l’insolvabilité (faillite) des personnes morales et des personnes physiques ». L’article 22 § 4 leur donnait aussi compétence à l’égard des personnes physiques (n’ayant pas le statut d’entrepreneur individuel) dans les cas prévus par le code lui-même ou par une autre loi fédérale.

54.  L’article 31 du code de procédure commerciale était ainsi libellé :

« (...) Tout créancier s’estimant lésé dans ses droits ou dans ses intérêts légitimes par une décision du liquidateur peut former un recours (zayavlenie) devant le tribunal de commerce, qui, après examen, rend la décision qui convient ».

55.  L’article 143 de ce même code disposait que les affaires de faillite devaient être examinées par les tribunaux de commerce au regard de ses propres dispositions et des clauses spéciales de la législation sur l’insolvabilité.

56.  L’article 3 de la loi de 1992 donnait compétence aux tribunaux de commerce en matière de faillite.

57.  La loi de 1998 renfermait des dispositions similaires. Ses articles 5 et 29 prévoyaient que les affaires de faillite où le débiteur était une personne morale (et non une personne physique) relevaient de la compétence des tribunaux de commerce. L’article 55 donnait compétence à ces mêmes tribunaux pour connaître des recours formés par les créanciers s’estimant lésés dans leurs droits ou dans leurs intérêts légitimes par le liquidateur.

58.  Les articles 5, 34 et 50 de la loi de 1999 relative à l’insolvabilité des banques prévoyaient que les tribunaux de commerce étaient compétents dans les procédures de faillite bancaire ; ils comportaient également des renvois aux dispositions du code de procédure commerciale.

2.  La position de la Cour constitutionnelle

59.  Dans un arrêt du 12 mars 2001, la Cour constitutionnelle a notamment examiné certaines questions se rapportant à l’accès aux tribunaux dans les procédures de faillite. Au paragraphe 4, consacré à la constitutionnalité de l’article 18 § 2 de la loi de 1992 (article 98 § 1 combiné avec les articles 15 § 4 et 55 § 1 de la loi de 1998), elle s’est exprimée ainsi :

« (...) lorsqu’ils connaissent des demandes des créanciers personnes physiques (...), les tribunaux de commerce n’ont pas compétence pour donner au liquidateur des instructions contraignantes à caractère pécuniaire qui reconnaîtraient l’existence d’une créance ou d’un droit en faveur de ces créanciers (...). Cette limitation (...) ne doit pas s’interpréter comme empêchant le juge de droit commun d’examiner au fond les demandes d’ordre pécuniaire (...) de ces créanciers (...), conformément à la législation sur l’insolvabilité.

Par ailleurs, rien dans les dispositions en cause n’empêche les tribunaux de commerce de rendre des décisions garantissant pleinement aux intéressés leur droit à la protection judiciaire dans le cadre de la procédure de faillite, d’autant plus que d’autres dispositions de la loi fédérale relative à l’insolvabilité (faillite) prévoient justement le règlement des litiges par la voie judiciaire (articles 41, 44, 57, 107, 108 et suiv.).

Le refus d’examen d’une demande pour incompétence opposé par un tribunal de commerce (...) ne fait pas obstacle à la saisine du juge de droit commun par le créancier aux fins de la protection de ses droits (...). Le droit à la protection judiciaire, consacré par la Constitution, doit être garanti même en l’absence de normes législatives répartissant les compétences entre les tribunaux de commerce et les juridictions de droit commun.

Il découle de cette interprétation que [les dispositions en question] n’empêchent ni le juge de droit commun d’examiner les demandes en réparation d’un dommage (...) dirigées contre le liquidateur par des créanciers qui ne sont pas des personnes morales, ni les tribunaux de commerce d’assurer l’exécution, conformément à la loi fédérale précitée, des décisions rendues par le juge de droit commun. (...) »

EN DROIT

60.  Le requérant allègue que par suite d’une distribution selon lui illégale des actifs de la banque par le liquidateur il n’a pu obtenir le recouvrement effectif de la somme que la justice lui avait allouée en 1995. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

I.  SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

61.  Comme il l’a fait devant la chambre, le Gouvernement soutient devant la Grande Chambre que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il estime en particulier que, pour dénoncer la distribution des actifs de la banque, illégale selon lui, l’intéressé aurait dû mettre en cause la responsabilité personnelle du liquidateur devant une juridiction de droit commun dans le cadre d’une instance distincte sur la base du chapitre 59 du code civil, intitulé « obligations résultant de l’infliction d’un dommage ». La Cour estime que, pour autant que l’on peut considérer que le requérant dénonce l’impossibilité pour lui de demander réparation du dommage censé lui avoir été causé par l’action du liquidateur, la question de l’épuisement des voies de recours internes se rattache étroitement au fond du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il y a donc lieu de joindre au fond l’exception soulevée par le Gouvernement.

II.  SUR LA COMPÉTENCE RATIONE TEMPORIS DE LA COUR

62.  Le 12 janvier 2011, à l’issue de l’audience et des délibérations, la Grande Chambre a posé aux parties des questions additionnelles concernant en particulier la compétence ratione temporis de la Cour en l’espèce.

A.  Thèses des parties

63.  Dans sa réponse écrite, le Gouvernement soutient que la répartition litigieuse des actifs de la banque insolvable a été opérée en 1996, donc avant le 5 mai 1998, date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie. Cette opération ne pourrait passer pour avoir fait naître une situation continue au seul motif qu’elle aurait eu des effets durables. La présente espèce ne serait pas comparable à l’affaire Sovtransavto Holding c. Ukraine (no 48553/99, §§ 54 et suiv., CEDH 2002‑VII), où la Cour aurait établi que la perte de contrôle d’une société était un processus étalé dans le temps propre à engendrer une situation continue. En l’espèce, le grief du requérant serait dirigé contre un acte isolé, en l’occurrence la répartition des actifs de la banque effectuée le 13 mars 1996. Aucun nouvel actif de la banque n’aurait été découvert après cette date. Les décisions ultérieures des tribunaux de commerce rendues après le 5 mai 1998 n’auraient pas lésé l’intéressé dans ses droits. Au moment de l’adoption par les tribunaux russes de la décision ordonnant le redressement de la violation des droits du requérant il aurait été trop tard, la débitrice n’ayant alors plus d’actifs. L’inexécution du jugement de 1998 s’expliquerait donc par des raisons objectives. A l’appui de sa thèse, le Gouvernement cite les arrêts Blečić c. Croatie [GC] (no 59532/00, § 79, CEDH 2006‑III), et Kopecký c. Slovaquie [GC] (no 44912/98, § 38, CEDH 2004‑IX). Il conclut à l’incompétence de la Cour pour connaître de l’affaire.

64.  Le requérant plaide tout d’abord que la situation concernant la date de la répartition des actifs n’est pas claire. Il fait valoir que, si la décision de l’organe représentatif des créanciers ordonnant la répartition des actifs a été prise le 13 mars 1996, ce n’est que le 6 avril 1998 qu’il a reçu 140 RUB sur les 17 983 RUB qui lui étaient dus. A supposer que cette dernière date soit celle à retenir, il se serait écoulé plus de deux ans entre la décision ordonnant la distribution des fonds et son exécution. Aucun élément ne permettant selon lui d’établir clairement la chronologie du déroulement de cette opération, on ne pourrait exclure la possibilité que celle-ci se fût conclue après le 5 mai 1998, date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie.

65.  Le requérant soutient ensuite que, à la date où l’organe représentatif des créanciers a pris sa décision, le montant total de la masse financière disponible pour distribution n’était pas connu. Rien ne permettrait de prouver que, comme l’affirme le Gouvernement, la banque n’avait plus d’actifs à partir du 12 novembre 1998. Aucune information ne serait disponible sur le déroulement de la procédure de faillite d’août 1998 jusqu’à sa clôture formelle intervenue le 17 juin 1999. Le requérant considère donc que, jusqu’à cette date, il pouvait toujours, théoriquement, recevoir les sommes qui lui étaient dues. Dès lors, le Gouvernement ne serait pas fondé à soutenir qu’il n’a plus subi aucune atteinte à ses droits après la répartition des actifs.

66.  Le requérant estime que l’inexécution par l’Etat du jugement définitif rendu le 26 août 1998 est l’une des multiples étapes de la « situation continue » d’atteinte à ses droits qu’il allègue. Il lui paraît que, bien que le juge interne n’ait pas précisé par quels moyens le liquidateur aurait dû réparer cette atteinte, celui-ci aurait pu soit recouvrer auprès des personnes illégalement désintéressées les sommes qu’il leur avait attribuées, soit recourir à tout autre moyen en son pouvoir. Il considère que l’absence de fonds de la débitrice n’empêchait en aucun cas le liquidateur d’agir ainsi. En fait, cette absence continue d’actifs aurait précisément eu pour causes les irrégularités commises par le liquidateur et le non-respect par lui de la décision du juge lui enjoignant de redresser la situation (à supposer que la banque n’eût effectivement plus d’actifs).

67.  Enfin, le requérant soutient que, bien qu’annulées par voie de supervision en 2001, les décisions de justice rendues en 1999 ne peuvent s’analyser que comme une autre étape de cette même « situation continue ». L’atteinte à ses biens prendrait la forme d’un processus en quatre étapes : a) une répartition illégale opérée par le liquidateur ; b) l’inexécution par les autorités internes de la décision du 26 août 1998 ; c) le refus par les tribunaux de commerce (du fait de cette inexécution) de connaître du grief dirigé par lui contre le liquidateur à titre personnel ; et d) la clôture de la procédure de faillite prononcée par le tribunal régional de commerce.

B.  Analyse de la Cour

68.  La Cour constate que la répartition des actifs de la banque par le liquidateur entre les créanciers « privilégiés » a eu lieu selon toute vraisemblance en 1996, et en tout état de cause avant le 6 avril 1998, date à laquelle le requérant a reçu sa part du reliquat de ces actifs. La Convention est entrée en vigueur à l’égard de la Russie le 5 mai 1998. La Cour estime, avec le Gouvernement, que cette répartition s’analyse en un acte instantané qui échappe donc à sa compétence ratione temporis. Elle observe toutefois que, après le 5 mai 1998, l’intéressé a pris part à deux instances judiciaires qui concernaient la légalité de cette répartition et la responsabilité personnelle du liquidateur. La Cour considère que la question est de savoir si elle a compétence pour connaître des faits se rapportant à ces procédures.

69.  S’appuyant sur les arrêts Blečić et Kopecký (précités), le Gouvernement soutient que les instances conduites en 1998 et 1999 ne sont pas dissociables du fait générateur de l’atteinte, à savoir la répartition illégale des actifs de la banque. Pour les raisons qui suivent, la Cour estime cependant que la présente espèce n’est pas comparable aux deux affaires précitées. Comme le Gouvernement l’a reconnu, le droit russe permettait au requérant de demander au liquidateur réparation des irrégularités commises par lui. D’un point de vue juridique, à la date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie, l’intéressé pouvait donc se prévaloir valablement d’un droit sur le terrain de la responsabilité délictuelle. Ce droit a d’ailleurs été suffisamment établi à une date plus tardive avec la décision définitive du 12 novembre 1998 par laquelle les tribunaux ont reconnu que le liquidateur avait agi illégalement et lui ont ordonné de dédommager le requérant. La Cour rappelle que dans l’arrêt Plechanow c. Pologne (no 22279/04, §§ 76 et suiv., 7 juillet 2009) elle a rejeté l’exception d’incompétence ratione temporis qui avait été soulevée par le gouvernement défendeur et opéré une distinction entre la confiscation initiale des biens et la procédure d’indemnisation. Dans sa décision Broniowski c. Pologne ([GC], no 31443/96, §§ 74 et suiv., CEDH 2002‑X), la Grande Chambre a établi une distinction similaire, jugeant que « le requérant [s’était plaint non pas] d’avoir été privé des biens initialement abandonnés » dans les années 1940 mais de « l’impossibilité dans laquelle il se serait trouvé de faire exécuter son droit à une mesure compensatoire, lequel lui était conféré par le droit polonais à la date d’entrée en vigueur du Protocole ». La Cour tiendra un raisonnement identique en l’espèce. Tout comme dans l’affaire Broniowski, le requérant, à la date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Etat défendeur, pouvait faire valoir sur le terrain de la responsabilité délictuelle un grief défendable ayant survécu au grief initial. Dès lors, la question centrale est celle de savoir pourquoi il n’est pas parvenu à obtenir gain de cause, d’abord en 1998 puis en 1999, soit après l’entrée en vigueur de la Convention. La Cour conclut qu’elle est compétente ratione temporis pour examiner si les droits du requérant garantis par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ont été dûment respectés dans le cadre des instances conduites en 1998 et 1999.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

A.  L’arrêt de la chambre du 14 janvier 2010

70.  Dans son arrêt, la chambre a tout d’abord rejeté l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement. Elle a relevé que « l’annulation [en 2001 des décisions adoptées en 1999 par voie de supervision était intervenue] en l’espèce après la communication de la requête au gouvernement défendeur et que celui-ci s’[était] servi de cette circonstance pour soulever une exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes ». Elle a jugé que pareille exception ne pouvait être valablement tirée de la procédure de supervision conduite en 2001. Evoquant ensuite l’instance menée en 1998 et close par la décision du 12 novembre 1998, elle a estimé que le requérant avait à l’époque usé de son droit de contester les actes selon lui illégaux accomplis par le liquidateur. Dès lors, selon elle, que les tribunaux de commerce étaient compétents ratione materiae pour rendre les décisions de 1998, peu importait que le requérant eût ou non assigné le liquidateur à titre personnel devant la bonne juridiction puisqu’il avait épuisé les voies de recours internes en introduisant le premier recours devant le juge commercial, instance qui s’était terminée le 12 novembre 1998.

71.  Sur le fond, la chambre a jugé que le montant accordé au requérant par les tribunaux russes en 1995 pouvait s’analyser en un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. En distribuant les actifs aux créanciers « privilégiés » avant tous les autres créanciers de premier rang, le liquidateur avait selon elle agi illégalement, empêchant ainsi le requérant de recevoir la somme à laquelle il aurait autrement eu droit. Pour la chambre, le liquidateur avait donc illégalement porté atteinte au droit du requérant au respect de ses biens.

72.  La chambre a également conclu que le liquidateur était un représentant de l’Etat, se fondant pour cela sur le statut du liquidateur tel que défini aux articles 19 et 21 de la loi de 1992. La chambre s’est appuyée sur le fait que le liquidateur était désigné par le juge selon certains critères, que son action était contrôlée par les tribunaux et qu’il agissait dans l’intérêt de l’ensemble des créanciers de la personne morale en faillite. Elle a également évoqué la « nature des fonctions du liquidateur », considérant que celles-ci « releva[ie]nt de la puissance publique ». Elle a estimé que le liquidateur était « investi de la mission de ménager un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu ». Elle a donc considéré que, née de l’action illégale d’un représentant de l’Etat, l’atteinte portée aux droits du requérant était contraire à l’article 1 du Protocole no 1.

B.  Les arguments avancés par le Gouvernement devant la Grande Chambre

1.  Sur le statut juridique du liquidateur

73.  Dans sa demande de renvoi, le Gouvernement conteste principalement la conclusion de la chambre qualifiant le liquidateur d’« autorité de l’Etat » au sens de l’article 34 de la Convention. Il invoque l’arrêt Katsyuk c. Ukraine (no 58928/00, § 39, 5 avril 2005), dans lequel la Cour aurait dit que, bien que désigné par le juge, le liquidateur n’était pas un « agent de la fonction publique », que l’Etat ne pouvait être directement responsable de son fait et que, dès lors, la requête devait être déclarée incompatible ratione personae avec la Convention.

74.  A l’appui de sa thèse, le Gouvernement invoque le statut juridique du liquidateur, son mode de désignation et son degré de responsabilité envers les autorités de l’Etat. Comparant le statut du liquidateur en Russie et en Ukraine, il conclut que ni dans l’un ni dans l’autre de ces pays le liquidateur n’est une autorité publique, comme la Cour l’aurait fort justement dit concernant l’Ukraine dans l’arrêt Katsyuk précité. Pour lui, le liquidateur était donc un professionnel employé par l’organe représentatif des créanciers. Sa candidature aurait certes été approuvée par le tribunal de commerce, mais le rôle de celui-ci se serait limité à vérifier s’il remplissait les conditions de qualification légales. C’est l’organe représentatif des créanciers qui aurait eu l’initiative de la désignation du liquidateur, en proposant au juge un candidat à cette fonction, et qui aurait supervisé les activités du liquidateur.

75.  L’organe représentatif des créanciers ne se serait pas borné à proposer un candidat au poste de liquidateur : il aurait également exercé un contrôle opérationnel sur son action. Ainsi, il aurait approuvé les transactions touchant les actifs de la société insolvable, fixé le prix de vente des biens de celle-ci et sanctionné les règlements amiables avec les débiteurs. Le juge n’aurait même pas eu le statut légal de partie à la procédure de faillite : il aurait seulement été censé vérifier la légalité formelle de l’action du liquidateur. Il n’aurait pas été habilité à donner au liquidateur des instructions contraignantes quant à l’administration du patrimoine d’une personne morale insolvable.

76.  Le liquidateur aurait été rétribué pour son travail non par l’Etat, mais par l’organe représentatif des créanciers. En outre, il aurait été mû par son propre intérêt. Bien que ses fonctions pussent revêtir une certaine importance pour la société, il ne les aurait nullement exercées à titre officiel mais n’aurait accepté sa nomination qu’à des fins lucratives. Loin de jouir d’un monopole de droit, il aurait opéré dans un secteur ouvert à la concurrence et n’aurait disposé d’aucun pouvoir réglementaire ou décisionnaire à l’égard des tiers ni d’aucun pouvoir de sanction, et il n’aurait exercé aucune autre prérogative de puissance publique. Son action aurait été attaquable non pas devant l’administration ou le juge administratif mais plutôt devant le juge civil. Les fonctions et pouvoirs du liquidateur dans le cadre d’une procédure de faillite auraient consisté à s’assurer de la répartition équitable des actifs de la société insolvable entre ses créanciers dans le cadre très strict fixé par la législation applicable. En somme, le liquidateur aurait joui d’une forte autonomie opérationnelle et institutionnelle ainsi que d’une totale indépendance financière par rapport aux autorités de l’Etat. Pour le Gouvernement, le liquidateur se comportait donc davantage comme un homme d’affaires que comme un représentant de l’Etat. En prévoyant la création d’un corps non gouvernemental autonome de liquidateurs professionnels, la loi de 2002 sur la faillite serait allée encore plus loin en ce sens.

2.  Sur le manquement allégué de l’Etat à ses obligations positives

77.  Sur la question de savoir si les obligations positives découlant pour l’Etat de l’article 1 du Protocole no 1 sont susceptibles d’entrer en jeu, le Gouvernement constate tout d’abord « la pauvreté des informations fiables » sur les actifs de la banque insolvable dégagés aux fins de leur répartition par le liquidateur entre les créanciers. Il admet que le liquidateur et l’organe représentatif des créanciers ont commis des irrégularités et que, de ce fait, le requérant a touché une somme inférieure à celle qu’il pouvait légitimement espérer recevoir mais, contrairement à l’intéressé, il estime que le montant initialement accordé par le juge n’était pas recouvrable en totalité.

78.  S’il reconnaît que l’Etat peut éventuellement être tenu d’aider les créanciers à recouvrer leurs avoirs auprès d’un débiteur insolvable, le Gouvernement estime que la Fédération de Russie a honoré cette obligation positive en mettant en place un cadre légal approprié pour les procédures de faillite. Ainsi, des lois spéciales visant à protéger les intérêts des créanciers (les lois de 1992 et de 1998) auraient été adoptées, qui auraient prévu la répartition des actifs de la société insolvable sur une base proportionnelle. Ces lois, en leurs articles 31 et 21 respectivement, auraient garanti aux créanciers le droit de se plaindre devant le juge de toute action ou omission du liquidateur, lequel aurait été personnellement responsable de ses actes devant les créanciers. La loi de 2002 irait encore plus loin en ce qu’elle obligerait les liquidateurs à prendre une assurance professionnelle. Le Gouvernement évoque la pratique suivie dans plusieurs autres Etats membres, où le liquidateur serait personnellement responsable envers les créanciers d’une société en faillite.

79.  Pour ce qui est des circonstances particulières de l’espèce, le Gouvernement avance les arguments suivants. Premièrement, le requérant aurait contesté avec succès l’action du liquidateur : en 1998, les tribunaux de commerce auraient jugé celle-ci illégale et ordonné au liquidateur de rétablir l’intéressé dans ses droits dans un délai d’un mois. Or les irrégularités commises par le liquidateur et l’organe représentatif des créanciers auraient conduit à la perte de l’ensemble des actifs de la banque, ce qui aurait rendu impossible l’exécution de la décision de justice de 1998. L’Etat ne pourrait être tenu pour responsable de l’inexécution d’un jugement causée par des facteurs échappant à son contrôle.

80.  En outre, le requérant aurait eu la possibilité de mettre en cause la responsabilité du liquidateur à titre personnel pour faute professionnelle. Cette possibilité serait résultée des articles 31 et 21 des lois de 1992 et 1998 respectivement. La Cour constitutionnelle aurait également confirmé la possibilité de demander réparation au liquidateur. L’intéressé aurait fait usage de cette voie de droit en introduisant un nouveau recours devant les tribunaux de commerce, lesquels auraient examiné sa demande avant de la rejeter, principalement au motif que la procédure de liquidation était toujours en cours. Le Gouvernement estime qu’il aurait en effet été injuste d’indemniser le requérant alors qu’il existait encore une possibilité, aussi mince fût-elle, d’obtenir l’argent directement auprès de la banque. Il en conclut que, si les tribunaux avaient donné gain de cause au requérant, celui-ci aurait pu recouvrer la même somme à deux reprises, ce qui eût été constitutif d’un enrichissement sans cause.

81.  La liquidation de la banque prononcée le 17 juin 1999 aurait éteint toutes les dettes impayées de celle-ci. Après cette date, il aurait été loisible au requérant de demander réparation au liquidateur. Or, pour une raison inconnue, l’intéressé ne se serait pas prévalu de cette voie de droit. La seule existence d’un doute quant aux chances de succès d’un tel recours ne suffirait pas à justifier l’inaction du requérant.

82.  Le Gouvernement ajoute que pareille demande en réparation aurait dû être formulée devant le juge de droit commun. Il explique en effet que le requérant était un simple particulier et que les tribunaux de commerce pouvaient seulement connaître de litiges entre des sociétés ou des entrepreneurs individuels, comme le Tribunal supérieur de commerce l’aurait confirmé dans sa décision du 17 avril 2001 rendue par voie de supervision. Or, même après cette décision, le requérant n’aurait pas attaqué le liquidateur devant le tribunal compétent. Le Gouvernement en conclut que l’intéressé avait accès à une voie de droit propre à le rétablir dans ses droits mais que, sans raison valable, il n’en a pas fait usage.

C.  Les arguments avancés par le requérant devant la Grande Chambre

1.  Sur le statut juridique du liquidateur

83.  Le requérant soutient que le liquidateur était désigné et contrôlé par l’Etat. La chambre aurait fort justement opéré une distinction entre le cas d’espèce et l’affaire Katsyuk (précitée), les cadres législatifs russe et ukrainien étant dissemblables à plusieurs titres, notamment quant à la désignation du liquidateur, au contrôle de ses activités, aux rapports entre lui et l’organe représentatif des créanciers, à sa rémunération et aux compétences en cas de faute professionnelle de sa part.

84.  Le requérant explique qu’en droit russe, le liquidateur n’était pas un praticien du droit de la faillite mais était plutôt choisi en fonction de certains critères de qualification ne présentant pas forcément de rapport avec ce domaine particulier. Ainsi, un fonctionnaire aurait été apte à exercer comme liquidateur. Tout en reconnaissant que les créanciers avaient le droit de proposer des candidats à cette fonction, le requérant ajoute que la désignation du liquidateur relevait du seul pouvoir des tribunaux. Ces derniers auraient eu pour mission de contrôler les activités du liquidateur ainsi que le déroulement de la procédure de faillite en général. En Russie, le liquidateur (contrairement à son homologue ukrainien) aurait eu le droit de contester en justice toute décision illégale de l’organe représentatif des créanciers. Il aurait été rémunéré par le tribunal sur la base du montant fixé par ledit organe à partir des fonds recueillis au cours de la procédure de liquidation. Son action aurait été attaquable devant les tribunaux, lesquels auraient eu le droit de lui donner des instructions et de lui enjoindre d’indemniser les créanciers. Les juridictions ukrainiennes n’auraient pas disposé de tels pouvoirs à l’égard des liquidateurs. En somme, en Russie, le liquidateur aurait été désigné, rémunéré et contrôlé par le juge. Dans ces conditions, le requérant estime qu’il y a lieu de considérer que le liquidateur était un agent de l’Etat et que la responsabilité de l’Etat aurait dû être engagée à raison de ses actions.

2.  Sur le manquement allégué de l’Etat à ses obligations positives

85.  Le requérant estime que, même si l’on voit dans le liquidateur un particulier, l’Etat doit être tenu pour responsable de son fait, au moins indirectement compte tenu de la nature de ses fonctions. Il invoque à cet égard l’arrêt Costello-Roberts c. Royaume-Uni (25 mars 1993, série A no 247‑C), où la Cour aurait dit que les actes des employés d’une école privée relevaient de la responsabilité de l’Etat. La Cour aurait conclu dans cette affaire que « l’Etat ne saurait se soustraire à sa responsabilité en déléguant ses obligations à des organismes privés ou à des particuliers ». Elle aurait suivi le même raisonnement concernant la situation des avocats dans l’affaire Van der Mussele c. Belgique (23 novembre 1983, série A no 70), le statut de la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise dans l’affaire Woś c. Pologne (no 22860/02, CEDH 2006‑VII) et l’Union des avocats roumains dans l’affaire Buzescu c. Roumanie (no 61302/00, 24 mai 2005). Le requérant tire de cette jurisprudence la conclusion que, en l’espèce, l’action du liquidateur a engagé la responsabilité de l’Etat. Il considère que, même en admettant que le liquidateur ne fût pas un agent de l’Etat, la Russie était tenue, en vertu de l’article 1 du Protocole no 1, par l’obligation positive de le protéger, en sa qualité de créancier de la banque, contre des irrégularités du liquidateur. La nature et l’étendue d’une telle obligation consisteraient à tout le moins à s’assurer que le liquidateur a agi dans le respect du droit interne. Cette obligation impliquerait également la mise en place d’un recours contre les fautes éventuelles du liquidateur. Le requérant estime que, dans les circonstances de l’espèce, il aurait bénéficié d’un recours adéquat s’il avait pu obtenir des dommages-intérêts comme prévu par le droit interne et faire exécuter toute décision lui en octroyant. En l’occurrence, il se serait prévalu de toutes les possibilités s’offrant à lui pour contester non seulement la distribution des actifs par le liquidateur mais aussi l’inexécution de la décision des tribunaux de commerce. Les tribunaux internes auraient confirmé le caractère illégal de cette distribution en 1998 puis dans le cadre d’une autre instance en 1999 mais, malgré ces décisions, la clôture de la procédure de faillite aurait été prononcée le 17 juin 1999 pour insuffisance de fonds.

86.  Le requérant ajoute que ses demandes dirigées contre le liquidateur, sur lesquelles le jugement du 9 juin 1999 aurait statué en dernier ressort, ont été rejetées pour plusieurs motifs. Les tribunaux de commerce auraient tout d’abord jugé que, le litige ayant déjà été tranché par les juridictions de droit commun, ils ne pouvaient connaître de la même question. Ils auraient par ailleurs estimé non fondée la demande additionnelle d’indemnisation formulée par lui pour dommage moral et perte de temps au motif que la loi sur l’insolvabilité ne prévoyait pas la réparation des dommages survenus au cours de la procédure de faillite. Ils auraient ajouté que, la banque n’ayant plus d’actifs, la somme initialement allouée par le juge ne pouvait pas lui être versée, mais qu’il serait possible de le faire par la suite si de nouveaux actifs étaient dégagés. Sa demande additionnelle d’indemnisation pour détresse morale et perte de temps aurait été rejetée au fond tandis que sa demande tendant au versement de la somme allouée par le juge de droit commun l’aurait été pour vice de procédure.

87.  Le requérant soutient que, à l’époque des faits, l’article 21 de la loi de 1998 lui permettait de saisir le juge commercial de toute irrégularité commise par le liquidateur. Or les juridictions internes auraient examiné son grief au fond, ce qui confirmerait sa thèse selon laquelle il a fait usage d’un recours adéquat dans cette situation. Quant à l’invocation par le Gouvernement de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 12 mars 2001, le requérant note que, selon la haute juridiction, le créancier avait le droit de saisir le juge de droit commun « si les tribunaux de commerce refus[ai]ent d’examiner [sa] demande pour incompétence ». Or, en l’espèce, le tribunal de commerce ne se serait pas déclaré incompétent pour connaître de son grief. Cet arrêt de la Cour constitutionnelle aurait certes ouvert un recours devant les tribunaux ordinaires mais il n’aurait pas exclu pour autant le droit pour les créanciers de contester les décisions du liquidateur devant un tribunal de commerce. L’exception d’incompétence n’aurait été soulevée qu’en 2001 dans le cadre d’une « procédure de supervision », qui aurait conduit à l’annulation de toutes les décisions antérieures (rendues le 4 février, le 31 mars et le 9 juin 1999). Cependant, comme la Cour l’aurait dit à de nombreuses reprises, cette procédure poserait en elle-même de sérieux problèmes sous l’angle de la sécurité juridique.

88.  S’il reconnaît que, en théorie, il aurait également pu demander réparation devant le juge de droit commun pour faute professionnelle du liquidateur, le requérant estime que l’annulation des décisions exécutoires rendues par le tribunal de commerce rendait illusoire la saisine du juge ordinaire. C’est pourquoi il n’aurait pas cherché à faire usage de ce recours et il n’aurait pas pu être exigé qu’il le fît. Il ajoute que, comme la chambre l’a relevé, il avait initialement saisi le juge de droit commun, avant l’ouverture de la procédure de faillite, mais que les décisions du 20 février 1995 et du 5 avril 1996 lui octroyant une somme à titre de réparation n’ont jamais été exécutées.

D.  Analyse de la Cour

89.  La Cour rappellera tout d’abord brièvement les éléments de fait et de droit au sujet desquels il n’y a pas de controverse entre les parties. Premièrement, le Gouvernement reconnaît que le montant alloué par la décision de justice de 1995 s’analyse en un « bien » du requérant au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Deuxièmement, il convient avec l’intéressé que le liquidateur a agi illégalement en ce que les actifs de la banque, qui auraient normalement dû être répartis également entre les créanciers de premier rang, ont servi à désintéresser en intégralité au sein de cette catégorie les créanciers « privilégiés ». Troisièmement, il admet que, à la suite de cette distribution, les autres créanciers de premier rang de la banque, dont le requérant, ont reçu une somme bien inférieure à celle qu’ils pouvaient légitimement espérer toucher compte tenu de la situation financière de la banque.

90.  La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de l’avis des parties sur les points ci-dessus. Elle rappelle avoir toujours qualifié de « bien », au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, toute créance pécuniaire fondée sur une décision de justice définitive (« judgment debt ») (Burdov c. Russie, no 59498/00, § 40, CEDH 2002‑III, et Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301‑B). Certes, lorsque le débiteur est un particulier ou une société privée, une créance pécuniaire, fût-elle constatée par jugement, est moins certaine car ses chances de recouvrement dépendent dans une large mesure de la solvabilité du débiteur. Comme la Cour l’a dit à maintes reprises, « en principe, l’Etat n’est pas directement tenu de rembourser les dettes des acteurs privés et ses obligations se limitent à apporter le concours nécessaire aux créanciers dans l’exécution des décisions de justice en cause, par exemple par le biais d’un service d’huissiers ou de procédures de faillite » (voir, par exemple, Shestakov c. Russie (déc.), no 48757/99, 18 juin 2002, Krivonogova c. Russie (déc.), no 74694/01, 1er avril 2004, et Kesyan c. Russie, no 36496/02, 19 octobre 2006 ; voir aussi Scollo c. Italie, 28 septembre 1995, § 44, série A no 315‑C, et Fuklev c. Ukraine, no 71186/01, § 84, 7 juin 2005). Il n’en reste pas moins qu’une créance pécuniaire de ce type peut elle aussi être qualifiée de « bien ». En l’espèce, avant leur distribution par le liquidateur, les actifs de la banque étaient suffisants pour rembourser au moins une part non négligeable de la somme due au requérant. Aussi le montant octroyé par le juge en 1995 était-il recouvrable au moins en partie. Le requérant était un créancier de premier rang, et les obligations qu’avait la banque à son égard auraient dû être honorées à ce titre. Or, en violation de la loi, le liquidateur a distribué les sommes dégagées principalement aux créanciers « privilégiés ». Cette action illégale a fait perdre à l’intéressé une bonne partie du montant auquel il avait initialement droit. Telle est la conclusion à laquelle est parvenue la chambre (paragraphe 53 de l’arrêt) ; les parties y ont l’une et l’autre pleinement souscrit et la Grande Chambre ne voit aucune raison de s’en écarter. Il s’ensuit que le requérant a été privé de son bien par un acte illégal du liquidateur.

1.  Statut juridique du liquidateur

91.  Devant la Grande Chambre, le Gouvernement plaide l’incompétence ratione personae de la Cour pour connaître du grief du requérant relatif à l’action du liquidateur, en ce que ce dernier aurait agi non pas comme un agent de l’Etat mais comme un particulier. La Cour examinera tout d’abord cette question.

a)  La jurisprudence de la Cour

92.  La Cour a déjà statué sur le point de savoir si, sur le terrain de la Convention, l’Etat peut être tenu pour responsable des actes d’un particulier ou d’une société. Une première catégorie d’affaires (dont la présente espèce relève) porte sur la responsabilité ratione personae de l’Etat du fait d’un organe qui, au moins d’un point de vue formel, n’est pas une « autorité publique ». Dans son arrêt Costello-Roberts (précité, § 27), la Cour a dit que l’Etat ne pouvait se soustraire à sa responsabilité en déléguant ses obligations à des organismes privés ou des particuliers, en l’occurrence une école privée. De la même manière, dans l’arrêt Storck c. Allemagne (no 61603/00, § 103, CEDH 2005‑V), elle a jugé que l’Etat demeurait tenu d’exercer une surveillance et un contrôle sur les établissements psychiatriques privés où des patients pouvaient été internés contre leur gré (voir également l’arrêt Evaldsson et autres c. Suède, no 75252/01, § 63, 13 février 2007, concernant l’organisation du marché du travail, l’arrêt Buzescu (précité, § 78), relatif aux barreaux d’avocats, et l’arrêt Woś (précité, §§ 71-74), portant sur le statut de la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise).

93.  Une seconde catégorie d’affaires concerne la qualité pour agir d’une personne morale requérante sur le terrain de l’article 34 de la Convention et la notion d’« organisation gouvernementale ». Dans la décision Radio France et autres c. France ((déc.), no 53984/00, § 26, CEDH 2003‑X), la Cour a dit :

« [E]ntrent dans la catégorie des « organisations gouvernementales », les personnes morales qui participent à l’exercice de la puissance publique ou qui gèrent un service public sous le contrôle des autorités. Pour déterminer si tel est le cas d’une personne morale donnée autre qu’une collectivité territoriale, il y a lieu de prendre en considération son statut juridique et, le cas échéant, les prérogatives qu’il lui donne, la nature de l’activité qu’elle exerce et le contexte dans lequel s’inscrit celle-ci, et son degré d’indépendance par rapport aux autorités politiques. »

94.  Concernant la société Radio France, la Cour a relevé que, si celle-ci s’était vu assigner des missions de service public et dépendait en grande partie de l’Etat pour son financement, le législateur avait mis en place un régime dont l’objectif était sans aucun doute de garantir son indépendance éditoriale et son autonomie institutionnelle. Sur ce point, Radio France différait peu des sociétés exploitant des radios dites privées, lesquelles étaient elles-mêmes également soumises à diverses contraintes légales et réglementaires. La Cour en a conclu que Radio France était une organisation non gouvernementale au sens de l’article 34 de la Convention. De même, dans l’arrêt Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran c. Turquie (no 40998/98, § 79, CEDH 2007‑V), elle a qualifié la société requérante d’organisation non gouvernementale alors même que cette entité était entièrement propriété de l’Etat iranien et que la majorité des membres de son conseil d’administration étaient nommés par lui. Elle a en effet relevé que cette société était juridiquement et financièrement indépendante de l’Etat et gérée comme une société commerciale.

95.  Malgré les différences entre les notions d’« organisation gouvernementale » et d’« autorité publique », la Cour a retenu un mode de raisonnement similaire dans un cas comme dans l’autre. Ainsi, elle a appliqué les principes élaborés dans la décision Radio France à l’affaire Mikhaïlenki et autres c. Ukraine (nos 35091/02, 35196/02, 35201/02, 35204/02, 35945/02, 35949/02, 35953/02, 36800/02, 38296/02 et 42814/02, §§ 43-46, CEDH 2004‑XII), où se posait la question de la responsabilité de l’Etat à raison des dettes d’une entreprise opérant dans le secteur privé (voir également Yershova c. Russie, no 1387/04, §§ 55 et 62, 8 avril 2010).

96.  Pour ce qui est du statut juridique des liquidateurs de faillite, la Cour l’a examiné dans les affaires suivantes. Dans l’arrêt Katsyuk (précité, § 39), elle a notamment dit que le liquidateur ne présentait aucune des caractéristiques d’une « organisation gouvernementale », considérant que sa désignation et l’approbation de son rapport par le juge commercial ne pouvaient pas, à elles seules, lui conférer cette qualité (voir aussi Bakalov et autres c. Bulgarie (déc.), no 55796/00, 18 septembre 2007). Il faut toutefois noter que, dans cette affaire, le liquidateur avait été désigné alors que la société débitrice était déjà incapable d’honorer ses obligations. De plus, ni la légalité ni le bien-fondé de l’action du liquidateur n’avaient été contestés. La question essentielle qui se posait était plutôt celle de savoir si, par le fait même de désigner un liquidateur, les autorités ukrainiennes avaient endossé la responsabilité des dettes d’une société privée, ce à quoi la Cour a répondu par la négative.

97.  Dans l’affaire Sychev c. Ukraine (no 4773/02, §§ 54-56, 11 octobre 2005), la Cour a examiné le statut du comité de liquidation pour conclure que l’inexécution prolongée par celui-ci d’une décision de justice était due à « l’absence de mise en place par l’Etat d’un mécanisme effectif d’exécution des jugements rendus contre une société visée par une procédure de faillite » (voir aussi Pokutnaya c. Russie (déc.), no 26856/04, 3 juillet 2008). Cependant, elle n’a pas recherché si le comité de liquidation était une « autorité publique », s’attachant plutôt au non-respect par l’Etat de ses obligations positives en la matière. Elle n’a pas non plus examiné cette question dans des affaires où elle était appelée à dire si l’article 6 était applicable aux litiges nés de procédures de liquidation (voir, par exemple, Werner c. Pologne, no 26760/95, § 34, 15 novembre 2001, et Ismeta Bačić c. Croatie, no 43595/06, § 27, 19 juin 2008), ni dans celles où elle a statué sur la durée d’une procédure de ce type (Luordo c. Italie, no 32190/96, §§ 67-71, CEDH 2003‑IX).

98.  Dès lors, en raison principalement de la diversité des situations qui se présentent dans les affaires soumises à la Cour, il apparaît que la jurisprudence sur le statut juridique des liquidateurs de faillite appelle quelque clarification. La Cour va donc rechercher si, en l’espèce, le liquidateur peut passer pour avoir agi comme un agent de l’Etat, eu égard aux critères exposés ci-dessous.

b)  Le liquidateur en l’espèce

99.  La Cour souligne d’emblée que les règles du droit interne en vigueur à l’époque des faits ne qualifiaient pas le liquidateur d’agent de la fonction publique, l’administration des faillites étant supposée relever du secteur privé. Elle va à présent examiner si le statut formel du liquidateur correspondait à la réalité du processus de liquidation.

i.  Désignation

100.  Au moment des faits, le liquidateur en Russie était un particulier engagé par l’organe représentatif des créanciers, entité mue par ses propres intérêts. Il était choisi de gré à gré parmi d’autres professionnels en concurrence pour les mêmes fonctions. Il touchait des honoraires fixés librement et payés par l’organe représentatif des créanciers. Pour autant que l’Etat participait à la procédure de liquidation, il agissait en qualité de créancier et non en tant qu’« autorité publique ».

101.  La désignation du liquidateur était confirmée par les tribunaux. Toutefois, comme le Gouvernement l’a expliqué de manière convaincante, le juge se contentait de valider la décision de l’organe représentatif des créanciers après avoir vérifié si le candidat satisfaisait à tous les critères d’éligibilité. En soi, pareille validation n’impliquait pas que l’Etat fût responsable de la manière dont le liquidateur s’acquittait de sa tâche.

ii.  Contrôle et responsabilité

102.  Alors que la chambre a accordé une grande importance au contrôle de la légalité de l’action du liquidateur opéré par le juge interne, la Grande Chambre note que ce contrôle était d’une portée très limitée et ne s’exerçait qu’a posteriori, les tribunaux n’ayant pas à vérifier si les décisions du liquidateur étaient justifiées d’un point de vue économique ou commercial. Le juge n’était pas habilité à donner au liquidateur des instructions quant à la manière de gérer la société en faillite, tâche qui relevait du pouvoir discrétionnaire de ce dernier. Il ne faisait que contrôler la conformité de l’action du liquidateur aux règles matérielles et procédurales de la législation interne en matière de faillite. Son rôle se limitait à servir d’instance de règlement des litiges entre les créanciers de la société insolvable, ses débiteurs et le liquidateur. En cela, le juge avait la même fonction que dans tout autre contentieux d’ordre privé.

103.  Par ailleurs, en vertu de la loi de 1992, le liquidateur n’avait de comptes à rendre à aucune instance réglementaire. Il ne répondait que devant l’organe représentatif des créanciers ou devant chaque créancier individuellement. Ses relations avec les créanciers (dont l’Etat) étaient régies par le droit des sociétés, qui prévoyait que sa responsabilité personnelle était engagée devant eux. Le liquidateur ne recevait aucun denier public. La loi de 1992 était muette sur la question de la réparation des actes illégaux pouvant être commis par un liquidateur. Cette lacune fut comblée par la loi de 1998, qui permettait aux créanciers s’estimant lésés par des actions illégales du liquidateur de lui demander réparation. La responsabilité pénale du liquidateur pouvait être engagée notamment pour abus de confiance ou détournement de fonds, mais non pour les infractions ne pouvant être commises que par les agents publics. Enfin, le droit de la responsabilité délictuelle prévoyait non pas la responsabilité de l’Etat du fait du liquidateur, mais celle du liquidateur devant les créanciers.

iii.  Objectifs

104.  S’il est clair que, à l’époque des faits, la législation relative à l’insolvabilité cherchait à réaliser un juste équilibre entre tous les intérêts concurrents en matière de faillite, notamment en instaurant différents niveaux de priorité entre créanciers et en mettant en place des procédures de liquidation équitables, la Grande Chambre considère que le liquidateur lui-même n’était pas tenu de se livrer à une telle mise en balance. Pour la Grande Chambre, la mission du liquidateur était bien plus proche de celle de n’importe quel autre professionnel engagé par des clients – en l’occurrence les créanciers – pour servir au mieux leurs intérêts et, au bout du compte, le sien propre. A ce titre, le seul fait que ses services pussent revêtir une utilité pour la société ne faisait pas de lui un agent public agissant dans l’intérêt général.

iv.  Pouvoirs

105.  Surtout, le liquidateur avait des pouvoirs très limités : il était certes habilité à administrer le patrimoine de la société en faillite, mais il ne jouissait d’aucun pouvoir coercitif ou réglementaire à l’égard des tiers. Il ne bénéficiait d’aucune délégation formelle de pouvoirs d’une autorité de l’Etat (et donc d’aucun financement public). Contrairement à un huissier, il ne pouvait pas saisir des biens, collecter des informations, infliger des amendes ou prendre d’autres décisions du même ordre contraignantes à l’égard des tiers. Ses pouvoirs se limitaient au contrôle opérationnel et à la gestion du patrimoine de la société en faillite.

v.  Fonctions

106.  Acteur central du processus de liquidation, le liquidateur peut à ce titre être appelé à désintéresser les créanciers dont les créances ont été, comme en l’espèce, constatées par un tribunal. Il existe donc certaines similitudes entre ses fonctions et celles de l’huissier de justice, qui est incontestablement une autorité publique. De fait, dans la plupart des pays européens, des organes de l’Etat interviennent dans les procédures d’exécution et, par l’action des huissiers, des policiers et d’autres agents de ce type, aident les demandeurs ayant obtenu gain de cause devant le juge à recouvrer les sommes fixées par celui-ci. La Cour a dit à de nombreuses reprises que l’article 6 § 1 et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention font peser sur l’Etat l’obligation positive d’aider les particuliers à faire exécuter les jugements rendus en leur faveur contre d’autres particuliers (Fuklev, précité, §§ 84 et 91, Scollo, précité, § 44, Fociac c. Roumanie, no 2577/02, § 70, 3 février 2005, et Kesyan, précité, §§ 79 et 80). Cependant, ces similitudes n’apparaissent pas déterminantes au vu des différences marquantes qui existent entre les fonctions d’huissier et celles de liquidateur. Premièrement, si les huissiers sont chargés d’exécuter les décisions de justice, les liquidateurs traitent toutes sortes de demandes, dont certaines ne sont pas fondées sur des jugements exécutoires. Deuxièmement, surtout, les huissiers, contrairement aux liquidateurs, sont investis de pouvoirs coercitifs en plus d’être désignés, rémunérés et étroitement contrôlés par l’autorité compétente de l’Etat. Par conséquent, si, dans le cadre des procédures de faillite, l’Etat défendeur a confié l’administration des sociétés insolvables à leurs créanciers et aux liquidateurs désignés par eux, il a, dans le cadre des procédures d’exécution, choisi d’agir par le biais de ses propres agents et d’être directement responsable de leur fait.

vi.  Conclusion

107.  Il apparaît que, au moment des faits, le liquidateur jouissait d’une indépendance opérationnelle et institutionnelle considérable, dès lors que les autorités de l’Etat n’étaient pas habilitées à lui donner des instructions et ne pouvaient donc pas intervenir directement dans le processus de liquidation lui-même. A cet égard, le rôle de l’Etat se limitait à la mise en place du cadre légal de la procédure de liquidation, à la définition des fonctions et pouvoirs de l’organe représentatif des créanciers et du liquidateur et au contrôle du respect des règles. Dès lors, l’action du liquidateur n’était pas celle d’un agent de l’Etat. Aussi l’Etat défendeur ne peut-il être tenu pour directement responsable des irrégularités commises par le liquidateur en l’espèce. Le fait qu’un juge était habilité à exercer un contrôle sur la légalité de l’action du liquidateur ne change rien à ce constat.

108.  Cela étant, la Cour doit aussi rechercher si l’Etat défendeur a manqué à l’une quelconque des obligations positives qui lui incombaient en l’espèce.

2.  Nature et étendue des obligations positives de l’Etat dans le cadre des procédures de faillite

a)  Principes généraux

109.  La Cour a dit à maintes reprises que l’article 1 du Protocole no 1 renferme également certaines obligations positives. Ainsi, dans l’arrêt Öneryıldız c. Turquie ([GC], no 48939/99, § 134, CEDH 2004‑XII), qui concernait la destruction des biens du requérant à la suite d’une explosion de gaz, elle a dit que l’exercice réel et efficace du droit garanti par cette disposition ne dépend pas uniquement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence mais peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par l’intéressé de ses biens. Même dans le cadre de relations horizontales il peut y avoir des considérations d’intérêt public susceptibles d’imposer certaines obligations à l’Etat. Ainsi, dans l’arrêt Broniowski c. Pologne ([GC], no 31443/96, § 143, CEDH 2004‑V), la Cour a dit que les obligations positives découlant de l’article 1 du Protocole no 1 peuvent entraîner pour l’Etat certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété. Dès lors, des considérations d’intérêt général susceptibles d’imposer certaines obligations à l’Etat peuvent entrer en jeu même dans le cadre de relations horizontales.

110.  La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’Etat au titre de l’article 1 du Protocole no 1 ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables n’en sont pas moins comparables. Que l’on analyse l’affaire sous l’angle de l’obligation positive de l’Etat ou sous celui de l’ingérence des pouvoirs publics, qui doit être justifiée, les critères à appliquer ne sont pas différents en substance. Dans un cas comme dans l’autre, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. Il est également vrai que les objectifs énumérés dans cette disposition peuvent jouer un certain rôle dans l’appréciation de la question de savoir si un équilibre a été ménagé entre les exigences de l’intérêt public et le droit fondamental du requérant à la propriété. Dans les deux cas, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer les mesures à prendre afin d’assurer le respect de la Convention (voir, mutatis mutandis, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, §§ 98 et suiv., CEDH 2003‑VIII, et Broniowski [GC], précité, § 144).

111.  La nature et l’étendue des obligations positives de l’Etat varient selon les circonstances. Par exemple, dans l’affaire Öneryıldız précitée, la privation de propriété subie par le requérant avait pour origine une négligence manifeste des autorités dans une situation particulièrement dangereuse. En revanche, lorsque sont en cause des relations commerciales ordinaires entre particuliers, ces obligations positives sont bien plus limitées. Ainsi, la Cour a souligné à de nombreuses reprises que l’article 1 du Protocole no 1 ne peut être interprété comme faisant peser sur les Etats contractants une obligation générale d’assumer les dettes d’entités privées (voir, mutatis mutandis, la décision Shestakov précitée et l’arrêt Scollo précité, § 44 ; voir en particulier le raisonnement de la Cour dans la décision Anokhin c. Russie (déc.), no 25867/02, 31 mai 2007).

112.  Toutefois, la Cour a également dit que, dans certaines circonstances, l’article 1 du Protocole no 1 peut imposer « certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété (...), même dans les cas où il s’agit d’un litige entre des personnes physiques ou morales » (Sovtransavto Holding, précité, § 96). Ce principe a été largement appliqué dans le contexte de procédures d’exécution dirigées contre des débiteurs privés (Fuklev, précité, §§ 89-91, Kesyan, précité, §§ 79-80 ; voir également Kin‑Stib et Majkić c. Serbie, no 12312/05, § 84, 20 avril 2010, Marčić et autres c. Serbie, no 17556/05, § 56, 30 octobre 2007, et, mutatis mutandis, Matheus c. France, no 62740/00, §§ 68 et suiv., 31 mars 2005).

113.  Dans son arrêt Blumberga c. Lettonie (no 70930/01, § 67, 14 octobre 2008), la Cour a dit : « [t]oute atteinte au droit au respect des biens commise par un particulier fait naître pour l’Etat l’obligation positive de garantir dans son ordre juridique interne que le droit de propriété sera suffisamment protégé par la loi et que des recours adéquats permettront à la victime de pareille atteinte de faire valoir ses droits, notamment, le cas échéant, en demandant réparation du préjudice subi ». Il s’ensuit que l’Etat peut être tenu de prendre en pareilles circonstances soit des mesures préventives, soit des mesures de réparation.

114.  Parmi les mesures de réparation que l’Etat peut être tenu de prendre dans certaines circonstances, il y a la mise en place de voies de droit adéquates permettant à la partie lésée de se prévaloir effectivement de ses droits. L’existence d’obligations positives de nature procédurale sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, malgré le silence de cette disposition sur ce point, a été reconnue par la Cour aussi bien dans des affaires concernant des autorités de l’Etat (Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002‑IV ; voir également Zehentner c. Autriche, no 20082/02, § 73, 16 juillet 2009) que dans des affaires portant, comme en l’espèce, sur un litige opposant uniquement des particuliers. Ainsi, dans une affaire relevant de la seconde catégorie, la Cour a jugé que l’Etat avait l’obligation de prévoir une procédure judiciaire offrant les garanties procédurales nécessaires et permettant ainsi aux tribunaux nationaux de trancher efficacement et équitablement tout litige éventuel entre particuliers (Sovtransavto Holding, précité, § 96 ; voir aussi Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007‑I, et Freitag c. Allemagne, no 71440/01, § 54, 19 juillet 2007).

115.  La Cour rappelle enfin que, lorsqu’elle contrôle le respect de l’article 1 du Protocole no 1, elle doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu en gardant à l’esprit que la Convention vise à sauvegarder des droits concrets et effectifs. Elle doit aller au-delà des apparences et s’enquérir des réalités de la situation dénoncée (Plechanow, précité, § 101).

b)  Application en l’espèce des principes susmentionnés

116.  La Cour observe d’emblée que l’action illégale du liquidateur a causé au requérant un préjudice, comme l’ont confirmé les tribunaux russes. Elle rappelle toutefois que l’Etat ne peut être tenu pour directement responsable des dettes d’une société privée ni des fautes commises par ses dirigeants (ou, comme en l’occurrence, par un liquidateur de faillite). En déposant son argent dans une banque privée, le requérant en l’espèce a pris certains risques, tenant notamment à la possibilité d’erreurs de gestion voire d’abus de confiance. L’Etat n’avait donc pas à assumer la moindre responsabilité civile pour des irrégularités commises par le liquidateur.

117.  La Cour relève toutefois que les irrégularités commises par le liquidateur en l’espèce étaient graves et qu’elles ont donné lieu à d’importantes réclamations, auxquelles le juge interne a fait droit. De plus, elles se sont produites dans un domaine où toute négligence de la part de l’Etat dans la lutte contre la mauvaise gestion ou la fraude peut avoir des conséquences catastrophiques sur l’économie du pays et léser un grand nombre de personnes dans leur droit de propriété. Dans ces conditions, la Cour estime que, au titre des obligations découlant de l’article 1 du Protocole no 1, l’Etat doit à tout le moins instaurer un cadre législatif minimum, prévoyant notamment une instance adéquate permettant aux personnes se trouvant dans une situation telle que celle du requérant en l’espèce de se prévaloir effectivement de leurs droits et d’en obtenir la sanction. Un Etat qui n’agirait pas ainsi manquerait en effet gravement à son obligation de protéger la prééminence du droit et de prévenir l’arbitraire. La Cour va donc examiner si, en l’espèce, l’Etat défendeur a respecté cette obligation en mettant à la disposition du requérant des voies de droit propres à lui permettre de faire réellement valoir ses droits et en créant une instance de règlement appropriée à cette fin.

118.  Quant aux mesures préventives que l’Etat aurait pu être tenu de prendre, la Cour rappelle que, la Convention n’étant entrée en vigueur à l’égard de la Russie que le 5 mai 1998, elle n’est pas compétente ratione temporis pour examiner ce que l’Etat aurait pu faire pour empêcher la distribution illégale des actifs de la banque par le liquidateur en 1996. Elle peut toutefois déterminer si, en 1998 et 1999, il existait dans ce pays un quelconque mécanisme propre à réparer le tort causé au requérant par les irrégularités du liquidateur et, dans l’affirmative, pourquoi il n’a pas été effectif dans son cas.

i.  Sur l’existence de voies de droit adéquates

α)  Le recours dirigé contre la banque

119.  La Cour constate que le requérant a cherché à deux reprises à être rétabli dans ses droits. En 1998, il assigna en justice le liquidateur en sa qualité d’administrateur de la banque, invoquant les dispositions de la loi sur la faillite qui prévoyaient le contrôle par le juge de l’action du liquidateur (paragraphe 46 ci-dessus). Dans sa décision définitive du 12 novembre 1998, le tribunal fédéral de commerce du Caucase du Nord lui donna gain de cause et ordonna au liquidateur de le dédommager. Or cette décision ne fut pas exécutée, la distribution d’argent aux créanciers « privilégiés » ayant absorbé la quasi-totalité des actifs de la banque sans qu’aucun nouvel actif ne fût découvert. Ce recours s’est donc révélé ineffectif et inapte à réparer le tort causé à l’intéressé. La seule voie de droit restante était donc un recours en responsabilité délictuelle contre le liquidateur.

β)  Le recours en responsabilité délictuelle contre le liquidateur

120.  Nul ne conteste qu’à l’époque des faits le requérant aurait pu agir en réparation contre le liquidateur à titre personnel sur la base des dispositions générales du droit russe de la responsabilité délictuelle. La Cour constate qu’avant 1998 il n’existait aucune disposition légale prévoyant expressément l’engagement de la responsabilité personnelle du liquidateur en cas de faute de gestion, ni aucune jurisprudence constante en la matière. La situation a évolué depuis lors, la loi de 1998 sur la faillite, en son article 21 § 3, permettant aux créanciers de se faire indemniser par le liquidateur de tout dommage susceptible d’avoir été causé par une action ou une omission illégale de sa part. La Cour est néanmoins disposée à croire que, comme le Gouvernement le dit, cette disposition n’a pas instauré la responsabilité personnelle du liquidateur en droit russe, elle n’a fait qu’en confirmer l’existence. Il s’ensuit que, au moment des faits, le droit russe permettait, du moins en théorie, de demander réparation au liquidateur lui-même. La Cour doit à présent examiner l’effectivité de cette voie de droit dans les circonstances de l’espèce.

ii.  Sur l’effectivité de la voie de droit existante

121.  Le Gouvernement soutient que la loi permettait à tout créancier lésé par un liquidateur de demander réparation à celui-ci à titre personnel mais que le requérant n’a pas correctement usé de cette possibilité, et ce pour deux raisons. Premièrement, en saisissant un tribunal de commerce plutôt qu’un tribunal de droit commun, l’intéressé ne se serait pas adressé à la bonne juridiction. A l’appui de cet argument, le Gouvernement invoque la décision du Tribunal supérieur de commerce du 17 avril 2001. Deuxièmement, le requérant aurait formulé sa demande trop tôt, à savoir avant la clôture de la procédure de faillite.

α)  Quant à savoir si le requérant s’est adressé à la juridiction compétente

122.  Sur la question de savoir si le requérant a saisi ou non la juridiction compétente, la Cour reconnaît que, en principe, les tribunaux internes sont mieux placés qu’elle pour interpréter la législation nationale. Elle constate à cet égard que les deux procédures dirigées contre le liquidateur, closes respectivement en 1998 et 1999, ont été examinées par les tribunaux de commerce. Or, en 2001, le Tribunal supérieur de commerce a annulé la décision rendue à l’issue de la procédure conduite en 1999 au motif que, l’intéressé ayant demandé réparation au liquidateur à titre personnel (et non en tant qu’administrateur de la banque), il lui aurait fallu saisir le juge de droit commun. La Cour n’est pas convaincue que dans les circonstances de l’espèce le requérant aurait pu savoir que seuls les tribunaux ordinaires étaient alors compétents pour connaître de sa demande.

123.  De fait, si le code de procédure civile disposait à l’époque que les litiges d’ordre pécuniaire entre un individu et une société devaient être portés devant le juge de droit commun (paragraphe 52 ci-dessus), les lois de 1992 et 1998 sur l’insolvabilité, ainsi que le code de procédure commerciale et la loi de 1999 sur l’insolvabilité des banques (dans lesquelles il faut apparemment voir des lex specialis) prévoyaient une règle différente, faisant passer sous la compétence des tribunaux de commerce tout litige né d’une procédure de faillite (paragraphes 53 et suiv. ci-dessus). Par ailleurs, aucune de ces lois n’établissait de distinction entre les actions formées par les créanciers contre le liquidateur en sa qualité d’administrateur de la personne morale en faillite et celles formées contre lui personnellement en tant qu’auteur d’une faute.

124.  De surcroît, le Gouvernement ne s’appuie sur aucun précédent remontant à l’époque des faits qui serait de nature à confirmer l’existence d’une telle distinction en droit russe. Il cite bien l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 12 mars 2001 (no 4-P), mais celui-ci est postérieur aux faits en cause. En outre, la Cour constitutionnelle y a simplement dit que, si un juge commercial se déclare incompétent pour examiner la demande d’un créancier personne physique, celui-ci peut saisir les tribunaux ordinaires. Elle a par ailleurs souligné que rien dans les dispositions de la loi sur la faillite « n’empêch[ait] les tribunaux de commerce de rendre des décisions garantissant pleinement aux intéressés leur droit à la protection judiciaire dans le cadre de la procédure de faillite ».

125.  Enfin, la Cour relève que, quand bien même le requérant aurait commis une erreur, celle-ci n’a sauté aux yeux ni des parties ni du représentant de la Banque centrale de Russie qui avait participé à la procédure conduite en 1999. De surcroît, les tribunaux de commerce de trois degrés se sont déclarés compétents pour connaître du litige. Ce n’est qu’en 2001 que l’exception d’incompétence a été soulevée dans le cadre de la procédure de supervision introduite après la communication de l’affaire au Gouvernement par la Cour et à l’issue de laquelle ont été annulées toutes les décisions antérieures des tribunaux de commerce (celles du 4 février, du 31 mars et du 9 juin 1999).

126.  Il s’ensuit que les règles qui régissaient à l’époque la compétence des tribunaux en question n’étaient pas claires et que, en saisissant une juridiction qui apparaissait compétente, le requérant a agi de manière raisonnable. Dans ces conditions, la Cour estime que, après l’annulation en 2001 par voie de supervision des décisions rendues en 1999, on ne pouvait attendre de l’intéressé qu’il formât le même recours devant un autre tribunal. A la date de l’introduction de sa requête devant la Cour, le requérant avait de bonnes raisons de penser qu’il avait emprunté les bonnes voies légales et que le jugement du 9 juin 1999 constituait la décision définitive en la matière. Dès lors, même s’il s’est effectivement adressé à une juridiction incompétente, cette erreur ne saurait raisonnablement être retenue contre lui.

β)  Quant à savoir si le requérant a esté en justice trop tôt

127.  Le Gouvernement soutient également que si le requérant n’a pas obtenu gain de cause, c’est parce que la procédure de liquidation était toujours pendante. Il estime que, tant que la banque continuait d’exister, il demeurait possible que la somme initialement allouée à l’intéressé lui fût remboursée sur le reste des actifs. Il en conclut que, si le juge avait indemnisé le requérant, celui-ci aurait pu prétendre au recouvrement de la même somme deux fois : des mains de la banque et de celles du liquidateur (thèse dite du double recouvrement). Il estime en revanche qu’une fois la procédure de liquidation clôturée, l’intéressé avait effectivement le droit de former un nouveau recours et de solliciter une indemnisation adéquate. En somme, pour le Gouvernement, le requérant n’a été que provisoirement empêché de demander réparation au liquidateur, à savoir pendant que la procédure de liquidation était en cours. La Cour va à présent examiner cet argument en se basant sur le raisonnement développé par les juridictions internes dans le cadre de l’instance conduite en 1999.

128.  La Grande Chambre relève que, dans son jugement du 9 juin 1999, je juge commercial a clairement fait fond sur la thèse du double recouvrement. Pour l’essentiel, à partir du 17 juin 1999, date de l’homologation par le tribunal de commerce de la liquidation de la banque, le requérant avait la possibilité de former contre le liquidateur une action en responsabilité délictuelle pour négligence et faute professionnelle. Or, pour des raisons qui demeurent inconnues, il ne l’a pas fait. Quelles qu’aient pu être ces raisons, rien dans ce jugement n’était de nature à empêcher l’intéressé d’assigner le liquidateur en justice une fois close la procédure de liquidation.

129.  Aux yeux de la Cour, la thèse du double recouvrement retenue par les juridictions internes n’est pas dénuée de pertinence. En effet, si le requérant avait attaqué le liquidateur en justice avec succès puis recouvré ultérieurement la somme que la banque avait initialement été condamnée à lui rembourser, il aurait effectivement été dédommagé deux fois de ce qui était essentiellement le même préjudice financier. Dès lors, le refus par le juge de connaître des demandes formulées par l’intéressé contre le liquidateur tant que la procédure de liquidation était pendante avait une raison d’être. Même si, au vu des circonstances de l’espèce, la probabilité d’un recouvrement de la somme due par la banque était faible, la règle générale appliquée par le tribunal dans sa décision du 9 juin 1999 ne saurait être considérée comme dépourvue de justification raisonnable.

130.  Cette règle a certes pour conséquence qu’un créancier lésé doit attendre la dissolution de la société débitrice avant de pouvoir demander réparation au liquidateur à titre personnel. La Cour souligne toutefois que, dans les affaires introduites par voie de requête individuelle, elle n’a pas pour tâche de contrôler dans l’abstrait la législation litigieuse. Elle doit au contraire se limiter autant que possible à examiner les questions soulevées par l’affaire dont elle est saisie (voir, mutatis mutandis, parmi de nombreux autres précédents, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 83, CEDH 2010). En l’espèce, la banque a été liquidée le 17 juin 1999, soit huit jours après que les tribunaux eurent statué sur les demandes formulées par l’intéressé contre le liquidateur. Si l’on examine les choses dans leur globalité, seul un bref laps de temps s’est donc écoulé entre le moment où le requérant a appris que la banque n’avait plus d’actifs pour lui rembourser la somme qui lui revenait en vertu de la décision du 12 novembre 1998 et la date à laquelle il lui est devenu possible de poursuivre le liquidateur en réparation.

131.  La Cour rappelle en outre que la marge d’appréciation devant être accordée au législateur pour la mise en œuvre de ses choix en matière économique ou sociale doit être étendue (voir, parmi de nombreux précédents, Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 91, CEDH 2005‑VI), surtout dans un cas comme celui-ci, où l’Etat doit avoir égard aux intérêts privés entrant en concurrence dans le cadre de relations horizontales dans un domaine tel que celui de la faillite bancaire.

132.  En somme, la loi prévoyait un mécanisme compensatoire « différé », mais le requérant n’en a pas fait usage au moment où il en a eu la faculté. L’impossibilité de demander réparation au liquidateur ayant été brève dans sa durée – concomitante à celle de la procédure de liquidation – et le requérant n’ayant avancé aucun argument propre à expliquer en quoi cette durée aurait été excessive au vu des circonstances, la Cour considère que la restriction litigieuse n’a pas porté atteinte à la substance des droits résultant pour l’intéressé de l’article 1 du Protocole no 1 et qu’elle relevait de la marge d’appréciation reconnue à l’Etat.

133.  Il s’ensuit que le cadre légal mis en place par l’Etat offrait au requérant un mécanisme lui permettant de faire respecter les droits que lui garantissait l’article 1 du Protocole no 1. Dès lors, la Cour conclut que l’Etat a satisfait aux obligations positives découlant pour lui de cette disposition. Eu égard à ce qui précède, il n’est pas nécessaire d’examiner séparément l’exception préliminaire du Gouvernement.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Joint au fond l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ;

2.  Dit, par seize voix contre une, que la Cour est compétente ratione temporis pour connaître des griefs du requérant pour autant qu’ils se rapportent aux procédures conduites en 1998 et 1999 ;

3.  Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et qu’il n’est pas nécessaire d’examiner l’exception préliminaire du Gouvernement.

Fait en anglais et en français, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 3 avril 2012.

Johan Callewaert Nicolas Bratza
Adjoint au Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

(a)  opinion concordante du juge Bratza;

(b)  opinion partiellement dissidente de la juge Gyulumyan;

(c)  opinion dissidente des juges Lorenzen, Fura, Popović, Malinverni et Raimondi.

N.B.
J.C.


OPINION CONCORDANTE DU JUGE BRATZA

(Traduction)

C’est avec quelques hésitations que j’ai voté en faveur d’un constat de non-violation en l’espèce des droits du requérant découlant de l’article 1 du Protocole no 1. Mes hésitations portaient non pas sur la question de savoir si le liquidateur doit être regardé comme un agent de l’Etat ni sur la nature et l’étendue des obligations positives de l’Etat dans le cadre d’une procédure de faillite – je partage pleinement l’opinion de la majorité de la Cour sur ces deux points –, mais sur la question du respect de ces obligations positives au vu des circonstances de l’espèce.

Dans l’arrêt Sovtransavto Holding c. Ukraine (no 48553/99, CEDH 2002‑VII), les obligations positives découlant de l’article 1 du Protocole no 1 ont été interprétées comme imposant en particulier à l’Etat de prévoir une procédure judiciaire offrant les garanties procédurales nécessaires et permettant ainsi aux tribunaux nationaux de trancher efficacement et équitablement tout litige éventuel entre particuliers, y compris, comme ici, une demande en justice visant à obtenir le recouvrement d’une somme par le biais de dommages-intérêts. Ces obligations ne prescrivent pas seulement l’existence d’un cadre légal : elles exigent aussi un certain degré de clarté et de cohérence dans la loi et les procédures à suivre, de manière à éviter autant que possible toute incertitude ou ambiguïté juridique pour les plaideurs concernés. Dans l’affaire Sovtransavto elle-même, c’étaient les dissonances dans l’application et l’interprétation des règles de droit interne par les différents niveaux de juridiction, à l’origine de multiples réouvertures de la procédure en cause et d’incertitudes permanentes quant à la régularité des décisions en cause, qui ont conduit en partie la Cour à conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1. Dans l’arrêt Plechanow c. Pologne (no 22279/04, 7 juillet 2009), c’était le flou quant à l’instance précise à assigner, à la suite d’une réattribution fondamentale des compétences entre les différentes autorités administratives aux échelons local et national, avec pour conséquence que le requérant était censé identifier la bonne partie défenderesse, que la Cour a jugé disproportionné et impropre au maintien de tout juste équilibre, en violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Il y avait incontestablement un manque de clarté en l’espèce, pour ce qui était tant de savoir si et, dans l’affirmative, à quel moment un liquidateur pouvait être assigné en réparation pour faute professionnelle lors du désintéressement de créanciers d’une banque que de savoir si, à cette fin, c’est le juge commercial ou le juge de droit commun qui devait être saisi.

Je n’attache guère d’importance à ce dernier point ni au fait que, à l’issue de la procédure de supervision, le Tribunal supérieur de commerce a jugé que le litige qui opposait le requérant au liquidateur n’était pas rattaché à la procédure de faillite elle-même et aurait dû être porté devant les tribunaux ordinaires. Comme la Cour le note dans son arrêt, non seulement les parties à la procédure conduite en 1999 et le représentant de la banque centrale de Russie mais aussi les trois degrés des juridictions commerciales eux-mêmes apparaissent avoir estimé, avec le requérant, que l’instance avait été introduite devant le tribunal compétent. Si la décision définitive du Tribunal supérieur de commerce avait été en faveur du requérant et si elle avait été aussi annulée par voie de supervision, une question aurait très bien pu se poser sur le terrain du Protocole no 1. Mais tel n’a pas été le cas, le requérant ayant été débouté devant chacun de ces trois degrés de juridiction.

La question essentielle est de savoir si le droit russe alors en vigueur, tel qu’analysé et appliqué par les juridictions commerciales, était d’une incertitude telle que le requérant s’en était trouvé privé d’une protection effective de son droit de propriété. Le jugement du 31 mars 1999 rendu par l’instance d’appel déboutant l’intéressé de sa demande dirigée contre le liquidateur reposait sur deux motifs : le risque de « double recouvrement » si le défendeur était condamné à verser des dommages-intérêts alors que la procédure de faillite elle-même était toujours en cours et le fait que la loi sur la faillite n’était applicable qu’aux demandes nées au cours de l’activité de la banque, pas à celles nées au cours de ladite procédure. Or, comme la Cour le relève dans son arrêt, seule la thèse du « double recouvrement » a été expressément retenue par le Tribunal supérieur de commerce dans son jugement du 9 juin 1999. J’estime qu’une telle décision n’est ni arbitraire ni déraisonnable (voir OBG et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 48407/07, 29 novembre 2011, § 90). Je ne trouve pas déraisonnable non plus que le juge commercial ait conclu que la loi ne prévoyait aucune indemnisation pour dommage moral. Il se peut que le droit positif fût incertain jusqu’à ce que le Tribunal supérieur de commerce tranche. Cela ne serait guère surprenant étant donné que les décisions en cause ont été rendues à une époque où les règles matérielles et procédurales en matière de faillite en étaient au stade du développement et de la transition. J’estime cependant que ces incertitudes juridiques ou procédurales, si on les considère dans leur ensemble, n’étaient pas de nature à priver en l’espèce le requérant d’une protection effective de son droit de propriété, d’autant qu’il aurait pu former une nouvelle action en justice contre le liquidateur après la clôture formelle de la procédure de faillite, prononcée peu après le jugement du 9 juin 1999.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE LA JUGE GYULUMYAN

(Traduction)

Je ne suis pas d’accord avec la majorité lorsqu’elle conclut que la Cour a compétence ratione temporis pour examiner cette affaire.

La Cour a jugé à maintes reprises que, lorsque l’atteinte à un droit tiré de la Convention est antérieure à la date de la ratification mais que le refus d’y remédier est postérieur à celle-ci, retenir la seconde date pour statuer sur la compétence temporelle de la Cour conduirait à rendre la Convention applicable à un fait survenu avant l’entrée en vigueur de cette dernière à l’égard de l’Etat concerné (voir, parmi d’autres précédents, Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 70, CEDH 2006‑III). Rappelons que « dissocier » les décisions du juge interne des faits à l’origine de la procédure dénoncée reviendrait à donner un effet rétroactif à la Convention, ce qui serait contraire aux principes généraux du droit international (Jovanović c. Croatie (déc.), no 59109/00, CEDH 2002‑III). En l’espèce, l’atteinte aux « biens » du requérant a eu lieu en 1996, lorsque le liquidateur versa des sommes destinées au requérant à des créanciers qui n’y avaient pas droit. Il s’agit d’un acte instantané, survenu avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie (le 5 mai 1998). Au vu des circonstances, il est probable que le requérant pouvait assigner personnellement le liquidateur en réparation. Je veux bien admettre que le droit russe en vigueur à l’époque le permettait – du moins, c’est ce que le Gouvernement a reconnu dans ses observations. Cependant, la lecture des jugements de 1999 m’a donné l’impression que le juge interne n’était pas certain de l’existence réelle d’un tel droit. Dès lors, le point essentiel de la présente affaire est non pas la procédure conduite en 1999 mais plutôt les règles de fond en vigueur au moment de l’atteinte, c’est-à-dire en 1996. Ces règles n’étaient probablement pas assez claires, ce qui condamnait à l’échec l’action intentée par le requérant contre le liquidateur en 1999. En tout état de cause, la question des lacunes alléguées de ces règles échappe selon moi à la compétence ratione temporis de la Cour.


OPINION DISSIDENTE DES JUGES LORENZEN, FURA, POPOVIC, MALINVERNI ET RAIMONDI

(Traduction)

En l’espèce, la majorité a voté pour un constat de non-violation de l’article 1 du Protocole no 1, ayant conclu que l’Etat défendeur n’avait pas manqué à ses obligations positives découlant de cet article. Pour les raisons exposées ci-dessous, nous ne pouvons souscrire à cette conclusion.

Comme elle le rappelle dans son arrêt, la Cour a dit dans sa jurisprudence que l’article 1 du Protocole no 1 peut imposer « certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété (...), même dans les cas où il s’agit d’un litige entre des personnes physiques ou morales » (paragraphe 112) et que l’Etat a l’obligation positive, également pour ce qui est des atteintes à ce droit commises par des particuliers, de « garantir dans son ordre juridique interne que le droit de propriété sera suffisamment protégé par la loi et que des recours adéquats permettront à la victime de pareille atteinte de faire valoir ses droits, notamment, le cas échéant, en demandant réparation du préjudice subi » (paragraphe 113). De plus, elle a jugé que, bien que l’article 1 du Protocole no 1 ne renferme aucune exigence procédurale explicite, l’Etat a l’obligation de prévoir « une procédure judiciaire offrant les garanties procédurales nécessaires et permettant ainsi aux tribunaux nationaux de trancher efficacement et équitablement tout litige éventuel entre particuliers » (paragraphe 114).

L’arrêt en l’espèce confirme ces principes et nous ne pouvons que l’approuver sur ce point. Nous sommes également d’accord lorsqu’il dit que, dans des circonstances comme celles de la présente affaire, l’Etat est tenu par l’article 1 du Protocole no 1 d’« instaurer un cadre législatif minimum, prévoyant notamment une instance adéquate permettant aux personnes se trouvant dans une situation telle que celle du requérant en l’espèce de se prévaloir effectivement de leurs droits et d’en obtenir la sanction » (paragraphe 117).

L’arrêt constate par ailleurs que, au regard du droit russe tel qu’en vigueur pendant la période considérée, le seul recours qui pouvait être envisagé était une action en responsabilité délictuelle contre le liquidateur. Le requérant tenta effectivement de se faire indemniser par le liquidateur et, à cette fin, choisit d’ester devant le juge commercial. Il fut toutefois débouté au motif que sa demande n’était pas suffisamment fondée. C’est seulement après la communication au Gouvernement du grief soulevé devant la Cour que les décisions du juge commercial furent annulées pour incompétence. Tout comme la majorité, nous ne pouvons que conclure au vu des circonstances de l’espèce que le requérant ne pouvait pas savoir que seul le juge ordinaire avait compétence pour connaître de sa demande (paragraphe 122), que les règles régissant la compétence des tribunaux en question à l’époque n’étaient pas claires et que, en saisissant une juridiction qui apparaissait compétente, le requérant a agi raisonnablement (paragraphe 126).

Or, malgré cela, la majorité conclut que le requérant a esté en justice trop tôt et que, après que la banque avait été finalement liquidée en juin 1999, il aurait dû se prévaloir de la faculté qui lui était offerte d’assigner le liquidateur pour faute professionnelle devant le juge ordinaire. Sur ce point, nous sommes en désaccord avec elle.

Quand bien même le requérant aurait pu en théorie assigner le liquidateur en responsabilité délictuelle devant le juge de droit commun, le droit positif russe était selon nous entouré d’incertitudes telles qu’elles privaient l’intéressé de toute possibilité concrète d’obtenir gain de cause. La majorité semble avoir attaché une importance considérable à la thèse du « double recouvrement » sur laquelle le jugement du 9 juin 1999 a fait fond. Or, en dehors du fait qu’aucune des juridictions commerciales n’a dit que le requérant aurait pu ou dû assigner le liquidateur devant les tribunaux ordinaires, cette thèse n’était pas la seule retenue par elles. Le Gouvernement a reconnu lui-même que d’autres raisons avaient fait échec à la demande du requérant sur le terrain de la responsabilité délictuelle. Ainsi, le jugement du 31 mars 1999 (rendu en appel) a indiqué que la loi sur la faillite ne permettait que le recouvrement des créances nées pendant la période d’activité de la banque, pas de celles nées pendant la procédure de faillite. L’instance d’appel n’a donc établi aucune distinction entre la dette initiale de la banque et la responsabilité personnelle du liquidateur pour faute professionnelle. En cela, elle a exonéré ce dernier de toute responsabilité pour son comportement alors même que, comme l’a expliqué le Gouvernement, la loi prévoyait cette responsabilité. Dans son arrêt du 9 juin 1999, l’instance de cassation a certes fait fond sur la thèse du « double recouvrement » mais elle a confirmé le jugement d’appel sur tous les points, disant explicitement qu’il n’y avait aucune raison de le modifier. Dans ces conditions, et compte tenu des incertitudes du droit positif à l’époque, le requérant était fondé à croire que, sur le fond, il avait été débouté de sa demande, que celle-ci n’avait pas été présentée prématurément et que le dossier était clos. A nos yeux, ces éléments sont corroborés par le fait que c’est seulement après la communication du grief à la Cour qu’il a été établi que les juridictions commerciales n’avaient pas compétence pour connaître du recours dirigé contre le liquidateur.

Par ailleurs, le requérant avait réclamé, en plus de la somme initialement allouée par le juge, une indemnité pour dommage moral et perte de temps. Cependant, les tribunaux le déboutèrent au motif que ce type d’indemnisation n’était pas prévu par la loi. Il apparaît donc que, quelle qu’ait pu être la faute du liquidateur, sa responsabilité aurait de toute manière été limitée par le montant de la créance initiale. Le Gouvernement n’a produit aucun élément de jurisprudence qui aurait permis à la Cour d’en juger autrement. Le créancier lésé se trouvait donc placé dans une situation très défavorable, surtout dans le contexte d’inflation galopante qui était celui de la Russie à l’époque et vu qu’il était censé attendre la clôture définitive de la liquidation après une très longue procédure de faillite.

Au vu de ce qui précède, force est pour nous de conclure que le droit russe à l’époque des faits n’offrait pas un cadre légal suffisant pour protéger les droits du requérant découlant de l’article 1 du Protocole no 1. Nous estimons donc que l’Etat a manqué aux obligations positives que cette disposition fait peser sur lui et que, dès lors, il y a eu violation de celle-ci.

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Textes cités dans la décision

  1. Code de procédure civile
  2. Code civil
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CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE KOTOV c. RUSSIE, 3 avril 2012, 54522/00