CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE BAKA c. HONGRIE, 23 juin 2016, 20261/12

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Chronologie de l’affaire

Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE BAKA c. HONGRIE

(Requête no 20261/12)

ARRÊT

STRASBOURG

23 juin 2016

Cet arrêt est définitif.


En l’affaire Baka c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Luis López Guerra, président,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ledi Bianku,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
Angelika Nußberger,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Helen Keller,
Paul Lemmens, juges,
Helena Jäderblom, juge ad hoc,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Faris Vehabović,
Dmitry Dedov, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 juin 2015 et le 14 mars 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 20261/12) dirigée contre la Hongrie et dont un ressortissant de cet État, M. András Baka (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Me A. Cech, avocat à Budapest. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi, du ministère de la Justice.

3.  Dans sa requête, M. Baka alléguait en particulier qu’il n’avait pas eu accès à un tribunal pour contester la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême. Il se plaignait également d’avoir été relevé de ses fonctions parce qu’il avait publiquement, en sa qualité de président de la Cour suprême, pris position ou exprimé un avis sur divers aspects de réformes législatives qui concernaient les tribunaux. Il invoquait les articles 6 § 1 et 10 de la Convention.

4.  La requête fut attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour).

5.  À la suite du déport de M. A. Sajó, juge élu au titre de la Hongrie (article 28 du règlement), le Gouvernement désigna Mme H. Jäderblom, juge élue au titre de la Suède, pour siéger à sa place (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 a) du règlement tel qu’il était alors en vigueur).

6.  Le 27 mai 2014, une chambre de ladite section composée de Guido Raimondi, président, Işıl Karakaş, Nebojša Vučinić, Helena Jäderblom, Egidijus Kūris, Robert Spano et Jon Fridrik Kjølbro, juges, ainsi que d’Abel Campos, greffier adjoint de section, rendit un arrêt dans lequel elle concluait, unanime, à la violation des articles 6 § 1 et 10 de la Convention.

7.  Le 27 août 2014, le Gouvernement sollicita le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention. Le 15 décembre 2014, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

8.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

9.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Des observations ont également été reçues du Comité Helsinki hongrois, de l’Union hongroise pour les libertés civiles, de l’Institut Eötvös Károly, de la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme et de la Commission internationale des juristes, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite en tant que parties intervenantes (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

10.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 17 juin 2015 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
M.Z. Tallódi, ministère de la Justice,agent,
MmeM. Weller, ministère de la Justice,coagent ;

–  pour le requérant
MM.A. Cech, avocat exerçant à Budapest,conseil,
E. Látrányi, avocat exerçant à Budapest,conseiller.
 

La Cour a entendu M. Cech et M. Tallódi en leurs déclarations.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

11.  Le requérant est né en 1952 ; il réside à Budapest.

A.  Élection du requérant à la présidence de la Cour suprême et aperçu de ses fonctions

12.  Le 22 juin 2009, après avoir été juge à la Cour européenne des droits de l’homme pendant dix-sept ans (de 1991 à 2008), puis membre de la cour d’appel de Budapest pendant plus de un an, il fut élu président de la Cour suprême par le Parlement hongrois (décision no 55/2009 (VI. 24.) OGY) pour un mandat de six ans dont l’échéance était fixée au 22 juin 2015.

13.  Sa mission comportait à la fois des tâches de type managérial et des tâches judiciaires. Il présidait ainsi les délibérations dans les affaires appelant soit une résolution d’uniformisation de la jurisprudence, soit une résolution de principe. Il présidait également le Conseil national de la justice. Cette deuxième fonction avait été ajoutée aux missions du président de la Cour suprême en 1997 par la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi LXVI de 1997). La loi disposait expressément qu’en tant que plus haut responsable du Conseil national de la justice, le président de la Cour suprême avait l’obligation de donner un avis sur les projets et propositions de loi concernant les tribunaux, après avoir recueilli et synthétisé les opinions de différentes juridictions par le biais du bureau du Conseil national de la justice (paragraphe 44 ci-dessous).

14.  Le 13 octobre 2011, l’assemblée générale du Réseau des présidents des cours suprêmes judiciaires de l’Union européenne élut le requérant président du Réseau pour un mandat de deux ans (de 2011 à 2013).

B.  Déclarations et prises de positions exprimées publiquement par le requérant sur les réformes législatives qui concernaient les tribunaux

15.  En avril 2010, l’alliance entre Fidesz – Union civique hongroise (Fidesz) et le Parti populaire démocrate-chrétien (KDNP) obtint la majorité des deux tiers des voix au Parlement et engagea un vaste programme de réformes constitutionnelles et législatives. En sa qualité de président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice, le requérant exprima son opinion sur différents aspects des réformes législatives qui concernaient les tribunaux, notamment sur le projet de loi dit « d’annulation », sur celui qui modifiait l’âge de départ à la retraite des juges, sur les amendements apportés au code de procédure pénale et sur le projet réformant l’organisation et l’administration des tribunaux.

16.  Le 12 février 2011, le porte-parole du requérant expliqua au journal Népszabadság quelle était la position du président de la Cour suprême sur le projet de loi (qui devint la loi XVI de 2011 portant annulation des condamnations définitives prononcées à la suite des dispersions de manifestants à l’automne 2006) :

« Le projet de loi prévoyant l’annulation de certaines décisions judiciaires prononcées après les émeutes de 2006 est source de préoccupation, car il porte atteinte à la libre appréciation des éléments de preuve par les juges. Un grave problème de constitutionnalité est ici en cause. (...) Le pouvoir judiciaire effectue un contrôle purement professionnel du projet de loi et se tient à l’écart du débat politique. András Baka [le requérant], le président du Conseil national de la justice, espère que le Parlement adoptera une technique juridique apte à faire disparaître le problème d’inconstitutionnalité. »

17.  Le 8 mars 2011, le lendemain de l’adoption du projet de loi, István Balsai (député du Fidesz, qui présidait à l’époque la commission parlementaire sur les questions constitutionnelles, judiciaires et relatives au règlement intérieur) répondit lors d’une conférence de presse aux critiques formulées par le pouvoir judiciaire :

« Il a été dit que la solution législative adoptée était fâcheuse. Eh bien, je trouve quant à moi fâcheux qu’un magistrat, quelle que soit sa position, essaie d’influencer comme cela le processus législatif. »

18.  Le 24 mars 2011, à l’occasion d’un discours prononcé devant le Parlement dans le cadre du débat portant sur le projet de Loi fondamentale de la République de Hongrie (la nouvelle Constitution), le requérant se prononça sur certains aspects de la réforme constitutionnelle envisagée qui concernaient les tribunaux, notamment le nouveau nom – Kúria – qui était attribué à la Cour suprême, les nouveaux pouvoirs confiés à la Kúria en matière d’harmonisation jurisprudentielle, la gestion organisationnelle de la justice, le fonctionnement du Conseil national de la justice et l’introduction d’un recours constitutionnel contre les décisions judiciaires.

19.  Le 7 avril 2011, en réponse à la proposition, contenue à l’article 26 § 2 de la Loi fondamentale, d’abaisser l’âge du départ obligatoire à la retraite pour les juges (de soixante-dix à soixante-deux ans, âge prévu par le régime général), le requérant et d’autres présidents de juridictions adressèrent à différents acteurs du processus de réforme constitutionnelle (le président de la République, le Premier ministre, le président du Parlement) une lettre dans laquelle ils exposaient les risques que cette proposition de réforme comportait pour la justice. Ils soulignaient que, en empêchant les juges de rester en fonction jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, la règle proposée contraindrait un dixième des juges hongrois (274 personnes) à mettre prématurément fin à leur carrière en 2012, avec toutes les conséquences que cela emporterait pour le fonctionnement de l’appareil judiciaire et la durée des procédures en cours.

20.  Dans la matinée du 11 avril 2011 (jour du vote des propositions portant modification de l’âge de départ à la retraite des juges), le requérant adressa au Premier ministre une lettre dans laquelle il expliquait que la réforme proposée était à la fois humiliante et injustifiable sur le plan professionnel, qu’elle portait atteinte au principe fondamental d’indépendance de la justice, ainsi qu’au statut et au principe d’inamovibilité des juges et qu’elle était également discriminatoire en ce qu’elle ne visait que les juges. Il rejetait les accusations prêtant à ceux-ci des penchants en faveur de telle ou telle idéologie politique et ajoutait :

« Il est (...) inacceptable qu’un parti politique ou la majorité parlementaire imposent des exigences politiques au pouvoir judiciaire et qu’ils évaluent les juges à l’aune de critères politiques. »

Dans sa lettre, le requérant demandait au Premier ministre d’user de son influence pour empêcher le Parlement d’adopter la proposition. Le même jour, cependant, le Parlement adopta la proposition de réforme (voir « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessous).

21.  Le 14 avril 2011, un communiqué conjoint fut adressé aux citoyens de la Hongrie et de l’Union européenne par la formation plénière de la Cour suprême, le requérant en sa qualité de président du Conseil national de la justice et les présidents des tribunaux régionaux et de district. Il plaidait pour l’autonomie et l’indépendance de la justice et critiquait le nouvel âge de départ obligatoire à la retraite imposé aux juges, ainsi que la proposition de modification du modèle d’autogouvernance incarné par le Conseil national de la justice. Les extraits pertinents du communiqué se lisent comme suit :

« Selon la proposition, l’âge de départ obligatoire à la retraite pour les juges sera abaissé de huit ans à compter du 1er janvier 2012. En conséquence, il sera mis fin aux mandats de 228 juges (dont 121 juges chargés de l’administration des tribunaux et de l’encadrement professionnel) le jour même, sans aucune période de transition, au motif que les intéressés ont atteint l’âge de soixante-deux ans. Au 31 décembre 2012, 46 autres juges devront mettre un terme à leur carrière. Du fait de cette décision, la durée des procédures judiciaires s’allongera sensiblement (il faudra réattribuer près de 40 000 affaires, ce qui pourrait retarder de plusieurs années des procédures concernant des dizaines de milliers de justiciables). L’administration des tribunaux sera gravement entravée, car il est extrêmement difficile de remplacer des dizaines de juges qui partent à la retraite.

Les effets multiples de la mise à la retraite forcée, sans réelle justification, de juges hautement qualifiés ayant plusieurs années d’expérience et de pratique, et dont la plupart sont au sommet de la hiérarchie, ébranleront profondément le fonctionnement du système judiciaire – sans parler d’autres conséquences imprévisibles. De plus, la proposition est injuste et humiliante à l’égard des personnes concernées, qui ont prêté le serment de servir la République et d’administrer la justice et qui ont consacré leur vie à leur vocation judiciaire.

Il est incompréhensible que la question de l’âge de la retraite des juges doive faire l’objet de dispositions dans la Loi fondamentale. Il n’y a à cela qu’une explication : l’intégration de cette question dans la Loi fondamentale supprimera toute possibilité de contester devant la Cour constitutionnelle cette règle juridique, qui porte atteinte aux principes fondamentaux d’un État de droit démocratique.

Une mesure aussi injustifiée suggère une motivation politique. »

22.  Le 14 juin 2011, le projet de loi no T/3522 portant modification de certaines dispositions législatives concernant la procédure judiciaire et le système judiciaire (notamment le code de procédure pénale) fut présenté au Parlement. À la demande du requérant, la chambre pénale de la Cour suprême établit une analyse du projet de loi, qui fut communiquée aux députés. Le 4 août 2011, comme aucune modification de fond n’avait été apportée au projet avant son adoption le 4 juillet 2011 comme loi LXXXIX de 2011, le requérant décida de saisir la Cour constitutionnelle d’une demande de contrôle du texte, qu’il estimait violer la Constitution et diverses obligations résultant de traités internationaux ; c’était la première fois dans l’histoire de la Hongrie qu’un président de la Cour suprême faisait usage de ce pouvoir. Par un arrêt (no 166/2011. (XII. 20.) AB) du 19 décembre 2011, la Cour constitutionnelle déclara les dispositions litigieuses contraires à la Constitution et les annula (notamment celle relative au droit pour le procureur général de déterminer la compétence d’une juridiction en dérogeant aux règles de droit commun).

23.  Enfin, le 26 octobre 2011, le requérant adressa au Parlement une analyse détaillée de deux nouveaux projets de lois organiques : l’un concernant l’organisation et l’administration des tribunaux (no T/4743) et l’autre le statut juridique et la rémunération des juges (no T/4744). Le rapport explicatif qui accompagnait ces projets de loi indiquait qu’il était proposé de supprimer le Conseil national de la justice et de le remplacer par un Office judiciaire national et un Conseil judiciaire national. L’objet de ces propositions était de séparer les fonctions judiciaires et managériales, qui avaient été « réunies » en la personne du président de la Cour suprême, lequel présidait aussi le Conseil national de la justice. La réforme proposée visait à concentrer les tâches de management judiciaire entre les mains du président du nouvel Office judiciaire national, tout en laissant au président de la Cour suprême (rebaptisée de son appellation historique « Kúria ») la responsabilité de veiller à ce que la justice soit administrée de manière uniforme.

Le requérant décida par ailleurs de s’exprimer directement devant le Parlement, ainsi que le lui permettait l’article 45 § 1 de la résolution parlementaire no 46/1994 (IX. 30) OGY sur le règlement du Parlement. Dans son discours, prononcé le 3 novembre 2011, il fit part de ses inquiétudes au sujet de la législation envisagée. Il déclara que celle-ci ne traitait pas les problèmes structurels du système judiciaire, mais qu’elle les laissait à « l’appréciation de l’organe directeur d’une administration externe (le président de l’Office judiciaire national, appelé à remplacer le Conseil national de la justice dans la gestion des tribunaux), auquel des pouvoirs excessifs et sans précédent en Europe [seraient] conférés sans obligation adéquate de rendre des comptes ». Le requérant qualifia de « contraires à la Constitution » les nouveaux pouvoirs auxquels il faisait référence (pouvoir de nommer les juges et les chefs de juridiction, pouvoir de rendre des décisions à valeur normative et pouvoir de désigner la juridiction compétente dans une affaire donnée). Il déclara à cet égard :

« Ce pouvoir illimité, opaque et incontrôlable ne connaît pas d’équivalent dans l’Europe actuelle (...) Le fait qu’une autorité centralisée comme celle-là se voie reconnaître des prérogatives et une liberté de manœuvre aussi larges est sans précédent, même dans des pays où l’administration du système judiciaire relève du ministre de la Justice et même si l’on songe à la dictature socialiste, dans les dernières années de laquelle Kálmán Kulcsár, membre de l’Académie des sciences et ministre de la Justice responsable de l’administration du système judiciaire, déclarait qu’il ne nommerait que des personnes recommandées par les organes ordinaux de la magistrature. »

Pour finir, le requérant souleva à nouveau dans son discours la question du nouvel âge de départ à la retraite des juges qui, selon lui, aurait de graves conséquences sur la Cour suprême. Il déclara par ailleurs qu’il n’avait pas été tenu compte de la nécessité pour la Kúria d’avoir un nombre suffisant de juges. Il ajouta à cet égard que la mission principale de la Kúria, celle de garantir une application uniforme des lois par les juges, ne pouvait être remplie que si la juridiction était en mesure de rendre des décisions dans un nombre suffisant d’affaires pertinentes.

C.  Cessation du mandat de président de la Cour suprême du requérant

24.  La Loi fondamentale du 25 avril 2011 prévoyait que l’organe judiciaire suprême serait la Kúria (appellation hongroise historique de la Cour suprême). Son entrée en vigueur était programmée pour le 1er janvier 2012.

25.  Le 14 avril 2011, au cours d’un débat sur la Loi fondamentale organisé par la station de radio InfoRádió, un député membre du Fidesz, Gergely Gulyás, déclara que le président de la Cour suprême resterait le même et que seul le nom de l’institution serait changé. Le 19 octobre 2011, lors d’une interview sur la chaîne de télévision ATV, le secrétaire d’État à la Justice, Róbert Répássy, également député, affirma que selon le projet de loi (no T/4743) sur l’organisation et l’administration des tribunaux, la nouvelle Kúria aurait la même fonction que la Cour suprême existante et que seul le nom de la haute juridiction changerait. Il ajouta que le texte « ne fourni[rait] certainement aucune base juridique permettant de changer la personne de son président ».

26.  Le 6 juillet 2011, le ministre hongrois des Affaires étrangères transmit à la Commission de Venise un document exposant la position du gouvernement hongrois relativement à l’avis sur la nouvelle Loi fondamentale hongroise que ladite commission avait adopté lors de sa 87e session plénière (Venise, 17-18 juin 2011, CDL-AD(2011)016). Le gouvernement y assurait que la rédaction des dispositions transitoires de la Loi fondamentale ne servirait pas à mettre indûment fin au mandat de personnes ayant été élues sur le fondement des dispositions légales antérieures.

27.  Entre le 19 et le 23 novembre 2011, des députés déposèrent plusieurs amendements proposant qu’il fût mis fin au mandat de président de la Cour suprême du requérant.

28.  Le 19 novembre 2011, Gergely Gulyás présenta au Parlement un projet de loi (no T/4996) portant modification de la Constitution de 1949 (alors en vigueur). Cet amendement prévoyait que le Parlement élirait le président de la Kúria le 31 décembre 2011 au plus tard. L’exposé des motifs du projet de loi comportait notamment le passage suivant :

« Eu égard à la Loi fondamentale et aux modifications du système judiciaire qui en découlent, dans le respect du projet de loi portant dispositions transitoires relatives à la Loi fondamentale, ainsi que dans le but de garantir une transition douce et une continuité dans l’accomplissement des missions de la Kúria à compter du 1er janvier 2012, le présent projet prévoit que le Parlement élira le président de la Kúria d’ici au 31 décembre 2011, dans le respect des règles prévues par la Loi fondamentale ; le président de la Kúria prendra ses fonctions le 1er janvier 2012. »

29.  Le 20 novembre 2011, deux députés issus de la majorité parlementaire présentèrent au Parlement un projet de loi (no T/5005) portant dispositions transitoires relatives à la Loi fondamentale. Ce projet disposait en son article 11 que les successeurs juridiques de la Cour suprême et du Conseil national de la justice seraient la Kúria pour l’administration de la justice et le président de l’Office judiciaire national pour l’administration des tribunaux. Le paragraphe 2 de l’article 11 prévoyait que le mandat du président de la Cour suprême et ceux du président et des membres du Conseil national de la justice prendraient fin au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. L’exposé des motifs du projet de loi comportait le paragraphe suivant :

« Le projet de loi règle dans tous ses détails la question de la succession de la Cour suprême, du Conseil national de la justice et de leur président, dont les successeurs (organes ou personnes physiques) seront distincts pour chaque fonction. Eu égard aux modifications apportées au système judiciaire, le projet de loi prévoit que le mandat du président de la Cour suprême actuellement en poste, ainsi que ceux du président et des membres du Conseil national de la justice prendront fin au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. »

30.  Le 23 novembre 2011, un autre député déposa une proposition d’amendement concernant les articles 185 et 187 du projet de loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux. Tandis que les versions précédentes du projet de loi présenté par le gouvernement (les 21 octobre et 17 novembre 2011) disposaient que le mandat des chefs de juridiction nommés avant le 1er janvier 2012 se poursuivrait jusqu’à la date prévue lors de leur nomination, la proposition prévoyait une exception. Elle visait à mettre un terme ex lege au mandat du président et du vice-président de la Cour suprême. L’exposé des motifs qui l’accompagnait comportait le passage suivant :

« Le but de la présente proposition d’amendement, déposée avant le vote final, est d’assurer que le projet de loi consolidé no T/4743/116 soit, grâce à la modification de ses dispositions transitoires, en accord avec la Loi fondamentale, en tenant compte des projets de loi no T/4996 portant amendement de la loi XX de 1949 relative à la Constitution de la République de Hongrie et no T/5005 portant dispositions transitoires relatives à la Loi fondamentale, tous deux soumis à l’examen du Parlement. »

31.  Le 28 novembre 2011, le Parlement adopta le projet de loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (qui devint la loi CLXI de 2011), ainsi que le projet de loi portant modification de la Constitution de la République de Hongrie (qui devint la loi CLIX), dont le contenu se trouve décrit ci-dessus.

32.  Le 30 décembre 2011, le projet de loi portant dispositions transitoires de la Loi fondamentale fut adopté sans amendement[1] ; les dispositions transitoires furent publiées au Journal officiel le 31 décembre 2011.

33.  L’entrée en vigueur de ces modifications constitutionnelles et législatives eut pour conséquence de mettre fin au mandat de président de la Cour suprême du requérant le 1er janvier 2012, trois ans et demi avant le terme prévu.

34.  Le requérant demeura en fonction en tant que président de la chambre civile de la Kúria.

D.  Élection d’un nouveau président à la Kúria

35.  Pour permettre l’élection en temps voulu d’un nouveau président à la Kúria, la loi portant modification de la Constitution de la République de Hongrie (loi CLIX de 2011, adoptée le 28 novembre 2011 – paragraphe 31 ci-dessus) entra en vigueur le 2 décembre 2011. Le 9 novembre 2011, le projet de loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux avait été amendé par l’introduction d’un critère supplémentaire pour l’élection du nouveau président de la Kúria. Aux termes de cet amendement, le président devait être élu par le Parlement parmi les juges nommés pour une durée indéterminée qui avaient exercé la fonction de magistrat pendant au moins cinq ans (article 114 § 1 de la loi CLXI de 2011 – voir « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessous). Le 9 décembre 2011, le président de la République proposa au Parlement d’élire Péter Darák président de la Kúria et Tünde Handó présidente de l’Office judiciaire national. Le 13 décembre 2011, le Parlement, suivant la proposition du président de la République, élut ces candidats.

E.  Conséquences de la cessation prématurée du mandat de président de la Cour suprême du requérant

36.  Tout d’abord, le requérant perdit le bénéfice de la rémunération et des autres avantages (sécurité sociale, résidence de la présidence, protection personnelle) auxquels le président de la Cour suprême avait droit pendant toute la durée de son mandat présidentiel.

37.  Ensuite, la législation qui accordait certains avantages aux anciens présidents de la Cour suprême (loi de 2000 sur la rémunération et les allocations des juges) fut abrogée le 1er janvier 2012. L’article 227 § 1 de la loi de 2011 sur le statut juridique et la rémunération des juges (telle que modifiée le 28 novembre 2011 et entrée en vigueur le 1er janvier 2012) vint compléter cette abrogation en énonçant que la loi abrogée n’était applicable à un ancien président de la Cour suprême que s’il avait droit à l’allocation visée aux articles 26 § 1 et 22 § 1 (complément de pension à vie), s’il avait atteint l’âge de la retraite à la date de l’entrée en vigueur de la loi et s’il avait demandé le bénéfice de l’allocation en question. Le requérant, qui n’avait pas atteint l’âge de la retraite au 1er janvier 2012, ne put prétendre au bénéfice de cet avantage.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  La Constitution de 1949

38.  Les articles pertinents de la Constitution (telle que modifiée et en vigueur jusqu’à son remplacement par la Loi fondamentale, entrée en vigueur le 1er janvier 2012) disposaient :

Article 7

« 1.  L’ordre juridique de la République de Hongrie accepte les principes du droit international généralement reconnus et rend le droit interne du pays compatible avec les obligations qui lui incombent en vertu du droit international.

(...) »

Article 47

« 1.  La Cour suprême est la plus haute juridiction de la République de Hongrie.

2.  La Cour suprême garantit l’uniformité dans l’application de la loi par les tribunaux ; ses résolutions d’uniformisation [jogegységi határozat] s’imposent à tous les tribunaux. »

Article 48

« 1.  Le président de la Cour suprême est élu par le Parlement sur proposition du président de la République ; ses vice-présidents sont nommés par le président de la République sur recommandation du président de la Cour suprême. L’élection du président de la Cour suprême requiert la majorité des deux tiers des voix des députés.

(...)

3.  Les juges ne peuvent être démis de leur mandat que pour des motifs prévus par la loi et dans le respect des procédures légales. »

Article 50

« (...)

3.  Les juges sont indépendants et soumis uniquement à l’autorité de la loi. Ils ne peuvent être membres de partis politiques ni avoir d’activité politique.

(...) »

Article 57

« 1.  En République de Hongrie, tous les individus sont égaux devant la loi et chacun a droit à ce qu’il soit statué par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, au cours d’un procès public et équitable, sur toute accusation portée contre lui ou toute contestation concernant ses droits et obligations juridiques.

(...) »

Article 61

« 1.  En République de Hongrie, tout individu a le droit d’exprimer librement son opinion, ainsi que d’accéder aux informations présentant un intérêt public et de les diffuser.

(...) »

B.  La loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi LXVI de 1997)

39.  Afin de garantir une application uniforme de la loi par les tribunaux, la Cour suprême était habilitée à rendre des résolutions d’uniformisation jurisprudentielle (jogegységi határozat ; article 25 c) de la loi) et à publier des résolutions de principe (elvi bírósági határozat ; article 27 § 2 de la loi).

40.  En vertu de l’article 62 de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux de 1997, les présidents des juridictions figuraient au nombre des « chefs de juridiction », c’est-à-dire des juges chargés de la gestion et de l’administration des tribunaux et des unités organisationnelles de la magistrature.

41.  Selon l’article 69 de la loi, ces chefs de juridiction étaient nommés pour six ans.

42.  L’article 73 de la loi dressait une liste exhaustive des motifs permettant de mettre fin au mandat d’un chef de juridiction. Il était ainsi libellé :

« [l]e mandat d’un chef de juridiction prend fin par :

a)  consentement mutuel ;

b)  démission ;

c)  destitution ;

d)  expiration du terme ;

e)   cessation du mandat de juge de l’intéressé. »

43.  L’article 74/A § 1 de la loi précisait que si l’appréciation de l’activité managériale du chef de juridiction aboutissait au constat de son incompétence pour un tel poste de direction, l’intéressé devait être relevé de ses fonctions avec effet immédiat. Un chef de juridiction relevé de ses fonctions disposait d’un délai de quinze jours à compter de la notification de l’avis de destitution pour former un recours devant le tribunal de la fonction publique (article 74/A § 2).

44.  La loi instituait par ailleurs un Conseil national de la justice, dont elle attribuait la présidence au président de la Cour suprême, qui devait exercer ses deux fonctions présidentielles simultanément. Elle faisait explicitement obligation au président du Conseil national de la justice de formuler un avis sur les projets et propositions de loi concernant les tribunaux, après avoir recueilli et synthétisé les opinions de différentes juridictions par le biais du bureau du Conseil national de la justice (article 46 § 1 q) de la loi).

C.  La loi sur le statut juridique et la rémunération des juges (loi LXVII de 1997)

45.  En vertu de l’article 57 § 2, alinéas ha) et hb), de la loi sur le statut juridique et la rémunération des juges de 1997, un juge pouvait rester en fonction jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, c’est-à-dire au-delà de l’âge de départ à la retraite prévu par le régime général.

D.  La décision parlementaire no 46/1994. (IX. 30.) OGY sur le règlement du Parlement

46.  L’article 45 § 1 de la décision parlementaire no 46/1994. (IX. 30.) OGY sur le règlement du Parlement se lisait comme suit :

« Le président de la République, les membres du gouvernement, le président de la Cour constitutionnelle, le président de la Cour suprême, le procureur général, l’ombudsman, le président de la Cour nationale des comptes, les auteurs de rapports que le Parlement souhaite entendre lorsqu’il débat de ceux-ci, ainsi que les élus hongrois du Parlement européen lors des débats touchant à l’intégration européenne, sont autorisés à participer aux sessions parlementaires et à y prendre la parole. »

E.  La loi portant modification de la Constitution de la République de Hongrie (loi CLIX de 2011), entrée en vigueur le 2 décembre 2011

47.  La Constitution hongroise de 1949 a été modifiée comme suit relativement à l’élection du président de la Kúria :

Article 1

« La Constitution est modifiée comme suit :

(...)

Article 79

« Conformément à l’article 26 § 3 de la Loi fondamentale, le Parlement élira le président de la Kúria le 31 décembre 2011 au plus tard. »

F.  La Loi fondamentale de la Hongrie du 25 avril 2011, entrée en vigueur le 1er janvier 2012

48.  Les articles 25 et 26 de la Loi fondamentale disposent :

Article 25

« 1.  Les tribunaux rendent la justice. L’organe juridictionnel suprême est la Kúria.

2.  Les tribunaux statuent :

a)  sur les affaires pénales, les litiges de droit privé et toutes autres questions définies par la loi ;

b)  sur la légalité des décisions administratives ;

c)  sur les conflits entre les réglementations locales et d’autres dispositions légales et sur la validité des textes en cause, qu’ils peuvent le cas échéant annuler ;

d)  sur les allégations de manquement par une autorité locale à ses obligations légales.

3.  Outre les fonctions définies au paragraphe 2, la Kúria assure l’unité de la jurisprudence dans l’application de la loi par les tribunaux ; les résolutions adoptées par elle à cet effet s’imposent aux tribunaux.

(...)

8.  Une loi organique [sarkalatos törvény][2] définit les modalités précises de l’organisation et de l’administration des tribunaux, ainsi que le statut et la rémunération des juges. »

Article 26

« 1.  Les juges sont indépendants et ne sont soumis qu’à la loi ; ils ne peuvent recevoir d’instructions dans l’exercice de leur activité juridictionnelle. Les juges ne peuvent être relevés de leurs fonctions que pour les motifs et selon la procédure définis par une loi organique. Les juges ne peuvent être affiliés à aucun parti politique ni prendre part à aucune activité politique.

2.  Les juges professionnels sont nommés par le président de la République conformément à une loi organique. Nul ne peut être nommé juge s’il n’a pas atteint l’âge de trente ans. À l’exception du président de la Kúria, les juges ne peuvent rester en fonction au-delà de l’âge normal de départ à la retraite.

3.  Le président de la Kúria est élu parmi les juges, pour un mandat de neuf ans, par le Parlement sur proposition du président de la République. L’élection du président de la Kúria a lieu à la majorité des deux tiers des voix des membres du Parlement. »

G.  Les dispositions transitoires de la Loi fondamentale de la Hongrie, entrées en vigueur le 1er janvier 2012

49.  En leurs parties pertinentes, les dispositions transitoires de la Loi fondamentale énoncent :

Article 11

« 1.  Les successeurs juridiques de la Cour suprême, du Conseil national de la justice et de leur président sont la Kúria pour l’administration de la justice et le président de l’Office judiciaire national pour l’administration des tribunaux, sauf exceptions définies par la loi organique pertinente.

2.  Le mandat du président de la Cour suprême, ainsi que ceux du président et des membres du Conseil national de la justice prendront fin au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale[3]. »

Article 12

« 1.  Si un juge a atteint l’âge général de la retraite fixé à l’article 26 § 2 de la Loi fondamentale avant le 1er janvier 2012, ses fonctions prendront fin le 30 juin 2012. Si un juge atteint l’âge général de la retraite visé à l’article 26 § 2 de la Loi fondamentale entre le 1er janvier et le 31 décembre 2012, ses fonctions prendront fin le 31 décembre 2012. »

Article 31

« 2.  (...) Les dispositions transitoires font partie intégrante de la Loi fondamentale[4]. »

H.  La loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi CLXI de 2011), entrée en vigueur le 1er janvier 2012

50.  Les parties pertinentes de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux de 2011 sont ainsi libellées :

Chapitre II
L’organisation des tribunaux

6.  La Kúria

Article 24

« La Kúria :

a)  statue, dans les cas définis par la loi, sur les recours formés contre les décisions des juridictions inférieures ;

b)  statue sur des demandes de réexamen extraordinaire de décisions de justice rendues en dernière instance ;

c)  adopte des résolutions d’uniformisation de la jurisprudence [jogegységi határozat], qui s’imposent aux tribunaux ;

d)  analyse la pratique judiciaire à partir des affaires ayant fait l’objet d’un jugement définitif, et passe en revue et analyse la jurisprudence des tribunaux ;

e)  publie des résolutions de principe [elvi bírósági határozat] [adoptées par la Kúria] et des décisions de principe [elvi bírósági döntés] [adoptées par les juridictions inférieures] ;

f)  statue sur les conflits entre les réglementations locales et d’autres dispositions légales, ainsi que sur la validité des textes en cause, qu’elle peut le cas échéant annuler ;

g)  statue sur les allégations de manquement par une autorité locale à ses obligations légales ;

h)  intervient dans les autres affaires relevant de sa compétence. »

Chapitre VIII
Le président de la Kúria et les chefs de juridiction

32.  Le président de la Kúria

Article 114

« 1.  Le président de la Kúria est élu par le Parlement parmi les juges nommés sans limitation de durée comptant au moins cinq ans d’expérience judiciaire, conformément à l’article 26 § 3 de la Loi fondamentale. »

Chapitre XV
Dispositions transitoires

58.  Première élection du président de l’Office judiciaire national
et du président de la Kúria

Article 177

« 1.  Le président de la République procédera à la première nomination du président de l’Office judiciaire national et du président de la Kúria le 15 décembre 2011 au plus tard. Les personnes proposées seront entendues par la commission parlementaire chargée de la justice.

2.  Le Parlement procédera à la première élection du président de l’Office judiciaire national et du président de la Kúria le 31 décembre 2011 au plus tard. (...) »

60.  Fixation de la date d’expiration des mandats et début des nouveaux mandats

Article 185

« 1.  Les mandats du Conseil national de la justice (...), de ses membres et de son président, ainsi que du président et du vice-président de la Cour suprême et du directeur et du directeur adjoint du bureau du [Conseil national de la justice] prendront fin au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale.

2.  Les mandats du président de l’Office judiciaire national et du président de la Kúria débuteront le 1er janvier 2012. (...) »

Article 187

« Les mandats des chefs de juridiction nommés avant le 1er janvier 2012 demeureront valables pour la durée fixée au moment de leur nomination, excepté dans les cas visés à l’article 185 § 1. »

Article 188

« 1.  Les successeurs juridiques de la Cour suprême, du Conseil national de la justice et de leur président sont la Kúria pour l’administration de la justice, et le président de l’Office judiciaire national pour l’administration des tribunaux, sauf dispositions contraires prévues par des lois organiques. »

51.  Conformément à l’article 173 de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux, l’article 177 entra en vigueur le lendemain de sa promulgation (le 3 décembre 2011), et les articles 185, 187 et 188 à la date du 1er janvier 2012.

I.  La loi sur le statut juridique et la rémunération des juges (loi CLXII de 2011), entrée en vigueur le 1er janvier 2012

52.  Les parties pertinentes de la loi sur le statut juridique et la rémunération des juges de 2011, telles qu’elles s’appliquaient à l’époque des faits, étaient ainsi libellés :

Article 90

« Un juge est déchargé [de ses fonctions judiciaires] :

(...)

h)  si

ha)  il a atteint l’âge de la retraite applicable (ci-après, l’« âge limite »). Cette disposition ne s’applique pas au président de la Kúria (...) »

Article 227

« 1.  La personne qui occupait le poste de président de la Cour suprême avant l’entrée en vigueur de la présente loi relève des dispositions de la loi XXXIX de 2000 sur la rémunération et les avantages octroyés au président de la République, au Premier ministre, au président du Parlement, au président de la Cour constitutionnelle et au président de la Cour suprême, en ce sens qu’elle a droit aux avantages visés à l’article 26 § 1 et à l’article 22 § 1 de ladite loi si elle a atteint l’âge de la retraite à la date de l’entrée en vigueur de la présente loi et si elle a sollicité le bénéfice des avantages en question. »

Article 230

« 1.  Les dispositions de la présente loi s’appliquent aux juges qui auront atteint l’âge limite avant le 1er janvier 2013, sous réserve des précisions apportées aux paragraphes 2 et 3.

2.  Si un juge a atteint l’âge limite avant le 1er janvier 2012, la période de décharge débute le 1er janvier 2012 et s’achève le 30 juin 2012. Son mandat de juge prend fin au 30 juin 2012. La proposition de décharge est formulée à une date permettant l’adoption de la décision de décharge le 30 juin 2012 au plus tard.

3.  Si un juge atteint l’âge limite entre le 1er janvier 2012 et le 31 décembre 2012, la période de décharge débute le 1er juillet 2012 et s’achève le 31 décembre 2012. Son mandat de juge prend fin au 31 décembre 2012. La proposition de décharge est formulée à une date permettant l’adoption de la décision de décharge le 31 décembre 2012 au plus tard. »

J.  L’arrêt de la Cour constitutionnelle no 33/2012. (VII. 17.) AB du 16 juillet 2012

53.  L’ombudsman hongrois saisit la Cour constitutionnelle d’un recours contre l’abaissement rétroactif de l’âge de départ à la retraite des juges. Dans son arrêt du 16 juillet 2012, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelles les dispositions sur l’âge de départ obligatoire à la retraite des juges (articles 90 ha) et 230 de la loi sur le statut juridique et la rémunération des juges de 2011) et les annula avec effet au 1er janvier 2012 (date de l’entrée en vigueur de ladite loi). Elle estima que la nouvelle réglementation emportait violation des normes constitutionnelles relatives à l’indépendance de la justice, et ce tant pour des motifs « formels » que pour des motifs « matériels ». Elle expliqua que, du point de vue des exigences en matière de forme, c’était une loi organique qui devait déterminer la durée des fonctions judiciaires et l’âge de la retraite des juges, ce afin de garantir leur inamovibilité, la référence à l’« âge général de la retraite » opérée par une loi ordinaire ne satisfaisant pas à cette exigence. Concernant la constitutionnalité matérielle de la disposition litigieuse, la haute juridiction releva que celle-ci avait entraîné la désinvestiture de juges dans un délai de trois mois, qui lui paraissait bref. Elle déclara que malgré la relative liberté dont le législateur disposait pour fixer l’âge limite des juges en fonction et le fait que la Loi fondamentale ne donnait aucune indication sur cet âge spécifique, l’abaissement de l’âge de la retraite des juges devait être progressif, comporter une période de transition adéquate et ne pas violer le principe d’inamovibilité des juges. Elle expliqua que plus il y avait d’écart entre le nouvel âge de départ à la retraite et l’âge de soixante-dix ans, plus la période de transition pour l’abaissement de l’âge de départ à la retraite devait être longue, ajoutant que si tel n’était pas le cas, il y aurait atteinte au principe d’inamovibilité des juges, élément essentiel de l’indépendance de la justice.

54.  À la suite de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 16 juillet 2012, le Parlement adopta la loi XX de 2013 qui, avec effet au 2 avril 2013, abrogeait l’article 230 de la loi CLXII de 2011, modifiait son article 91 et ajoutait au texte un nouvel article 233/C. Suivant le nouveau dispositif, l’abaissement de l’âge obligatoire de départ à la retraite au niveau unifié de soixante-cinq ans sera effectif à compter du 1er janvier 2023, des dispositions transitoires s’appliquant à la période comprise entre le 2 avril 2013 (date de l’entrée en vigueur de la modification) et le 31 décembre 2022. Pendant cet intervalle, l’âge obligatoire de départ à la retraite variera entre soixante-dix et soixante-cinq ans, selon la date de naissance de la personne concernée (plus le juge est âgé, plus le laps de temps qui lui sera ménagé pour se préparer à son départ obligatoire à la retraite sera long). La nouvelle loi introduisait la faculté pour les juges qui s’étaient déjà trouvés obligés de partir à la retraite en application des règles sur le départ obligatoire à la retraite de choisir, dans un délai de trente jours à compter de l’entrée en vigueur de la modification, entre trois possibilités. Premièrement, ils pouvaient solliciter une affectation à un poste de réserve auprès de la juridiction dans laquelle ils exerçaient leurs fonctions avant leur départ à la retraite, auquel cas ils percevraient une rémunération équivalant à la différence entre leur pension de retraite et 80 % de leur dernier salaire de base (calculé sans les indemnités complémentaires perçues à raison de l’exercice de fonctions supérieures, etc.) et pourraient, une fois par période de trois ans, se voir ordonner d’accomplir des tâches de nature juridictionnelle ou managériale pour une durée maximale de deux ans. Deuxièmement, ils pouvaient demander à être réintégrés dans leurs fonctions juridictionnelles normales. En pareil cas, ils auraient également droit aux arriérés de salaire couvrant la période de leur mise à la retraite forcée déclarée contraire à la Constitution. Ils ne pourraient toutefois pas être réintégrés dans les hautes fonctions, telles celles de président (ou vice-président) de juridiction ou de chef (ou chef adjoint) de division, qu’ils avaient pu occuper, à moins que les fonctions en question fussent demeurées vacantes dans l’intervalle. Troisièmement, enfin, ils pouvaient choisir de ne demander ni à être réintégrés ni à être placés en situation de réserve, auquel cas ils auraient droit à une compensation forfaitaire d’un montant équivalant à un an de salaire.

K.  L’arrêt no 3076/2013. (III. 27.) AB adopté par la Cour constitutionnelle le 19 mars 2013

55.  Le vice-président de la Cour suprême, qui, sur proposition du requérant, avait été nommé par le président de la République pour un mandat de six ans débutant le 15 novembre 2009, fut également relevé de ses fonctions de direction à la date du 1er janvier 2012 en application de l’article 185 § 1 de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi CLXI de 2011), qui disposait que le mandat du vice-président de la Cour suprême prendrait fin au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale (paragraphe 50 ci-dessus). L’intéressé saisit la Cour constitutionnelle d’un recours dans lequel il soutenait que sa désinvestiture était contraire au principe de l’état de droit, à l’interdiction des lois rétroactives et à son droit à un recours. Par un arrêt (no 3076/2013. (III. 27.) AB) adopté par huit voix contre sept, la Cour constitutionnelle rejeta le recours. Elle déclara que la cessation prématurée du mandat de vice-président de la Cour suprême qu’exerçait l’intéressé ne pouvait être considérée comme ayant porté atteinte à la Loi fondamentale dès lors qu’elle trouvait une justification suffisante dans la réorganisation complète du système judiciaire et dans les changements considérables apportés aux fonctions et compétences du président de la Kúria. Elle releva que les fonctions et compétences de la Kúria avaient été élargies, en particulier relativement au contrôle de la légalité des actes adoptés par les conseils municipaux. Les parties pertinentes de son arrêt se lisent ainsi :

« [30]  1.  La disposition législative litigieuse mettait fin au mandat d’une personne assumant des fonctions de direction au sein d’un organe du pouvoir judiciaire, qui constitue une branche indépendante du pouvoir étatique au statut régi par la Constitution.

[31]  Le vice-président de la Cour suprême était l’un des fonctionnaires assumant des fonctions de direction au sein du système judiciaire ; son mandat était régi par l’article 48 § 1 de la Constitution. Selon cette disposition, le vice-président de la Cour suprême était nommé par le président de la République sur proposition du président de la Cour suprême. D’après l’article 69 § 1 de l’ancienne LOAT [loi LXVI de 1997 sur l’organisation et l’administration des tribunaux], le mandat du vice-président avait une durée fixe de six ans. En vertu du principe de la séparation des pouvoirs, la Constitution distinguait la nomination des chefs de la plus haute instance juridictionnelle du système ordinaire de nomination des chefs des tribunaux, en ce sens qu’elle réservait la nomination des premiers à une autre branche du pouvoir étatique, à savoir le Parlement dans le cas du président de la Cour suprême et le président de la République dans celui de son vice-président. Le fait que l’ancienne LOAT prévoyait que la durée fixe du mandat des chefs de juridiction dépassait celle du mandat des membres du gouvernement (chevauchant ainsi les cycles gouvernementaux) constituait l’une des garanties constitutionnelles de l’indépendance du pouvoir judiciaire, qui constitue une branche séparée au sein de l’État.

[32]  La Loi fondamentale et la nouvelle LOAT ont maintenu cette distinction en ce qui concerne les chefs de la Kúria. Si la Loi fondamentale ne règle pas la question de la nomination et de la désinvestiture du vice-président, la nouvelle LOAT contient une disposition identique à celle qui existait avant la réforme. Selon son article 128 § 1, les vice-présidents de la Kúria sont nommés par le président de la République sur proposition du président de la Kúria. L’article 127 § 1 prévoit que leur mandat a une durée de six ans. En vertu de cette règlementation, le pouvoir de mettre fin au mandat d’un vice-président par une décision unilatérale de l’État, autrement dit de prononcer la désinvestiture de l’intéressé, fait également partie des prérogatives du président de la République (voir la décision no 176/1991. (IX. 4.) KE du président de la République).

[33]  En vertu de l’article 73 de l’ancienne LOAT et de l’article 138 de la nouvelle LOAT, le mandat d’un chef de juridiction prend fin, en règle générale, à l’expiration de la période déterminée pour laquelle il a été nommé. Il peut cependant prendre fin plus tôt en cas de démission, de consentement mutuel, de perte du statut de magistrat et de destitution (dans l’hypothèse où une évaluation conclut à l’inaptitude de l’intéressé).

[34]  2.  L’examen de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle révèle que le raccourcissement par la loi de mandats conférés pour une durée déterminée n’est pas automatiquement déclaré contraire à la Constitution, la réunion de certaines conditions pouvant empêcher une telle sanction. La Cour constitutionnelle a établi [dans son arrêt no 5/2007. (II. 27.) AB] que « le raccourcissement d’un mandat conféré à un fonctionnaire pour une durée déterminée doit reposer sur des causes objectives ou subjectives prévues par la loi (démission, décès, preuve d’une incompatibilité, cause spécifique de destitution ou autre raison ayant une incidence directe sur la durée du mandat, telle que la réforme structurelle de l’institution), à l’exclusion de toute autre » (ABH 2007, 120, 126). La Cour constitutionnelle estime qu’outre le cas d’une restructuration organisationnelle, un changement important dans les fonctions assumées par l’institution, c’est-à-dire dans ses compétences et dans ses missions, peut justifier une intervention législative. De fait, à l’époque où le titulaire de la charge visée a été choisi, les compétences requises pour les nouvelles fonctions confiées à l’institution ne pouvaient pas être évaluées. Or on ne peut exclure que les nouvelles missions de l’institution requièrent une personne ayant une approche, une expérience professionnelle et une pratique différentes.

[35]  Aussi la Cour constitutionnelle devait-elle examiner en l’espèce si l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale était de nature à avoir sur les fonctions et les missions de la plus haute instance juridictionnelle du pays une incidence propre à justifier la cessation anticipée du mandat de son vice-président.

[36]  La Cour suprême a été renommée Kúria. La Loi fondamentale et la nouvelle LOAT ont profondément modifié l’administration centrale du système judiciaire. L’article 11 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale a opéré une séparation entre la guidance professionnelle des activités judiciaires et la gestion organisationnelle du système judiciaire, et ce tant du point de vue des organes chargés de ces missions que du point de vue des personnes y contribuant. Il dispose que les successeurs de la Cour suprême, du Conseil national de la justice et de son président sont, sauf exceptions définies dans une loi organique, la Kúria pour ce qui est de l’administration de la justice et le président de l’Office judiciaire national pour ce qui est de l’administration des tribunaux. C’est sur le fondement de cette modification de l’administration centrale du système judiciaire que l’article 11 § 2 des dispositions transitoires a mis un terme au mandat du président de la Cour suprême, ainsi qu’à ceux du président et des membres du Conseil national de la justice à compter de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. Cette disposition n’a pas mis un terme au mandat du vice-président, nonobstant le fait que ce mandat était régi par la Constitution.

[37]  L’entrée en vigueur de la Loi fondamentale et de la nouvelle LOAT a eu pour conséquence d’élargir les fonctions de la Kúria et de l’investir de nouvelles missions. La Loi fondamentale lui a donné compétence pour contrôler la légalité des actes adoptés par les autorités municipales et pour statuer sur les allégations de manquement par une autorité locale à ses obligations légales. La nouvelle LOAT comporte un nouveau chapitre relatif à la chambre des pouvoirs locaux de la Kúria, ainsi que des dispositions détaillées sur les règles de procédure afférentes aux compétences susmentionnées.

[38]  Les compétences de la Kúria ont également été étendues relativement à sa mission consistant à garantir une application uniforme de la loi [unité de la jurisprudence]. Non seulement la Kúria a toujours compétence pour adopter des résolutions visant à promouvoir l’unité de la jurisprudence [jogegységi határozat], mais il lui revient désormais de publier les résolutions de justice qui lui paraissent avoir une portée théorique [elvi bírósági határozat] et d’analyser la jurisprudence à partir des décisions définitives devenues exécutoires.

[39]  L’unité de la jurisprudence étant devenue l’une des missions essentielles de la Kúria, son président est désormais investi, en plus de la responsabilité de diriger l’administration interne de la Kúria, d’un rôle de guidance professionnelle concernant le suivi, l’évolution et la cohérence de la jurisprudence issue de l’ensemble des tribunaux.

[40]  La nouvelle LOAT, dans son chapitre entièrement consacré à la question de l’application uniforme de la loi, contient des dispositions plus détaillées et précises quant aux missions et compétences qui étaient déjà contenues dans l’ancienne LOAT et confère de nouvelles tâches tant à la Kúria elle-même qu’à ses chefs. Tandis que l’ancienne LOAT ne faisait référence qu’à deux reprises au président de la Cour suprême, la nouvelle LOAT désigne le président ou le vice-président de la Cour suprême comme les titulaires de treize missions et compétences spécifiques. En particulier, les présidents des cours d’appel doivent avertir le président de la Kúria de toute décision ayant une portée théorique adoptée par un tribunal de son ressort, de toute pratique naissante reposant sur des principes contradictoires et de l’existence éventuelle de jugements définitifs reposant sur des principes divergents. Des obligations similaires d’informer directement le président de la Kúria incombent aux présidents et chefs de division des tribunaux départementaux, ainsi qu’aux chefs des divisions régionales de droit administratif et de droit du travail. Les propositions de publication de décisions ayant une portée théorique doivent être adressées au président de la Kúria, et c’est également à ce dernier que le président de l’Office judiciaire national doit faire savoir qu’il juge nécessaire d’engager une procédure d’uniformisation de la jurisprudence.

[41]  C’est au président de la Kúria qu’il incombe de définir annuellement les sujets devant être examinés par les groupes d’analyse de la jurisprudence. Il nomme les chefs et les membres de ces groupes. Si l’analyse révèle une nécessité d’apporter des modifications à la législation, c’est au président de la Kúria qu’il revient d’inviter le président de l’Office judiciaire national à faire une telle proposition. C’est le président de la Kúria qui propose au comité des publications la publication d’une décision apparaissant revêtir une portée théorique. Il est habilité à ordonner qu’une procédure d’uniformisation soit menée, sur sa proposition et sous sa direction (cette dernière étant partagée avec le vice-président et le chef ou le chef adjoint de la division compétente). Dans les procédures d’uniformisation concernant plus d’une division, seuls le président ou le vice-président de la Kúria peuvent assurer la présidence. De même, si le but de la procédure d’uniformisation consiste à modifier ou à abroger une résolution d’uniformisation antérieure ou à trancher une question de principe, le comité d’uniformisation ne peut être présidé que par le président ou le vice-président de la Kúria.

[42]  L’article 123 § 2 de la nouvelle LOAT prévoit que « le vice-président de la Kúria peut remplacer le président (...) et exercer tous ses pouvoirs ». Il apparaît donc clairement que les modifications apportées au système judiciaire ont une incidence importante non seulement sur les fonctions du président mais aussi sur celles du vice-président. Il découle de la possibilité pour le vice-président d’être appelé à remplacer le président en exerçant tous les pouvoirs de celui-ci (ce qui peut arriver à tout moment, par exemple si, pour une raison quelconque, le président se trouve empêché, ou si sa fonction devient vacante) qu’une coopération constante et étroite doit exister entre le président et le vice-président. Outre sa vocation à agir comme remplaçant du président, le vice-président « remplit les missions qui lui sont confiées par le règlement de Cour » (article 123 § 2 de la nouvelle LOAT). En vertu de cette habilitation légale, le vice-président peut accomplir certaines des tâches du président à titre permanent et le décharger [de certaines de ses obligations].

[43]  La Cour constitutionnelle estime que la restructuration générale du système judiciaire et les changements notables apportés aux fonctions et missions de la Kúria et de son président ont substantiellement modifié la situation juridique qui était celle de ce dernier à la date où le vice-président fut nommé. Il en est nécessairement résulté une modification simultanée des fonctions, tâches et compétences du vice-président.

[44]  Ces changements ont conféré une importance accrue à la relation de confiance entre le président et le vice-président, qui est consacrée par des dispositions constitutionnelles et législatives.

[45]  Par conséquent, la Cour constitutionnelle estime que ces changements constituent une justification suffisante pour la cessation anticipée du mandat du requérant.

(...) »

56.  Sept juges se dissocièrent de cette conclusion, estimant que lesdits changements concernant le système judiciaire, la nouvelle Kúria et la personne de son président n’avaient pas fondamentalement modifié le statut du vice-président de la Kúria. D’après eux, la position du vice-président dans l’organisation de la juridiction suprême n’avait pas changé, puisque la loi de 1997 sur l’organisation et l’administration des tribunaux prévoyait déjà que le vice-président était habilité à remplacer le président de la Cour suprême dans les tâches managériales nécessaires à la bonne marche de l’institution, mais pas dans ses fonctions de président du Conseil national de la justice. Les juges dissidents conclurent que la cessation anticipée du mandat du requérant avait affaibli les garanties de la séparation des pouvoirs, qu’elle avait enfreint l’interdiction d’adopter des lois rétroactives et qu’elle avait porté atteinte au principe de l’état de droit et au droit à un recours.

III.  TEXTES PERTINENTS CONCERNANT LA SITUATION EN HONGRIE, NOTAMMENT LA CESSATION DU MANDAT DE PRÉSIDENT DE LA COUR SUPRÊME DU REQUÉRANT

A.  Les avis de la Commission de Venise

57.  Les extraits pertinents de l’avis sur la nouvelle Constitution de la Hongrie, adopté par la Commission de Venise lors de sa 87e session plénière (Venise, 17-18 juin 2011, CDL-AD(2011)016), se lisent ainsi :

« 107.  L’article 25.1 de la nouvelle Constitution indique que la Kúria (le nom historique de la Cour suprême hongroise) est l’organe judiciaire suprême en Hongrie. En l’absence de dispositions transitoires, et bien que la nouvelle Constitution ne modifie pas le mécanisme d’élection de son président, une question se pose : ce changement de nom va-t-il s’accompagner du remplacement du président de la Cour suprême par un nouveau président de la Kúria ? Quant aux juges, ils seront « nommés par le président de la République selon les dispositions d’une loi organique » (article 26.2) ; l’appréciation de la nécessité de modifier ou non la composition de l’organe suprême devient donc aussi affaire d’interprétation.

108.  L’article 26.2 assujettit les juges à l’âge général de la retraite. Tout en reconnaissant que l’abaissement de l’âge de la retraite des juges (de 70 à 62 ans) s’inscrit dans la réforme envisagée du système judiciaire, la Commission s’interroge sur cette mesure, eu égard aux règles et principes fondamentaux d’indépendance, de statut et d’inamovibilité des juges. Diverses sources indiquent que cette disposition va contraindre quelque trois cents juges parmi les plus chevronnés à prendre leur retraite l’année prochaine, ce qui va créer trois cents vacances à pourvoir. Cela pourrait entraver le fonctionnement des tribunaux, compromettre la continuité et la sécurité juridique, mais aussi ouvrir la voie à des ingérences dans la composition du pouvoir judiciaire. En l’absence d’informations suffisantes sur les raisons de cette décision, la Commission espère que des solutions adéquates et conformes aux exigences de la primauté du droit seront trouvées, dans le cadre de la réforme, aux obstacles et aux difficultés que suscite cette mesure.

(...)

140.  Comme indiqué précédemment, la référence à la Constitution de 1949 figurant au deuxième paragraphe des dispositions finales paraît en contradiction avec le Préambule, où ladite Constitution de 1949 est déclarée « nulle et non avenue ». La Commission de Venise interpréterait cette incohérence apparente comme confirmant que l’affirmation du Préambule n’a pas valeur juridique. Elle n’en recommande pas moins aux autorités hongroises de clarifier ce point. L’adoption des dispositions transitoires prévues au paragraphe 3 des dispositions finales est particulièrement importante du fait qu’elle offrira une précieuse occasion de clarifier les ambiguïtés de certaines dispositions de la nouvelle Constitution – mais elle ne devrait certainement pas servir à mettre un terme au mandat de personnes élues ou nommées sous la Constitution précédente. »

58.  Dans la Position du gouvernement hongrois sur cet avis, communiquée par le ministre hongrois des Affaires étrangères le 6 juillet 2011 (CDL(2011)058), le Gouvernement indiquait qu’il souscrivait sans réserve à la suggestion formulée au paragraphe 140 de l’avis et assurait à la Commission de Venise que la rédaction des dispositions transitoires de la Loi fondamentale ne servirait pas à mettre indûment fin au mandat de personnes élues sous le régime juridique précédent.

59.  Les passages pertinents de l’avis concernant la loi CLXII de 2011 sur le statut juridique et la rémunération des juges et la loi CLXI de 2011 sur l’organisation et l’administration des tribunaux de la Hongrie, adopté par la Commission de Venise lors de sa 90e session plénière (Venise, 16‑17 mars 2012, CDL-AD(2012)001), se lisent ainsi :

« 2.  Président de la Curia

111.  Dans son avis sur la nouvelle Constitution, la Commission de Venise a appelé les autorités hongroises à veiller à ce que la nouvelle Constitution ne serve pas à « mettre un terme au mandat de personnes élues ou nommées sous la Constitution précédente ». Répondant à la Commission de Venise, le [gouvernement] hongrois a indiqué que « la Hongrie souscrit sans réserve à cette suggestion et assure la Commission que la rédaction des dispositions transitoires ne servira pas à mettre indûment un terme au mandat de personnes élues sous le régime juridique précédent ».

112.  L’article 25 de la Loi fondamentale dispose que l’organe judiciaire suprême est la Curia. D’après l’article 11 des dispositions provisoires de la Loi fondamentale, la Curia est l’héritière (successeur légal) de la Cour suprême. Tous les juges de la Cour suprême sont demeurés en fonction à l’exception du président. L’article 114 de la [loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux] a fixé un nouveau critère d’élection du président, qui conduit à l’inéligibilité de l’ancien président de la Cour suprême. Ce critère renvoie à la période pendant laquelle la personne a exercé la charge de magistrat en Hongrie, sans que la fonction de juge au sein d’une Cour européenne par exemple soit prise en compte. Pour beaucoup, le nouveau critère est destiné à empêcher une personne, l’actuel président de la Cour suprême, d’être éligible. Bien que formulée en des termes généraux, la loi produit des effets contre une personne donnée. Les lois de ce type sont contraires à la prééminence du droit.

113.  Dans d’autres pays, les périodes pendant lesquelles les juges ont exercé à l’étranger sont acceptées. Conformément à l’article 28.3 de la [loi sur le statut juridique et la rémunération des juges], le détachement d’un juge à l’étranger pendant une longue période est pris en considération et sa durée s’ajoute à celle du poste occupé avant ce détachement. La loi n’oblige pas un juge à avoir exercé en Hongrie pendant une période minimale avant de se voir confier une mission à l’étranger. En conséquence, il conviendrait de fixer des règles d’équivalence entre les fonctions nationales et les fonctions internationales, en particulier en ce qui concerne les conditions qu’une personne doit remplir pour être nommée par exemple présidente de la Curia. En outre, il est très rare d’adopter des réglementations qui soient rétroactives et entraînent la destitution d’une personne occupant des fonctions aussi élevées que celles de président de la Curia.

114.  Il est difficile de justifier l’inégalité de traitement entre les juges de la Cour suprême et leur président. Les autorités hongroises semblent faire valoir que la nature des tâches du président de la Curia sont radicalement différentes de celles du président de la Cour suprême et que ce dernier se serait davantage occupé de questions administratives en tant que président du précédent Conseil national [de la justice] alors que le président de la Curia s’occuperait davantage de droit positif et veillerait à l’uniformité de la jurisprudence. Cet argument n’est toutefois pas convaincant. L’expérience de la Cour européenne des droits de l’homme pourrait être particulièrement utile en regard des tâches du président de la Curia.

115.  Étant donné que l’on peut voir dans la disposition de la Loi fondamentale sur l’éligibilité à la fonction de président de la Curia une tentative de se débarrasser d’une personne en particulier qui serait candidate à la présidence et aurait présidé l’instance qui a précédé la Curia, la loi peut fonctionner comme une sorte de sanction à l’[égard] de l’ancien président de la Cour suprême. Même s’il n’en est pas ainsi, l’impression qu’il pourrait en être ainsi risque d’avoir un effet dissuasif et donc de menacer l’indépendance du système judiciaire. »

60.  Les passages pertinents de l’avis sur les lois organiques relatives au pouvoir judiciaire qui ont été modifiées à la suite de l’avis CDL-AD(2012)001 sur la Hongrie, susmentionné, adopté par la Commission de Venise lors de sa 92e session plénière (Venise, 12‑13 octobre 2012, CDL-AD(2012)020), se lisent ainsi :

[Traduction du greffe]

« XII.  Questions liées à la transition – Départ à la retraite des juges et président de la Kúria

74.  Les amendements à la [loi sur le statut juridique et la rémunération des juges de 2011] ne sont pas liés aux critiques formulées dans l’avis de la Commission de Venise sur les dispositions relatives à l’âge de la retraite. Tous les juges qui auraient atteint la limite d’âge au 31 décembre 2012 au plus tard ont été relevés de leurs fonctions par une décision présidentielle du 7 juillet 2012.

75.  La Commission de Venise prend acte de l’arrêt no 33/2012 (VII. 17.) AB rendu par la Cour constitutionnelle hongroise le 16 juillet 2012, qui a déclaré contraire à la Constitution l’abaissement soudain de la limite d’âge applicable aux juges. Elle ne doute pas que les autorités hongroises respecteront cet arrêt et veilleront à son exécution en réintégrant les anciens juges dans leurs fonctions. Les juridictions du travail semblent avoir commencé à réintégrer les juges partis à la retraite. La délégation de la Commission de Venise a toutefois appris que l’exécution de l’arrêt en question avait créé une grande insécurité juridique. Alors que la base légale de la mise à la retraite anticipée a été annulée ex tunc, les résolutions individuelles du président de la Hongrie, qui ont relevé de leurs fonctions quelque 10 % des juges hongrois, demeurent en vigueur alors même que leur base légale n’existe plus. Le président de la Hongrie ne les a pas abrogées. Le législateur devrait adopter des dispositions pour que les juges relevés de leurs fonctions soient réintégrés dans celles-ci sans avoir à passer par une nouvelle procédure de nomination.

76.  La présidente de l’Office judiciaire national a invité les juges concernés à saisir les juridictions du travail afin de faire annuler les décisions de désinvestiture. Plusieurs juges ont déjà obtenu gain de cause devant ces juridictions, mais les décisions de celles-ci ont été attaquées par la présidente de l’Office judiciaire national, qui en contestait la motivation. Plus notablement, il apparaît que même les jugements définitifs des juridictions du travail n’aboutiront pas à la réintégration des juges concernés dans leurs anciennes fonctions, les intéressés devant passer par une nouvelle procédure de nomination et pouvant être affectés à d’autres juridictions qu’à celles dont ils relevaient avant leur désinvestiture.

77.  En septembre 2012, le gouvernement hongrois a présenté le projet de loi no T/8289, qui vise à amender les dispositions transitoires de la Loi fondamentale en fixant à soixante-cinq ans le nouvel âge de départ à la retraite applicable aux juges et aux procureurs. Selon le projet, les juges âgés de plus de soixante-cinq ans (après leur nouvelle nomination) pourraient demeurer en fonction pendant un an avant de devoir prendre leur retraite. La proposition ne dit rien, cependant, de la façon dont les juges relevés de leurs fonctions doivent être réintégrés, ce qui ne laisse ouverte que la voie du recours devant les juridictions du travail.

78.  La délégation de la Commission a été informée de ce qu’une réintégration automatique serait impossible, de nouveaux juges ayant été nommés dans l’intervalle et tous les juges ne souhaitant pas être réintégrés dans leurs anciennes fonctions. La Commission estime qu’il doit être possible de trouver une solution législative qui tienne compte des différentes situations.

79.  En outre, le projet de loi prévoit que les juges de plus de soixante-deux ans ne pourront pas occuper des fonctions de direction au sein des tribunaux. Sont concernés les juges réintégrés, de même que, à l’avenir, tous les autres juges qui auront atteint l’âge de soixante-trois ans. Ces personnes perdraient ainsi leurs fonctions de direction et seraient contraintes de finir leur carrière comme juges ordinaires. Outre le fait que ce sont ces juges qui ont le plus d’expérience pour diriger les tribunaux, une telle limitation constitue une discrimination évidente fondée sur l’âge. Il a été expliqué à la délégation que les juges expérimentés en question devaient former les juges plus jeunes et non occuper des fonctions de direction dans les tribunaux. C’est là un argument difficile à admettre, car les juges plus jeunes apprennent de leurs aînés précisément en voyant ceux-ci agir dans leurs fonctions de direction.

80.  La situation des juges relevés de leurs fonctions est très insatisfaisante. Le législateur devrait adopter des dispositions prévoyant la réintégration dans leurs anciennes fonctions des juges qui le souhaitent sans qu’ils soient obligés de passer par une nouvelle procédure de nomination.

81.  Le législateur hongrois n’a pas tenu compte des commentaires sur l’éligibilité au poste de président de la Kúria, dont les conditions devraient être révisées. »

B.   Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

61.  Les passages pertinents du communiqué de presse publié par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe le 12 janvier 2012 se lisent ainsi :

« Par ailleurs, le commissaire constate que la Hongrie a pris des mesures qui risquent de porter atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. À la suite de l’abaissement de l’âge du départ à la retraite pour les juges, plus de 200 nouveaux juges vont devoir être nommés. Cette mesure s’accompagne d’une modification de la procédure de nomination, qui repose désormais sur la décision d’une seule personne, elle-même désignée par le pouvoir politique. De plus, le commissaire déplore que, en application de la nouvelle loi sur le système juridictionnel, le président de la Cour suprême ait dû quitter son poste prématurément. Une procédure suivant laquelle les juges sont nommés par le président de l’Office [judiciaire national], lui-même désigné par le gouvernement pour neuf ans, suscite de sérieuses réserves. Le pouvoir judiciaire doit être protégé contre toute ingérence indue du pouvoir politique. »

C.  L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

62.  Le 10 juin 2013, la Commission pour le respect des obligations et engagements des États membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (Commission de suivi) adopta un rapport sur la demande d’ouverture d’une procédure de suivi pour la Hongrie. La Commission de suivi recommanda l’ouverture d’une telle procédure en raison de l’existence de motifs graves et persistants de préoccupation relativement à la manière dont la Hongrie s’acquittait de son obligation de maintenir les normes les plus élevées possibles en matière de démocratie, de respect des droits de l’homme et de prééminence du droit. Les passages pertinents de l’exposé des motifs de ce rapport qui ont trait à la cause du requérant se lisent ainsi :

« 4.3.3.  La destitution du président de la Cour suprême

113.  La Curia, qui a été instituée par la Loi fondamentale, est le successeur légal de la Cour suprême de la Hongrie. C’est pourquoi, la loi cardinale relative au système judiciaire dispose que l’ensemble des juges de la Cour suprême peuvent rester en fonction jusqu’à la fin de leur mandat. Toutefois, une exception a été faite pour le président de la Cour suprême, qui a dû être réélu. En outre, un nouveau critère de sélection a été adopté pour le président de la Cour suprême, aux termes duquel un candidat doit avoir exercé la charge de magistrat en Hongrie pendant au moins cinq ans. La durée des mandats éventuellement remplis dans des tribunaux internationaux n’est pas prise en compte.

114.  La différence de traitement appliquée au président de la Cour suprême est particulièrement contestable. Les nouvelles dispositions sont considérées par beaucoup comme ayant été adoptées dans le seul but de destituer le président de la Cour suprême en exercice, M. Baka, qui, par le passé, avait critiqué les politiques du gouvernement en matière de réforme judiciaire et contesté, avec succès, plusieurs décisions du gouvernement et lois devant la Cour constitutionnelle. M. Baka était le juge de la Hongrie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme de 1991 à 2007 et avait été élu président de la Cour suprême par le Parlement hongrois en juin 2009. Il n’avait pas exercé la charge de magistrat en Hongrie auparavant et de ce fait, malgré ses dix-sept ans d’expérience comme juge au sein de la Cour européenne des droits de l’homme, était inéligible aux fonctions de président de la Curia. La sensation que ces dispositions juridiques ont été adoptées contre une personne particulière est renforcée par le fait qu’en juin 2011, le Parlement a adopté une décision suspendant toutes les procédures de nomination de juges jusqu’au 1er janvier 2012, date à laquelle M. Baka ne serait plus en poste. Cette décision a été prise malgré le nombre d’affaires en souffrance, qui est souvent mentionné par les autorités comme l’une des raisons ayant motivé la réforme du système judiciaire. Comme mentionné par la Commission de Venise, les dispositions juridiques formulées en termes généraux qui, en réalité, visent une ou des personnes particulières sont contraires au principe de la prééminence du droit. En outre, la destitution pour des motifs politiques du président de la Cour suprême pourrait avoir des répercussions négatives et menacer l’indépendance du système judiciaire. »

63.  Le 25 juin 2013, l’Assemblée parlementaire décida de ne pas ouvrir de procédure de suivi pour la Hongrie, mais de suivre de près l’évolution de la situation dans ce pays. Elle appela les autorités hongroises à poursuivre le dialogue ouvert et constructif qu’elles avaient entretenu jusqu’alors avec la Commission de Venise (Résolution 1941 (2013)).

D.  L’Union européenne

1.  La Commission européenne

64.  Le 12 décembre 2011, la commissaire européenne à la Justice, Viviane Reding, adressa aux autorités hongroises une lettre qui faisait état de ses préoccupations concernant la question de l’âge du départ à la retraite des juges. Une annexe à cette lettre soulevait des questions relatives au président du nouvel Office judiciaire national et à la transformation de la Cour suprême en Kúria, en particulier celle de la cessation avant son échéance du mandat de président de la Cour suprême du requérant. Les autorités hongroises répondirent, puis, le 11 janvier 2012, la Commission européenne rendit publique une déclaration relative à la situation de la Hongrie.

65.  Le 17 janvier 2012, la Commission décida d’ouvrir une procédure d’infraction « accélérée » contre la Hongrie concernant, notamment, le fait que l’âge légal de la retraite pour les juges, les procureurs et les notaires avait été abaissé de soixante-dix à soixante-deux ans, qui était l’âge prévu par le régime général[5]. La Commission expliqua que les règles de l’Union européenne (directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, JO 2000 L 303, p. 16) interdisaient les discriminations sur le lieu de travail fondées sur l’âge et que d’après la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), un gouvernement désireux d’abaisser l’âge légal de la retraite pour une catégorie déterminée de personnes, à l’exclusion des autres, n’était fondé à le faire que s’il pouvait s’appuyer sur des motifs objectifs et proportionnés. Or, pour la Commission, il n’existait pas en l’occurrence de motifs objectifs propres à justifier un abaissement de l’âge de la retraite pour les seuls juges et procureurs, d’autant que partout en Europe l’âge de départ à la retraite était progressivement relevé.

66.  Quant aux autres mesures jugées avoir une incidence sur l’indépendance du pouvoir judiciaire, la Commission demanda à la Hongrie de lui fournir plus d’informations au sujet de la nouvelle réglementation concernant l’organisation des tribunaux. Le communiqué de presse IP/12/24 diffusé par elle comportait le passage suivant :

[Traduction du greffe]

« D’après la loi, le président du nouvel Office judiciaire national rassemble les prérogatives relatives à la gestion opérationnelle des tribunaux, aux ressources humaines, au budget et à l’attribution des affaires. (...) Par ailleurs, le mandat de l’ancien président de la Cour suprême, qui avait été élu pour six ans en juin 2009, a été prématurément résilié à la fin de l’année 2011. Au contraire, d’autres anciens juges de la Cour suprême poursuivent l’exécution de leur mandat en tant que juges de la nouvelle Curia, qui a remplacé la Cour suprême. (...) »

67.  Le 7 mars 2012, la Commission décida d’envoyer à l’État hongrois un avis motivé sur les mesures adoptées par lui relativement à l’âge du départ à la retraite des juges, ainsi qu’une lettre administrative demandant des éclaircissements supplémentaires sur la question de l’indépendance du pouvoir judiciaire, en particulier concernant les pouvoirs attribués au président de l’Office judiciaire national (dont celui de désigner le tribunal compétent dans une affaire donnée) et le transfert des juges sans leur consentement.

68.  Le 25 avril 2012, la Commission releva que des discussions étaient en cours entre les autorités hongroises, le Conseil de l’Europe et sa Commission de Venise, et que des amendements à la législation sur l’administration de la justice étaient en discussion devant le Parlement hongrois. Elle décida de surveiller de près la question et de se réserver le droit d’intenter une procédure d’infraction de ce chef également. Elle estima que concernant l’âge de départ à la retraite obligatoire des juges, l’affaire devait être portée devant la CJUE.

2.  La CJUE

69.  Le 7 juin 2012, la Commission européenne saisit la CJUE d’une action contre la Hongrie concernant l’abaissement de l’âge de départ obligatoire à la retraite des juges, des procureurs et des notaires. Dans son arrêt du 6 novembre 2012 Commission européenne c. Hongrie (C‑286/12, EU:C:2012:687), la CJUE déclara qu’en adoptant un régime national imposant la cessation de l’activité professionnelle des juges, procureurs et notaires ayant atteint l’âge de soixante-deux ans, qui entraînait une différence de traitement fondée sur l’âge n’ayant pas un caractère proportionné aux objectifs poursuivis, la Hongrie avait manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu de la directive 2000/78/CE (paragraphe 65 ci-dessus). La CJUE releva que les catégories de personnes concernées par les dispositions en cause avaient, jusqu’à l’entrée en vigueur de celles-ci, bénéficié d’une dérogation leur permettant de demeurer en fonction jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, ce qui avait fait naître dans le chef de ces personnes une espérance légitime qu’elles pourraient rester en en fonction jusqu’à cet âge. Elle constata que les dispositions en cause avaient procédé à un abaissement abrupt et considérable de l’âge de cessation obligatoire d’activité, sans prévoir de mesures transitoires de nature à protéger la confiance légitime des personnes concernées.

70.  Dans son arrêt Commission européenne c. Hongrie du 8 avril 2014 (C‑288/12, EU:C:2014:237) la CJUE examina l’affaire d’un ancien commissaire à la protection des données hongrois au mandat duquel il avait été mis fin au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale, bien avant le terme prévu. L’affaire avait été portée devant la CJUE par la Commission européenne dans le cadre d’une procédure en infraction distincte concernant les obligations qui incombaient à la Hongrie en vertu de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (OJ 1995, L 281, p. 31), plus précisément l’exigence en vertu de laquelle l’autorité chargée de la protection des données devait être une autorité indépendante. Les extraits pertinents de l’arrêt se lisent ainsi :

« 57.  En l’occurrence, l’article 15, paragraphe 1, de la loi de 1993, applicable au commissaire en vertu de l’article 23, paragraphe 2, de la loi de 1992, prévoyait que le mandat du commissaire ne pouvait prendre fin que du fait de l’échéance de son mandat, de son décès, de sa démission, de la déclaration d’un conflit d’intérêt, de sa mise à la retraite d’office ou de sa démission d’office. Ces trois dernières hypothèses nécessitaient une décision du Parlement adoptée à la majorité des deux tiers de ses membres. En outre, tant la mise à la retraite d’office que la démission d’office ne pouvaient intervenir que dans des circonstances limitées, précisées respectivement aux paragraphes 5 et 6 du même article 15.

58.  Or, il est constant qu’il n’a pas été mis fin au mandat du commissaire en application de l’une de ces dispositions et en particulier qu’il n’a pas officiellement démissionné.

59.  Il s’ensuit que la Hongrie a mis fin au mandat du commissaire sans respecter les garanties mises en place par la loi afin de protéger son mandat, portant ainsi atteinte à son indépendance au sens de l’article 28, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 95/46. Le fait que cette cessation anticipée résulte d’un changement de modèle institutionnel n’est pas susceptible de la rendre compatible avec l’indépendance des autorités de contrôle requise par cette disposition (...)

60.  Certes, les États membres sont libres d’adopter et de modifier le modèle institutionnel qu’ils estiment le plus adapté pour leurs autorités de contrôle. Toutefois, ils doivent dans ce cadre veiller à ne pas porter atteinte à l’indépendance de l’autorité de contrôle résultant de l’article 28, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 95/46, laquelle implique l’obligation de respecter la durée du mandat de celle-ci (...)

61.  En outre, même si, comme le soutient la Hongrie, le commissaire et l’Autorité se distinguent de manière fondamentale par leur organisation et par leur structure, ces deux entités sont, en substance, chargées de missions identiques, à savoir celles dévolues aux autorités de contrôle nationales en application de la directive 95/46, ainsi que cela ressort des missions qui leur ont respectivement été confiées et de la continuité entre celles-ci dans le traitement des dossiers, qui est assurée par l’article 75, paragraphes 1 et 2, de la loi de 2011. Ce seul changement de modèle institutionnel ne peut donc pas objectivement justifier qu’il puisse être mis fin au mandat de la personne qui était chargée des fonctions de commissaire sans que soient prévues des mesures transitoires permettant de garantir le respect de la durée de son mandat.

62.  Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de constater que, en mettant fin de manière anticipée au mandat de l’autorité de contrôle de la protection des données à caractère personnel, la Hongrie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 95/46. »

3.  Le Parlement européen

71.  Le 16 février 2012, le Parlement européen adopta une résolution sur les récents événements politiques en Hongrie (2012/2511(RSP)), dans laquelle il exprimait de graves inquiétudes quant à la situation hongroise, en particulier concernant l’exercice de la démocratie, l’état de droit, le respect et la protection des droits de l’homme et des droits sociaux, et le système d’équilibre des pouvoirs. Il expliquait que selon la Loi fondamentale et ses dispositions transitoires, la Cour suprême avait été renommée « Kúria » et qu’il avait été mis fin prématurément – après deux ans seulement – au mandat de six ans de l’ancien président de la Cour suprême. Il demandait à la Commission européenne de surveiller attentivement les éventuelles modifications et la mise en œuvre des lois en question, ainsi que leur conformité avec les traités européens et de réaliser une étude approfondie pour garantir

« la pleine indépendance de l’appareil judiciaire, en veillant en particulier à ce que l’autorité judiciaire nationale, le cabinet du procureur et les tribunaux en général soient exempts de toute influence politique, et pour s’assurer que le mandat des juges nommés en toute indépendance ne puisse être raccourci de façon arbitraire ».

IV.  TEXTES INTERNATIONAUX ET TEXTES DU CONSEIL DE L’EUROPE RELATIFS À L’INDÉPENDANCE JUDICIAIRE ET AU PRINCIPE D’INAMOVIBILITÉ DES JUGES

A.  Les Nations unies

72.  Les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature ont été adoptés par le septième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, qui s’est tenu à Milan en 1985. Ils ont été entérinés par l’Assemblée générale des Nations unies dans ses résolutions 40/32 du 29 novembre 1985 et 40/146 du 13 décembre 1985. Les paragraphes pertinents se lisent ainsi :

« 8.  Selon la Déclaration universelle des droits de l’homme, les magistrats jouissent, comme les autres citoyens, de la liberté d’expression, de croyance, d’association et d’assemblée; toutefois, dans l’exercice de ces droits, ils doivent toujours se conduire de manière à préserver la dignité de leur charge et l’impartialité et l’indépendance de la magistrature.

(...)

12.  Les juges, qu’ils soient nommés ou élus, sont inamovibles tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire de la retraite ou la fin de leur mandat.

(...)

18.  Un juge ne peut être suspendu ou destitué que s’il est inapte à poursuivre ses fonctions pour incapacité ou inconduite.

(...)

20.  Des dispositions appropriées doivent être prises pour qu’un organe indépendant ait compétence pour réviser les décisions rendues en matière disciplinaire, de suspension ou de destitution. Ce principe peut ne pas s’appliquer aux décisions rendues par une juridiction suprême ou par le pouvoir législatif dans le cadre d’une procédure quasi judiciaire. »

73.  Dans son Observation générale no 32 sur l’article 14 (droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, publiée le 23 août 2007, le Comité des droits de l’homme des Nations unies s’exprima comme suit (notes de bas de page omises) :

« 19.  La garantie de compétence, d’indépendance et d’impartialité du tribunal au sens du paragraphe 1 de l’article 14 est un droit absolu qui ne souffre aucune exception. La garantie d’indépendance porte, en particulier, sur la procédure de nomination des juges, les qualifications qui leur sont demandées et leur inamovibilité jusqu’à l’âge obligatoire de départ à la retraite ou l’expiration de leur mandat pour autant que des dispositions existent à cet égard ; les conditions régissant l’avancement, les mutations, les suspensions et la cessation de fonctions ; et l’indépendance effective des juridictions de toute intervention politique de l’exécutif et du législatif. Les États doivent prendre des mesures garantissant expressément l’indépendance du pouvoir judiciaire et protégeant les juges de toute forme d’ingérence politique dans leurs décisions par le biais de la Constitution ou par l’adoption de lois qui fixent des procédures claires et des critères objectifs en ce qui concerne la nomination, la rémunération, la durée du mandat, l’avancement, la suspension et la révocation des magistrats, ainsi que les mesures disciplinaires dont ils peuvent faire l’objet. Une situation dans laquelle les fonctions et les attributions du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif ne peuvent pas être clairement distinguées et dans laquelle le second est en mesure de contrôler ou de diriger le premier est incompatible avec le principe de tribunal indépendant. Il est nécessaire de protéger les magistrats contre les conflits d’intérêts et les actes d’intimidation. Afin de préserver l’indépendance des juges, leur statut, y compris la durée de leur mandat, leur indépendance, leur sécurité, leur rémunération appropriée, leurs conditions de service, leurs pensions et l’âge de leur retraite sont garantis par la loi.

20.  Les juges ne peuvent être révoqués que pour des motifs graves, pour faute ou incompétence, conformément à des procédures équitables assurant l’objectivité et l’impartialité, fixées dans la Constitution ou par la loi. La révocation d’un juge par le pouvoir exécutif, par exemple avant l’expiration du mandat qui lui avait été confié, sans qu’il soit informé des motifs précis de cette décision et sans qu’il puisse se prévaloir d’un recours utile pour la contester, est incompatible avec l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il en va de même lorsque, par exemple, le pouvoir exécutif révoque des juges supposés être corrompus sans respecter aucune des procédures légales. »

74.  Dans l’affaire Pastukhov c. Belarus (communication no 814/1998, ONU, documents officiels, CCPR/C/78/D/814/1998 (2003)), le Comité des droits de l’homme s’exprima comme suit :

« 7.3  Le Comité prend note des arguments de l’auteur qui fait valoir qu’il ne pouvait être mis fin à ses fonctions de juge dans la mesure où il avait été élu à ce poste le 28 avril 1994 pour une durée de 11 ans, conformément à la législation alors en vigueur. Le Comité note aussi que le fondement du décret présidentiel no 106, du 24 janvier 1997, n’était pas le remplacement de la Cour constitutionnelle par un nouveau tribunal mais visait l’auteur personnellement et que le seul motif donné dans ce décret pour mettre fin aux fonctions de l’auteur était l’expiration de son mandat de juge de la Cour constitutionnelle, ce qui n’était manifestement pas le cas. De plus, l’auteur n’a pu se prévaloir d’aucun recours utile pour contester la décision du pouvoir exécutif de mettre fin à ses fonctions. Dans ces circonstances, le Comité estime que le fait de mettre fin aux fonctions de juge de la Cour constitutionnelle qu’occupait l’auteur, plusieurs années avant l’expiration du mandat pour lequel il avait été nommé, constitue une atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire et une violation du droit d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays. Il y a donc eu une violation de l’article 25 c) du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 14, relatif à l’indépendance du pouvoir judiciaire, et avec les dispositions de l’article 2 du Pacte. »

75.  Dans l’affaire Mundyo Busyo et autres c. la République démocratique du Congo (communication no 933/2000, ONU, documents officiels, CCPR/C/78/D/933/2000 (2003)), le Comité des droits de l’homme se prononça comme suit (notes de bas de page omises) :

« 5.2  Le Comité constate que les auteurs ont formulé des allégations précises et détaillées relatives à leur révocation en dehors des procédures et garanties légales prévues à cet effet. Le Comité note, à ce sujet, que le ministre de la Justice, dans son rapport de juin 1999 (...) et le procureur général de la République, dans le rapport du ministère public du 19 septembre 2000 (...) reconnaissent que les procédures et les garanties prévues en matière de révocation n’ont pas été respectées. Par ailleurs, le Comité estime que les circonstances invoquées par le décret présidentiel no 44 ne sauraient, dans le cas d’espèce, être retenues par le Comité comme des motifs permettant de justifier la conformité des mesures de révocation au regard du droit, et en particulier de l’article 4 [du] Pacte. En effet, le décret présidentiel comporte une simple référence à des circonstances particulières sans pour autant préciser la nature et l’ampleur des dérogations au regard des droits consacrés par la législation nationale et le Pacte, ni démontrer la stricte nécessité de ces dérogations et de leur durée. De plus, le Comité constate l’absence de notification internationale de la part de la République démocratique du Congo relative à l’utilisation du droit de dérogation, tel que prévu au paragraphe 3 de l’article 4 du Pacte. Conformément à sa jurisprudence, le Comité rappelle, par ailleurs, que le principe d’accès à la fonction publique dans des conditions d’égalité implique pour l’État le devoir de veiller à ce qu’il ne s’exerce aucune discrimination. Ce principe vaut à fortiori pour les personnes en poste dans la fonction publique et, qui plus est, à l’endroit de celles ayant fait l’objet d’une révocation. En ce qui concerne l’article 14 § 1, le Comité constate l’absence de réponse de l’État partie et relève, d’une part, que les auteurs n’ont pas bénéficié des garanties attachées à leurs fonctions de magistrats en vertu desquels ils auraient dû être traduits devant le Conseil supérieur de la magistrature conformément à la loi, et que d’autre part, le président de la Cour suprême a publiquement, avant le procès, apporté son soutien aux révocations intervenues (...) portant ainsi atteinte au caractère équitable de celui-ci. Aussi, le Comité considère que ces révocations constituent une atteinte à l’indépendance du judiciaire protégée par l’article 14 § 1 du Pacte. Les mesures de révocation à l’endroit des auteurs ont été prises en se fondant sur des motifs ne pouvant pas être retenus par le Comité afin de justifier le non-respect des procédures et garanties prévues dont tout citoyen doit pouvoir bénéficier dans des conditions générales d’égalité. En l’absence de réponse de l’État partie, et dans la mesure où la Cour suprême, par son arrêt du 26 septembre 2001, a privé les auteurs de tout recours après avoir déclaré irrecevables leurs requêtes au motif que le décret présidentiel no 144 constituait un acte de gouvernement, le Comité estime que les faits, dans le cas d’espèce, montrent qu’il y a eu violation de l’alinéa c) de l’article 25 du Pacte lu conjointement avec l’article 14, paragraphe 1 sur l’indépendance du judiciaire et l’article 2, paragraphe 1 du Pacte. »

76.  Dans l’affaire Bandaranayake c. Sri Lanka (communication no 1376/2005, ONU, documents officiels, CCPR/C/93/D/1376/2005 (2008)), le Comité des droits de l’homme s’exprima comme suit (notes de bas de page omises) :

« 7.1  Le Comité fait observer que l’alinéa c) de l’article 25 du Pacte reconnaît le droit d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques, et renvoie à sa jurisprudence selon laquelle pour assurer l’accès dans des conditions générales d’égalité, non seulement les critères mais aussi les « procédures régissant la nomination, l’avancement, la suspension et le licenciement doivent être objectifs et raisonnables ». Une procédure n’est pas objective ou raisonnable si elle ne respecte pas les conditions d’équité élémentaire en la matière. Le Comité considère également que le droit d’avoir accès, dans des conditions d’égalité, à la fonction publique inclut le droit de ne pas être révoqué arbitrairement de la fonction publique. Il note que l’auteur fait valoir que la procédure ayant abouti à sa révocation n’était ni objective ni raisonnable. Malgré des demandes répétées, il n’a pas reçu de copie du procès‑verbal de sa première audience devant la Commission de la magistrature le 18 novembre 1998 ; cela est confirmé par la décision de la Cour suprême du 6 septembre 2004 et n’est pas contesté par l’État partie. Il n’a pas reçu non plus les conclusions de la Commission d’enquête, sur la base desquelles il a été révoqué par la Commission de la magistrature. La décision rendue par la cour d’appel confirme que ces documents ne lui ont jamais été fournis, conformément à la disposition expresse figurant à l’article 18 du Règlement de la Commission de la magistrature.

7.2  (...) Le Comité considère que le fait pour la Commission de la magistrature de ne pas avoir fourni à l’auteur toutes les pièces nécessaires pour qu’il puisse bénéficier d’une procédure équitable et, en particulier, le fait de ne pas l’avoir informé des motifs pour lesquels la Commission d’enquête avait conclu qu’il était coupable, conclusion qui a elle-même abouti à sa révocation, sont des éléments qui, par leur conjonction, font que la procédure n’a pas respecté les conditions d’équité élémentaire en la matière et, partant, était déraisonnable et arbitraire. Pour ces raisons, le Comité considère que la conduite de la procédure de révocation n’a été ni objective ni raisonnable et qu’elle n’a pas respecté le droit de l’auteur d’avoir accès, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays. En conséquence, il y a eu violation de l’article 25 c) du Pacte.

7.3  Le Comité rappelle, comme il l’énonce dans son Observation générale [no 32] relative à l’article 14, que la révocation de juges en violation de l’article 25 c) peut constituer une violation de cette garantie, considérée à la lumière du paragraphe 1 de l’article 14 qui prévoit l’indépendance du pouvoir judiciaire. Comme il est indiqué dans la même Observation générale, le Comité rappelle que « les juges ne peuvent être révoqués que pour des motifs graves, pour faute ou incompétence, conformément à des procédures équitables assurant l’objectivité et l’impartialité, fixées dans la Constitution ou par la loi ». Pour les raisons exposées au paragraphe 7.2, la procédure qui a abouti à la révocation de l’auteur n’a pas respecté les conditions d’équité élémentaire et n’a pas été de nature à permettre que l’auteur bénéficie des garanties nécessaires auxquelles il avait droit en sa qualité de juge, ce qui a représenté une atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Pour cette raison le Comité conclut que les droits consacrés à l’article 25 c), lu conjointement au paragraphe 1 de l’article 14, ont été violés. »

B.  Le Conseil de l’Europe

77.  Les passages pertinents de la Charte européenne sur le statut des juges du 8-10 juillet 1998[6] se lisent ainsi :

« 1.3.  Pour toute décision affectant la sélection, le recrutement, la nomination, le déroulement de la carrière ou la cessation de fonctions d’un juge ou d’une juge, le statut prévoit l’intervention d’une instance indépendante du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif au sein de laquelle siègent au moins pour moitié des juges élus par leurs pairs suivant des modalités garantissant la représentation la plus large de ceux-ci.

(...)

5.1.  Le manquement par un juge ou une juge à l’un des devoirs expressément définis par le statut ne peut donner lieu à une sanction que sur la décision, suivant la proposition, la recommandation ou avec l’accord d’une juridiction ou d’une instance comprenant au moins pour moitié des juges élus, dans le cadre d’une procédure à caractère contradictoire où le ou la juge poursuivis peuvent se faire assister pour leur défense. L’échelle des sanctions susceptibles d’être infligées est précisée par le statut et son application est soumise au principe de proportionnalité. La décision d’une autorité exécutive, d’une juridiction ou d’une instance visée au présent point prononçant une sanction est susceptible d’un recours devant une instance supérieure à caractère juridictionnel.

(...)

7.1.  Le ou la juge cessent définitivement d’exercer leurs fonctions par l’effet de la démission, de l’inaptitude physique constatée sur la base d’une expertise médicale, de la limite d’âge, du terme atteint par leur mandat légal ou de la révocation prononcée dans le cadre d’une procédure telle que visée au point 5.1.

7.2.  La survenance d’une des causes visées au point 7.1, autre que la limite d’âge ou le terme du mandat légal, doit être vérifiée par l’instance visée au point 1.3. »

78.  Les extraits pertinents de l’annexe à la Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux États membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités, adoptée le 17 novembre 2010, se lisent ainsi :

« Inamovibilité et terme des fonctions

49.  L’inamovibilité constitue un des éléments clés de l’indépendance des juges. En conséquence, les juges devraient être inamovibles tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire de la retraite, s’il en existe un.

50.  Le terme des fonctions des juges devrait être établi par la loi. Il ne devrait être mis fin à une nomination définitive qu’en cas de manquement grave d’ordre disciplinaire ou pénal établi par la loi, ou lorsque le juge ne peut plus accomplir ses fonctions judiciaires. Un départ anticipé à la retraite ne devrait être possible qu’à la demande du juge concerné ou pour des motifs d’ordre médical.

(...)

52.  Un juge ne devrait recevoir une nouvelle affectation ou se voir attribuer d’autres fonctions judiciaires sans y avoir consenti, sauf en cas de sanctions disciplinaires ou de réforme de l’organisation du système judiciaire. »

79.  Les passages pertinents de l’avis no 1 (2001) du Conseil consultatif de juges européens (CCJE) sur les normes relatives à l’indépendance et l’inamovibilité des juges, adopté le 23 novembre 2001, se lisent ainsi :

« Conditions d’exercice (inamovibilité et régime de sanctions disciplinaires)

57.  Selon un grand principe de l’indépendance judiciaire, l’exercice de la fonction occupée par un juge doit être garanti jusqu’à l’âge légal de la retraite ou l’expiration du mandat confié pour la durée déterminée : voir les principes fondamentaux des Nations unies [sur l’indépendance judiciaire] paragraphe 12 ; la Recommandation no R (94) 12 [du Comité des Ministres sur l’indépendance, l’efficacité et le rôle des juges] Principe I (2) (a) (ii) et (3) et Principe VI (1) et (2). Selon la Charte européenne [sur le statut des juges], ce principe s’étend à la désignation ou la nomination dans un service ou un lieu différents sans le consentement de l’intéressé (sauf en cas de réorganisation judiciaire ou de mutation temporaire), mais la Charte comme la Recommandation no R (94) 12 précisent que la mutation peut être ordonnée à titre de sanction disciplinaire.

(...)

59.  L’existence d’exceptions aux règles d’inamovibilité, notamment celles qui découlent de sanctions disciplinaires, conduit immédiatement à s’intéresser à l’instance et à la méthode par laquelle les juges peuvent être sanctionnés, ainsi qu’aux motifs des sanctions disciplinaires. La Recommandation no R (94) 12, Principe VI (2) et (3), insiste sur la nécessité d’une définition précise des infractions pour lesquelles un juge peut être révoqué, et de procédures disciplinaires respectant les exigences liées aux droits de la défense de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle ajoute en outre que « les États devraient étudier la possibilité de constituer, conformément à une loi, un organe compétent spécial chargé d’appliquer les sanctions et mesures disciplinaires, lorsqu’elles ne sont pas examinées par un tribunal, et dont les décisions devraient être contrôlées par un organe judiciaire supérieur, ou qui serait lui-même un organe judiciaire supérieur ». La Charte européenne assigne ce rôle à une instance indépendante qui devrait « intervenir » dans tous les aspects de la sélection et de la carrière de chaque juge.

60.  Le CCJE estime

a)  que l’inamovibilité des juges devrait être un élément exprès de l’indépendance consacrée au niveau interne le plus élevé (...) ;

b)  que l’intervention d’une instance indépendante selon une procédure qui garantit pleinement les droits de la défense, est d’une importance capitale dans les questions de discipline ; et

c)  qu’il serait utile d’élaborer des règles définissant non seulement la conduite qui peut conduire à la révocation, mais aussi l’ensemble des comportements qui peuvent entraîner des sanctions disciplinaires ou un changement de statut comme (...) une mutation à un autre tribunal ou en un autre lieu. (...) »

80.  Les extraits pertinents de l’avis no 3 (2002) du CCJE sur les principes et règles régissant les impératifs professionnels applicables aux juges et en particulier la déontologie, les comportements incompatibles et l’impartialité, adopté le 19 novembre 2002, se lisent comme suit :

« b)  Impartialité et comportement extra-judiciaire du juge

(...)

31.  Plus largement, il conviendrait de réfléchir sur la participation des juges à des débats publics de nature politique : pour que le public conserve sa confiance dans le système judiciaire, il est souhaitable que les juges ne s’exposent pas à des attaques politiques incompatibles avec la nécessaire neutralité de la fonction juridictionnelle.

(...)

33.  Les débats au sein du CCJE ont montré qu’il fallait assurer un équilibre entre la liberté d’opinion et d’expression du juge et l’exigence de neutralité. Il apparaît dès lors nécessaire que le juge, même si son adhésion à un parti politique ou sa participation au débat public sur les grands problèmes de société ne peut être écartée, s’abstienne au moins d’une activité politique de nature à compromettre son indépendance et à porter atteinte à son image d’impartialité.

34. Mais le juge devrait pouvoir participer à certains débats concernant la politique judiciaire de l’État. Il devrait pouvoir être consulté, et participer activement à l’élaboration des dispositions législatives concernant son statut et plus généralement, le fonctionnement de la justice. (...) »

81.  Le CCJE a adopté en novembre 2010 une Magna Carta des juges (principes fondamentaux), dont les articles pertinents disposent :

« État de droit et justice

1.  Le pouvoir judiciaire constitue l’un des trois pouvoirs de tout État démocratique. Sa mission est de garantir l’existence de l’État de droit et ainsi d’assurer la bonne application du droit de manière impartiale, juste, équitable et efficace.

Indépendance des juges

2.  L’indépendance et l’impartialité du juge sont des conditions préalables indispensables au fonctionnement de la justice.

3.  L’indépendance du juge doit être statutaire, fonctionnelle et financière. Par rapport aux autres pouvoirs de l’État, elle doit être garantie aux justiciables, aux autres juges et à la société en général, par des règles internes au niveau le plus élevé. Il appartient à l’État et à chaque juge de promouvoir et préserver l’indépendance judiciaire.

4.  L’indépendance du juge doit être garantie dans le cadre de l’activité judiciaire, en particulier pour le recrutement, la nomination jusqu’à l’âge de la retraite, la promotion, l’inamovibilité, la formation, l’immunité judiciaire, la discipline, la rémunération et le financement du système judiciaire.

Garanties de l’indépendance

(...)

6.  Les procédures disciplinaires doivent se dérouler devant un organe indépendant, avec la possibilité d’un recours devant un tribunal.

(...)

9.  Le pouvoir judiciaire doit être impliqué dans toutes les décisions qui affectent l’exercice des fonctions judiciaires (organisation des tribunaux, procédures, autres législations). »

82.  La Commission de Venise, dans son avis sur le projet de loi modifiant et complétant le code judiciaire de l’Arménie (durée du mandat des présidents de tribunaux) adopté par elle lors de sa 99e session plénière (Venise, 13-14 juin 2014, CDL-AD(2014)021), s’exprima comme suit au sujet de la proposition de cessation du mandat des présidents de tribunaux nommés pour une durée indéterminée :

« V.  La seconde question

46.  En ce qui concerne la seconde question, la proposition de cessation – en vertu de la nouvelle loi (modifiée) – du mandat des présidents des tribunaux nommés pour une durée indéterminée suscite des interrogations.

47.  Comme il a été mentionné précédemment dans les considérations théoriques, en règle générale, l’effet rétroactif d’une nouvelle réglementation est sujet à caution. Si cet effet rétroactif concerne des droits garantis par la législation avant l’entrée en vigueur des modifications ou s’il porte sur des attentes légitimes fondées sur elle, il devrait être justifié par des motifs impérieux. De plus, il est dans l’intérêt du maintien de l’indépendance du pouvoir judiciaire et de la bonne administration de la justice de protéger les magistrats contre les révocations arbitraires et les ingérences dans l’exercice de leurs fonctions.

48.  Il ne fait aucun doute que le projet de loi aura des effets négatifs sur les présidents des tribunaux qui ont déjà été nommés pour occuper ce poste jusqu’à leur retraite. En vertu de la disposition transitoire figurant à l’article 10.2 du projet de loi, les présidents des tribunaux de première instance ou des cours d’appel nommés avant l’entrée en vigueur de la loi occuperont leurs fonctions jusqu’au 1er janvier 2015.

49.  On pourrait soutenir que les présidents des tribunaux qui ont déjà été nommés pour occuper leurs fonctions jusqu’à la retraite sont fondés à s’attendre que leur poste ne fera pas l’objet d’une nouvelle nomination et que leur mandat ne sera pas révoqué avant qu’ils atteignent l’âge de départ à la retraite. Ces attentes pourraient découler des dispositions du Code judiciaire lui-même, à savoir son article 4 (les présidents des tribunaux sont des juges) et son article 14.2 (« Un juge occupe ses fonctions jusqu’à 65 ans »).

50.  La révocation des juges dans un délai si bref suppose quasiment qu’après l’entrée en vigueur de la modification, des élections des présidents des tribunaux devraient être organisées et qu’à l’issue de ces élections, tous les mandats des présidents nommés avant l’entrée en vigueur de la modification (à l’exception du président de la Cour de cassation) devraient être révoqués. Ce changement radical pourrait donner l’impression que la disposition transitoire vise seulement à fournir l’occasion d’un vaste renouvellement des présidents des tribunaux.

51.  La Commission de Venise fait observer que le principe de sécurité juridique associé à la protection des attentes légitimes, à l’indépendance du pouvoir judiciaire et à l’administration effective de la justice appelle – si aucune raison impérieuse ne peut être invoquée – un délai de révocation du mandat des présidents des tribunaux sensiblement plus long.

52.  En ce qui concerne la justification ou les raisons impérieuses d’une telle disposition transitoire, les modifications sont proposées au vu de la possible surestimation du rôle des présidents des tribunaux arméniens, qui risquerait involontairement de créer une situation dans laquelle ceux-ci pourraient influencer d’autres juges. La Commission de Venise note cependant que les pouvoirs des présidents des tribunaux, tels que définis à l’article 25 du Code judiciaire, sont essentiellement de nature administrative. Bien que la proposition de réforme poursuive le but légitime d’éviter toute influence injustifiée des présidents des tribunaux sur d’autres juges, il ne ressort pas de l’exposé des motifs que la nécessité de révocation du mandat des présidents en poste soit urgente au point de justifier leur révocation radicale et immédiate.

53.  La Commission conclut donc que ce renouvellement radical des présidents dans le cadre de la modification proposée n’est pas justifié et qu’il ne découle pas des dispositions figurant dans la Constitution de la République d’Arménie. Comme il a déjà été mentionné, les dispositions proposées pourraient donner l’impression qu’elles visent uniquement à remplacer de façon radicale certains magistrats. Cette impression est nécessairement contraire au principe d’indépendance du pouvoir judiciaire.

54.  Une disposition transitoire moins radicale, par exemple la cessation des fonctions après une période de quatre ans à partir de l’entrée en vigueur de la modification en question, serait moins perturbante. »

83.  Dans l’avis conjoint de la Commission de Venise et de la Direction des droits de l’homme (DDH) de la Direction générale des droits de l’homme et état de droit (DGI) du Conseil de l’Europe sur le projet de loi portant modification de la loi organique relative aux juridictions de droit commun de Géorgie, adopté par la Commission de Venise lors de sa 100e session plénière (Rome, 10-11 octobre 2014, CDL-AD(2014)031), la question de la cessation de certaines fonctions de présidents de juridiction fut examinée dans les termes suivants (notes de bas de page omises) :

« 3.  Cessation de certaines fonctions lors de l’entrée en vigueur du projet de loi (article 2 du projet de loi)

95.  Selon l’article 2(3) du projet de loi, l’entrée en vigueur de ce projet de loi entraîne la cessation de fonctions des présidents de tribunal d’instance et de cour d’appel et des vice-présidents de cour d’appel. L’article 2 (4) met fin de la même manière au mandat des présidents de chambre, de collège de juges et de chambre d’instruction, tandis que l’article 2 (5) prévoit les nouvelles nominations des administrateurs de juridiction.

96.  Les amendements ne donnent aucune justification à cette vaste cessation de fonctions judiciaires.

97.  La Commission de Venise et la direction estiment que le maintien de l’indépendance de la magistrature et la bonne administration de la justice exigent que les magistrats soient protégés contre toute révocation arbitraire et ingérence dans l’exercice de leurs fonctions. De plus, bien que le mandat des présidents de juridiction soit actuellement limité à cinq ans à compter de leur nomination, on pourrait considérer qu’ils pouvaient légitimement s’attendre à ce que leur nomination antérieure ne prenne pas fin avant le terme de leur mandat de cinq ans prévu par la loi organique. Ce changement radical des présidents de juridiction pourrait donner l’impression que les dispositions transitoires sont uniquement motivées par la volonté de permettre ce changement, ce qui pourrait entamer la confiance des justiciables dans la justice.

98.  C’est la raison pour laquelle cette révocation des présidents de juridiction lors de l’entrée en vigueur du projet de loi peut uniquement se justifier par des raisons impérieuses. Mais il ne ressort pas de la note explicative fournie par les autorités, des réunions organisées à Tbilissi ni du projet de loi lui-même que la nécessité de révoquer les présidents de ces tribunaux soit si urgente qu’elle justifie une aussi vaste cessation de mandats judiciaires.

99.  En conséquence, il est recommandé de supprimer l’article 2 du projet de loi et de maintenir en fonction les présidents de juridiction jusqu’au terme de leur mandat. »

C.  La Cour interaméricaine des droits de l’homme

84.  La Cour interaméricaine des droits de l’homme, dans sa jurisprudence concernant les destitutions de magistrats, se réfère aux Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature, ainsi qu’à l’Observation générale no 32 relative à l’article 14 adoptée par le Comité des droits de l’homme des Nations unies. L’arrêt Cour suprême de justice (Quintana Coello et autres) c. Équateur (exceptions préliminaires, fond, réparations et frais), 23 août 2013, série C no 266, concernait la destitution, par voie de résolution parlementaire, de vingt-sept juges de la Cour suprême de justice de l’Équateur. La Cour interaméricaine des droits de l’homme estima que l’État équatorien avait violé l’article 8 § 1 (droit à un procès équitable) combiné avec l’article 1 § 1 (obligation de respecter les droits) de la Convention américaine aux détriments des victimes, qui, selon elle, avaient été destituées par un organe qui n’avait pas compétence pour le faire et qui, de plus, ne leur avait pas donné la possibilité d’être entendues. La Cour jugea également qu’il y avait eu violation de l’article 8 § 1 combiné avec l’article 23 § 1 c) (droit d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de leur pays) et de l’article 1 § 1 de la Convention américaine à raison du caractère arbitraire des effets produits par les mesures litigieuses sur la stabilité des fonctions des juges et des conséquences de ces mesures pour l’indépendance de la justice. Concernant les standards généraux applicables en matière d’indépendance judiciaire, la Cour s’exprima comme suit (notes de bas de page omises) :

[Traduction du greffe]

« 1 § 1  Standards généraux en matière d’indépendance judiciaire

144.  Dans sa jurisprudence, la Cour a indiqué que la portée des garanties judiciaires et l’effectivité de la protection judiciaire accordée aux juges devaient être examinées à l’aune des standards applicables en matière d’indépendance judiciaire. Dans l’affaire Reverón Trujillo c. Venezuela, la Cour a insisté sur le fait que, à la différence des autres fonctionnaires, les juges bénéficient de garanties spécifiques, liées à l’indépendance requise des magistrats, que la Cour conçoit comme « essentielle à l’exercice des fonctions judiciaires ». La Cour a réaffirmé que l’un des objectifs principaux de la séparation des pouvoirs est de garantir l’indépendance des juges. Le but de cette protection est de faire en sorte que le système judiciaire en général et ses membres en particulier ne fassent pas l’objet, dans l’exercice des fonctions judiciaires, de restrictions illégitimes de la part d’organes extérieurs à la magistrature, ou même de la part de magistrats exerçant des fonctions de contrôle ou de recours. Dans le droit fil de la jurisprudence de la Cour et de celle de la Cour européenne des droits de l’homme, et conformément aux Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature (ci-dessous « les Principes fondamentaux »), les garanties suivantes sont des corollaires de l’indépendance judiciaire : procédure de nomination appropriée, inamovibilité et garanties contre les pressions extérieures.

145.  Concernant la portée de l’inamovibilité pertinente en l’espèce, les Principes fondamentaux établissent que « [l]a durée du mandat des juges (...) [est] garanti[e] par la loi » et que « [l]es juges, qu’ils soient nommés ou élus, sont inamovibles tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire de la retraite ou la fin de leur mandat ». De plus, le Comité des droits de l’homme a estimé que les juges ne devaient pouvoir être révoqués que pour faute grave ou incompétence et dans le respect de procédures équitables, établies par la Constitution ou par la loi et propres à assurer le respect des principes d’objectivité et d’impartialité. Cette Cour a fait siens ces principes, et elle a établi que l’autorité responsable du processus de destitution d’un juge devait agir de manière indépendante et impartiale au cours de la procédure et rendre possible l’exercice des droits de la défense. S’il en est ainsi, c’est que la libre révocation des juges serait de nature à soulever, dans le chef des observateurs, des doutes objectifs quant aux possibilités réelles pour les juges de trancher les litiges sans crainte de subir des représailles.

(...)

147.  Cela étant, la garantie d’inamovibilité dont bénéficient les juges n’est pas absolue. Le droit international des droits de l’homme admet que des juges puissent être démis de leurs fonctions pour des conduites qui sont clairement inacceptables. Dans son Observation générale no 32, le Comité des droits de l’homme a estimé que les juges ne devaient pouvoir être révoqués que pour faute grave ou incompétence. (...)

148.  Par ailleurs, d’autres standards distinguent entre les sanctions applicables, soulignant que la garantie de l’inamovibilité implique que la destitution ne doit pouvoir être prononcée que dans les cas de conduites relativement graves, d’autres sanctions pouvant être envisagées dans les cas de négligence ou d’impéritie. (...)

(...)

150.  En ce qui concerne, par ailleurs, la protection octroyée par l’article 23 § 1 c) de la Convention américaine, la Cour a précisé dans les affaires Apitz Barbera et autres, et Reverón Trujillo que cette disposition n’établit pas un droit à accéder à un emploi public mais qu’elle garantit un accès aux emplois publics « dans des conditions générales d’égalité ». Cela signifie que le respect de ce droit et sa garantie sont assurés quand il existe des « procédures claires et des critères objectifs relativement à la désignation, la promotion, la suspension et la destitution » et que « les intéressés ne sont pas soumis à des discriminations » dans l’exercice de ce droit. À cet égard, la Cour a souligné que l’égalité des chances en matière d’accès aux emplois publics et la stabilité dans ces emplois sont de nature à assurer une protection contre toute ingérence ou pression politiques.

151.  De même, la Cour a déclaré que la garantie d’inamovibilité des juges est liée au droit de continuer à exercer, dans des conditions générales d’égalité, une fonction publique. Dans l’affaire Reverón Trujillo, elle a en effet indiqué que « l’accès dans des conditions d’égalité constituerait une garantie insuffisante s’il n’était pas accompagné d’une protection effective du maintien dans ce à quoi on a eu accès ».

152.  Le Comité des droits de l’homme a estimé pour sa part, dans des affaires de destitutions arbitraires de juges, que le non-respect des exigences élémentaires du procès équitable viole le droit à un procès équitable garanti par l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (l’équivalent de l’article 8 de la Convention américaine), combiné avec le droit pour les citoyens d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de leur pays, consacré par l’article 25 c) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (l’équivalent de l’article 23 § 1 c) de la Convention américaine).

153.  Les éléments qui précèdent permettent de clarifier certains aspects de la jurisprudence de la Cour. Dans l’affaire Reverón Trujillo c. Venezuela, la Cour a conclu que le droit à un juge indépendant consacré par l’article 8 § 1 de la Convention s’analyse seulement en un droit pour le justiciable à être jugé par un tribunal indépendant. Il importe toutefois de relever que l’indépendance judiciaire ne doit pas seulement être analysée par rapport au justiciable, car le juge doit de son côté disposer d’un certain nombre de garanties pour que l’indépendance judiciaire soit possible. La Cour juge opportun de préciser que dans le cas d’un juge touché par une décision de l’État qui affecte de manière arbitraire la durée de son mandat, la violation de la garantie de l’indépendance judiciaire, dans la mesure où elle est liée à l’inamovibilité et à la stabilité des juges dans leurs fonctions, doit être examinée à la lumière des droits accordés aux juges par la Convention. En ce sens, la garantie institutionnelle de l’indépendance judiciaire est en lien direct avec le droit pour un juge de se maintenir dans ses fonctions, lequel découle de la garantie d’inamovibilité.

154.  Enfin, la Cour a indiqué que l’État devait garantir un exercice indépendant de la fonction judiciaire considérée tant sous son aspect institutionnel, c’est-à-dire en relation avec le pouvoir judiciaire envisagé comme système, que sous son aspect individuel, c’est-à-dire en relation avec la personne du juge. La Cour juge opportun de préciser que la dimension objective est liée à des aspects essentiels du principe de l’état de droit, tels que le principe de la séparation des pouvoirs et l’importance du rôle joué par la fonction judiciaire dans une démocratie. Cette dimension objective transcende ainsi la personne du juge et touche la société dans son ensemble. De même, il y a un lien direct entre la dimension objective de l’indépendance judiciaire et le droit pour les juges d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de leur pays.

155.  En gardant à l’esprit les standards susmentionnés, la Cour considère que i) le respect des garanties judiciaires implique le respect de l’indépendance judiciaire, ii) l’étendue de l’indépendance judiciaire se caractérise par l’existence d’un droit subjectif à n’être destitué que pour les raisons permises, que ce soit par le biais d’un procès satisfaisant aux garanties judiciaires ou parce que son mandat a expiré, et iii) lorsque l’on touche de manière arbitraire à la stabilité des juges dans leurs fonctions, on porte atteinte au droit à l’indépendance judiciaire consacré par l’article 8 § 1 de la Convention américaine, combiné avec le droit d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays établi par l’article 23 § 1 c) de la Convention américaine. »

85.  La Cour interaméricaine a réaffirmé ces principes et est parvenue à une conclusion similaire dans les arrêts Tribunal constitutionnel (Camba Campos et autres) c. Équateur (exceptions préliminaires, fond, réparations et frais), 28 août 2013, §§ 188-199, série C no 268, et López Lone et autres c. Honduras (exceptions préliminaires, fond, réparations et frais), 5 octobre 2015, §§ 190-202 et 239-240, série C no 302.

D.  Autres textes internationaux

86.  La Charte universelle du juge a été approuvée par l’Association internationale des juges le 17 novembre 1999. Son article 8 est ainsi libellé :

[Traduction du greffe]

Inamovibilité

« Un juge ne peut être transféré, suspendu ou destitué que si une telle mesure est prévue par la loi et uniquement en vertu d’une décision prise dans le cadre d’une procédure disciplinaire adéquate.

Un juge doit être nommé à vie ou pour une période et à des conditions garantissant l’absence de péril pour l’indépendance judiciaire.

Une modification de l’âge de départ obligatoire à la retraite des juges ne peut pas avoir d’effet rétroactif. »

87.  L’Association internationale du barreau a adopté en 1982 des Règles minimales sur l’indépendance du pouvoir judiciaire, dont les passages pertinents en l’espèce se lisent ainsi :

[Traduction du greffe]

« 20. a)  Une législation qui modifie les modalités et conditions d’exercice de la fonction judiciaire ne peut être appliquée aux juges qui sont en poste au moment de son adoption que si les modifications améliorent les conditions d’exercice de la fonction.

b)  Une législation qui réorganise ou supprime des juridictions ne peut affecter la situation des juges en poste au sein de ces juridictions qu’au travers d’un transfert vers d’autres juridictions de même niveau ou de même statut. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

88.  Le requérant se plaint de ne pas avoir eu accès à un tribunal pour faire valoir ses droits relativement à la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême. Il explique que cette mesure est la conséquence d’un texte de loi de rang constitutionnel et qu’il a ainsi été privé de toute possibilité d’en solliciter le contrôle par un tribunal, même par la Cour constitutionnelle. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.  L’arrêt de la chambre

89.  Dans son arrêt du 27 mai 2014, la chambre a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Notant que le critère énoncé dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, CEDH 2007‑II) quant à l’applicabilité de l’article 6 à des litiges concernant des fonctionnaires était indissociable du fond du grief que le requérant tirait de cette disposition en l’espèce (accès à un tribunal), elle a joint au fond la question de sa compétence ratione materiae (paragraphe 71 de l’arrêt de la chambre). Lorsqu’elle a appliqué ce critère (« le critère Vilho Eskelinen »), elle a observé que les dispositions de la législation hongroise ne privaient expressément ni les juges de la Cour suprême ni leur président du droit d’accès à un tribunal, mais qu’elles garantissaient au contraire expressément ce droit en cas de destitution d’un chef de juridiction (paragraphe 74 de l’arrêt de la chambre). Elle a constaté que l’accès du requérant à un tribunal avait été entravé non par une exclusion expresse, mais par le fait que la mesure litigieuse – la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême – avait été inscrite dans la nouvelle constitution elle-même et ne pouvait dès lors faire l’objet d’aucun type de contrôle juridictionnel, même par la Cour constitutionnelle. Elle a conclu que dans ces conditions, la nature de la mesure litigieuse elle-même avait rendu l’accès du requérant à un tribunal impossible « en pratique » (paragraphe 75 de l’arrêt de la chambre) et que, dès lors, on ne pouvait pas dire que le droit national avait « expressément exclu l’accès à un tribunal » pour le grief en cause : la première condition du critère Vilho Eskelinen n’était donc pas remplie et l’article 6 s’appliquait en son volet civil (paragraphe 76 de l’arrêt de la chambre).

90.  En outre, la chambre a considéré que, même à supposer que le cadre législatif national eût privé spécifiquement le requérant du droit d’accès à un tribunal, cette exclusion aurait été injustifiée. Elle a estimé que le simple fait que l’intéressé relevait d’un secteur ou d’un service qui participait à l’exercice de la puissance publique n’était pas en soi déterminant : en l’espèce, l’État n’avait avancé aucun argument de nature à démontrer que l’objet du litige fût lié à l’exercice de l’autorité étatique de sorte que l’exclusion des garanties de l’article 6 aurait été objectivement justifiée. À cet égard, elle a jugé révélateur que l’ancien vice-président de la Cour suprême ait pu, contrairement au requérant, contester auprès de la Cour constitutionnelle la cessation prématurée de son mandat (paragraphe 77 de l’arrêt de la chambre).

91.  Dans ces conditions, la chambre s’est estimée compétente ratione materiae pour connaître du grief. Considérant que, privé de la possibilité d’accéder à un tribunal compétent pour examiner la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême, le requérant avait été victime de la violation d’un droit garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, elle a rejeté l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement (paragraphe 79 de l’arrêt de la chambre).

B.  Thèses des parties devant la Grande Chambre

1.  Le requérant

92.  Le requérant soutient que l’affaire concerne une contestation réelle et sérieuse au sujet d’un « droit » au sens de l’article 6 § 1. Du fait de l’ingérence litigieuse, il aurait été de facto démis de son mandat de président de la Cour suprême. Les mesures législatives mettant fin à son mandat auraient porté atteinte à son droit d’exercer celui-ci jusqu’à son terme, droit consacré selon lui expressément et de manière inconditionnelle dans la législation interne et, en particulier, dans la Constitution. L’affaire ne serait ni plus ni moins qu’un litige du travail puisqu’il aurait été réaffecté à un poste de niveau inférieur et que sa rémunération aurait été réduite.

93.  Le requérant estime que le bon critère à appliquer pour déterminer si son droit revêt un « caractère civil » est le critère Vilho Eskelinen, qui s’appliquerait quel que soit le droit protégé par l’article 6 § 1 dont on allègue la violation (qu’il s’agisse du droit d’accès à un tribunal ou d’une autre garantie). Il considère qu’aucune des conditions qui, selon ce critère, rendent l’article 6 inapplicable n’est réunie dans son cas. En ce qui concerne la première condition, il argue que, pour que l’article 6 soit inapplicable, une interdiction implicite n’est pas suffisante : le droit national devrait exclure expressément l’accès à un tribunal pour un certain poste ou une certaine catégorie de personnel, et cette exclusion devrait être de nature abstraite, c’est-à-dire qu’elle devrait concerner toutes les personnes occupant des postes équivalents et non un individu en particulier. Or la mesure législative litigieuse mettant fin à son mandat ne concernerait que lui. Le droit hongrois n’exclurait pas le poste ou la catégorie de personnel en question de l’accès à un tribunal, mais il garantirait au contraire expressément le droit pour les chefs de juridiction de contester leur destitution devant un tribunal. De plus, la mesure litigieuse mettant fin à son mandat aurait été imprévisible et abusive. En ce qui concerne la seconde condition du critère Vilho Eskelinen, le requérant argue qu’il ne se trouve pas dans une situation juridique radicalement différente de celle des autres chefs de juridiction : sa charge n’aurait impliqué l’exercice spécial d’aucun pouvoir discrétionnaire inhérent à la souveraineté de l’État de nature à justifier l’impossibilité qui lui est faite d’accéder à un tribunal pour contester sa désinvestiture. Il aurait certes réalisé certaines tâches particulières au sein de l’ordre judiciaire (coordination, orientation et plaidoyer aux fins du développement continu de l’ordre judiciaire), mais du point de vue de la séparation des pouvoirs il n’aurait pas eu avec l’État un « lien de confiance et de loyauté » plus fort que ses collègues n’en avaient. Tout comme eux, il aurait été un magistrat indépendant. À l’audience, il a plaidé que, à la différence des autres agents de l’État, les juges jouissent de garanties particulières en raison de l’indépendance dont ils doivent faire preuve.

94.  Ainsi, le requérant estime que l’article 6 § 1 est applicable en l’espèce et qu’il y a eu violation de cette disposition puisqu’il a été privé du droit d’accéder à un tribunal pour contester la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême.

2.  Le Gouvernement

95.  Le Gouvernement soulève une exception préliminaire quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention. Il soutient que le critère Vilho Eskelinen a été conçu pour les affaires qui concernent non pas le droit d’accès à un tribunal mais l’applicabilité des garanties procédurales prévues par l’article 6 § 1. En tout état de cause, il estime que les deux conditions cumulatives de ce critère sont réunies, de sorte que l’article 6 serait inapplicable en l’espèce. Premièrement, il argue que, contrairement aux conclusions qui figurent dans l’arrêt de la chambre (paragraphe 75 de l’arrêt de la chambre), la nature de la mesure litigieuse elle-même a rendu l’accès du requérant à un tribunal impossible non pas « en pratique » mais « en droit ». Il serait déraisonnable d’attendre du législateur qu’il adopte une disposition excluant expressément l’accès à un tribunal pour des mesures qui, à l’évidence et sans conteste, ne peuvent faire l’objet d’aucune forme de contrôle juridictionnel. En ce qui concerne la deuxième condition, le Gouvernement argue que la charge du requérant impliquait de par sa nature même l’exercice de la puissance publique et de fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’État. Il s’appuie à cet égard sur la décision Harabin c. Slovaquie ((déc.), no 62584/00, 9 juillet 2002), qui concernait le président de la Cour suprême de la République slovaque, ainsi que sur les décisions Apay c. Turquie ((déc.), no 3964/05, 11 décembre 2007) et Nazsiz c. Turquie ((déc.), no 22412/05, 26 mai 2009), qui visaient toutes deux des procureurs. Il estime que si la Cour a jugé que des procureurs relevaient de la catégorie des fonctionnaires exerçant des pouvoirs discrétionnaires inhérents à la souveraineté de l’État, il est surprenant qu’en l’espèce la chambre n’ait pas conclu que le président de la Cour suprême de Hongrie, dont les privilèges relèvent de ceux des plus hauts fonctionnaires du pays, se trouvait également dans cette catégorie. À la lumière du statut constitutionnel du président de la Cour suprême, le Gouvernement considère qu’il est tout à fait arbitraire de conclure que la cessation de son mandat n’était pas liée à l’exercice de la puissance publique au moins dans la même mesure que la révocation de procureurs.

96.  À l’audience, le Gouvernement a ajouté que la deuxième condition du critère Vilho Eskelinen était essentiellement une reformulation du critère énoncé dans l’arrêt Pellegrin c. France ([GC], no 28541/95, § 66, CEDH 1999-VIII), selon lequel sont soustraits du champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention les litiges des agents publics dont l’emploi est caractéristique des activités spécifiques de l’administration publique dans la mesure où celle-ci agit comme détentrice de la puissance publique chargée de la sauvegarde des intérêts généraux de l’État. Il a argué également que l’article 6 ne protégeait pas un droit individuel des juges à l’indépendance.

97.  En conclusion, le Gouvernement estime que l’article 6 n’est pas applicable en l’espèce et qu’il n’y a donc pas eu violation à l’égard du requérant du droit d’accéder à un tribunal qui décide des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil.

C.  Thèses des tiers intervenants

98.  La Commission internationale de juristes observe que la Convention reconnaît tant explicitement qu’implicitement le rôle spécial et fondamental dévolu à l’ordre judiciaire en tant que branche indépendante du pouvoir étatique, conformément aux principes de la séparation des pouvoirs et de l’état de droit. Il faudrait donc accorder un poids important au caractère spécial de ce rôle lorsqu’il s’agit d’apprécier les éventuelles restrictions aux droits protégés par la Convention que pourraient imposer dans le chef des juges les autres branches du pouvoir. Pour préserver le rôle spécial de l’ordre judiciaire, il faudrait interpréter la Convention d’une manière limitant la possibilité pour le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif de justifier par des motifs d’intérêt légitime l’imposition de restrictions aux droits des juges protégés par l’article 6 dans le cadre de litiges du travail. Bien qu’il soit dans sa quintessence de nature publique, le pouvoir exercé par les juges serait à la fois structurellement et intrinsèquement distinct de celui des fonctionnaires travaillant dans l’administration ou de celui du législateur. La Commission internationale de juristes estime qu’au titre de la seconde condition du critère Vilho Eskelinen il est rare, voire impossible, que l’on puisse justifier objectivement par l’intérêt public l’adoption par le pouvoir exécutif ou le pouvoir législatif de mesures soustrayant à l’application de l’article 6 § 1 les litiges du travail concernant des juges, en particulier lorsque sont en jeu l’indépendance des magistrats et, partant, la séparation des pouvoirs et l’état de droit. Tel serait le cas des affaires concernant l’inamovibilité des juges et leur révocation.

99.  La Commission internationale de juristes renvoie aux normes internationales relatives à l’inamovibilité des juges, notamment à celles concernant les garanties procédurales en cas de révocation (paragraphes 72‑79, 81 et 84). Elle considère qu’à la lumière de ces principes, il devrait y avoir dans les affaires concernant l’emploi des juges et leur inamovibilité une présomption particulièrement forte en faveur de l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention. L’accès effectif à la justice et l’équité des procédures lorsqu’il s’agit de résoudre des litiges relatifs au maintien en fonction, à la révocation ou aux conditions de service des juges seraient des garanties importantes de l’indépendance des magistrats. Pour apprécier les justifications que pourrait avancer l’État à l’appui de l’impossibilité faite à des juges d’accéder à un tribunal dans le cadre de litiges concernant leur carrière et leur inamovibilité, il faudrait tenir compte de l’intérêt public fort qu’il y a à préserver le rôle, l’indépendance et l’intégrité des membres de l’ordre judiciaire dans un État de droit démocratique. Le juge serait peut-être en pareil cas le bénéficiaire immédiat à titre individuel de la protection complète des droits garantis par l’article 6 mais, in fine, ce serait à toutes les personnes qui ont droit en vertu de l’article 6 § 1 à ce que leur cause soit examinée par un « tribunal indépendant et impartial » que profiterait cette protection.

D.  Appréciation de la Cour

1.  Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour

100.  La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012, et Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015).

101.  L’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » (de caractère civil) aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, par exemple, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 119, CEDH 2005‑X, et Boulois, précité, § 91).

102.  En ce qui concerne le « caractère civil » du droit, la Cour avait dit, avant d’adopter son arrêt Vilho Eskelinen et autres, que les litiges du travail entre les autorités et des agents publics dont l’emploi est caractéristique des activités spécifiques de l’administration publique dans la mesure où celle-ci agit comme détentrice de la puissance publique chargée de la sauvegarde des intérêts généraux de l’État n’étaient pas des litiges « civils » et qu’ils ne relevaient donc pas du champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention (Pellegrin, précité, § 66). À la suite de l’adoption dans l’arrêt Pellegrin du critère fonctionnel, les litiges du travail concernant des emplois dans la magistrature ont été soustraits du champ d’application de l’article 6 § 1, car elle a considéré que, s’ils ne faisaient pas partie de l’administration au sens strict, les magistrats n’en faisaient pas moins partie de la fonction publique au sens large (Pitkevich c. Russie (déc.), no 47936/99, 8 février 2001, et, en ce qui concerne le président d’une juridiction suprême, Harabin, décision précitée).

103.  Lorsqu’elle a précisé la portée de la notion de « caractère civil » dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, la Cour a élaboré de nouveaux critères quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1 à des litiges du travail concernant des fonctionnaires. Selon ces critères, pour que l’État défendeur puisse invoquer devant la Cour le statut de fonctionnaire à propos d’un requérant afin de soustraire celui-ci à la protection offerte par l’article 6, deux conditions doivent être réunies. En premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal s’agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État. Pour cela, il ne suffit pas que l’État démontre que le fonctionnaire en question participe à l’exercice de la puissance publique ou qu’il existe, pour reprendre les termes employés dans l’arrêt Pellegrin, un « lien spécial de confiance et de loyauté » entre l’intéressé et l’État employeur. Il faut aussi que l’État montre que l’objet du litige est lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remet en cause le lien spécial susmentionné. Ainsi, rien en principe ne justifie de soustraire aux garanties de l’article 6 les conflits ordinaires du travail – tels ceux portant sur un salaire, une indemnité ou d’autres droits de ce type – à raison du caractère spécial de la relation entre le fonctionnaire concerné et l’État en question. En pratique, il y aura présomption que l’article 6 trouve à s’appliquer, et il appartiendra à l’État défendeur de démontrer, premièrement, que d’après le droit national le requérant fonctionnaire n’a pas le droit d’accéder à un tribunal, et, deuxièmement, que l’exclusion des droits garantis par l’article 6 à l’égard de ce fonctionnaire est fondée (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62).

104.  Si, dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, la Cour a dit que son raisonnement se limitait à la situation des fonctionnaires (ibidem, § 61), la Grande Chambre note que les critères établis dans cet arrêt ont été appliqués par différentes chambres de la Cour à des litiges concernant des juges (G. c. Finlande, no 33173/05, 27 janvier 2009, Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, CEDH 2013, Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, 9 juillet 2013, et Tsanova-Gecheva c. Bulgarie, no 43800/12, 15 septembre 2015), y compris des présidents de juridictions suprêmes (Olujić c. Croatie, no 22330/05, 5 février 2009, et Harabin c. Slovaquie, no 58688/11, 20 novembre 2012). La Grande Chambre ne voit pas de raison de s’écarter de cette approche. Elle considère que, s’ils ne font pas partie de l’administration au sens strict, les magistrats n’en font pas moins partie de la fonction publique au sens large (Pitkevich, décision précitée).

105.  La Cour note aussi que les critères énoncés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres ont été appliqués à tous les types de litiges concernant des fonctionnaires et des juges, y compris des litiges relatifs au recrutement ou à la nomination (Juričić c. Croatie, no 58222/09, 26 juillet 2011), à la carrière ou à la promotion (Dzhidzheva-Trendafilova c. Bulgarie (déc.), no 12628/09, 9 octobre 2012), à la mutation (Ohneberg c. Autriche, no 10781/08, § 25, 18 septembre 2012) et à la cessation de service (Olujić, précité, concernant la révocation disciplinaire du président de la Cour suprême, et Nazsiz, décision précitée, concernant la révocation disciplinaire d’un procureur). Dans l’arrêt G. c. Finlande (précité, §§ 31‑34), où le Gouvernement soutenait que le droit pour un juge de demeurer en fonction était particulier et ne pouvait être assimilé à un « conflit ordinaire du travail » au sens de l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, la Cour a implicitement rejeté cet argument pour appliquer les principes posés dans cet arrêt. De manière plus explicite, elle a dit dans l’arrêt Bayer c. Allemagne (no 8453/04, § 38, 16 juillet 2009), qui concernait la révocation à l’issue d’une procédure disciplinaire d’un huissier employé par l’État, que les litiges portant sur « un salaire, une indemnité ou d’autres droits de ce type » n’étaient que des exemples parmi d’autres de « conflits ordinaires du travail », auxquels l’article 6 devait en principe s’appliquer en vertu du critère Vilho Eskelinen. Dans l’arrêt Olujić (précité, § 34), elle a dit que la présomption d’applicabilité de l’article 6 découlant de l’arrêt Vilho Eskelinen et autres s’appliquait aussi aux cas de révocation.

106.  La Cour tient encore à souligner que, contrairement à ce que suggère le Gouvernement, le critère Vilho Eskelinen relatif à l’applicabilité de l’article 6 § 1 est tout aussi pertinent pour les affaires portant sur le droit d’accès à un tribunal (voir, par exemple, Nedeltcho Popov c. Bulgarie, no 61360/00, 22 novembre 2007, et Suküt c. Turquie (déc.), no 59773/00, 11 septembre 2007) qu’il l’est pour celles concernant les autres garanties consacrées par cette disposition (comme il l’était par exemple dans l’affaire Vilho Eskelinen et autres, précité, qui traitait du droit à une audience et du droit à une décision dans un délai raisonnable). Appelée à statuer sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 à la lumière de ce critère, la Grande Chambre ne voit pas de raison d’établir une distinction entre les différentes garanties contenues dans cette disposition.

2.  Application des principes précités en l’espèce

a)  Sur l’applicabilité de l’article 6 de la Convention

i.  Sur l’existence d’un droit

107.  La Cour note que le 22 juin 2009 le requérant a été élu président de la Cour suprême pour un mandat de six ans par le Parlement (décision no 55/2009) conformément à l’article 48 § 1 de la Constitution de 1949. Les règles régissant le mandat de président de la Cour suprême figuraient non dans la Constitution de 1949 mais, jusqu’à la fin dudit mandat (31 décembre 2011), dans la loi LXVI de 1997 sur l’organisation et l’administration des tribunaux (paragraphes 40-43 ci-dessus). En vertu de l’article 62 de cette loi, les présidents des juridictions figuraient au nombre des « chefs de juridiction », c’est-à-dire des juges chargés de la gestion et de l’administration des tribunaux. Élu président de la Cour suprême conformément à l’article 48 § 1 de la Constitution de 1949, le requérant était un « chef de juridiction ». D’après l’article 69 de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux, les chefs de juridiction étaient nommés pour six ans. La conséquence incontestée de cette disposition est que le mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême aurait dû en principe être de six ans (du 22 juin 2009 au 22 juin 2015). L’article 73 de la loi prévoyait une liste exhaustive de motifs de cessation du mandat des chefs de juridiction (commun accord, démission, destitution, expiration du mandat et cessation des fonctions judiciaires du titulaire du mandat). Comme l’indique cette disposition, à moins qu’un mandat ne prît fin parce qu’il avait expiré ou parce que la personne cessait d’exercer ses fonctions judiciaires (alinéas d) et e)), il ne pouvait y être mis un terme que dans les cas suivants : commun accord, démission ou destitution (alinéas a) à c)). De plus, l’article 74/A § 1 prévoyait que le seul motif possible de destitution était l’incompétence avérée pour l’exercice de fonctions managériales, auquel cas l’intéressé pouvait solliciter le contrôle juridictionnel de la mesure de destitution devant le tribunal de la fonction publique (paragraphe 43 ci-dessus). Il ressort donc de ces dispositions qu’il existait un droit pour le titulaire du mandat d’accomplir celui-ci jusqu’à son terme ou jusqu’au terme de son mandat de juge. L’existence de ce droit est en outre démontrée par le fait que, s’il venait à être mis fin au mandat de manière anticipée contre le gré de son titulaire, c’est-à-dire par destitution, l’intéressé pouvait solliciter un contrôle juridictionnel de la décision correspondante (voir, mutatis mutandis, Zander c. Suède, 25 novembre 1993, § 24, série A no 279‑B).

108.  De plus, les principes constitutionnels relatifs à l’indépendance de la magistrature et à l’inamovibilité des juges confirmaient que le droit pour le requérant d’accomplir l’intégralité de son mandat à la présidence de la Cour suprême était protégé. L’article 48 § 3 de la Constitution de 1949 établissait que les juges ne pouvaient être révoqués que pour des motifs et selon des procédures prévus par la loi. L’article 50 § 3 de la Constitution garantissait quant à lui l’indépendance des juges (paragraphe 38 ci-dessus).

109.  En conséquence, à la lumière du cadre législatif interne en vigueur au moment de l’élection du requérant et pendant son mandat, la Cour considère que l’intéressé pouvait prétendre de manière défendable que le droit hongrois le protégeait d’une cessation de son mandat de président de la Cour suprême pendant cette période. À cet égard, elle attache un certain poids au fait que la Cour constitutionnelle n’a pas rejeté pour défaut de base légale le recours constitutionnel formé par l’ancien vice-président de la Cour suprême contre la cessation prématurée de son mandat (paragraphe 55 ci-dessus). Avant de le débouter, la haute juridiction a examiné le bien-fondé de son grief, de sorte qu’elle a statué sur le litige concernant le droit de l’ancien vice-président – équivalent à celui du requérant – d’accomplir l’intégralité de son mandat.

110.  Enfin, la Cour considère que le fait qu’il a été mis fin au mandat du requérant ex lege, par l’effet de la nouvelle loi entrée en vigueur le 1er janvier 2012 (article 185 de la loi CLXI de 2011 sur l’organisation et l’administration des tribunaux et article 11 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale) en vertu de la nouvelle Loi fondamentale, ne peut anéantir, rétroactivement, le caractère défendable du droit que lui garantissaient les règles qui étaient applicables au moment de son élection. Comme indiqué ci-dessus, ces règles prévoyaient clairement un mandat présidentiel de six ans ainsi que les motifs précis pour lesquels il pouvait prendre fin. Étant donné que c’est cette nouvelle législation qui a annulé les anciennes règles, elle constitue l’objet même du « litige » auquel il s’agit de savoir si les garanties d’équité de la procédure découlant de l’article 6 § 1 doivent s’appliquer. Dans les circonstances de la présente affaire, on ne peut donc pas trancher sur la base de la nouvelle législation la question de savoir s’il existait un droit en droit interne.

111.  À la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’en l’espèce, il y avait une contestation réelle et sérieuse sur un « droit » que le requérant pouvait prétendre, de manière défendable, reconnu en droit interne (voir, mutatis mutandis, Vilho Eskelinen et autres, précité, § 41, et Savino et autres c. Italie, nos 17214/05 et 2 autres, §§ 68-69, 28 avril 2009).

ii.  Sur le « caractère civil » du droit en cause : application du critère Vilho Eskelinen

112.  La Cour doit à présent déterminer, en fonction du critère énoncé dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, si le « droit » revendiqué par le requérant était de « caractère civil » au sens autonome que prend cette notion à l’article 6 § 1.

113.  La première condition de ce critère est que le droit national « exclue expressément » l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de salariés en question. À cet égard, la Cour note que, dans les rares affaires où elle a jugé que cette condition était remplie, l’exclusion de l’accès à un tribunal pour le poste en question était claire et « expresse ». Par exemple, dans l’affaire Suküt (décision précitée), qui avait trait à la retraite anticipée d’un militaire pour motifs disciplinaires, la Constitution turque prévoyait clairement que les décisions du Conseil supérieur militaire échappaient à tout contrôle juridictionnel. Il en allait de même des décisions du Conseil supérieur des juges et procureurs dans les affaires Apay et Nazsiz (décisions précitées), qui concernaient respectivement la nomination et la révocation disciplinaire de procureurs (voir aussi Özpınar c. Turquie, no 20999/04, § 30, 19 octobre 2010, qui portait sur la révocation d’un juge pour motifs disciplinaires). Dans l’arrêt Nedeltcho Popov (précité), une disposition du code du travail bulgare prévoyait clairement que les juridictions internes n’étaient pas compétentes pour connaître des litiges relatifs à la révocation de titulaires de certains postes au Conseil des ministres, dont celui occupé par le requérant (conseiller principal). Bien que cette restriction ait ultérieurement été déclarée inconstitutionnelle (sans effet rétroactif), la Cour a noté qu’« au moment de la révocation du requérant » celui-ci n’avait pas, en vertu du cadre juridique interne, le droit d’accéder à un tribunal pour intenter une action pour révocation abusive (ibidem, § 38).

114.  La Cour considère que la présente affaire est à distinguer des affaires susmentionnées en ce que le requérant, titulaire du mandat en question avant que le litige ne naisse, n’était pas « expressément » exclu du droit d’accès à un tribunal. Au contraire, le droit interne prévoyait expressément le droit à un tribunal dans les circonstances limitées où la destitution d’un chef de juridiction était possible : le chef de juridiction démis avait en effet le droit de contester sa destitution devant le tribunal de la fonction publique (paragraphe 43 ci-dessus). Dans ce cadre, le droit interne permettait à l’intéressé de bénéficier d’une protection judiciaire, conformément aux normes internationales et aux normes du Conseil de l’Europe relatives à l’indépendance de la magistrature et aux garanties procédurales applicables en cas de révocation de juges (voir, en particulier, le point 20 des Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature au paragraphe 72 ci-dessus, l’Observation générale no 32 du Comité des droits de l’homme des Nations unies au paragraphe 73 ci-dessus, la jurisprudence pertinente du Comité des droits de l’homme des Nations unies aux paragraphes 74 à 76 ci-dessus, les paragraphes 1.3, 5.1 et 7.2 de la Charte européenne sur le statut des juges au paragraphe 77 ci-dessus, les paragraphes 59 à 60 de l’avis no 1 (2001) du Conseil consultatif de juges européens (CCJE) sur les normes relatives à l’indépendance et l’inamovibilité des juges au paragraphe 79 ci-dessus, le paragraphe 6 de la Magna Carta des juges du CCJE au paragraphe 81 ci-dessus et la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme au paragraphe 84 ci-dessus).

115.  Néanmoins, le requérant a été empêché d’accéder à un tribunal par le fait que la mesure litigieuse, à savoir la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême, a été incluse dans les dispositions transitoires de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux entrée en vigueur le 1er janvier 2012. Il s’est ainsi vu priver de la possibilité de contester cette mesure devant le tribunal de la fonction publique, alors qu’il aurait pu le faire s’il avait été démis de son mandat en vertu du cadre légal existant (paragraphe 43 ci-dessus). De plus, et à la différence du vice-président de la Cour suprême, au mandat duquel il avait aussi été mis fin par un texte législatif, à savoir les dispositions transitoires de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux, le requérant a été démis de son mandat par l’effet des dispositions transitoires de la Loi fondamentale, entrées elles aussi en vigueur le 1er janvier 2012 (paragraphe 49 ci-dessus). Dans ces conditions particulières, le requérant, contrairement à l’ancien vice-président de la Cour suprême (paragraphe 55 ci-dessus), n’a pas introduit de recours constitutionnel contre la disposition légale mettant fin à son mandat.

116.  À la lumière de ces considérations, la Cour est d’avis que dans les circonstances particulières de l’espèce, elle doit déterminer si l’accès à un tribunal était exclu en droit interne non pas au moment où la mesure litigieuse concernant le requérant a été adoptée mais avant cela. Procéder autrement reviendrait à admettre que la mesure litigieuse elle-même, constitutive de l’ingérence alléguée dans le « droit » du requérant, pourrait en même temps former la base légale de l’impossibilité faite à l’intéressé d’accéder à un tribunal. Pareille approche ouvrirait la voie à des abus, car elle permettrait aux États contractants d’interdire l’accès à un tribunal relativement aux mesures individuelles prises à l’égard de leurs fonctionnaires, en incluant simplement ces mesures dans une disposition de loi ad hoc non soumise au contrôle juridictionnel.

117.  À cet égard, la Cour tient à souligner que, pour que la législation nationale excluant l’accès à un tribunal ait un quelconque effet au titre de l’article 6 § 1 dans un cas donné, elle doit être compatible avec la prééminence du droit. Cette notion, qui est expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et qui est inhérente à tous les articles de ce texte, commande notamment que toute ingérence dans l’exercice d’un droit soit en principe fondée sur un instrument d’application générale (voir, mutatis mutandis, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 99, 25 octobre 2012, et, en ce qui concerne les ingérences de nature législative et la prééminence du droit, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, §§ 47-50, série A no 301‑B). La Commission de Venise a dit aussi relativement au cas du requérant que les lois visant uniquement un individu donné étaient contraires à l’état de droit (paragraphe 59 ci-dessus).

118.  À la lumière de ce qui précède, on ne peut pas conclure que le droit national « excluait expressément l’accès à un tribunal » pour contester la régularité d’une cessation prématurée du mandat du président de la Cour suprême. La première condition du critère Vilho Eskelinen n’est donc pas remplie, de sorte que l’article 6 trouve à s’appliquer sous son volet civil. Les deux conditions du critère devant être remplies pour que l’application de l’article 6 soit exclue, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de déterminer si la seconde condition est satisfaite (voir, par exemple, Karaduman et Tandoğan c. Turquie, nos 41296/04 et 41298/04, § 9, 3 juin 2008).

119.  Il s’ensuit que l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention doit être rejetée.

b)  Sur le respect de l’article 6 § 1 de la Convention

120.  La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal – c’est-à-dire le droit de saisir un tribunal en matière civile – constitue un élément inhérent au droit énoncé à l’article 6 § 1 de la Convention, qui pose les garanties applicables en ce qui concerne tant l’organisation et la composition du tribunal que la conduite de la procédure. Le tout forme le droit à un procès équitable protégé par l’article 6 § 1 (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18). Toutefois, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu. Il peut être soumis à des limitations pour autant que celles-ci ne restreignent ni ne réduisent l’accès de l’individu au juge d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Markovic et autres c. Italie [GC], no 1398/03, § 99, CEDH 2006‑XIV, et Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 230, CEDH 2012).

121.  En l’espèce, la cessation prématurée du mandat de président de la Cour suprême conféré au requérant n’a pas été examinée par un tribunal ordinaire ou par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires, et elle ne pouvait pas l’être. Cette absence de contrôle juridictionnel résulte d’un texte de loi dont la compatibilité avec les exigences de l’état de droit est douteuse (paragraphe 117 ci-dessus). Même si ses conclusions précédentes quant à l’applicabilité de l’article 6 ne préjugent pas de l’issue de son examen de la question du respect de cette disposition (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 64, et Tsanova-Gecheva, précité, § 87), la Cour ne peut manquer de constater l’importance croissante que les instruments internationaux et ceux du Conseil de l’Europe, ainsi que la jurisprudence des juridictions internationales et la pratique d’autres organes internationaux accordent au respect de l’équité procédurale dans les affaires concernant la révocation ou la destitution de juges, et notamment à l’intervention d’une autorité indépendante des pouvoirs exécutif et législatif pour toute décision touchant à la cessation du mandat d’un juge (paragraphes 72‑77, 79, 81 et 84 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour considère que l’État défendeur a porté atteinte à la substance même du droit pour le requérant d’accéder à un tribunal.

122.  Partant, il y a eu violation à l’égard du requérant du droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

123.  Le requérant allègue qu’il a été mis fin à son mandat de président de la Cour suprême en raison des opinions que, en sa qualité de président de cette juridiction et du Conseil national de la justice, il avait exprimées publiquement au sujet des réformes législatives concernant les tribunaux. Il s’estime victime d’une violation de l’article 10 de la Convention, lequel, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.  L’arrêt de la chambre

124.  Dans son arrêt, la chambre a considéré que les faits de la cause et l’enchaînement des événements démontraient que la cessation anticipée du mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême n’était pas, comme le soutenait le Gouvernement, le résultat d’une restructuration de l’autorité judiciaire suprême, mais la conséquence des opinions et des critiques qu’il avait exprimées publiquement à titre professionnel. Elle a relevé que les propositions visant à mettre fin à son mandat et le nouveau critère d’éligibilité à la présidence de la Kúria avaient tous été soumis au Parlement après que le requérant eut exprimé publiquement ses opinions sur un certain nombre de réformes législatives, et qu’ils avaient été adoptés dans un laps de temps extrêmement court (paragraphe 94 de l’arrêt de la chambre). Elle a estimé que le fait que les fonctions de président du Conseil national de la justice avaient été séparées de celles de président de la nouvelle Kúria n’était pas en lui-même suffisant pour conclure que les fonctions auxquelles le requérant avait été élu cessaient d’exister à compter de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. Elle a donc conclu que la cessation anticipée du mandat du requérant constituait une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression (paragraphe 97 de l’arrêt de la chambre).

125.  La chambre a considéré que l’ingérence dénoncée n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » (paragraphe 98 de l’arrêt de la chambre). L’opinion litigieuse du requérant concernait quatre mesures législatives de réforme des tribunaux. La chambre a jugé que les questions concernant le fonctionnement du système judiciaire relevaient d’un débat sur un sujet d’intérêt général, protégé par l’article 10 de la Convention. Elle a estimé que le requérant avait non seulement le droit mais également le devoir, en sa qualité de président du Conseil national de la justice, d’exprimer son opinion sur les réformes législatives concernant les tribunaux. Sur la proportionnalité de l’ingérence, elle a noté qu’il avait été mis fin au mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême trois ans et demi avant le terme fixé par la législation en vigueur au moment de l’élection de l’intéressé. Elle a rappelé que la crainte d’une sanction avait un « effet dissuasif » sur l’exercice de la liberté d’expression et risquait en particulier d’amener les magistrats à renoncer à formuler des critiques sur des institutions ou politiques publiques (paragraphe 101 de l’arrêt de la chambre). Elle a estimé en outre que la mesure litigieuse n’avait pas fait l’objet d’un contrôle juridictionnel effectif par les tribunaux nationaux. Elle a donc conclu que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était pas nécessaire dans une société démocratique (paragraphe 103 de l’arrêt de la chambre).

B.  Thèses des parties devant la Grande Chambre

1.  Le requérant

126.  Le requérant prie la Grande Chambre de confirmer les conclusions énoncées dans l’arrêt de la chambre sur le terrain de l’article 10. La perception unanime tant au niveau national qu’au niveau international serait qu’il existe un lien de causalité entre l’expression de son opinion sur les réformes en question et les mesures législatives qui ont entraîné sa désinvestiture. L’enchaînement des événements et les très nombreux éléments de preuve qu’il aurait versés au dossier étaieraient tous la thèse du lien de causalité. Les interviews données par deux membres de la majorité parlementaire et les assurances fournies par le Gouvernement à la Commission de Venise seraient toutes antérieures à l’intervention faite par lui devant le Parlement le 3 novembre 2011, tandis que les propositions de mettre fin à son mandat et de supprimer ses avantages postmandat seraient postérieures à cette date. Le lien allégué entre les modifications touchant la Cour suprême et la cessation du mandat de son président aurait été créé a posteriori par le Gouvernement en guise de prétexte. Le requérant note à cet égard qu’aucune des propositions visant à mettre fin à son mandat ne s’accompagnait d’un mémorandum explicatif justifiant cette mesure par l’apport de modifications fondamentales aux fonctions et tâches de l’autorité judiciaire suprême. Il n’aurait été fait référence dans ces propositions qu’à l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi fondamentale, ce que, de l’avis du requérant, on ne peut guère considérer comme un motif suffisant et acceptable dans les circonstances de la cause. En toute hypothèse, tant les fonctions de la nouvelle Kúria que le rôle de son président seraient restés pour l’essentiel inchangés. Quant à la suppression des tâches managériales attachées à la charge de président du Conseil national de la justice – qui serait accessoire à celle de président de la Cour suprême –, elle n’affecterait en aucune manière la validité de son élection à la présidence de l’organe judiciaire suprême.

127.  Les nouvelles tâches de la Kúria (telles que le contrôle de la légalité des actes adoptés par les autorités locales) n’auraient pas modifié de manière significative la nature de cette institution ni le rôle de son président. Pareille évolution ne pourrait justifier en elle-même qu’il soit mis fin au mandat à durée déterminée du président d’une juridiction. Le requérant ajoute que, même si la fonction de la Cour suprême avait changé, il aurait fallu mettre en place des mesures transitoires lui offrant la possibilité d’accomplir l’intégralité de son mandat (il renvoie, sur ce point, à l’arrêt de la CJUE du 8 avril 2014 Commission européenne c. Hongrie (C‑286/12, EU:C:2012:687) relatif à la cessation anticipée du mandat du commissaire à la protection des données hongrois (paragraphe 70 ci-dessus), considérant que le même raisonnement devrait s’appliquer a fortiori au président de la Cour suprême). Il argue que, dans une société démocratique régie par l’état de droit, il ne peut être permis ni au législateur ni à l’exécutif de réexaminer l’aptitude d’un magistrat élu à exercer ses fonctions avant l’expiration de son mandat (sans préjudice des motifs légaux de destitution ou de révocation). De plus, l’introduction du nouveau critère d’éligibilité à la présidence de la Cour suprême (avoir passé cinq ans dans la magistrature hongroise) aurait eu pour seul but de justifier sa désinvestiture, et ce rétroactivement. À l’appui de sa thèse, le requérant cite plusieurs déclarations parues dans la presse hongroise et dans la presse internationale ainsi que des rapports d’institutions internationales (notamment de la Commission de Venise).

128.  Le requérant prie la Grande Chambre de confirmer l’approche de la chambre et d’apprécier les faits et l’enchaînement des événements « dans leur intégralité ». Il renvoie à la jurisprudence de la Cour en matière d’appréciation des preuves, jurisprudence en vertu de laquelle une preuve peut résulter d’un faisceau d’indices suffisamment graves, précis et concordants. Il estime qu’au vu des commencements de preuve qu’il a fournis et du fait que les raisons de sa désinvestiture ne sont connues que du Gouvernement, la charge de la preuve devrait peser sur celui-ci. Il est convaincu qu’il a non seulement démontré que l’explication fournie a posteriori par le Gouvernement n’était ni satisfaisante ni convaincante, mais qu’il a aussi prouvé au-delà de tout doute raisonnable, au moyen d’un faisceau d’indices nombreux et suffisamment graves, précis et concordants, l’existence d’une grave ingérence dans l’exercice par lui de sa liberté d’expression.

129.  Le requérant ajoute que cette ingérence n’était pas « prévue par la loi », les dispositions législatives litigieuses étant selon lui arbitraires, abusives, rétroactives et incompatibles avec le principe de l’état de droit. Il estime par ailleurs difficile de concevoir qu’il puisse y avoir un quelconque « but légitime » justifiant d’imposer une restriction punitive au bon accomplissement des obligations juridiques qui incombent à un agent de l’État tel que lui, alors que, comme il le rappelle, il avait pour devoir en tant que président de l’organe judiciaire suprême de donner son avis sur les réformes législatives en question.

130.  Enfin, le requérant considère que l’ingérence litigieuse n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». En donnant son avis, il aurait eu pour but de protéger les fondements même de l’état de droit, à savoir l’indépendance et le bon fonctionnement de la justice, qui seraient des questions d’intérêt général. Des mesures de l’État allant à l’encontre d’une telle activité ne pourraient jamais être considérées comme nécessaires dans une société démocratique. Pour toute réponse à ses critiques, il aurait été non seulement démis de ses fonctions mais aussi privé de toutes les indemnités et prestations dues à un ancien président de la Cour suprême, et ce en l’absence de tout contrôle juridictionnel. À ses yeux, l’ingérence litigieuse a non seulement porté atteinte à sa liberté d’expression mais, de manière plus large et du fait de la violation de l’inamovibilité des magistrats et de l’effet dissuasif de ces événements à l’égard des autres juges, elle a aussi compromis l’indépendance de la justice.

2.  Le Gouvernement

131.  Le Gouvernement considère que cette partie de la requête est manifestement mal fondée. Il soutient qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans la liberté d’expression du requérant, puisque la cessation de son mandat de président de la Cour suprême n’a selon lui aucun lien avec les avis qu’il a donnés. Le fait qu’il a exprimé publiquement ses opinions avant qu’il ne soit mis fin à son mandat ne serait pas un élément suffisant pour prouver l’existence d’un lien de causalité entre l’un et l’autre événements. La cessation de ce mandat serait due aux modifications fondamentales apportées aux fonctions de l’autorité judiciaire suprême de Hongrie. La fonction à laquelle le requérant avait été élu (qui serait un mélange de fonctions administratives et de fonctions judiciaires) aurait cessé d’exister à l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi fondamentale. Les activités du requérant auraient surtout consisté à exercer les fonctions de président du Conseil national de la justice, qui auraient été séparées de celles de président de la Kúria. De plus, les fonctions et les compétences de la Kúria elle-même auraient aussi changé : elles auraient été élargies par l’adjonction d’un nouveau pouvoir de contrôle de la légalité des actes adoptés par les autorités locales et d’une nouvelle mission de garantie de la cohérence de la jurisprudence. Invoquant l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 19 mars 2013 relatif à la cessation du mandat de l’ancien vice-président de la Cour suprême (paragraphe 55 ci-dessus), le Gouvernement argue que les modifications majeures apportées aux fonctions de président de la juridiction suprême lorsque la Cour suprême est devenue la Kúria justifiaient le réexamen de l’aptitude du requérant à occuper le poste de chef administratif de l’organe en question, eu égard à son champ de compétences professionnelles et à sa carrière passée.

132.  Le Gouvernement ajoute que le nouveau critère d’éligibilité à la fonction de président de la Kúria (avoir été magistrat pendant cinq ans en Hongrie) a été adopté pour garantir l’influence de l’ordre judiciaire dans la sélection des candidats à ce poste, dans le but de dépolitiser le processus de sélection et de renforcer l’indépendance de la magistrature. À l’audience, il a plaidé que le fait d’avoir été juge dans une juridiction internationale n’était pas comparable du point de vue de l’indépendance de la justice avec le fait d’avoir été juge dans la magistrature nationale.

133.  En ce qui concerne l’enchaînement des événements (paragraphe 96 de l’arrêt de la chambre), le Gouvernement souligne que les interviews mentionnées ont été données après que le requérant eut publiquement exprimé son avis sur les réformes législatives concernées, mais avant la soumission au Parlement de la version définitive du projet de loi portant modifications de l’organisation du système judiciaire, alors que les nouvelles fonctions de la Kúria auraient été énoncées en détail dans cette dernière version.

134.  Pour ce qui est de l’absence de contrôle juridictionnel, le Gouvernement argue qu’il serait contraire au libellé de l’article 6 § 1 ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour relative aux litiges concernant des agents publics d’interpréter l’article 10 comme imposant l’existence d’un recours judiciaire pour toutes les affaires portées sur le terrain de cet article. Il est d’avis que, en vertu du principe de subsidiarité et de la doctrine de la marge d’appréciation, il appartient au législateur national de décider des critères d’éligibilité qu’il estime appropriés pour le poste le plus élevé de la hiérarchie judiciaire en Hongrie, et qu’aucune disposition de la Convention ne peut être interprétée comme commandant que pareille décision soit soumise à un contrôle juridictionnel.

135.  Pour le cas où la Cour conclurait qu’il y a eu ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression, le Gouvernement argue que la mesure litigieuse était nécessaire dans une société démocratique pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire au sens de l’article 10 § 2. Il estime que, eu égard aux circonstances dans lesquelles le requérant a été élu et au fait que ses fonctions étaient de nature plus administrative et managériale que judiciaire, la cessation de son mandat doit s’apprécier à la lumière des règles régissant la désinvestiture des personnes nommées dans le cadre d’un processus politique et non de celles régissant la révocation des juges. Il ajoute que lorsqu’il s’agit de sélectionner le candidat le plus apte pour le poste de dirigeant d’une organisation dont les fonctions ont été redéfinies, il est légitime que l’employeur, quel qu’il soit, tienne compte de l’avis du candidat sur l’organisation réformée. De plus, la mesure litigieuse serait proportionnée au but visé et ne pourrait avoir eu d’effet dissuasif, le requérant ayant été autorisé à demeurer juge dans la nouvelle Kúria.

C.  Thèses des tiers intervenants

136.  Le Comité Helsinki hongrois, l’Union hongroise pour les libertés civiles et l’Institut Eötvös Károly ont estimé dans leurs observations devant la chambre que la présente affaire était un cas d’école de la manière dont les violations des droits fondamentaux individuels étaient imbriquées avec les processus menaçant l’état de droit. Selon eux, cette affaire s’inscrit dans un contexte général d’affaiblissement du système d’équilibre des pouvoirs que l’on observe depuis quelques années en Hongrie. Les tiers intervenants rappellent qu’ont déjà été prises d’autres mesures législatives visant à démettre de leur mandat avant que celui-ci n’arrive à son terme certaines personnes occupant des fonctions publiques, notamment le vice-président de la Cour suprême, dont le recours constitutionnel aurait été examiné par la Cour constitutionnelle. Ils citent aussi d’autres exemples de lois visant des individus, de lois rétroactives et d’autres mesures législatives menaçant selon eux l’indépendance de la justice. Ils estiment que la présente affaire devrait être replacée dans le contexte général des différents événements qui se produisent en Hongrie et examinée à la lumière de l’importance de l’état de droit et de l’indépendance de la justice. L’utilisation à grande échelle de lois visant des individus risque selon eux de soustraire à l’examen des juges toute une palette de questions importantes. La Cour devrait donc regarder « au-delà des apparences » et examiner le véritable but de ce type de lois et l’effet qu’elles peuvent avoir sur les droits individuels protégés par la Convention.

137.  La Fondation Helsinki pour les droits de l’homme, basée en Pologne, affirme devant la Grande Chambre que les présidents de juridictions sont eux aussi couverts par les garanties de l’indépendance judiciaire et de l’inamovibilité. Elle estime que, dans le cas contraire, cela donnerait aux autorités politiques le pouvoir d’exercer des pressions sur la magistrature au moyen de la révocation arbitraire des présidents de juridictions, ce qui serait, dit-elle, inacceptable dans un État démocratique. À son avis, tout cas de désinvestiture du président d’une juridiction suprême nationale, décidée dans des circonstances de nature à faire naître des craintes justifiées quant aux véritables raisons qui la motivent, devrait être examiné par la Cour avec la plus grande attention, et appellerait pour être jugée régulière une justification particulièrement convaincante. La Fondation Helsinki renvoie aux normes internationales et aux normes de droit comparé relatives à l’indépendance de la justice et à l’inamovibilité des juges, y compris les présidents de juridictions. Elle note par exemple que la Cour constitutionnelle de la République tchèque a, dans un arrêt du 11 juillet 2006, interprété le principe de l’inamovibilité des juges comme une protection contre la révocation arbitraire des titulaires d’une haute fonction judiciaire et dit qu’en vertu de la Constitution, les présidents et les vice-présidents de juridictions ne pouvaient être démis de leurs fonctions que « pour les motifs prévus par la loi et en vertu d’une décision de justice ». Elle ajoute que, dans un arrêt du 6 octobre 2010, cette juridiction a confirmé son interprétation en ces termes :

« Il n’est pas possible de dédoubler la situation juridique du président d’un tribunal en considérant qu’il est, d’une part, un responsable au sein de l’administration publique et, d’autre part, un juge. Il demeure une seule et même personne, exerçant conjointement ces deux fonctions. »

138.  De l’avis de la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme, si les États ont le pouvoir de mener des réformes constitutionnelles de grande ampleur, ce pouvoir doit demeurer circonscrit par les exigences découlant des principes de l’état de droit. Afin d’éviter des violations du principe de l’indépendance de la justice, les réformes constitutionnelles de grande ampleur du système judiciaire devraient selon elle s’accompagner de dispositions transitoires adéquates protégeant les juges qui sont déjà en fonction. Enfin, la fondation estime que la possibilité pour l’exécutif ou le législateur de révoquer des juges risquerait non seulement de violer les droits subjectifs du juge concerné, mais encore de menacer l’effectivité des garanties contenues à l’article 6 de la Convention.

139.  La Commission internationale de juristes est d’avis que la Convention doit s’interpréter comme interdisant les restrictions à la liberté d’expression applicables aux juges qui seraient de nature à entraver l’exercice de ce qui est à la fois le droit et le devoir du juge de s’exprimer pour protéger l’indépendance de la justice. À cet égard, elle renvoie aux normes internationales qui reconnaissent qu’il appartient à chaque juge « de promouvoir et préserver l’indépendance judiciaire » (paragraphe 81 ci-dessus). L’ampleur que peuvent avoir les restrictions au droit à la liberté d’expression des fonctionnaires, telle que définie dans l’arrêt Vogt c. Allemagne (26 septembre 1995, série A no 323), devrait, lorsqu’elle s’applique aux juges, s’interpréter à la lumière du rôle spécifique du pouvoir judiciaire, branche indépendante du pouvoir étatique, conformément aux principes de la séparation des pouvoirs et de l’état de droit. Tant que les juges respectent la dignité de la fonction judiciaire et ne portent atteinte ni à l’essence ni à l’apparence d’indépendance et d’impartialité de la justice, l’État doit par conséquent, selon la Commission internationale de juristes, respecter et protéger leur droit et leur devoir d’exprimer leur opinion, particulièrement en ce qui concerne l’administration de la justice et le respect et la protection de l’indépendance judiciaire et de l’état de droit.

D.  Appréciation de la Cour

1.  Sur l’existence d’une ingérence

a)  Application de l’article 10 de la Convention à des mesures visant des membres de la magistrature

140.  La Cour a reconnu dans sa jurisprudence que l’article 10 était applicable aux fonctionnaires en général (Vogt, précité, § 53, et Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 52, CEDH 2008), et aux membres de la magistrature en particulier (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, §§ 41‑42, CEDH 1999-VII, et Harabin c. Slovaquie (déc.), no 62584/00, CEDH 2004‑VI (« Harabin 2004 »), qui concernait l’ancien président de la Cour suprême de la République slovaque). Cependant, dans les affaires relatives à une procédure disciplinaire, une révocation ou une nomination touchant un juge, la Cour a dû d’abord rechercher si la mesure litigieuse constituait une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de la liberté d’expression – telle qu’une « formalité, condition, restriction ou sanction » – ou si elle restreignait seulement l’exercice du droit à un poste public dans l’administration de la justice, droit qui n’est pas garanti par la Convention. Pour répondre à cette question, il a fallu déterminer quelle était la portée de la mesure en la replaçant dans le contexte des faits de la cause et de la législation pertinente. La jurisprudence de la Cour dans ce domaine est récapitulée dans les affaires Wille (arrêt précité, §§ 42-43), Harabin 2004 (décision précitée), Kayasu c. Turquie (nos 64119/00 et 76292/01, §§ 77‑79, 13 novembre 2008), Koudechkina c. Russie (no 29492/05, § 79, 26 février 2009), Poyraz c. Turquie (no 15966/06, §§ 55-57, 7 décembre 2010) et Harabin (arrêt précité, § 149).

141.  Dans l’affaire Wille, précitée, la Cour a conclu qu’une lettre adressée au requérant (président du Tribunal administratif du Liechtenstein) par le prince de Liechtenstein afin de lui faire part de sa résolution de ne plus le nommer à aucune fonction publique traduisait une « réprimande pour la façon dont l’intéressé avait précédemment usé de son droit à la liberté d’expression » (ibidem, § 50). Elle a observé que, dans cette lettre, le prince avait critiqué le contenu d’une conférence publique sur les fonctions de la Cour constitutionnelle donnée par le requérant, et fait connaître son intention de le sanctionner en raison de son opinion sur certaines questions de droit constitutionnel. Elle a donc conclu que l’article 10 trouvait à s’appliquer et qu’il y avait eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. De même, dans l’arrêt Koudechkina (précité), la Cour a observé que la décision d’exclure la requérante du corps judiciaire était motivée par les déclarations qu’elle avait faites dans la presse. Les arguments présentés aux autorités internes ne portaient ni sur le point de savoir si la requérante répondait aux critères d’admissibilité à la fonction publique ni sur ses compétences professionnelles en matière judiciaire. La Cour a donc conclu que la mesure litigieuse portait essentiellement sur la liberté d’expression, et non sur le droit à un poste public dans l’administration de la justice, lequel n’est pas garanti par la Convention (ibidem, §§ 79-80 ; voir aussi, en ce qui concerne la révocation disciplinaire d’un procureur, Kayasu, précité, §§ 77-81).

142.  Dans d’autres affaires, au contraire, la Cour a conclu que la mesure litigieuse ressortissait, en tant que telle, au domaine de l’exercice d’un poste public dans l’administration de la justice, et ne se rapportait pas à l’exercice de la liberté d’expression. Dans la décision Harabin 2004 (précitée), elle a considéré que la résolution du gouvernement défendeur de démettre le requérant de ses fonctions de président de la Cour suprême (sur la base d’un rapport établi par le ministre de la Justice) était essentiellement liée à l’aptitude de l’intéressé à exercer ses fonctions, c’est-à-dire à l’appréciation de ses compétences professionnelles et de ses qualités personnelles dans le cadre de ses activités et comportements concernant l’administration de la Cour suprême. Le rapport communiqué par le ministre de la Justice mentionnait notamment le fait que le requérant n’avait pas engagé une procédure de révocation contre un juge de la Cour suprême qui avait attaqué un membre du ministère de la Justice ainsi que l’allégation selon laquelle il n’appliquait pas des critères professionnels lorsqu’il présentait des candidats aux postes de la Cour suprême. Même s’ils mentionnaient également les vues exprimées par le requérant au sujet d’un projet de modification de la Constitution (le requérant avait exprimé des préoccupations quant à la séparation des pouvoirs et à l’indépendance de la justice), les documents en la possession de la Cour n’indiquaient pas que la proposition de démettre le requérant de ses fonctions ait été « exclusivement ou principalement motivée par ces vues ». De même, dans l’arrêt Harabin (précité), c’était le comportement professionnel du requérant dans le cadre de l’administration de la justice qui constituait l’aspect essentiel de l’affaire. La procédure disciplinaire engagée à son encontre (après un refus d’autoriser que des agents du ministère des Finances procèdent à un audit qui aurait dû selon lui être réalisé par la Cour des comptes) concernait la manière dont il exerçait ses fonctions de président de la Cour suprême, et relevait donc de la sphère de son emploi dans la fonction publique. De plus, l’infraction disciplinaire dont il avait été reconnu coupable ne concernait pas des déclarations qu’il aurait faites ou des opinions qu’il aurait exprimées dans le cadre d’un débat public. La Cour a donc conclu que la mesure litigieuse ne constituait pas une ingérence dans l’exercice du droit garanti par l’article 10, ce pourquoi elle a jugé le grief tiré de cette disposition irrecevable pour défaut manifeste de fondement (ibidem, §§  150‑153).

b)  Sur l’existence d’une ingérence en l’espèce

143.  Comme indiqué ci-dessus, la Cour doit d’abord déterminer si la mesure litigieuse constituait une ingérence dans l’exercice par le requérant de la liberté d’expression. Pour répondre à cette question, il faut préciser la portée de la mesure en la replaçant dans le contexte des faits de la cause et de la législation pertinente (Wille, précité, § 43). Eu égard aux circonstances de la présente espèce et à la nature des allégations formulées, la Cour considère que cette question doit être examinée à la lumière des principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’appréciation des éléments de preuve. Elle rappelle à cet égard que pour se livrer à cet exercice, elle applique le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Elle n’a toutefois jamais eu pour dessein d’emprunter la démarche des ordres juridiques nationaux qui appliquent ce critère. Il ne lui incombe pas de statuer sur la culpabilité en vertu du droit pénal ou sur la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des États contractants au regard de la Convention. La spécificité de la tâche que lui attribue l’article 19 de la Convention – assurer le respect par les Hautes Parties contractantes de leur engagement consistant à reconnaître les droits fondamentaux consacrés par cet instrument – conditionne sa façon d’aborder les questions de preuve (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005-VII). La Cour adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits dans leur ensemble et des observations des parties. Conformément à sa jurisprudence constante, la preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (ibidem). La Cour a pour pratique d’autoriser une certaine flexibilité en la matière et elle tient compte de la nature du droit matériel en cause ainsi que des éventuelles difficultés d’administration de la preuve. Il arrive que l’État défendeur soit seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou de réfuter les allégations du requérant : en pareil cas, il est impossible d’appliquer rigoureusement le principe affirmanti, non neganti, incumbit probatio (Fadeïeva c. Russie, no 55723/00, § 79, CEDH 2005‑IV). Ces principes ont été appliqués principalement dans le contexte des articles 2 et 3 de la Convention (Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 79, 24 avril 2003, et El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, §§ 151-152, CEDH 2012), mais la Cour observe qu’il y a aussi des cas où ils l’ont été à d’autres droits protégés par la Convention (article 5 : Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, §§ 88-90, 23 février 2012 ; article 8 : Fadeïeva, précité ; article 11 : Makhmoudov c. Russie, no 35082/04, §§ 68‑73, 26 juillet 2007 ; et article 14 : D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 177-179, CEDH 2007‑IV).

144.  Ces principes sont particulièrement pertinents en l’espèce, où aucune juridiction nationale n’a jamais examiné les allégations du requérant ni les raisons pour lesquelles son mandat de président de la Cour suprême a pris fin. C’est pourquoi la Grande Chambre souscrit à l’approche de la chambre selon laquelle les faits de la cause et l’enchaînement des événements doivent s’apprécier et s’examiner « dans leur intégralité » (comparer avec Ivanova c. Bulgarie, no 52435/99, §§ 83‑84, 12 avril 2007).

145.  La Cour estime nécessaire de rappeler comment les événements se sont déroulés en l’espèce. Elle note d’emblée que le requérant a exprimé publiquement à titre professionnel, en sa qualité de président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice, son avis sur divers aspects des réformes législatives qui concernaient les tribunaux. L’intéressé nourrissait à l’égard du projet de loi portant annulation de condamnations définitives des préoccupations que son porte-parole a exposées à un journal le 12 février 2011 (paragraphe 16 ci-dessus). Le 24 mars 2011, il s’est exprimé devant le Parlement sur certains aspects du projet de nouvelle Loi fondamentale (paragraphe 18 ci-dessus). Le 7 avril 2011, avec d’autres présidents de juridictions, il a adressé au président de la République et au Premier ministre une lettre critiquant la proposition contenue dans le projet de Loi fondamentale d’abaisser l’âge du départ obligatoire à la retraite pour les juges (paragraphe 19 ci-dessus). Le 11 avril 2011, il a adressé au Premier ministre une lettre dans laquelle il critiquait à nouveau la proposition relative à l’âge de départ à la retraite des juges et déclarait qu’il trouvait cette proposition humiliante et contraire aux principes de l’indépendance et de l’inamovibilité des juges (paragraphe 20 ci-dessus). Le 14 avril 2011, en sa qualité de président du Conseil national de la justice, il a, avec la formation plénière de la Cour suprême et d’autres présidents de juridictions, émis un communiqué public critiquant à nouveau la modification de l’âge de départ à la retraite des juges, ainsi que la proposition de modification du Conseil national de la justice (paragraphe 21 ci-dessus). Les auteurs du communiqué exprimaient l’avis que l’on avait inscrit le nouvel âge de départ à la retraite dans la Loi fondamentale afin de supprimer toute possibilité de contrôle juridictionnel de cette mesure par la Cour constitutionnelle, et ils suggéraient que cette approche était sous-tendue par des motivations politiques. Le 4 août 2011, le requérant a contesté devant la Cour constitutionnelle certains textes nouveaux concernant la procédure judiciaire (paragraphe 22 ci-dessus). Le 3 novembre 2011, il s’est à nouveau exprimé devant le Parlement, auquel il a fait part de ses inquiétudes au sujet de la proposition de remplacer le Conseil national de la justice par une administration externe (l’Office judiciaire national) chargée de la gestion des tribunaux (paragraphe 23 ci-dessus). Dans son intervention, il a vivement critiqué cette proposition, estimant que le nouvel organe serait doté de pouvoirs « excessifs », « inconstitutionnels » et « incontrôlables ». Il a de nouveau critiqué la modification de l’âge de départ à la retraite des juges, indiquant que cela aurait de graves conséquences sur la Cour suprême.

146.  La Cour note encore que deux membres de la majorité parlementaire, dont le secrétaire d’État à la Justice, ont donné les 14 avril et 19 octobre 2011 des interviews dans lesquelles ils ont déclaré que le président de la Cour suprême resterait président de la nouvelle Kúria et que seul le nom de l’institution allait changer (paragraphe 25 ci-dessus). Le 6 juillet 2011, le gouvernement a donné à la Commission de Venise l’assurance que la formulation des dispositions transitoires de la Loi fondamentale ne serait pas utilisée pour mettre fin indûment au mandat de personnes élues en vertu du régime juridique précédent (paragraphe 26 ci-dessus). La Cour n’admet pas l’argument du Gouvernement consistant à dire que le fait que ces deux interviews aient été données après que le requérant eut exprimé certaines de ses critiques prouve que la mesure litigieuse n’était pas en réalité une conséquence de ces critiques. Toutes les propositions de cessation du mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême ont été rendues publiques et soumises au Parlement entre les 19 et 23 novembre 2011, c’est-à-dire peu après son intervention du 3 novembre 2011 devant le Parlement, et elles ont été adoptées dans un laps de temps remarquablement court. La cessation du mandat du requérant a pris effet le 1er janvier 2012, date à laquelle la Loi fondamentale est entrée en vigueur et la nouvelle Kúria a succédé à la Cour suprême.

147.  De plus, la Cour observe que le 9 novembre 2011 le projet de loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux a été amendé par l’ajout d’un nouveau critère d’éligibilité à la présidence de la Kúria (paragraphes 35 et 50 ci-dessus). Les candidats à cette charge devaient être des juges nommés pour une durée indéterminée et avoir été juges en Hongrie pendant au moins cinq ans. Le temps passé en tant que juge dans une juridiction internationale n’était pas pris en compte, de sorte que le requérant devenait inéligible à la fonction de président de la nouvelle Kúria.

148.  Prenant les événements en compte dans leur ensemble avec la manière dont ils se sont enchaînés plutôt que séparément comme des incidents distincts, la Cour estime qu’il y a un commencement de preuve de l’existence d’un lien de causalité entre l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression et la cessation de son mandat. Cette analyse est corroborée par les nombreux documents produits par l’intéressé et faisant état de la perception largement partagée qu’un tel lien existe. Ces documents comprennent non seulement des articles publiés tant dans la presse hongroise que dans la presse étrangère, mais aussi des textes adoptés par les institutions du Conseil de l’Europe (voir la position de la Commission de suivi de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe au paragraphe 62 ci-dessus et la position de la Commission de Venise au paragraphe 59 ci-dessus).

149.  La Cour estime que, dès lors qu’il y a un commencement de preuve en faveur de la version des faits présentée par le requérant et de l’existence d’un lien de causalité, la charge de la preuve doit être renversée et peser sur le Gouvernement. Il est particulièrement important en l’espèce de procéder ainsi, car les raisons qui ont motivé la cessation du mandat du requérant ne sont connues que du Gouvernement et n’ont jamais été établies ni examinées par une juridiction ou un organe indépendants, à la différence de ce qui s’est produit dans le cas de l’ancien vice-président de la Cour suprême. La Cour note que les explications avancées au moment des faits dans les projets de loi contenant les amendements relatifs à la cessation du mandat du requérant n’étaient guère détaillées. Ces textes renvoyaient en termes généraux à la nouvelle Loi fondamentale, à la juridiction devant succéder à la Cour suprême et aux modifications du système judiciaire résultant de cette nouvelle Loi, sans expliquer quels étaient les changements qui étaient à l’origine de la cessation prématurée du mandat du requérant à la présidence de la haute juridiction. Cela ne peut être considéré comme suffisant dans les circonstances de la présente affaire, étant donné que les précédents projets soumis pendant le processus législatif ne mentionnaient pas la cessation du mandat du requérant (voir, au paragraphe 30 ci-dessus, les versions des 21 octobre et 17 novembre 2011) et que, dans leurs précédentes déclarations, le gouvernement et les membres de la majorité parlementaire avaient dit exactement l’inverse, à savoir qu’il ne serait pas mis fin au mandat du requérant à l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi fondamentale (paragraphes 25-26 ci-dessus). De plus, les autorités nationales n’ont mis en cause ni l’aptitude du requérant à exercer ses fonctions de président de l’organe judiciaire suprême ni son comportement professionnel (voir, a contrario, la décision Harabin 2004, précitée, et l’arrêt Harabin, précité, § 151).

150.  En ce qui concerne les raisons avancées par le Gouvernement pour justifier devant elle la mesure litigieuse, la Cour estime qu’elles ne font pas apparaître que les changements apportés aux fonctions de l’autorité judiciaire suprême ou aux tâches de son président étaient fondamentaux au point de commander de mettre fin de manière anticipée au mandat du requérant. Le Gouvernement argue que la fonction à laquelle le requérant avait été élu a cessé d’exister, les activités de l’intéressé ayant surtout consisté à exercer les fonctions managériales de président du Conseil national de la justice, fonctions qui, après l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale, auraient été séparées de celles de président de la Kúria. À cet égard, la Cour souligne qu’il semble que la charge de président du Conseil national de la justice ait été accessoire à celle de président de la Cour suprême et non l’inverse. De plus, si le requérant avait été jugé compétent pour exercer ces deux fonctions au moment de son élection, le fait que l’une d’entre elles a par la suite été supprimée ne peut en principe influer sur son aptitude à continuer d’exercer l’autre. Quant aux modifications des compétences de l’organe judiciaire suprême qui ont été invoquées, il n’apparaît pas qu’elles soient aussi fondamentales que cela a pu être dit. La principale compétence nouvelle attribuée à la Kúria est le pouvoir de contrôler la légalité des actes adoptés par les autorités locales et de statuer sur les allégations de manquement par une autorité locale à ses obligations légales. Le rôle de garant de la cohérence de la jurisprudence, quant à lui, existait déjà précédemment (article 47 § 2 de l’ancienne Constitution relatif aux résolutions d’uniformisation), même si de nouveaux moyens de mener à bien cette tâche ont été introduits par la nouvelle législation, qui comportait des règles plus détaillées (création de groupes d’analyse de la jurisprudence, publication de décisions de principe des juridictions inférieures).

151.  La Cour considère donc que le Gouvernement n’a pas démontré de façon convaincante que la mesure litigieuse fût le résultat de la suppression du poste et des fonctions du requérant dans le cadre de la réforme de l’autorité judiciaire suprême. En conséquence, elle estime comme le requérant que la cessation prématurée du mandat de l’intéressé était due aux opinions et aux critiques qu’il avait exprimées publiquement à titre professionnel.

152.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que la cessation prématurée du mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Wille, précité, § 51, et Koudechkina, précité, § 80). Il reste donc à déterminer si cette ingérence était justifiée au regard de l’article 10 § 2.

2.  Sur la justification de l’ingérence

a)  « Prévue par la loi »

153.  La Cour note que la cessation du mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême était prévue par l’article 11 § 2 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale et par l’article 185 § 1 de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux, deux textes entrés en vigueur le 1er janvier 2012. Le requérant soutient que, vu leur caractère individualisé, rétroactif et arbitraire, ces dispositions ne peuvent être considérées comme « la loi » au sens de la Convention.

154.  En ce qui concerne la nature individualisée de la législation en cause, la Cour a déjà exprimé des doutes, aux paragraphes 117 et 121 ci-dessus, quant au point de savoir si cette législation était conforme à l’état de droit. Elle partira toutefois du principe que l’ingérence était « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10, la mesure litigieuse emportant en tout état de cause violation de cet article pour d’autres raisons (paragraphe 175 ci-dessous).

b)  But légitime

155.  Le Gouvernement argue que la cessation du mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême visait à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire au sens de l’article 10 § 2. Il renvoie aux circonstances dans lesquelles l’intéressé a été élu président de la haute juridiction en 2009 et indique que sa fonction était de nature essentiellement administrative et « gouvernementale », ce qui justifierait que l’on ait mis fin à son mandat afin de renforcer l’indépendance de la justice.

156.  La Cour admet que la modification des règles d’élection du président de l’organe judiciaire suprême d’un pays en vue de renforcer l’indépendance du titulaire de cette charge peut être liée à l’objectif légitime de « garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » au sens de l’article 10 § 2. Elle considère toutefois qu’un État partie ne peut légitimement invoquer l’indépendance de la justice pour justifier une mesure telle que la cessation prématurée du mandat du président d’une juridiction par des raisons qui n’étaient pas prévues par la loi et qui n’avaient pas de rapport avec une quelconque impéritie ou faute professionnelle. La Cour considère que pareille mesure ne pouvait contribuer au renforcement de l’indépendance de la justice, car elle était en même temps, et pour les raisons exposées ci-dessus (paragraphes 151-152), la conséquence de l’exercice antérieur par le requérant – plus haut magistrat du pays – de son droit à la liberté d’expression. Comme indiqué ci-dessus dans le cadre de l’examen du grief tiré de l’article 6, c’est aussi une mesure qui a porté atteinte au droit de l’intéressé, reconnu dans l’ordre juridique interne, d’accomplir l’intégralité de son mandat de six ans à la présidence de la Cour suprême. Dans ces conditions, la cessation prématurée du mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême, loin de contribuer à garantir l’indépendance de la justice, apparaît au contraire incompatible avec ce but.

157.  Il s’ensuit que la Cour ne peut admettre que l’ingérence litigieuse visât le but légitime invoqué par le Gouvernement aux fins de l’application de l’article 10 § 2. Lorsqu’il a été démontré qu’une ingérence ne poursuivait pas un « but légitime », il n’est pas nécessaire de rechercher si elle était « nécessaire dans une société démocratique » (Khoujine et autres c. Russie, no 13470/02, § 117, 23 octobre 2008). Toutefois, dans les circonstances particulières de la présente affaire et eu égard aux arguments des parties, la Cour estime important d’examiner aussi, en l’espèce, la question de savoir si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ».

c)  « Nécessaire dans une société démocratique »

i.  Les principes généraux relatifs à la liberté d’expression

158.  La Cour a réaffirmé maintes fois depuis son arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24) les principes généraux à appliquer pour apprécier la nécessité d’une mesure constitutive d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression. Elle les a rappelés récemment encore dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015), Delfi AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, § 131, CEDH 2015) et Perinçek c. Suisse ([GC], no  27510/08, § 196, CEDH 2015) en ces termes :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

159.  De plus, en ce qui concerne le niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, 7 février 2012). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général, ce qui est le cas, notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire (Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, et Morice, précité, § 125).

160.  La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des facteurs à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence. Comme elle l’a déjà souligné, les ingérences dans la liberté d’expression risquent d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de cette liberté (Guja, précité, § 95, et Morice, précité, § 127).

161.  Enfin, pour évaluer la justification d’une mesure litigieuse, il faut garder à l’esprit que l’équité de la procédure et les garanties procédurales accordées au requérant sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 (voir, mutatis mutandis, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, §§  47-48, série A no 236, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 61, CEDH 2001‑VIII, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 66, CEDH 2002‑V, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, §§ 171 et 181, CEDH 2005‑XIII, Mamère c. France, no 12697/03, §§ 23-24, CEDH 2006‑XIII, Koudechkina, précité, § 83, et Morice, précité, § 155). La Cour a déjà dit que l’absence de contrôle juridictionnel effectif pouvait justifier un constat de violation de l’article 10 (voir, en particulier, Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, §§ 45-56, 20 octobre 2009). En effet, comme elle l’a déclaré précédemment dans le contexte de cet article, « [l]a qualité de l’examen (...) judiciaire de la nécessité de la mesure (...) revêt une importance particulière à cet égard, y compris pour ce qui est de l’application de la marge d’appréciation pertinente » (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013).

ii.  Les principes généraux relatifs à la liberté d’expression des juges

162.  La Cour a admis qu’il était légitime pour l’État d’imposer aux membres de la fonction publique, en raison de leur statut, un devoir de réserve, mais elle a dit aussi qu’il s’agissait néanmoins d’individus qui, à ce titre, bénéficiaient de la protection de l’article 10 de la Convention (Vogt, précité, § 53, et Guja, précité, § 70). Il revient donc à la Cour, en tenant compte des circonstances de chaque affaire, de rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental de l’individu à la liberté d’expression et l’intérêt légitime d’un État démocratique à veiller à ce que sa fonction publique œuvre aux fins énoncées à l’article 10 § 2. En exerçant ce contrôle, la Cour doit tenir compte du fait que, quand la liberté d’expression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabilités » visés à l’article 10 § 2 revêtent une importance particulière qui justifie de laisser aux autorités nationales une certaine marge d’appréciation pour juger si l’ingérence dénoncée est proportionnée au but mentionné plus haut (Vogt, précité, § 53, et Albayrak c. Turquie, no 38406/97, § 41, 31 janvier 2008).

163.  La Cour rappelle que, compte tenu de la place éminente, parmi les organes de l’État, qu’occupe la magistrature dans une société démocratique, cette approche s’applique également en cas de restriction touchant la liberté d’expression d’un juge dans l’exercice de ses fonctions, même si les magistrats ne font pas partie de l’administration au sens strict (Albayrak, précité, § 42, et Pitkevich, décision précitée).

164.  La Cour a reconnu que l’on est en droit d’attendre des fonctionnaires de l’ordre judiciaire qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (Wille, précité, § 64, Kayasu, précité, § 92, Koudechkina, précité, § 86, et Di Giovanni, précité, § 71). La divulgation de certaines informations, même exactes, doit se faire avec modération et décence (Koudechkina, précité, § 93). La Cour a souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission (ibidem, § 86, et Morice, précité, § 128). C’est pourquoi, dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle, la plus grande discrétion s’impose aux autorités judiciaires lorsqu’elles sont appelées à rendre la justice, afin de garantir leur image de juges impartiaux (Olujić, précité, § 59).

165.  Parallèlement, la Cour a aussi souligné, dans des affaires concernant des juges qui se trouvaient dans une situation comparable à celle du requérant en l’espèce, que, eu égard en particulier à l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, elle se doit d’examiner attentivement toute ingérence dans la liberté d’expression d’un juge se trouvant dans une telle situation (Harabin 2004, décision précitée ; voir aussi Wille, précité, § 64). De plus, les questions concernant le fonctionnement de la justice relèvent de l’intérêt général ; or les débats sur les questions d’intérêt général bénéficient généralement d’un niveau élevé de protection au titre de l’article 10 (Koudechkina, précité, § 86, et Morice, précité, § 128). Même si une question suscitant un débat a des implications politiques, ce simple fait n’est pas en lui-même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur le sujet (Wille, précité, § 67). Dans une société démocratique, les questions relatives à la séparation des pouvoirs peuvent concerner des sujets très importants dont le public a un intérêt légitime à être informé et qui relèvent du débat politique (Guja, précité, § 88).

166.  Dans le cadre de l’article 10 de la Convention, la Cour doit examiner les déclarations en question en tenant compte des circonstances et de l’ensemble du contexte de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Morice, précité, § 162). Elle doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’affaire dans son ensemble (Wille, précité, § 63, et Albayrak, précité, § 40), en attachant une importance particulière à la fonction occupée par le requérant, à ses déclarations et aux circonstances dans lesquelles celles-ci ont été formulées.

167.  Enfin, la Cour rappelle que la crainte d’une sanction a un « effet dissuasif » sur l’exercice du droit à la liberté d’expression, en particulier à l’égard d’autres juges qui souhaiteraient participer au débat public sur des questions ayant trait à l’administration de la justice et au système judiciaire (Koudechkina, précité, §§ 99-100). Cet effet, qui nuit à la société dans son ensemble, est aussi un facteur à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité de la sanction ou de la mesure répressive imposées (ibidem, § 99).

iii.  Application de ces principes en l’espèce

168.  La Cour rappelle qu’elle a conclu (paragraphe 151 ci-dessus) que l’ingérence litigieuse était la conséquence des opinions et des critiques que le requérant avait exprimées publiquement dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Elle observe à cet égard qu’il a donné son avis sur les réformes législatives en cause à titre professionnel, en sa qualité de président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice. Il avait non seulement le droit mais encore le devoir, en tant que président de ce conseil, de formuler un avis sur des réformes législatives concernant les tribunaux après avoir recueilli et synthétisé les opinions des juridictions inférieures (paragraphe 44 ci-dessus). Le requérant a aussi fait usage du pouvoir qui l’autorisait à saisir la Cour constitutionnelle d’une demande de contrôle de certains textes ainsi que de la possibilité de prendre la parole directement devant le Parlement, et ce par deux fois, conformément au règlement du Parlement (paragraphe 46 ci-dessus). La Cour attache donc une importance particulière à la fonction occupée par le requérant, dont le rôle et le devoir consistaient notamment à donner son avis sur les réformes législatives susceptibles d’avoir une incidence sur les tribunaux et sur l’indépendance de la justice. Elle renvoie à cet égard aux instruments du Conseil de l’Europe, qui reconnaissent qu’il appartient à chaque juge de promouvoir et préserver l’indépendance judiciaire (paragraphe 3 de la Magna Carta des juges, paragraphe 81 ci-dessus) et qu’il faut consulter et impliquer les juges et les tribunaux lors de l’élaboration des dispositions législatives concernant leur statut et, plus généralement, dans le fonctionnement de la justice (paragraphe 34 de l’avis no 3 (2002) du CCJE au paragraphe 80 ci-dessus et paragraphe 9 de la Magna Carta des juges au paragraphe 81 ci-dessus).

169.  À cet égard, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement consistant à dire que les fonctions du requérant à la présidence de la Cour suprême étaient de nature plus administrative que judiciaire, que la cessation de son mandat « devait s’apprécier à la lumière des règles régissant la désinvestiture des personnes nommées dans le cadre d’un processus politique et non de celles régissant la révocation des juges », et que, dans ce cas, les autorités pouvaient légitimement tenir compte de l’avis du requérant sur la réforme des tribunaux.

170.  La présente espèce se distingue aussi d’autres affaires dans lesquelles étaient en jeu la confiance du public dans la justice et la nécessité de protéger cette confiance contre des attaques destructives (Di Giovanni, précité, § 81, et Koudechkina, précité, § 86). Le Gouvernement a invoqué la nécessité de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, mais les opinions et les déclarations exprimées publiquement par le requérant ne contenaient pas d’attaques contre d’autres membres du système judiciaire (comparer avec Di Giovanni et Poyraz, tous deux précités) ; elles ne concernaient pas non plus des critiques relatives au traitement judiciaire d’une affaire en cours (Koudechkina, précité, § 94).

171.  Au contraire, le requérant a exprimé son avis et ses critiques sur des réformes constitutionnelles et législatives touchant les tribunaux, sur des questions relatives au fonctionnement et à la réforme du système judiciaire, à l’indépendance et à l’inamovibilité des juges et à l’abaissement de l’âge auquel ceux-ci devaient prendre leur retraite, toutes questions qui relèvent de l’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Koudechkina, §§ 86 et 94). Ses déclarations n’ont pas dépassé le domaine de la simple critique d’ordre strictement professionnel. Dès lors, la Cour considère que la position du requérant et ses déclarations relevaient manifestement d’un débat sur des questions d’intérêt général. Il en résulte que la liberté d’expression du requérant devait bénéficier d’un niveau élevé de protection et que toute ingérence dans l’exercice de cette liberté devait faire l’objet d’un contrôle strict, qui va de pair avec une marge d’appréciation restreinte des autorités de l’État défendeur.

172.  De plus, même si le requérant a conservé ses fonctions de juge et de président d’une chambre civile de la nouvelle Kúria, il a été désinvesti de son mandat de président de la Cour suprême trois ans et demi avant la date où ce mandat devait expirer en vertu de la législation en vigueur au moment où il avait été élu. Cette situation ne se concilie guère avec la considération particulière qui doit être accordée à la nature de la fonction judiciaire, branche indépendante du pouvoir de l’État, et au principe de l’inamovibilité des juges, principe qui constitue – en vertu tant de la jurisprudence de la Cour que des instruments internationaux et des instruments du Conseil de l’Europe – un élément crucial pour la préservation de l’indépendance de la justice (voir les principes sur l’inamovibilité des juges qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 § 1 – arrêts Fruni c. Slovaquie, no 8014/07, § 145, 21 juin 2011, et Henryk Urban et Ryszard Urban c. Pologne, no 23614/08, § 53, 30 novembre 2010 –, les textes internationaux et les textes du Conseil de l’Europe – paragraphes 72 à 79 et 81 à 85 ci-dessus – et, mutatis mutandis, l’arrêt de la CJUE du 8 avril 2014 Commission européenne c. Hongrie, cité au paragraphe 70 ci-dessus –, qui concernait la cessation anticipée du mandat de l’ancien commissaire à la protection des données). Dans ce contexte, il apparaît que, contrairement à ce qu’argue le Gouvernement, la désinvestiture du requérant de son mandat de président de la Cour suprême a desservi, et non servi, l’objectif de protection de l’indépendance de la justice.

173.  De plus, la cessation prématurée du mandat du requérant a indubitablement eu un « effet dissuasif » en ce qu’elle a dû décourager non seulement le requérant lui-même, mais aussi d’autres juges et présidents de juridictions de participer, à l’avenir, au débat public sur des réformes législatives concernant les tribunaux et, de manière plus générale, sur des questions relatives à l’indépendance de la justice.

174.  Enfin, il faut tenir dûment compte de l’aspect procédural de l’article 10 (voir la jurisprudence citée au paragraphe 161 ci-dessus). À la lumière des considérations qui l’ont amenée à conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour considère que les restrictions litigieuses apportées à l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention ne s’accompagnaient pas de garanties effectives et adéquates contre les abus.

175.  En bref, même à supposer que les motifs invoqués par l’État défendeur aient été pertinents, la Cour estime que, nonobstant la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales, ils ne sauraient passer pour suffisants afin de démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ».

176.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 10

177.  Devant la chambre, le requérant s’est plaint, sur le terrain de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 10, d’avoir été privé d’un recours interne effectif relativement à la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême. Il n’a pas expressément soulevé ce grief devant la Grande Chambre. L’article 13 est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

178.  Le Gouvernement soutient que l’article 13 n’est pas applicable en l’espèce, car le requérant ne peut passer pour avoir un grief défendable au regard de l’article 10.

179.  La chambre a considéré que, eu égard à son constat de violation de l’article 6 de la Convention, il n’était pas nécessaire qu’elle se prononce sur le grief tiré de l’article 13 combiné avec l’article 10 (paragraphe 113 de l’arrêt de la chambre).

180.  La Cour rappelle que l’article 13 n’impose l’ouverture d’un recours en droit interne qu’à l’égard des griefs qui peuvent être considérés comme « défendables » au regard de la Convention (Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, § 52, série A no 131).

181.  Elle note toutefois que l’article 6 constitue une lex specialis par rapport à l’article 13, les exigences du second se trouvant comprises dans celles, plus strictes, du premier (voir, par exemple, Kouznetsov et autres c. Russie, no 184/02, § 87, 11 janvier 2007, et Efendiyeva c. Azerbaïdjan, no 31556/03, § 59, 25 octobre 2007). Compte tenu des conclusions auxquelles elle est parvenue sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 122 ci-dessus), elle juge que le grief tiré de l’article 13 ne soulève pas de question distincte (voir, par exemple, Oleksandr Volkov, précité, § 189).

182.  En conséquence, la Cour conclut qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 10.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 6 § 1 ET 10

183.  Devant la chambre, le requérant s’est plaint d’avoir été traité différemment de ses collègues se trouvant dans une situation analogue à la sienne (les autres chefs de juridiction et le président de la Cour constitutionnelle), en conséquence du fait qu’il avait exprimé des opinions au centre d’une controverse politique. Invoquant l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 6 § 1 et 10, il soutenait que les mesures dirigées contre lui avaient constitué une différence de traitement injustifiée fondée sur d’« autres opinions ». Il n’a pas formulé expressément ce grief devant la Grande Chambre. L’article 14 est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

184.  Considérant que l’article 6 n’est pas applicable en l’espèce, le Gouvernement estime que, dès lors, l’article 14 combiné avec cette disposition ne l’est pas non plus. Quant au grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 10, il est d’avis qu’il est essentiellement le même que celui formulé sur le terrain de l’article 10. Il avance qu’en toute hypothèse, la situation du requérant en tant que président de la Cour suprême différait de celles des autres juges et des autres titulaires d’une charge publique élus par le Parlement. Le statut du requérant au regard du droit public serait plus proche de celui du Premier ministre, du président de la République ou du président de la Cour constitutionnelle, dont aucun n’aurait le droit de contester devant un tribunal son éventuelle désinvestiture. Le Gouvernement soutient que les tâches et les fonctions des autres juges de la Cour suprême ou des présidents des juridictions inférieures n’ont pas du tout été modifiées par les changements organisationnels du système judiciaire ou l’ont été dans une faible mesure, raison pour laquelle ces magistrats ne se trouvent pas selon lui dans une situation comparable à celle du requérant.

185.  La chambre a considéré que, eu égard aux conclusions auxquelles elle était parvenue sur le terrain des articles 6 § 1 et 10 de la Convention, il n’était pas nécessaire qu’elle examine séparément le grief tiré de l’article 14 combiné avec ces deux dispositions.

186.  La Grande Chambre juge que le grief tiré de l’article 14 de la Convention est essentiellement le même que ceux déjà examinés sous l’angle des articles 6 § 1 et 10. Eu égard à son constat de violation de ces articles (paragraphes 122 et 176 ci-dessus), elle conclut, à l’instar de la chambre, qu’il ne se pose pas de question distincte sur le terrain de l’article 14. En conséquence, elle ne formule pas de conclusion séparée au regard de cet article (voir, par exemple, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 65, CEDH 2011).

V.  APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

187.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

188.  Le requérant soutient qu’en conséquence de la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême et de l’entrée en vigueur d’une loi rétroactive concernant la rémunération attachée à son poste (paragraphe 52 ci-dessus), il a perdu son salaire de président, les autres avantages attachés à cette charge, ainsi que les avantages (indemnité de départ pendant six mois et complément de pension à vie) auxquels il avait droit en qualité d’ancien président de la Cour suprême. Il a produit une ventilation détaillée de la somme – un montant total de 742 520 euros (EUR) – qu’il réclame pour dommage matériel. Il argue qu’il y a un lien de causalité manifeste entre le dommage matériel qu’il estime avoir subi et la violation de l’article 10 de la Convention qu’il allègue.

189.  Il ajoute que la cessation prématurée de son mandat a nui à sa carrière et à sa réputation professionnelle, et qu’il en a conçu une frustration considérable. Il sollicite donc l’octroi, à titre de satisfaction équitable pour le dommage moral qu’il estime avoir subi, d’une somme de 20 000 EUR.

190.  Le Gouvernement ne conteste pas que la perte de salaire du requérant s’élève à 59 319 EUR, mais il estime que le montant total réclamé par l’intéressé à titre de satisfaction équitable est excessif. En particulier, il argue que les demandes du requérant sont surtout liées au grief qu’il tirait de l’article 1 du Protocole no 1, grief que la chambre a déclaré irrecevable.

191.  Sans spéculer sur la somme exacte que peuvent représenter le salaire et les indemnités que le requérant aurait touchés si les violations de la Convention n’avaient pas eu lieu et s’il avait pu accomplir jusqu’à son terme son mandat de président de la Cour suprême, la Cour observe qu’il a subi un préjudice matériel qu’il y a lieu de prendre en compte. Elle considère aussi qu’il a dû éprouver un dommage moral que le seul constat de violation de la Convention dans le présent arrêt ne suffit pas à réparer. Statuant en équité et à la lumière de toutes les informations en sa possession, elle juge raisonnable de lui octroyer la somme globale de 70 000 EUR, tous chefs de dommage confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt (voir, mutatis mutandis, Kayasu, précité, § 128).

B.  Frais et dépens

192.  Le requérant réclame 153 532 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant la chambre et 27 338,70 EUR pour ceux afférents à la procédure devant la Grande Chambre (y compris les frais correspondant à l’audience publique de la Grande Chambre). Il a produit des récapitulatifs détaillés indiquant le nombre d’heures passées par ses avocats pour la préparation de l’affaire devant la Cour : en ce qui concerne la procédure devant la chambre, 669,5 heures de travail juridique, facturées au taux horaire de 190,50 EUR, et 406,9 heures de travail parajuridique (y compris les frais de traduction), facturées au taux horaire de 63,50 EUR, et, en ce qui concerne la procédure devant la Grande Chambre, 135,6 heures de travail juridique et 13,4 heures de travail parajuridique, facturées aux taux horaires précités. Sa demande totale au titre des frais et dépens s’élève ainsi à 180 870,70 EUR.

193.  Le Gouvernement conteste ces demandes. Il considère que les frais liés au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 ne peuvent être considérés comme nécessaires et raisonnables. Il ajoute que les sommes réclamées pour les frais et dépens afférents à l’audience publique de Grande Chambre sont excessifs et exagérés.

194.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

195.  En l’espèce, eu égard aux documents en sa possession et aux critères rappelés ci-dessus, la Cour estime raisonnable d’allouer au requérant la somme de 30 000 EUR au titre des frais et dépens engagés pour la procédure menée devant elle.

C.  Intérêts moratoires

196.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

2.  Dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 10 ;

4.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 6 § 1 et 10 ;

5.  Dit, par quinze voix contre deux,

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i.  70 000 EUR (soixante-dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel et moral,

ii.  30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme à Strasbourg, le 23 juin 2016.

Johan CallewaertLuis López Guerra
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante commune aux juges Pinto de Albuquerque et Dedov ;

–  opinion concordante du juge Sicilianos ;

–  opinion dissidente du juge Pejchal ;

–  opinion dissidente du juge Wojtyczek.

L.L.G.
J.C.


OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES
PINTO DE ALBUQUERQUE ET DEDOV

(Traduction)

1.  Nous souscrivons sans réserve aux conclusions de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») en l’espèce, et à l’essentiel de son raisonnement. Néanmoins, nous considérons que beaucoup de choses n’ont pas été dites dans l’arrêt. Certaines caractéristiques importantes de cette affaire n’ont pas été traitées du tout tandis que d’autres n’ont été qu’indirectement abordées. Eu égard à l’importance cruciale de cette affaire pour l’état de droit, l’indépendance de la justice et la détermination du rôle de la Cour quant au maintien de ces valeurs en Europe, nous estimons de notre devoir de dire urbi et orbi ce qui n’a pas été dit.

Premièrement, la nature de l’article 11 § 2 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale (du 31 décembre 2011) n’est pas clairement établie. Deuxièmement, la Cour semble se présumer compétente pour apprécier la compatibilité de dispositions constitutionnelles avec la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») et n’explique ni les motifs de cette présomption ni la portée de sa compétence. Elle apprécie tant le fond que la procédure d’adoption des disposition litigieuses en partant du principe qu’elle a une Kompetenz-Kompetenz « naturelle » ou « juridique » lui permettant de vérifier la compatibilité avec la Convention des réformes constitutionnelles en question, y compris sur des questions relatives à l’indépendance de la justice et à l’état de droit. Troisièmement, aux fins de son appréciation de la réforme constitutionnelle, la Cour considère que le requérant avait en droit interne le droit d’accès à un tribunal, alors que la question de la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême avait été réglée dans une disposition constitutionnelle transitoire avec le but délibéré d’interdire à l’intéressé de la contester devant le tribunal de la fonction publique. Pour ce faire, elle interprète le droit interne comme incorporant les normes internationales relatives à l’indépendance de la justice, qui sont essentiellement des normes non contraignantes. Cela signifie, pour parler clairement, que non seulement la Cour donne à la garantie d’indépendance de la justice et au droit d’accès à un tribunal protégés par l’article 6 de la Convention un effet direct dans l’ordre juridique hongrois, mais encore elle affirme l’effet supraconstitutionnel de la Convention, pour infirmer la disposition constitutionnelle de droit interne contraire. Ce faisant, elle se place, en position de Cour constitutionnelle européenne, compétente pour déclarer de nul effet dans l’ordre juridique interne des dispositions nationales de nature constitutionnelle.

Des normes constitutionnelles inconstitutionnelles

2.  Le requérant se plaint de ne pas avoir eu accès à un tribunal ou à un autre organe exerçant des fonctions judiciaires et pouvant être qualifié de « tribunal » aux fins de l’application du critère Vilho Eskelinen. Il argue que la majorité constituante a délibérément choisi d’adopter un texte législatif situé au plus haut niveau de la hiérarchie des normes pour l’empêcher d’accéder à la Cour constitutionnelle[7]. Pourtant, il soutient que la première condition du critère Vilho Eskelinen n’est pas remplie, son droit d’accès à un tribunal n’ayant pas, selon lui, été exclu par le droit interne. Cette contradiction logique dans son raisonnement est soulignée par le Gouvernement, qui plaide que, puisque la Loi fondamentale fait partie du droit interne et qu’elle a exclu l’accès à un tribunal, alors l’accès à un tribunal a bel et bien été exclu par le droit interne. Le Gouvernement ajoute que, étant donné le statut constitutionnel spécial du président de la Cour suprême par rapport aux autres juges et aux chefs administratifs des juridictions inférieures (qui n’étaient pas élus par le Parlement et ne jouissaient pas des mêmes privilèges que lui, aucun autre président de juridiction n’étant soustrait au contrôle du Conseil national de la justice), le mandat du requérant en tant que président de la Cour suprême était de nature « gouvernementale », de sorte que sa cessation pouvait se justifier par des « considérations politiques ». La première condition du critère Vilho Eskelinen, à supposer que celui-ci soit applicable, devrait donc être considérée comme remplie.

3.  La loi XX de 1949 sur la Constitution de la République de Hongrie telle que révisée en 1989-1990 est restée en vigueur jusqu’au 31 décembre 2011. Le 25 avril 2011, la nouvelle Loi fondamentale de la Hongrie a été adoptée. Elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2012. Son article Q est ainsi libellé :

« 1.  Afin de créer et de maintenir la paix et la sécurité, et d’assurer le développement durable de l’humanité, la Hongrie œuvre à la coopération entre tous les peuples et les pays du monde.

2.  Afin de respecter ses obligations de droit international, la Hongrie veille à ce que le droit hongrois soit en conformité avec le droit international.

3.  La Hongrie accepte les règles de droit international généralement reconnues. Les autres sources de droit international sont intégrées au système juridique hongrois par voie de promulgation. »

4.  En l’espèce, la Cour se trouve face à une disposition constitutionnelle transitoire, l’article 11 § 2 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale. Prise seule ou combinée avec l’article 185 de la loi CLXI de 2011 sur l’organisation et l’administration des tribunaux, cette disposition a eu pour effet de priver un individu donné, le requérant, de son mandat de président de la Cour suprême, sans possibilité pour lui d’accéder à un tribunal.

5.  Malgré ce cadre constitutionnel et infraconstitutionnel, la Cour considère, au paragraphe 107 du présent arrêt, que le droit interne prévoyait le « droit pour le titulaire du mandat d’accomplir celui-ci jusqu’à son terme ou jusqu’au terme de son mandat de juge ». Elle s’appuie sur les articles 48 § 3 et 50 § 3 de la Constitution de 1949 et sur les articles 73 et 74/A de la loi LXVI de 1997 sur l’organisation et l’administration des tribunaux, qui formaient le cadre légal en vigueur au moment de l’élection du requérant, et pendant son mandat jusqu’au 31 décembre 2011. Elle ajoute que, en cas de cessation d’un mandat de manière anticipée contre le gré de son titulaire, l’intéressé « pouvait solliciter un contrôle juridictionnel de la décision correspondante ». Elle renvoie à cet égard, mutatis mutandis, à l’arrêt Zander c. Suède[8]. Elle conclut donc, au paragraphe 109 du présent arrêt, qu’au moment de de son élection et pendant son mandat, le requérant pouvait prétendre de manière défendable que le droit hongrois le protégeait d’une cessation arbitraire de son mandat de président de la Cour suprême. En d’autres termes, elle interprète le cadre juridique interne tel qu’il se trouvait au 1er janvier 2012 comme conférant au président de la Cour suprême, sur la base de la jurisprudence de Strasbourg, le droit de demander le contrôle juridictionnel d’une décision mettant fin à son mandat.

6.  Au paragraphe 110 du présent arrêt, la Cour répète que la cessation ex lege du mandat du requérant ne peut « anéantir, rétroactivement, le caractère défendable du droit que lui garantissaient les règles qui étaient applicables au moment de son élection », refusant ainsi expressément de répondre à la question de savoir s’il existait en droit interne un droit garanti par le nouveau texte constitutionnel. On trouve au paragraphe 114 du présent arrêt le fondement juridique ultime de la réponse à cette question. La Cour se réfère aux « normes internationales et aux normes du Conseil de l’Europe relatives à l’indépendance de la magistrature et aux garanties procédurales applicables en cas de révocation de juges », en particulier aux Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature, à l’Observation générale no 32 du Comité des droits de l’homme des Nations unies, à la « jurisprudence pertinente » du Comité des droits de l’homme des Nations unies, à la Charte européenne sur le statut des juges, à l’avis no 1 du Conseil consultatif de juges européens (CCJE), à la Magna Carta des juges (Principes fondamentaux) du CCJE, et même à la jurisprudence pertinente de la Cour interaméricaine des droits de l’homme : c’est-à-dire qu’elle s’appuie sur les règles de droit non contraignantes émanant du Conseil de l’Europe et d’autres organisations internationales et sur une affaire jugée par une autre juridiction internationale, qu’elle prend pour fondement juridique non seulement du principe de l’indépendance de la justice in abstracto, mais aussi de l’appréciation in concreto de l’existence d’un droit civil individuel pour le requérant à l’inamovibilité et à l’accès à un tribunal aux fins de la protection de ce droit dans le cadre juridique hongrois au 1er janvier 2012.

7.  Confortée par les règles de droit international susmentionnées, la Cour dit de manière très novatrice, au paragraphe 118 du présent arrêt, que la nouvelle disposition constitutionnelle ayant une incidence sur l’inamovibilité d’un juge donné et excluant celui-ci de l’accès à un tribunal n’a pas supprimé le droit civil individuel de l’intéressé, protégé par une loi de niveau infraconstitutionnel avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi constitutionnelle en cause, à ne pas être renvoyé arbitrairement. Il est vrai qu’elle conclut que l’article 11 § 2 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale est contraire non seulement à la loi ordinaire telle qu’en vigueur au 31 décembre 2011, mais aussi à la garantie de l’indépendance de la justice, y compris la garantie d’inamovibilité des juges, consacrée à l’article 48 § 3 de la Constitution de 1949, auquel elle se réfère expressément au paragraphe 108 de l’arrêt. Cette même garantie d’indépendance judiciaire figure aussi à l’article 26 § 1 de la nouvelle Loi fondamentale de 2011, ce qui fait de la disposition transitoire litigieuse un exemple remarquable de « disposition constitutionnelle inconstitutionnelle » (verfassungswidrige Verfassungsnorm)[9].

8.  La question n’est pas nouvelle en Hongrie[10]. Un débat sur le statut constitutionnel des dispositions transitoires de la Loi fondamentale a eu lieu après que le Médiateur hongrois avait prié la Cour constitutionnelle de déclarer les dispositions transitoires inconstitutionnelles dans leur intégralité ou, à titre subsidiaire, de déclarer inconstitutionnelles certaines de ces dispositions, car, selon lui, elles ne renfermaient pas de mesures transitoires. La première modification (du 18 juin 2012) de la Loi fondamentale a précisé que les dispositions transitoires faisaient partie de la Loi fondamentale afin de les soustraire au contrôle de la Cour constitutionnelle. Le 29 décembre 2012, dans sa décision no 45/2012, celle-ci a déclaré nulles et non avenues certaines des dispositions au motif qu’elles ne répondaient pas à l’obligation de transitionnalité[11]. Après avoir reconnu que « le constituant ne peut incorporer dans la Loi fondamentale que des sujets d’importance constitutionnelle relevant de la portée normative subjective de la Loi fondamentale », les juges constitutionnels hongrois ont ajouté que

« Les critères constitutionnels d’un État de droit démocratique sont aussi les valeurs, les principes et les libertés démocratiques fondamentales de nature constitutionnelle qui sont consacrés par les traités internationaux, admis et reconnus par les communautés d’États de droit démocratiques, ainsi que le jus cogens, qui recouvre en partie les normes précitées. Le cas échéant, la Cour constitutionnelle peut même examiner la libre exécution et la constitutionnalisation des obligations, garanties et valeurs substantielles des États de droit démocratiques. »

Ainsi, bien que la Loi fondamentale ne renferme pas de « clause d’éternité » expresse et non modifiable[12], la Cour constitutionnelle a considéré qu’il y avait dans ce texte une hiérarchie interne au regard de laquelle il y aurait lieu de résoudre tout conflit potentiel entre ses différentes dispositions.

9.  Cependant, la Cour constitutionnelle s’est gardée de procéder à un contrôle substantiel des dispositions transitoires. Cette retenue de sa part n’est guère compatible avec la « continuité constitutionnelle » entre la Constitution de 1949 et la Loi fondamentale de 2011, qui partagent notamment les mêmes principes fondamentaux de l’état de droit et les mêmes principes d’indépendance de la justice et d’inamovibilité des juges[13]. Cette continuité est ancrée dans la rhétorique historique de la Loi fondamentale elle-même, dans les nombreuses références faites dans le préambule du texte à la « constitution historique », et, plus clairement encore, à l’article R.3, qui énonce que « la Loi fondamentale doit être interprétée en accord avec (...) les avancées apportées par notre constitution historique ».

10.  La meilleure preuve de la « continuité constitutionnelle » des principes de l’état de droit et des principes de l’indépendance de la justice et de l’inamovibilité des juges est la divergence de vues entre les juges majoritaires et les juges minoritaires de la Cour constitutionnelle lorsque celle-ci a rendu sa décision no 3076/2013 sur le recours constitutionnel introduit par le vice-président de la Cour suprême, dont le mandat avait commencé avant l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale[14]. On notera que les principaux arguments de l’importante minorité de sept juges concernaient les garanties que constituent la séparation des pouvoirs, la prohibition des textes de loi rétroactifs, le principe de l’état de droit et le droit à un recours[15]. Compte tenu de la « continuité constitutionnelle » susmentionnée, il ne fait pas de doute qu’il s’agit de principes pérennes de l’ordre constitutionnel hongrois, valables avant et après l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale, principes qui ont été directement remis en question par l’article 11 § 2 susmentionné des dispositions transitoires.

11.  De plus, en vertu de la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle hongroise à l’époque des faits, la désinvestiture prématurée ex lege de dirigeants d’autorités publiques n’était constitutionnelle que dans des circonstances exceptionnelles, par exemple en cas de modification structurelle de l’institution correspondante[16]. La Cour constitutionnelle a aussi souligné la différence entre les agents de l’État expressément mentionnés dans la Loi fondamentale, tels que le président de la Cour suprême, et les responsables dirigeant des organes de l’État subordonnés au gouvernement. Elle considère que les premiers ont droit au plus haut niveau de protection, car « le fait que leur mandat couvre plusieurs cycles électoraux est une garantie du bon fonctionnement d’un État de droit démocratique »[17]. Elle a par exemple conclu que l’introduction d’une nouvelle cause de cessation avant terme du mandat du dirigeant d’un organe public ayant un rôle constitutionnel protégé emportait violation de la prohibition des lois rétroactives et du principe de l’état de droit[18].

12.  Le pouvoir constituant hongrois – le Parlement hongrois à la majorité des deux tiers – a décidé de clore le débat constitutionnel qui était en cours en adoptant l’article 12 § 3 de la quatrième modification de la Loi fondamentale, relative à l’article 24 § 5 du texte et libellée ainsi :

« La Cour constitutionnelle ne peut faire porter son contrôle de la Loi fondamentale et des modifications qui y sont apportées que sur la conformité avec les obligations procédurales qui y sont énoncées quant à son adoption et à sa promulgation ».

De plus, l’article 19 de la quatrième modification introduit le point 5 des dispositions finales et diverses, en vertu duquel

« les décisions de la Cour constitutionnelle antérieures à l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale sont annulées. La présente disposition est sans préjudice de l’effet juridique produit par ces décisions ».

L’objectif avoué était d’empêcher la Cour constitutionnelle de contrôler quant au fond le caractère constitutionnel des dispositions adoptées et de s’appuyer sur les décisions qu’elle avait rendues depuis sa création en 1990 jusqu’à l’introduction de la Loi fondamentale le 1er janvier 2012, ce qui pose évidemment, entre autres, de graves problèmes au regard des principes de l’état de droit et de la sécurité juridique[19]. Appelée à examiner cette modification, la Cour constitutionnelle a considéré, dans sa décision no 12/2013, qu’elle serait compétente pour analyser les nouvelles dispositions incorporées par la quatrième modification une fois que les détails seraient énoncés dans des lois, afin de veiller à ce que l’ensemble « forme avec les engagements pris au niveau international et au niveau de l’Union européenne un système exempt d’incohérences »[20]. De plus, elle s’est déjà appuyée, après l’entrée en vigueur de la quatrième modification, sur sa jurisprudence antérieure à l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale.

13.  En bref, le débat sur l’inconstitutionnalité de certaines dispositions constitutionnelles n’est pas clos en Hongrie[21]. En toute hypothèse, indépendamment de la compétence de la Cour constitutionnelle pour contrôler la constitutionnalité substantielle de dispositions constitutionnelles, l’article 11 § 2 des dispositions transitoires est par essence une disposition constitutionnelle inconstitutionnelle, à la lumière de la « constitution historique » hongroise et de la « continuité constitutionnelle » des principes de l’indépendance de la justice et de l’inamovibilité des juges tant dans la nouvelle Loi fondamentale que dans la Constitution de 1949. Le 1er janvier 2012, le requérant avait toujours un droit civil individuel à ne pas être démis de ses fonctions de président de la Cour suprême pendant son mandat, à moins d’être légitimement licencié, auquel cas il aurait toujours eu le droit de porter sa cause devant le tribunal de la fonction publique, ces deux droits étant protégés par le droit interne tel qu’interprété et complété par les normes pertinentes du droit international, qui étaient pour l’essentiel des règles non contraignantes.

Une loi ad hominem

14.  De l’avis de la Commission de Venise, auquel la Cour souscrit au paragraphe 117 du présent arrêt, le texte litigieux était « dirigé contre une personne en particulier » et, dès lors, « contraire à l’état de droit ». En d’autres termes, il s’agissait d’un texte conçu pour parvenir à un résultat donné désavantageant un individu précis (ad hominem, konkret-individuelles Maßnahmegesetz), assuré par une camisole de force constitutionnelle destinée à éviter toute possibilité de contrôle juridictionnel. À juste titre, la Cour se montre ici moins tolérante qu’elle ne l’a été par le passé à l’égard des « lois spéciales établissant des conditions particulières applicables à une ou plusieurs personnes nommément désignées ». Elle ne cite que partiellement l’arrêt Vistiņš et Perepjolkins[22], et souscrit à la position limpide prise par la Commission de Venise contre ce type de législation.

15.  En ce qui concerne l’application de l’article 6 de la Convention, la Cour précise que pour que la première condition du critère Vilho Eskelinen soit remplie, l’exclusion doit viser de manière générale et abstraite un poste ou une catégorie de personnel ou les mesures les concernant, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Les dispositions litigieuses du droit interne n’ont donc pas « exclu expressément » l’accès du requérant à un tribunal, tout simplement parce qu’elles n’avaient pas les caractéristiques minimales que doit revêtir une « loi » dans un État de droit pour répondre aux exigences de « qualité de la loi » au regard de la Convention. En conséquence, la première condition du critère Vilho Eskelinen n’est pas remplie, de sorte que l’article 6 § 1 de la Convention trouve à s’appliquer. On ne peut s’empêcher ici de se rappeler les mots de Radbruch, dans sa Cinquième minute de philosophie du droit : « Es gibt also Rechtsgrundsätze, die stärker sind als jede rechtliche Satzung, so daß ein Gesetz, das ihnen widerspricht, der Geltung bar ist » (il y a donc des principes du droit qui sont plus forts que tous les statuts juridiques, de sorte qu’une loi allant à l’encontre de ces principes n’a aucune validité)[23].

16.  Étant parvenue à cette conclusion, la Cour ne peut qu’adopter une position ferme face à l’illégitimité du but de l’article 11 § 2 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale combiné avec l’article 185 de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux de 2011, ce qu’elle fait au paragraphe 156 du présent arrêt. Elle juge que l’illégitimité du but de ces dispositions est flagrante et qu’il s’agissait, dès le début de la procédure législative, de sacrifier le requérant sur l’autel de la politique gouvernementale en matière de justice. En d’autres termes, elle voit une corrélation étroite entre, d’une part, la piètre « qualité de la loi » en termes de standards applicables au regard de l’état de droit et, d’autre part, les buts ad hominem visés par le nouveau texte.

L’effet direct, supraconstitutionnel de la Convention

17.  Le recours direct aux normes du droit international relatives à l’indépendance de la justice, y compris les sources de droit non contraignantes, que fait la Cour pour apprécier la situation du requérant est absolument remarquable et louable. L’inamovibilité des juges et la garantie de leurs conditions de service sont des éléments absolument nécessaires au maintien de l’indépendance de la justice, selon toutes les normes juridiques internationales, y compris celles du Conseil de l’Europe. Dans sa propre jurisprudence relative à l’article 6, la Cour a dit que l’inamovibilité des magistrats bénéficiait à tous les justiciables auxquels l’article 6 garantit le droit à un « tribunal indépendant »[24]. Rien n’indique dans ces normes que le principe de l’inamovibilité des juges ne doive pas s’appliquer au mandat des présidents de juridiction, indépendamment du fait qu’ils exercent ou non, en plus de leurs fonctions judiciaires, des fonctions administratives ou managériales.

18.  Comme la Cour constitutionnelle hongroise l’a dit elle-même dans sa décision no 45/2012, qui est d’une importance cruciale, les valeurs communes des États de droit européens sont inscrites dans les traités internationaux, y compris et avant tout la Convention[25]. En l’espèce, la disposition transitoire en cause met en péril de manière flagrante l’une de ces valeurs communes, celle de l’indépendance de la justice.

19.  L’approche dualiste de la Hongrie quant à la relation entre son droit interne et le droit international[26] ne joue absolument aucun rôle dans le raisonnement de la Cour, ce qui démontre une fois encore que, du point de vue de Strasbourg, la distinction classique entre systèmes monistes et systèmes dualistes est totalement obsolète[27]. De même, la Cour n’accorde aucune importance à la classification des principes de l’indépendance de la justice, de l’inamovibilité des juges et de l’accès à un tribunal aux fins de la protection de cette inamovibilité en vertu du droit international coutumier ou même du jus cogens. Il lui suffit de rappeler l’existence de ces principes dans le droit international général et les normes issues du Conseil de l’Europe, en particulier la Convention. Elle ne va pas jusqu’à dire expressément que ces principes sont des principes généraux du droit reconnus par les nations civilisées, mais elle l’admet implicitement.

20.  À cet égard, elle rejette la thèse du Gouvernement selon laquelle « en vertu de l’article 6, ce n’est pas le requérant qui a le droit d’être un juge indépendant, ce sont les citoyens hongrois et tous ceux qui relèvent de la juridiction du pays qui ont le droit à des juges indépendants »[28]. Le Gouvernement estimait qu’il ressort clairement du libellé de l’article 6 que les titulaires des droits garantis par cette disposition sont les parties aux procédures judiciaires et non les juges qui traitent leurs affaires. Il considérait donc que les juges n’avaient pas de droit individuel à l’indépendance en vertu de cette disposition et que, dès lors, le requérant n’avait pas la qualité de victime. La Cour ne souscrit pas à cette thèse. Elle donne à la garantie d’indépendance de la justice posée à l’article 6 de la Convention et au droit connexe d’accès à un tribunal aux fins de la protection de cette indépendance un effet direct dans l’ordre juridique interne. Elle considère que le requérant avait non seulement un grief défendable, mais encore un droit civil individuel opposable en vertu du droit interne lu à travers le prisme de la Convention et d’autres instruments internationaux très pertinents, notamment ceux du Conseil de l’Europe. De plus, en disant que ce droit prévalait sur la disposition constitutionnelle transitoire contraire qui entravait l’accès du requérant à un tribunal, elle reconnaît un effet direct et supraconstitutionnel à la garantie d’indépendance de la justice énoncée dans la Convention et du droit connexe d’accès à un tribunal aux fins de la protection de cette indépendance.

21.  Face à l’atteinte clairement portée au cœur même d’une garantie et d’un droit protégés par l’article 6 de la Convention, la Cour ne peut pas fermer les yeux. Elle doit impérativement affirmer, à titre de principe, sa compétence de contrôle juridictionnel de la législation interne, y compris les textes constitutionnels, aux fins de la protection effective et non illusoire des droits de l’homme en Europe. Même si le requérant n’a pas été démis de ses fonctions de magistrat et a pu demeurer juge à la Cour suprême, sa désinvestiture de la fonction de président de cette juridiction a eu un effet qui était de nature, premièrement, à dissuader les autres juges d’exprimer des opinions professionnelles et, deuxièmement, à porter atteinte à l’indépendance de la justice et à l’état de droit en Hongrie. Dans ce contexte politique et social, la Cour perçoit un risque grave que tous les droits et libertés garantis par la Convention soient menacés en Hongrie, se trouvant placés entre les mains des majorités politiques successives, qui pourraient manipuler les plus hauts membres de la magistrature comme des pions dans un jeu d’échec[29]. Elle rejette donc purement et simplement l’argument du Gouvernement consistant à dire que la désinvestiture du requérant devait dépendre de considérations politiques, car ses fonctions étaient de nature plus administrative ou « gouvernementale » que judiciaire et ses opinions étaient plus politiques que professionnelles, de même que l’argument selon lequel les modifications organisationnelles et fonctionnelles du système d’administration des tribunaux, ainsi que des compétences de la Kúria et les nouveaux critères d’éligibilité à la présidence de celle-ci étaient justifiés par la nécessité de renforcer l’indépendance de la justice. Elle aurait dû rejeter également l’argument selon lequel les années passées en tant que juge dans une juridiction internationale ne pouvaient être considérées comme équivalentes aux années passées dans la magistrature nationale du point de vue de l’indépendance, réelle ou perçue, de la justice[30]. Au-delà d’un grossier manque de respect pour les juges de la Cour, cet « argument » du Gouvernement constitue une remise en question de l’indépendance de la Cour elle-même.

22.  Ayant pleinement affirmé sa compétence constitutionnelle, la Cour examine de manière approfondie le fond des dispositions constitutionnelles et infraconstitutionnelles dénoncées par le requérant[31] ainsi que la procédure qui y a abouti[32], et leur compatibilité avec la Convention et avec les normes internationales susmentionnées. Même s’il y a lieu de souscrire pleinement à son appréciation soigneuse de ces deux aspects, un détail reste à souligner : la cessation litigieuse a été décidée avec une extrême rapidité, par un amendement de dernière minute au projet de loi déposé sous la forme d’un « amendement avant vote de clôture » par des parlementaires qui ont ainsi contourné les obligations de consultation habituelles et la tenue d’un réel débat parlementaire. Compte tenu de cela, ce processus législatif peut être considéré comme « une tentative de se débarrasser d’une personne en particulier qui serait candidate à la présidence », comme l’a conclu la Commission de Venise[33].

La Cour en tant que Cour constitutionnelle européenne

23.  Le Conseil de l’Europe constitue un ordre juridique autonome, reposant sur des accords et sur une action commune dans les domaines économique, social, culturel, scientifique, juridique et administratif et en ce qui concerne la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales[34]. L’ordre juridique de cette organisation internationale comprend plus de 217 traités, au sommet desquels se trouve la Convention européenne des droits de l’homme. Celle-ci a un effet direct, supraconstitutionnel, sur les ordres juridiques internes respectifs des États membres du Conseil de l’Europe[35]. Elle est plus qu’un simple accord multilatéral sur des obligations réciproques entre les États parties, elle crée pour ces États des obligations envers tous les individus et toutes les entités privées relevant de leur juridiction. Cela signifie que le droit issu de la Convention a non seulement un effet déclaratif mais encore un effet constitutif dans l’ordre juridique interne. Son rôle transformationnel comme moyen de réalisation d’une union plus étroite entre les États européens et de développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans toute l’Europe étant proclamé avec force dans son préambule, la Convention n’est subordonnée ni aux règles constitutionnelles nationales ni à des règles prétendument supérieures de droit international, elle est la loi suprême du continent européen[36]. En Europe, le droit interne des États membres est subordonné à la primauté de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen[37].

En l’espèce, la Cour a fait pleinement usage de cet instrument constitutionnel non seulement pour réparer le préjudice causé au requérant, mais aussi pour critiquer le choix politico-constitutionnel que représente l’article 11 § 2 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale combiné avec l’article 185 de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux de 2011[38]. Le mémorable paragraphe 118 de l’arrêt, lu à la lumière du paragraphe 110, détermine que l’article 11 § 2 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale et l’article 185 de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux de 2011 étaient sans effet dans l’ordre juridique interne. Ces dispositions étant nulles et non avenues, l’État défendeur est tenu d’agir comme si elles n’avaient jamais été adoptées. Avec cette conclusion, la Cour ne s’aventure pas en eaux troubles, elle ne fait que suivre une règle relative aux lois internes contraires au « bloc de conventionnalité » énoncée il y a longtemps dans l’arrêt Barrios Altos[39].

24.  Bien que cela n’ait pas été dit expressément, les conséquences du présent arrêt sont très claires au regard de l’article 46 de la Convention : la Hongrie doit le mettre en œuvre de bonne foi et, pour ce faire, annuler tout texte de loi, règlement ou acte administratif hongrois contraire à la Convention telle qu’interprétée par la Cour dans le présent arrêt et, dès lors, replacer le requérant à son poste de président de la Cour suprême pour qu’il termine son mandat interrompu[40].

Conclusion

25.  La Convention constitue aujourd’hui le jus constitutionale commune européen. Sur le fondement de cet instrument, le Conseil de l’Europe peut, au besoin, avancer un fort argument constitutionnel européen contre toute prétention constitutionnelle nationale contraire, indépendamment de l’ampleur de la majorité politique qui la soutiendrait[41]. En l’espèce, c’est exactement ce qu’a fait la Cour, à juste titre, pour protéger d’abord et avant tout l’état de droit et l’indépendance institutionnelle et fonctionnelle de la justice en Hongrie, et ensuite le droit individuel du requérant à ne pas être renvoyé arbitrairement de son poste de président de la Cour suprême. Le Gouvernement n’a pu se cacher ni derrière le principe de subsidiarité ni derrière la doctrine de la marge d’appréciation. En Europe, on ne peut s’abriter derrière le maquis du droit interne, fût-il constitutionnel, pour se soustraire aux obligations en matière de respect des droits de l’homme qui découlent des engagements internationaux que l’on a pris. Il reste à espérer que cette protection très exigeante des droits de l’homme sera appliquée de la même manière à tous les États parties à la Convention.


OPINION CONCORDANTE DU JUGE SICILIANOS

1.  Je partage tant la conclusion que le raisonnement du présent arrêt. Cependant, étant donné l’importance plus générale de l’affaire du point de vue de l’indépendance du pouvoir judiciaire, je me permets d’ajouter les réflexions qui suivent concernant plus particulièrement la portée de ce principe au regard de l’article 6 § 1 de la Convention.

L’indépendance du pouvoir judiciaire dans la jurisprudence de la Cour au titre de l’article 6 § 1 de la Convention : le droit du justiciable à un juge indépendant

2.  On sait que depuis plus de trente ans la Cour a insisté à maintes reprises sur l’indépendance du juge à l’égard des parties et du pouvoir exécutif. Selon la formule, devenue classique, de l’arrêt Campbell et Fell c. Royaume-Uni (28 juin 1984, § 78, série A no 80) :

« Pour déterminer si un organe peut passer pour indépendant – notamment à l’égard de l’exécutif et des parties (voir, entre autres, l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 23 juin 1981, série A no 43, p. 24, § 55) –, la Cour a eu égard au mode de désignation et à la durée du mandat des membres (ibidem, pp. 24-25, § 57), à l’existence de garanties contre des pressions extérieures (arrêt Piersack, 1er octobre 1982, série A no 53, p. 13, § 27) et au point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance (arrêt Delcourt du 17 janvier 1970, série A no 11, p. 17, § 31). »

Et la Cour d’ajouter à cet égard qu’il y va « de la confiance que les tribunaux se doivent d’inspirer aux justiciables » (Clarke c. Royaume-Uni (déc.), no 23695/02, CEDH 2005‑X).

3.  Dans le même ordre d’idées, la Cour a souligné également la nécessaire indépendance du pouvoir judiciaire à l’égard du pouvoir législatif. C’est ainsi que dans l’arrêt Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce (9 décembre 1994, § 49, série A no 301‑B) elle a observé en termes généraux que

« [l]e principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent à toute ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige ».

Fréquemment réitérée depuis lors (voir à titre d’exemple, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society and Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 112, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], no 24846/94 et 9 autres, § 57, CEDH 1999‑VII, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 126, CEDH 2006‑V, et Tarbuk c. Croatie, no 31360/10, § 49, 11 décembre 2012), la formule en question traduit l’idée de la séparation des pouvoirs.

4.  Le principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire ne concerne pas seulement les relations de celui-ci avec le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Il a trait également à l’indépendance des juges au sein du système d’administration de la justice lui-même. Les juges doivent à titre individuel être libres non seulement de toute influence provenant de l’extérieur, mais aussi de toute influence provenant de l’intérieur. Cette « indépendance judiciaire interne » implique que les juges ne reçoivent aucune directive ou pression de la part de leurs collègues ou de ceux qui ont des responsabilités administratives dans une cour, tels le président de la cour ou le président d’une section de la cour (Parlov-Tkalčić c. Croatie, no 24810/06, § 86, 22 décembre 2009, Agrokompleks c. Ukraine, no 23465/03, § 137, 6 octobre 2011, voir aussi Moïsseïev c. Russie, no 62936/00, § 182, 9 octobre 2008). L’absence de garanties suffisantes assurant l’indépendance des juges au sein du pouvoir judiciaire et notamment vis-à-vis de leurs supérieurs dans la hiérarchie judiciaire pourrait amener la Cour à conclure que les doutes d’un requérant quant à l’indépendance et l’impartialité d’un tribunal peuvent passer pour objectivement justifiés (Parlov-Tkalčić, précité, § 86, Agrokompleks, précité, § 137, Moïsseïev, précité, § 184, et Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, §§ 36 et 38, CEDH 2000‑X).

5.  Il apparaît ainsi que la jurisprudence de la Cour a abordé plusieurs facettes du principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire : l’indépendance vis-à-vis des parties, l’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, et l’indépendance judiciaire interne. Cependant, tous ces aspects de l’indépendance du juge ont été envisagés sous l’angle du droit de « [t]oute personne (...) à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi (...) ». Autrement dit, la lettre de l’article 6 § 1 de la Convention a amené la Cour à analyser la question de l’indépendance du juge sous l’angle des droits des justiciables et non pas sous celui du droit subjectif du juge à ce que sa propre indépendance soit garantie et respectée par l’État.

6.  La présente affaire se prêtait a priori à ce que ce dernier aspect soit abordé. Cependant, pour ce qui est de l’article 6, le requérant s’est limité à invoquer l’aspect plus traditionnel du droit à un procès équitable, à savoir le droit d’accès à un tribunal. Dans ces conditions, la Cour a, à juste titre, limité son examen au droit invoqué. Toutefois, le principe de l’indépendance du juge est omniprésent dans l’arrêt. Dans la partie « En fait », la Cour cite de nombreux textes internationaux, universels et régionaux, y compris des exemples jurisprudentiels relatifs à l’indépendance judiciaire et au principe connexe de l’inamovibilité des juges (paragraphes 72-87 du présent arrêt). Dans la partie « En droit », ces principes sont abordés in extenso sous l’angle du droit à la liberté d’expression du requérant.

Les textes internationaux non contraignants : l’indépendance judiciaire englobe le droit subjectif du juge à l’indépendance

7.  Parmi les textes non contraignants cités dans l’arrêt, plusieurs mettent l’accent sur le droit subjectif du juge à son indépendance. C’est ainsi que, après avoir énoncé que « [l]’indépendance et l’impartialité du juge sont des conditions préalables indispensables au fonctionnement de la justice », la Magna Carta des juges (Principes fondamentaux) adoptée par la Conseil consultatif de juges européens en novembre 2010 ajoute que

« [l]’indépendance du juge doit être statutaire, fonctionnelle et financière. Par rapport aux autres pouvoirs de l’État, elle doit être garantie aux justiciables, aux autres juges et à la société en général par des règles internes au niveau le plus élevé » (paragraphe 81 de l’arrêt, italiques ajoutés).

Dans le même ordre d’idées, la Commission de Venise a estimé qu’« il est dans l’intérêt du maintien de l’indépendance du pouvoir judiciaire et de la bonne administration de la justice de protéger les magistrats contre les révocations arbitraires et les ingérences dans l’exercice de leurs fonctions » (avis cité au paragraphe 82 de l’arrêt ; voir aussi le paragraphe 97 de l’avis conjoint de la Commission de Venise et de la Direction des droits de l’homme (DDH) de la direction générale des droits de l’homme et état de droit (DGI) du Conseil de l’Europe, cité au paragraphe 83 de l’arrêt).

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention américaine des droits de l’homme : des termes quasiment identiques à ceux de la Convention européenne

8.  Au-delà de ces textes et avis à caractère non contraignant, l’interprétation d’instruments conventionnels contenant une formule similaire, voire identique, à celle de l’article 6 de la Convention quant au droit à un « tribunal indépendant » est plus importante encore. On constate, en effet, que l’article 14 § 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) stipule que

« [t]oute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi (...) ».

L’article 8 § 1 de la Convention américaine des droits de l’homme contient, lui aussi, une disposition similaire :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue avec les garanties voulues (...) par un juge ou un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi antérieurement par la loi (...) »

En d’autres termes, à l’instar de celui de la Convention, le libellé de ces deux instruments contraignants aborde la question de l’indépendance du juge sous l’angle des droits des justiciables et non pas dans l’optique d’un droit subjectif du juge à ce que sa propre indépendance soit garantie et respectée par l’État (y compris au sein du pouvoir judiciaire).

La jurisprudence du Comité des droits de l’homme : la mise en exergue du droit du juge à l’indépendance

9.  Il n’empêche que, malgré la formulation précitée de l’article 14 § 1 du PIDCP, le Comité des droits de l’homme s’est placé à diverses reprises sur le terrain des droits des juges eux-mêmes et des obligations de l’État à leur égard quant aux garanties liées à leur indépendance. On mentionnera ainsi, tout d’abord, l’Observation générale no 32 sur l’article 14 du PIDCP (droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable). En effet, cette observation générale insiste sur les différents aspects de la garantie d’indépendance du point de vue des juges eux-mêmes (nomination, qualifications, inamovibilité, rémunération, avancement, mutations, suspensions, révocation, mesures disciplinaires, etc.) et sur les mesures que doivent prendre les États pour assurer l’indépendance effective et la protection des juges à l’égard « de toute forme d’ingérence politique dans leurs décisions », ainsi que contre les conflits d’intérêts et les actes d’intimidation (voir les passages cités au paragraphe 73 de l’arrêt).

10.  Cette observation générale codifie, en quelque sorte, la pratique du Comité, y compris en matière de « communications individuelles » au titre du droit à un procès équitable. On constate ainsi que le Comité a été saisi à diverses reprises par des juges eux-mêmes, qui se plaignaient notamment d’avoir été révoqués (ou qu’il ait été mis fin à leurs fonctions de manière prématurée) sans que les procédures et les garanties prévues en la matière ne soient respectées. Il a alors considéré que « ces révocations constitu[ai]ent une atteinte à l’indépendance du [pouvoir] judiciaire protégée par l’article 14 § 1 du [PIDCP] » (Mundyo Busyo et autres c. la République démocratique du Congo, communication no 933/2000, 19 septembre 2003, passage cité au paragraphe 75 du présent arrêt). Il est vrai que dans cette affaire, comme dans d’autres, il a abordé ce type de plainte sous l’angle de la combinaison de l’article 14 § 1 du PIDCP avec l’article 25 c), qui reconnaît le droit de tout citoyen d’accéder, « dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays ». Il est vrai également que le droit d’accès aux fonctions publiques n’est pas protégé expressément en tant que tel par la Convention[42]. Toutefois, ainsi qu’il résulte de la formulation précitée de l’affaire Mundyo Busyo et autres, le Comité a en pareil cas examiné la révocation litigieuse non seulement sous l’angle de l’article 14 § 1 du PIDCP combiné avec l’article 25 c), mais aussi du point de vue de l’indépendance du pouvoir judiciaire telle que protégée par l’article 14 à titre autonome. Cette manière de voir est corroborée par l’affaire Bandaranayake c. Sri Lanka (communication no 1376/2005, ONU, documents officiels, CCPR/C/93/D/1376/2005 (2008)), où le Comité a considéré notamment que « la procédure qui a[vait] abouti à la révocation de l’auteur n’a[vait] pas respecté les conditions d’équité élémentaire et n’a[vait] pas été de nature à permettre que l’auteur bénéficie des garanties nécessaires auxquelles il avait droit en sa qualité de juge, ce qui a[vait] représenté une atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire » (passage cité au paragraphe 76 du présent arrêt).

La jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme : du droit à un juge indépendant au droit du juge à l’indépendance

11.  Des observations analogues valent, mutatis mutandis, pour la jurisprudence récente de la Cour interaméricaine des droits de l’homme sur le même sujet, citée aux paragraphes 84 et 85 du présent arrêt. Il importe de noter à cet égard que dans son arrêt Cour suprême de justice (Quintana Coello et autres) c. Équateur (exceptions préliminaires, fond, réparations et frais), 23 août 2013, série C no 266, relatif à la destitution, par voie de résolution parlementaire, de vingt-sept juges de la Cour suprême de justice de l’Équateur, la Cour interaméricaine a fait évoluer sa jurisprudence antérieure concernant le droit à un juge indépendant, garanti par l’article 8 § 1 de la Convention américaine en termes quasiment identiques, on l’a vu, à ceux de l’article 6 § 1 de la Convention. Le passage suivant du paragraphe 153 de l’arrêt en question, cité au paragraphe 84 du présent arrêt, est particulièrement parlant à cet égard :

« Les éléments qui précèdent permettent de clarifier certains aspects de la jurisprudence de la Cour. Dans l’affaire Reverón Trujillo c. Venezuela, la Cour a conclu que le droit à un juge indépendant consacré par l’article 8 § 1 de la Convention s’analyse seulement en un droit pour le justiciable à être jugé par un tribunal indépendant et impartial. Il importe toutefois de relever que l’indépendance judiciaire ne doit pas seulement être analysée par rapport au justiciable, car le juge doit de son côté disposer d’un certain nombre de garanties pour que l’indépendance judiciaire soit possible. La Cour juge opportun de préciser que dans le cas d’un juge touché par une décision de l’État qui affecte de manière arbitraire la durée de son mandat, la violation de la garantie de l’indépendance judiciaire, dans la mesure où elle est liée à l’inamovibilité et à la stabilité des juges dans leurs fonctions, doit être examinée à la lumière des droits accordés aux juges par la Convention. En ce sens, la garantie institutionnelle de l’indépendance judiciaire est en lien direct avec le droit pour un juge de se maintenir dans ses fonctions, lequel découle de la garantie d’inamovibilité. »

12.  Cette jurisprudence a été confirmée dans les arrêts Tribunal constitutionnel (Camba Campos et autres) c. Équateur (exceptions préliminaires, fond, réparations et frais), 28 août 2013, série C no 268, et López Lone et autres c. Honduras (exceptions préliminaires, fond, réparations et frais), 5 octobre 2015, série C no 302. Ainsi, pour la Cour interaméricaine, il apparaît désormais établi que l’article 8 § 1 de la Convention américaine reconnaît non seulement le droit du justiciable à un juge indépendant, mais aussi le droit du juge lui-même à ce que son indépendance soit garantie et respectée par l’État.

Vers un droit subjectif du juge à l’indépendance protégé par la Convention ?

13.  Les éléments qui précèdent amènent à poser la question de savoir si l’article 6 § 1 de la Convention peut être interprété de façon à reconnaître, à côté du droit des justiciables à ce que leur cause soit entendue par un tribunal impartial, un droit subjectif du juge lui-même à ce que sa propre indépendance soit garantie et respectée par l’État. Une réponse positive à cette question signifierait que les juges eux-mêmes pourraient invoquer l’article 6, sans avoir nécessairement à prouver qu’une atteinte à leur indépendance a constitué en même temps une ingérence injustifiée dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression ou d’un autre droit consacré par la Convention. Autrement dit, une telle interprétation renforcerait la protection accordée à l’indépendance judiciaire au titre de la Convention.

14.  On sait que dans l’arrêt Golder c. Royaume-Uni (21 février 1975, § 28, série A no 18l) la Cour a procédé à une interprétation téléologique de la Convention pour déceler dans l’article 6 § 1 le droit d’accès à un tribunal. Après avoir constaté que la disposition en question « ne proclame pas en termes exprès le droit d’accès aux tribunaux », elle s’est référée à l’ensemble des principes d’interprétation contenus dans l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, y compris l’importance du préambule, qui est d’une « grande utilité pour la détermination de l’« objet » et du « but » de l’instrument à interpréter » (ibidem, § 34). Dans le même ordre d’idées, elle a souligné l’« attachement sincère » des gouvernements signataires à la prééminence du droit, mentionnée dans le préambule, et le rôle clé de cette notion dans le système de la Convention. Et elle a conclu à cet égard qu’« en matière civile la prééminence du droit ne se conçoit guère sans la possibilité d’accéder aux tribunaux » (ibidem). Elle a rappelé aussi les termes de l’article 31 § 1 c) de la Convention de Vienne, qui invite à tenir compte également « de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », y compris les « principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées » au sens de l’article 38 § 1 c) du Statut de la Cour internationale de justice. Elle a relevé que l’un de ces principes prohibe le déni de justice. Partant de l’ensemble de ces éléments, elle est arrivée à la conclusion, restée célèbre, selon laquelle « on ne comprendrait pas que l’article 6 § 1 décrive en détail les garanties de procédure accordées aux parties à une action civile en cours et qu’il ne protège pas d’abord ce qui seul permet d’en bénéficier en réalité : l’accès au juge (...) le droit d’accès constitue un élément inhérent au droit qu’énonce l’article 6 § 1 » (ibidem, §§ 35‑36).

15.  Depuis lors, la Cour a souligné à maintes reprises l’importance du principe de la prééminence du droit dans le contexte de l’article 6 de la Convention (voir, à titre purement indicatif, Siegle c. Roumanie, no 23456/04, § 32, 16 avril 2013, Varnienė c. Lituanie, no 42916/04, § 37, 12 novembre 2013, Solomun c. Croatie, no 679/11, § 46, 2 avril 2015, Ustimenko c. Ukraine, no 32053/13, § 46, 29 octobre 2015, et Amirkhanyan c. Arménie, no 22343/08, § 33, 3 décembre 2015), ainsi que celle de la nécessité de tenir compte des règles pertinentes du droit international dans l’interprétation et l’application de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, §§ 100 et 102, CEDH 2014). Or, à mon sens, la prééminence du droit ne se conçoit guère sans l’obligation pour l’État d’offrir des garanties protégeant l’indépendance du juge ni, partant, sans le droit correspondant du juge lui-même à l’indépendance. Par ailleurs, et ainsi qu’il ressort de l’ensemble des éléments de droit international cités dans le présent arrêt, l’indépendance du pouvoir judiciaire fait aujourd’hui partie intégrante des principes généraux du droit international dont il faut tenir compte pour l’interprétation de la Convention. De plus, une interprétation de l’article 6 § 1 considérant qu’il protège le droit subjectif du juge à l’indépendance serait parfaitement conforme à l’objet et au but de cette disposition. Je souscris à cet égard à l’idée contenue dans la Magna Carta des juges, suivant laquelle « [l]’indépendance et l’impartialité du juge sont des conditions préalables indispensables au fonctionnement de la justice » (paragraphe 7 ci-dessus). En effet, comment peut-on espérer que les justiciables jouissent du droit à un juge indépendant si le juge lui-même ne bénéficie pas des garanties propres à lui assurer cette indépendance ? À mon sens, un tel droit subjectif du juge est inhérent aux garanties de l’article 6 § 1 et à la notion de procès équitable. Cette manière de voir est corroborée, me semble-t-il, par la jurisprudence susmentionnée du Comité des droits de l’homme et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme.


OPINION DISSIDENTE DU JUGE PEJCHAL

(Traduction)

À mon regret, je ne puis souscrire au constat de violation de la Convention. Je n’ai donc pas voté avec la majorité.

Je suis d’accord avec elle pour dire que cette affaire concerne la liberté. Mais qu’est-ce que la liberté ? Dans son fameux opus magnum Droit, législation et liberté, Friedrich Hayek a énoncé ainsi la notion de discipline de liberté :

« L’homme ne s’est pas développé dans la liberté. Le membre de la petite bande, à laquelle il lui fallait rester agrégé s’il voulait survivre, était rien moins que libre. La liberté est un produit de la civilisation qui a dégagé l’homme des entraves du petit groupe dont les humeurs changeantes s’imposaient même au chef. La liberté a été rendue possible par le développement graduel de la discipline de civilisation, qui est en même temps une discipline de liberté. Par des règles abstraites impersonnelles, cette discipline protège l’individu contre la violence arbitraire des autres, et le met à même de travailler à se bâtir pour lui-même un domaine protégé sur lequel personne n’a le droit d’empiéter, et à l’intérieur duquel il peut se servir de ce qu’il sait pour tendre à ce qu’il souhaite. Nous devons notre liberté aux bornes de la liberté. »

Je suis convaincu que la présente affaire concerne la discipline de liberté. Lorsque l’on est l’un des plus hauts représentants de l’État, on doit faire preuve du plus haut niveau de discipline de liberté. Cette discipline implique notamment une stricte séparation entre le service à la communauté et les intérêts personnels. La Convention, pour reprendre les termes de Hayek, protège tous les citoyens libres de la communauté « contre la violence arbitraire des autres », et met chaque individu « à même de travailler à se bâtir pour lui-même un domaine protégé sur lequel personne n’a le droit d’empiéter, et à l’intérieur duquel il peut se servir de ce qu’il sait pour tendre à ce qu’il souhaite ».

La présente affaire est plutôt simple. Le requérant – détenteur de la puissance publique (sous la forme d’une fonction judiciaire) – a choisi librement le vecteur (et la teneur) des « discours officiels » par lesquels il a commenté la situation du système judiciaire hongrois et la réforme de ce système. On peut présumer qu’il a agi de bonne foi et par conviction. Mais cette présomption n’est que pure spéculation. Nul ne peut connaître ses véritables motivations.

On peut supposer aussi que le président de la République et les députés n’avaient pas été convaincus par les « discours officiels » du requérant lorsqu’ils sont parvenus à la conclusion qu’à l’avenir, ce ne serait plus lui mais quelqu’un d’autre qui détiendrait une partie de la puissance publique (sous la forme d’une fonction judiciaire). Quoi qu’il en soit, ce n’est là, encore, que pure spéculation. La décision du président de la République et des députés pourrait avoir été motivée par des raisons entièrement différentes.

On observera également qu’après s’être montré critique, le requérant a adopté une position de soutien de l’action menée par le président de la République, le gouvernement et le Parlement : comment expliquer autrement le fait qu’il a finalement accepté d’occuper la haute fonction judiciaire de « président d’une chambre civile de la Kúria », poste qu’il occupe toujours aujourd’hui ? (paragraphe 13 du mémoire du gouvernement hongrois en date du 8 avril 2015)

En d’autres termes, aucun tribunal – pas même une cour internationale – ne peut soumettre à son examen, sous l’empire de la démocratie et de l’état de droit, les raisons pour lesquelles les députés d’un État se sont exprimés dans un sens ou dans un autre dans le cadre d’un vote libre. À mon avis, la Cour ne s’étant pas prononcée sur la question de savoir si les députés avaient voté librement, il est impossible d’examiner de facto les raisons pour lesquelles un individu donné a été choisi pour exercer les fonctions de président de la Kúria. Il relevait de la marge d’appréciation de l’État défendeur de fixer les conditions auxquelles un candidat devait répondre pour pouvoir se présenter au poste de président de la Kúria.

On peut imaginer un scénario dans lequel, à la suite d’une modification de la constitution hongroise, le requérant aurait été nommé par le président de la République et élu par les députés à des fonctions (président de la Kúria, président de l’Office judiciaire national) occupées par d’autres personnes au moment des faits. Dans un tel cas, serait-il aussi possible de conclure à la violation de la Convention ? Je suppose que non.

À mon avis, une juridiction internationale établie par les États membres d’une organisation internationale ne peut trancher de facto la question de savoir qui peut et qui ne peut pas occuper la plus haute fonction judiciaire d’un État démocratique souverain régi par l’état de droit, qui est dans une position égale à celle des autres États membres de cette organisation internationale.

Je suis profondément convaincu que la Cour ne peut appliquer à la présente affaire aucun article de la Convention ni de ses Protocoles. Un juge de la Cour doit aussi accomplir son devoir de respect de la discipline de liberté.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK

(Traduction)

1.  Je suis entièrement d’accord avec la majorité pour dire que l’indépendance de la justice est un standard fondamental dans un État de droit. Néanmoins, et même si j’estime qu’il y a eu en l’espèce une atteinte injustifiée à cette indépendance, j’ai voté, pour les raisons exposées ci-dessous, contre la conclusion de violation des droits subjectifs du requérant protégés par la Convention.

2.  Actuellement, le paradigme de la protection des droits de l’homme repose sur une distinction claire entre l’individu et les pouvoirs publics. Le but de la Convention européenne des droits de l’homme, et des autres traités internationaux de protection des droits de l’homme, est de protéger les droits subjectifs des individus face à la puissance publique. Ce paradigme de protection des droits de l’homme s’est développé dans le contexte de la tradition juridique européenne (voir les références faites dans le préambule de la Convention à une « conception commune et un commun respect des droits de l’homme » et à un « patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques »). Cette tradition juridique comprend un certain nombre de notions et de distinctions fondamentales profondément enracinées. Il y a lieu de relever ici, notamment, les distinctions entre, premièrement, les actions officielles et les actions privées, deuxièmement, le droit objectif et les droits subjectifs et, troisièmement, la Constitution et les règles de droit de niveau infraconstitutionnel. L’approche adoptée par la majorité en l’espèce met de côté ces notions et distinctions juridiques fondamentales et transforme substantiellement le paradigme de la protection des droits de l’homme en Europe.

3.  En l’espèce, le requérant était investi des fonctions de président de la Cour suprême de Hongrie et président du Conseil national de la justice. Avant la réforme constitutionnelle de 2011, le président de la Cour suprême exerçait principalement des pouvoirs de nature administrative, mais il avait aussi certains pouvoirs liés à la fonction judiciaire. Par ailleurs, il représentait la Cour suprême et accomplissait certaines tâches en son nom. En particulier, il pouvait prendre la parole au nom de la Cour suprême devant le Parlement hongrois.

4.  Le requérant se plaint que l’État ait fait ingérence dans des actes qu’il a accomplis à titre officiel. Il ne se plaint pas d’une ingérence dans des actes qu’il aurait accomplis à titre privé.

Lorsqu’un requérant exerce des fonctions publiques, il faut distinguer la personne privée (le titulaire de la fonction) de l’organe de l’État (la fonction exercée). Le titulaire d’une fonction publique peut agir soit à titre officiel soit à titre privé. Cette distinction est plus aisée à faire dans le cas d’organes collégiaux de l’État, où une action ou une expression collective des membres de l’organe est normalement un acte officiel ; même si l’on ne peut exclure qu’en certaines occasions les membres d’un organe de l’État puissent, collégialement, agir à titre privé. Dans le cas d’organes de l’État constitués d’un seul individu, il peut être bien plus difficile de distinguer clairement les actes accomplis par l’individu à titre privé de ceux de l’organe en lui-même : les idées personnelles peuvent alors aisément influer sur la teneur des actes officiels.

Il est important de souligner que dans sa conduite privée, l’individu peut, tant qu’il n’enfreint pas la loi, agir à sa guise et notamment chercher à satisfaire les intérêts de son choix, y compris les plus égoïstes. En revanche, l’individu agissant au nom d’un organe de l’État ne peut faire que ce que la loi l’habilite à faire, et il doit promouvoir des intérêts définis par la loi.

Cette première distinction fondamentale en entraîne une deuxième : la distinction entre le statut de l’individu et le statut de l’organe de l’État qu’il représente. L’individu est titulaire de droits et de devoirs dans sa relation à l’État. Un organe de l’État ne peut pas être titulaire de droits. Son statut s’analyse en termes de tâches et de pouvoirs ainsi que d’interactions avec les autres organes de l’État. Les actes accomplis à titre officiel ne peuvent pas relever de droits garantis (voir par exemple, dans le contexte de la Loi fondamentale allemande, B. Bleckmann, Staatsrecht II – Die Grundrechte, Cologne – Berlin – Bonn – Munich, Carl Heymans Verlag, 1989, p. 123).

5.  En matière de respect des droits de l’homme, il faut aussi distinguer les droits (individuels) subjectifs des garanties objectives de l’état de droit. La Convention protège des droits individuels. Les droits individuels sont des situations juridiques des individus définies par des règles de droit qui protègent les intérêts individuels de ces personnes, en particulier leur dignité, leur vie, leur santé, leur liberté, leur épanouissement personnel et leurs biens (comparer avec le paragraphe 158 de l’arrêt). Ce lien entre les droits individuels et les intérêts individuels de leur titulaire est un élément essentiel de la notion de droit individuel. Les garanties objectives de l’état de droit peuvent avoir un impact plus ou moins direct sur le statut de l’individu mais elles sont posées avant tout pour servir l’intérêt public.

La majorité se réfère à plusieurs reprises aux standards internationaux relatifs au statut des juges (voir en particulier les paragraphes 114, 121, 168 et 172 de l’arrêt). Son raisonnement donne l’impression que ces standards ont une importance pour la détermination de la portée de la protection des droits fondamentaux des personnes exerçant des fonctions judiciaires. Ainsi, la Convention protégerait plus la liberté d’expression des juges que celle des autres citoyens, les garanties universelles de l’article 10 se trouvant superposées, dans le cas des juges, à celles de l’indépendance de la justice.

Il est important de souligner dans ce contexte que la fonction de juge, qu’elle soit exercée au niveau national ou au niveau international, est d’abord et avant tout un service rendu à la collectivité, de même que n’importe quelle autre fonction dotée de puissance publique. Les principes de l’indépendance de la justice et de l’inamovibilité des juges relèvent de la sphère du droit objectif. Les démocraties constitutionnelles accordent une certaine sphère de pouvoir autonome aux juges et, par l’application des principes susmentionnés, elles protègent cette sphère contre l’empiètement du pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif. L’indépendance de la justice et l’inamovibilité des juges ont été établies non pour protéger les intérêts individuels des juges ou leur permettre de s’épanouir, mais pour protéger l’intérêt public résidant dans l’équité des procédures de justice et le bon fonctionnement du système judiciaire. Elles protègent les justiciables, et non ceux qui exercent le pouvoir judiciaire. Elles ne peuvent s’analyser en droits individuels du juge, même si elles codéfinissent (avec certaines autres règles de droit) le statut juridique des personnes qui exercent des fonctions judiciaires. Le titulaire de droits peut décider librement de la manière de les exercer et de la mesure dans lesquelles il les fait valoir au moyen de recours légaux. Le juge n’est pas libre de décider comment affirmer son indépendance judiciaire ni dans quelle mesure il va la revendiquer devant d’autres pouvoirs publics (voir ci-dessous).

Les garanties de l’indépendance de la justice ne sont ni des droits de l’homme spéciaux accordés à des individus exerçant des fonctions judiciaires ni des éléments renforçant la protection dont jouissent en tant que titulaires de droits fondamentaux les individus exerçant des fonctions judiciaires. Elles n’étendent pas pour ces individus la portée des droits de l’homme. Au contraire, l’intégrité et l’indépendance judiciaires peuvent justifier des restrictions des droits plus poussées dans le cas des juges que dans celui des citoyens ordinaires.

Ces considérations s’appliquent a fortiori à la stabilité du mandat des présidents de juridiction, y compris le président de la Cour suprême. La stabilité du mandat des présidents de juridiction est octroyée aux fins du bon exercice du pouvoir judiciaire. Elle n’est motivée par aucun intérêt individuel. Le titulaire du mandat n’a pas de droit (subjectif) individuel de demeurer en place.

Dans ce contexte, il y a lieu d’opérer une distinction claire entre, d’une part, les principes objectifs qui définissent le statut du pouvoir judiciaire vis-à-vis du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif et, d’autre part, les règles de droit qui définissent la portée des droits fondamentaux des juges (à titre privé) dans leur relation à l’État.

6.  Aux fins de la protection des droits de l’homme, il faut aussi faire une distinction claire entre le discours privé et le discours officiel.

Le discours privé recouvre, notamment, les propos tenus par des responsables publics à titre privé et reflétant leur opinion privée sur différentes questions, y compris des questions publiques. Il peut donc comprendre la réserve habituelle selon laquelle les propos n’engagent que celui qui les tient et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’institution à laquelle il appartient. Le discours officiel recouvre les propos tenus à titre officiel, en particulier ceux qui exposent le point de vue officiel d’un organe de l’État. Les opinions exprimées par l’individu sont alors attribuables à l’institution qu’il représente. En toute hypothèse, il faut distinguer les situations où un titulaire d’une fonction publique exerce sa liberté d’expression pour exposer son point de vue privé sur des questions publiques et celles où, dans l’exercice de ses fonctions, il s’exprime au nom d’un pouvoir public.

Le discours est, par sa nature même, un mode d’action dont dispose tout individu. L’expression de tel ou tel propos est un acte factuel qui ne produit généralement pas d’effet juridique et qui doit être distingué des actes de puissance publique, dont ne disposent que les organes investis du pouvoir étatique. Cependant, le discours officiel est un mode très particulier d’exercice du pouvoir, qui peut influer sur le comportement des individus et l’attitude des autres organes de l’État. Il ne faut pas en sous-estimer l’importance dans une démocratie délibérative. De plus, il y a un risque réel d’abus de cet instrument, par exemple à des fins d’endoctrinement ou dans le but de nuire à la réputation de telle ou telle personne.

La fonction du discours officiel n’est pas d’exprimer des points de vue privés. L’émetteur du discours doit se rappeler qu’il présente le point de vue officiel de l’organe qu’il représente. Il parle au nom de cet organe, afin de réaliser des buts précis. L’un des buts du discours officiel est l’interaction avec les autres organes de l’État dans le cadre plus large des garanties et contrepoids qui assurent la séparation des pouvoirs. Dans ce contexte, le discours officiel peut être utilisé comme un outil de protection ou d’affirmation des pouvoirs d’un organe de l’État vis-à-vis d’autres organes de l’État. Dans tous les cas, le discours officiel n’est pas une question de liberté, mais tout au plus une question de pouvoir discrétionnaire dans l’exercice de la puissance publique (voir à titre de comparaison, dans le contexte de la Loi fondamentale allemande, H. Bethge, Artikel 5, in : Grundgesetz. Kommentar, M. Sachs (éd.), Munich, Verlag C.H. Beck 2014, p. 300).

7.  Les tiers intervenants soulignent à juste titre les fonctions que revêt le discours officiel des juges. Ceux-ci ont le devoir de s’exprimer sur les questions concernant l’administration de la justice pour défendre l’indépendance judiciaire et l’état de droit. De même, la majorité reconnaît qu’il était du devoir du président du Conseil national de la justice de formuler un avis sur des réformes législatives concernant les tribunaux (paragraphe 168 de l’arrêt).

Trois éléments sont importants ici. Premièrement, s’exprimer est un devoir. Bien que la nature de ce devoir ne soit pas clairement expliquée dans le raisonnement, on peut supposer qu’il ne s’agit pas seulement d’un devoir moral mais aussi d’une obligation juridique. Deuxièmement, l’expression sert un intérêt public spécifique. Troisièmement, elle est perçue comme un outil servant à protéger la position du pouvoir judiciaire dans sa relation avec les autres pouvoirs de l’État. Ce sont là trois arguments puissants contre une analyse considérant le discours judiciaire officiel comme une expression de liberté. La sphère du discours des juges ne peut être vue comme un domaine de choix personnel, elle doit s’appréhender comme un domaine soumis à des obligations juridiques précises imposées dans l’intérêt public et restreignant le choix des juges. En d’autres termes, le discours officiel des juges n’est pas une question de liberté individuelle, mais demeure très étroitement circonscrit et subordonné à la promotion d’intérêts publics spécifiques. Les fonctions publiques au sein du pouvoir judiciaire ne sont pas une tribune pour l’exercice de la liberté d’expression.

La notion de liberté d’expression consacrée à l’article 10 de la Convention présuppose l’existence d’un libre choix de s’exprimer ou non et de dire ce que l’on souhaite. En reconnaissant que le requérant avait le devoir de s’exprimer pour défendre l’intérêt public, la majorité semble contredire la thèse selon laquelle les propos considérés relevaient de la portée de l’article 10 de la Convention.

8.  En l’espèce, le requérant était juridiquement habilité à représenter la Cour suprême. La majorité reconnaît expressément que le rôle et le devoir du président de la haute juridiction consistaient notamment à donner son avis sur les réformes législatives susceptibles d’avoir une incidence sur les tribunaux et sur l’indépendance de la justice. Le requérant a tenu tous les propos en cause à titre officiel (paragraphe 145 de l’arrêt). Cette circonstance essentielle, clairement établie par la majorité, n’a pas été contestée par les parties.

Les propos du requérant n’exprimaient pas son point de vue en tant que citoyen mais le point de vue officiel d’un organe de l’État hongrois. Le requérant ne pouvait prétendre qu’il s’exprimait à titre personnel et que ses propos ne reflétaient pas la position de l’institution qu’il représentait, et il ne l’a d’ailleurs pas fait. Il n’y a pas de doute quant au fait que les propos qui sont à la base de son grief relèvent de la catégorie du discours officiel.

La question décisive en l’espèce est celle de savoir si les garanties de l’article 10 s’appliquent au discours officiel. Pour y répondre, il faut comprendre les différences entre le discours privé et le discours public. Le discours privé relève de la liberté d’expression. L’auteur des propos n’a pas besoin de base légale pour s’exprimer. Toute expression qui n’est pas interdite est autorisée. Le discours officiel est un instrument du pouvoir. Celui qui s’exprime doit être juridiquement habilité à le faire à titre officiel. Tout propos tenu à titre officiel doit reposer sur une base juridique. Le choix de la manière de s’exprimer n’est pas une question de liberté personnelle mais, au mieux, l’objet d’un pouvoir discrétionnaire. L’organe de l’État ne doit pas dépasser les limites légales de son pouvoir.

Appliquer les garanties de l’article 10 au discours officiel signifierait que la manière dont s’exprime l’organe de l’État doit être considérée comme une question de liberté personnelle, et que tout propos non expressément prohibé serait permis. Aucune base légale spécifique ne serait nécessaire pour que les organes de l’État s’expriment et toute restriction du discours officiel devrait être conforme au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Le discours public pourrait alors, en principe, exprimer les opinions privées et servir l’intérêt personnel du titulaire du droit, y compris la poursuite de l’épanouissement personnel de l’intéressé. Une situation dans laquelle le discours officiel porterait atteinte aux droits d’un tiers ne pourrait pas être traitée comme une simple ingérence de l’État dans l’exercice par ce tiers de ses droits, mais constituerait une situation de conflit entre la liberté d’expression du titulaire d’un poste public et les droits du tiers en question. Il faudrait alors mettre soigneusement en balance ces droits concurrents pour résoudre le conflit entre le premier et les seconds. L’approche de la majorité, qui consiste à appliquer l’article 10 au discours officiel, transforme une question d’exercice de pouvoir discrétionnaire en un acte libre couvert par les garanties de la liberté individuelle. L’extension des garanties de l’article 10 au discours officiel porte ainsi atteinte à la protection effective de l’individu contre l’État.

Pour toutes ces raisons, j’estime que l’article 10 n’est pas applicable au discours officiel (voir à titre de comparaison, dans le contexte de l’article 5 de la Loi fondamentale allemande, C. Starck, Artikel 5, in : Kommentar zum Grundgesetz, H. von Mangoldt, F. Klein, C. Starck (éds.), Munich, Verlag Franz Vahlen, 1999, vol. 1, p. 659, et H.D. Jarass, B. Pieroth, Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland, Munich, Verlag C.H. Beck, 2004, p. 195, ainsi que la décision de Cour administrative fédérale allemande – BVerwGE 1004, 323 (326) – citée dans cet ouvrage).

9.  La seconde question est celle de savoir s’il y a eu en l’espèce ingérence dans les droits du requérant.

Le requérant a été privé de deux mandats publics (président de la Cour suprême et président du Conseil national de la justice), ce qui signifie qu’il a été privé d’attributs de la puissance publique. Il a aussi subi une atteinte à ses droits patrimoniaux, en ce qu’il a perdu certains avantages matériels liés à ces deux mandats publics.

Je note dans ce contexte qu’une révocation de la fonction publique constitue une ingérence dans les droits de la personne révoquée. Cela étant, le requérant n’a pas été révoqué de la fonction publique, il a conservé son poste de juge.

Je conviens que le fait de priver quelqu’un d’avantages matériels porte atteinte aux droits patrimoniaux de l’intéressé et peut constituer une ingérence dans l’exercice du droit fondamental protégé par l’article 1 du Protocole no 1. Cependant, la chambre a déclaré irrecevables les griefs soulevés à cet égard sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, soulignant que « [l]a Convention ne confère pas de droit à continuer à percevoir un salaire d’un montant spécifique » (paragraphe 105 de l’arrêt de la chambre). La Grande Chambre ne pouvait dès lors pas examiner cet aspect de l’affaire. L’ingérence dont elle était saisie restait donc limitée à la privation d’attributs de la puissance publique.

La majorité développe un raisonnement qui repose sur l’idée que le retrait d’attributs de la puissance publique est une ingérence dans l’exercice des droits individuels. À mon avis, l’approche qu’elle adopte à cet égard est extrêmement problématique du point de vue des droits de l’homme. La puissance publique ne peut en aucun cas faire partie du statut individuel d’une personne physique. Même s’il existe un droit fondamental internationalement reconnu de prendre part à la conduite des affaires publiques et d’avoir accès au service public (article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques), les droits de l’homme ne comprennent pas le droit de conserver la puissance publique. La privation d’attributs de la puissance publique peut dégrader la situation juridique d’un organe de l’État mais elle ne porte pas atteinte en elle-même aux droits fondamentaux du détenteur du pouvoir en question. Selon les circonstances, elle peut toutefois toucher le peuple (la Nation), détenteur ultime du pouvoir souverain dans État démocratique, ou, au contraire, lui permettre d’affirmer ce pouvoir souverain à l’égard de ses représentants.

Le simple fait que quelqu’un ait été démis d’une fonction publique impliquant l’exercice de la puissance publique et ait en conséquence perdu les attributs de la puissance publique ne peut être vu en soi comme une atteinte aux droits de l’homme. Dans un régime parlementaire, un vote de défiance à l’égard du gouvernement (vote qui entraîne la démission des membres de cet organe) est-il une atteinte aux droits fondamentaux des membres du gouvernement ?

10.  La troisième question à laquelle il faut répondre est celle de savoir s’il existe un lien de causalité entre les propos tenus par le requérant et la cessation de son mandat. La majorité essaie de compenser l’absence d’éléments de preuve suffisants à cet égard en établissant pour l’examen de la présente affaire de nouvelles règles en matière de charge de la preuve. Selon elle, le requérant devait apporter un commencement de preuve du lien de causalité entre sa conduite et la réaction des autorités ; cela fait, la charge de la preuve passait sur le Gouvernement. J’estime qu’ici, les règles en matière de charge de la preuve n’ont pas été appliquées de manière pleinement conforme aux standards de justice procédurale.

Premièrement, les règles appliquées par la majorité ne sont pas libellées en termes généraux. Étonnamment, la partie correspondante du raisonnement se lit ainsi (paragraphe 149 de l’arrêt) :

« La Cour estime que, dès lors qu’il y a un commencement de preuve en faveur de la version des faits présentée par le requérant et de l’existence d’un lien de causalité, la charge de la preuve doit être renversée et peser sur le Gouvernement. »

Il est ici fait référence à la situation spécifique du requérant, ce qui donne l’impression que la Cour applique une règle ad hoc, conçue spécialement pour le cas particulier d’une personne donnée. De plus, cette règle n’est pas exprimée dans le cadre du rappel des principes généraux applicables à l’affaire, elle est insérée dans l’analyse des circonstances particulières de la cause.

Deuxièmement, la majorité n’énonce pas avec suffisamment de clarté et de précision les règles qu’elle applique en matière de charge de la preuve. En particulier, elle ne dit pas expressément quels sont exactement les éléments que le Gouvernement aurait dû démontrer. Cette absence de précision sur un point aussi crucial a évidemment une incidence sur l’issue de l’affaire.

Troisièmement, les règles en matière de charge de la preuve sont d’une importance déterminante pour l’issue à donner à l’affaire. Telles que la Cour les formule en l’espèce, ces règles vont au-delà d’une simple concrétisation de l’obligation générale de justifier les ingérences faites dans l’exercice des droits de l’homme, elles déterminent le champ des éléments factuels pertinents pour l’issue de l’affaire. La Cour a déjà souligné dans sa jurisprudence qu’un tribunal ne doit pas surprendre les parties en examinant ex officio des points de droit ou de fait importants que celles-ci n’avaient pas soulevés (voir en particulier les arrêts rendus dans les affaires Clinique des Acacias et autres c. France, nos 65399/01 et 3 autres, 13 octobre 2005, Čepek c. République tchèque, no 9815/10, 5 septembre 2013, Alexe c. Roumanie, no 66522/09, 3 mai 2016, et Liga Portuguesa de Futebol Profissional c. Portugal, no 4687/11, 17 mai 2016). Dès lors, il aurait été préférable, suivant cette jurisprudence relative au respect du principe du contradictoire, d’appeler expressément l’attention des parties sur la règle de la charge de la preuve à appliquer et de les inviter à présenter leur position à la lumière de cette règle. Le manquement à procéder ainsi a eu une incidence sur la position du Gouvernement dans la procédure. L’approche adoptée par la majorité semble s’écarter des standards stricts en matière de procès équitable élaborés par la Cour elle-même.

Quatrièmement, toute règle relative à l’attribution de la charge de la preuve doit avoir une justification suffisante. Il se peut qu’une telle règle ne reflète pas nécessairement une généralisation des faits (en vertu du principe praesumptio sumitur de eo quod plerumque fit), mais en toute hypothèse elle doit tenir compte du contexte factuel dans lequel elle s’applique et avoir un solide fondement axiologique. Je note, de plus, que le principe affirmanti non neganti incumbit probatio est largement admis dans la culture juridique européenne. Même si la Cour dit dans le contexte des affaires concernant les articles 2 et 3 que « la procédure prévue par la Convention ne se prête pas toujours à une application rigoureuse du principe affirmanti incumbit probatio » (voir, par exemple, l’arrêt Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, § 49, CEDH 2014), les exceptions à ce principe appellent une justification puissante. Certes, il ne fait pas de doute que le Gouvernement devrait être tenu de justifier les réformes impliquant une ingérence dans l’exercice des droits protégés par la Convention, néanmoins dans les cas tels que celui de la présente espèce, une attribution de la charge de la preuve telle que celle qu’a faite ici la Cour peut rendre extrêmement difficile (voire impossible) pour la partie sur laquelle elle pèse de prouver sa thèse. En vertu des règles qu’applique la majorité dans le présent arrêt, une réforme constitutionnelle qui a des conséquences négatives pour un titulaire donné de fonctions publiques (ou pour un groupe clairement identifié de titulaires de fonctions publiques) ayant précédemment critiqué le gouvernement sera en principe considérée comme une ingérence inacceptable dans l’exercice par ce ou ces individus de leur liberté d’expression. Il faudrait donc réexaminer la question de l’attribution de la charge de la preuve dans ce type de cas.

Quoi qu’il en soit, je ne suis pas persuadé qu’un lien de causalité existe en l’espèce. Apparemment, la cessation du mandat du requérant a été décidée parce que la majorité parlementaire en Hongrie souhaitait placer à deux postes clés dans le système judiciaire des personnes dont les vues étaient plus proches des siennes. Il semble que la mesure litigieuse ne soit pas une sanction pour des propos passés, mais plutôt un moyen d’influer sur la manière dont deux organes de l’État fonctionneront à l’avenir. En d’autres termes, le requérant a très probablement été remplacé non pas en raison de ce qu’il avait ou n’avait pas dit, mais parce qu’on a considéré que c’était une personne qui risquait de tenter d’exercer ses pouvoirs d’une manière qui ferait obstacle à la politique de la majorité parlementaire à l’avenir. Évidemment, dans un État de droit, pareille considération ne peut en aucun cas justifier une atteinte à l’indépendance de la justice.

11.  La majorité considère que l’ingérence litigieuse ne visait aucun des buts légitimes prévus à l’article 10 § 2 (paragraphe 157 de l’arrêt). Néanmoins, elle examine le point de savoir si cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique. Cette approche est problématique, car la nécessité de l’ingérence ne peut s’apprécier qu’à la lumière d’un but légitime. L’existence d’un but légitime est un préalable logique à la vérification de la proportionnalité. Une mesure restreignant des droits doit être « proportionnée au but légitime poursuivi » (paragraphe 158 de l’arrêt). En l’absence de but légitime, toute la question de la nécessité devient sans objet.

12.  En l’espèce, la majorité, citant la jurisprudence existante, dit que l’article 6 est applicable si les conditions suivantes sont réunies : premièrement, il y a en jeu un droit protégé par la législation nationale et, deuxièmement, ce droit est de nature civile. Elle considère que l’article 6 n’est par ailleurs pas applicable aux litiges du travail concernant des fonctionnaires si, troisièmement, l’accès des fonctionnaires concernés aux juridictions internes est exclu de manière générale, abstraite et prévisible et, quatrièmement, cette exclusion vise un but légitime et y est proportionnée. À mon avis, les deux premières conditions ne sont pas réunies, tandis que la troisième et la quatrième, qui excluent l’application de l’article 6, le sont.

Premièrement, la situation juridique du requérant que la réforme a modifiée ne peut s’analyser en un droit subjectif. Il ne fait pas de doute que le requérant ne peut être démis de ses fonctions de juge. En pareil cas, nous nous serions trouvés face à une atteinte à un droit individuel, le droit d’accès au service public. Cependant, il ne s’agit pas de la révocation d’un juge mais de la cessation de fonctions administratives spécifiques au sein du pouvoir judiciaire. Il est vrai que la législation hongroise antérieure à la réforme constitutionnelle prévoyait un mandat de six ans et en définissait précisément les conditions de cessation. Toutefois, comme cela a été expliqué ci-dessus, cette règle n’avait pas été adoptée pour protéger les intérêts individuels du titulaire de la fonction mais l’intérêt public résidant dans l’indépendance de la justice. En particulier, elle n’avait pas été fixée pour permettre au requérant de faire des projets personnels pour l’avenir mais pour garantir l’exercice du pouvoir judiciaire dans de bonnes conditions. Le titulaire d’une fonction publique investie de puissance publique n’a pas un droit subjectif à conserver cette puissance.

Même à supposer que la situation juridique du requérant ait correspondu à un droit subjectif, il aurait fallu établir la nature exacte de ce droit et déterminer qui en était le titulaire, qui en étaient les débiteurs (les organes tenus de le mettre en œuvre) et quel en était le contenu exact. En particulier, il aurait fallu déterminer les organes de l’État auxquels ce droit aurait pu être opposable. Les droits reconnus en droit interne ne peuvent pas tous être opposés au Parlement lorsqu’il agit en sa qualité de législateur ordinaire, et cela est d’autant plus vrai lorsqu’il agit en tant que titulaire du pouvoir constituant.

Deuxièmement, un litige relatif à la désinvestiture du président de la Cour suprême ou du président du Conseil national de la justice n’est pas un litige civil, mais un litige de droit public, plus précisément un litige de droit public entre deux organes de l’État quant à la situation de l’un et de l’autre et à l’ampleur de leurs pouvoirs respectifs.

Troisièmement, il est vrai que la règle constitutionnelle en cause a touché un individu en particulier. Cependant, j’estime que celui-ci avait été exclu de l’accès à un tribunal de manière générale, abstraite et prévisible par le fait même que les dispositions litigieuses étaient de nature constitutionnelle. Le rang constitutionnel de ces dispositions excluait catégoriquement, en lui-même, la possibilité qu’elles fassent l’objet d’un contrôle juridictionnel. La majorité reconnaît d’ailleurs qu’il ne faisait aucun doute que le requérant ne pouvait pas porter son affaire devant la Cour constitutionnelle (paragraphe 75 de l’arrêt de la chambre).

Quatrièmement, je suis d’accord pour dire que les Hautes Parties contractantes doivent exercer leur pouvoir constituant dans le respect des obligations découlant de la Convention. Cependant, lorsque l’on détermine la teneur de ces obligations en ce qui concerne l’ouverture de recours effectifs et l’accès aux tribunaux, il faut aussi tenir compte des particularités du pouvoir constituant dans un État démocratique. La règle selon laquelle les mesures de nature constitutionnelle ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle juridictionnel a pour but de préserver la souveraineté populaire, qui trouve l’une de ses expressions dans la liberté du pouvoir constituant. Elle protège le droit du peuple de choisir librement un système constitutionnel en tant que fondation et cadre de l’exercice de la puissance publique ; et elle trouve une base solide dans l’article 3 du Protocole no 1, qui protège le droit d’élire un corps législatif (voir ci-dessous).

À mon avis, l’article 6 n’est pas applicable au « droit » reconnu par la majorité en l’espèce, et il ne peut donc pas y avoir eu violation de cet article.

13.  L’une des difficultés de la présente affaire découle de la structure hiérarchique du droit. D’une part, toute règle de rang inférieur doit être compatible avec les règles de rang supérieur et, notamment, toute la législation ordinaire doit être compatible avec la Constitution. D’autre part, une règle de rang supérieur peut modifier des règles de rang inférieur.

La situation juridique du requérant examinée par la majorité avait été définie par la législation ordinaire. Le droit allégué de l’intéressé était donc protégé par la législation ordinaire. Celle-ci protégeait le président de la Cour suprême du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Elle ne le protégeait pas du pouvoir constituant. La majorité vise à démontrer dans son raisonnement que le requérant avait « droit » à ne pas être privé de son mandat de président de la Cour suprême en vertu de la législation ordinaire. Or, dans le même temps, sans débattre de la question, elle décide que les garanties posées par un pouvoir constitué sont opposables au pouvoir constituant. Le « droit » déterminé par la majorité et le « droit » protégé par la législation interne sont donc différents. Le second protège seulement contre les pouvoirs constitués tandis que le premier est censé offrir une protection également contre le pouvoir constituant, sous le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme.

La majorité développe son argumentation comme si toutes les règles de droit du système juridique hongrois avaient le même rang dans la hiérarchie des normes. La question se pose toutefois de savoir comment des garanties de stabilité de l’emploi dérivées de la législation ordinaire pourraient lier l’organe représentant la volonté souveraine du peuple lorsqu’il adopte des règles de droit de rang supérieur dans la hiérarchie des normes. À la différence des droits garantis par les traités internationaux, les droits reconnus dans le système juridique national, de par leur nature même, ne protègent pas contre les modifications de la Constitution. Si la Convention européenne des droits de l’homme est censée transformer des droits constitutionnels qu’elle ne protège pas en droits supraconstitutionnels, alors cela aurait dû être expliqué clairement.

De plus les mesures litigieuses ont été introduites non pas par un texte de loi ordinaire mais par des lois de nature constitutionnelle. La Constitution nationale est l’expression la plus fondamentale de la souveraineté populaire. Son adoption et sa modification suivent une procédure spéciale nécessitant une majorité qualifiée, ce qui assure au texte qui en résulte une forte légitimité reposant sur le consensus entre les principaux partis politiques ou, du moins, sur un appui politique particulièrement large au parti majoritaire. De plus, la souveraineté populaire signifie que le peuple a en principe le pouvoir de nommer et de révoquer les détenteurs de la puissance publique. L’autonomie constitutionnelle de l’État est une condition préalable au caractère démocratique du gouvernement.

14.  En l’espèce, la majorité conclut à la violation de l’article 6, parce que le requérant n’a pas pu contester les dispositions constitutionnelles litigieuses devant une juridiction interne, c’est-à-dire parce que le contrôle juridictionnel de ces dispositions n’était pas possible en Hongrie.

Je note que jusqu’ici, la Cour n’a jamais dit que la Convention imposait de prévoir un contrôle juridictionnel de la législation. Elle a même dit le contraire. Il est utile de rappeler que dans l’arrêt Paksas c. Lituanie ([GC], no 34932/04, § 114, 6 janvier 2011), elle a expliqué que

« [l]’article 13 de la Convention, qui ne va pas jusqu’à exiger un recours par lequel on puisse dénoncer, devant une autorité nationale, les lois d’un État contractant comme contraires en tant que telles à la Convention (voir, par exemple, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 85, série A no 98, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 113, CEDH 2002‑VI, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 137, CEDH 2005-X, et Tsonyo Tsonev c. Bulgarie, no 33726/03, § 47, 1er octobre 2009), ne saurait non plus exiger un recours permettant de contester une jurisprudence constitutionnelle à effet normatif ».

En l’espèce, elle semble s’écarter de cette approche. Ainsi, il semble que, dans certaines circonstances au moins, le contrôle juridictionnel des règles de droit devienne à présent une obligation au regard de la Convention.

De plus, la majorité exige un contrôle juridictionnel non seulement pour la législation ordinaire mais aussi pour les dispositions de nature constitutionnelle. Or, dans bien des pays démocratiques, il n’y a pas de contrôle juridictionnel des textes de loi de nature constitutionnelle. Dans d’autres, ce contrôle peut être limité à la procédure d’adoption du texte, dont la teneur échappe en revanche à la compétence des juges. Exceptionnellement, les tribunaux peuvent contrôler la substance des lois de nature constitutionnelle (voir, par exemple, l’arrêt rendu par la Cour suprême indienne le 24 avril 1973 dans l’affaire His Holiness Kesavananda Bharati Sripadagalvaru and Ors. v. State of Kerala and Anr., (1973) 4 SCC 225). Si la nouvelle approche développée en l’espèce par la Cour européenne des droits de l’homme se confirme à l’avenir, il en découlera une transformation majeure du constitutionnalisme européen.

L’article 3 du Protocole no 1 protège le droit des citoyens d’élire un corps législatif. Ce droit n’a de sens que si le corps élu jouit de larges pouvoirs législatifs. L’article 3 est la base juridique de la reconnaissance d’une ample marge d’appréciation pour les Hautes Parties contractantes en vertu de la Convention (voir mon opinion séparée jointe à l’arrêt Firth et autres c. Royaume-Uni, nos 47784/09 et 9 autres, 12 août 2014). Cela vaut a fortiori pour les organes titulaires du pouvoir constituant, dont les décisions sont prises dans le cadre de procédures spéciales leur assurant une large légitimité politique au niveau national. Or, en vertu de l’approche adoptée en l’espèce, l’expression la plus importante de la souveraineté populaire, à savoir la constitution nationale, est désormais soumise au contrôle du juge international au regard de la Convention, contrôle qui s’étend de surcroît aux véritables motifs des réformes constitutionnelles. Le présent arrêt est un pas important dans le sens d’une limitation substantielle de l’autonomie constitutionnelle des Hautes Parties contractantes.

15.  La majorité a décidé d’octroyer au requérant une indemnité non seulement pour dommage moral mais aussi pour dommage matériel. Cette partie de l’arrêt appelle deux objections. Premièrement, elle semble difficile à concilier avec la décision de la chambre de ne pas examiner la requête sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1. Une indemnité pour dommage matériel aurait été plus appropriée en cas d’ingérence illicite dans le droit du requérant au respect de ses biens. Deuxièmement, et de manière plus fondamentale, la mesure considérée était, comme indiqué ci-dessus, constitutive d’une atteinte à l’indépendance de la justice et non aux droits individuels du requérant.

16.  Je voudrais souligner une autre conséquence problématique de l’arrêt rendu en l’espèce. La liberté présuppose la responsabilité. Affirmer que des juges qui s’expriment à titre officiel bénéficient de la liberté d’expression implique que ces mêmes juges assumeront une responsabilité personnelle plus stricte pour leurs actes. Si les juges agissant à titre officiel peuvent prétendre qu’ils exercent leurs droits fondamentaux et même obtenir une réparation matérielle pour ingérence illicite dans leur conduite officielle, alors ils devraient aussi être tenus personnellement responsables de tout manquement à la loi. L’arrêt peut être utilisé comme un argument en faveur de l’élargissement de la responsabilité personnelle des juges pour leur conduite officielle en général.

17.  Enfin, je note que la majorité a décidé d’ignorer dans son raisonnement les points de droit et les arguments juridiques soulevés par la minorité. Le public sera juge de la question de savoir si ce choix rend l’arrêt plus convaincant.

18.  En conclusion, je voudrais dire qu’à mon avis, la présente affaire concerne un litige de droit public entre deux organes de l’État hongrois : la Cour suprême d’une part, et le Parlement exerçant le pouvoir constituant d’autre part. Elle concerne des questions fondamentales relatives à l’État de droit en général et à l’indépendance de la justice en particulier, mais elle échappe à la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme. D’autres outils sont disponibles pour la protection de l’indépendance de la justice tant dans le cadre du Conseil de l’Europe que dans celui de l’Union européenne.

La majorité a décidé de considérer que certaines situations juridiques d’organes de l’État étaient couvertes par les dispositions de la Convention, étendant ainsi l’applicabilité de ces dispositions à ces organes. De plus, les règles de droit relatives à l’indépendance de la justice sont interprétées ici d’une manière qui semble les transformer en droits de l’homme spéciaux accordés aux juges. De cette manière, la Cour étend sa compétence à certains litiges de droit public entre organes de l’État, en essayant d’en faire des litiges relatifs aux droits de l’homme. Il y a là un changement majeur du paradigme européen de la protection des droits de l’homme, et un défi à la tradition juridique européenne. Je crains que cette approche, qui consiste à reconnaître tacitement des droits de l’homme aux organes de l’État, ne puisse, à plus long terme, porter atteinte à l’efficacité de la protection des droits de l’homme en Europe.


[1].  En vertu de leur article 31 § 2, les dispositions transitoires faisaient partie intégrante de la Loi fondamentale. La première modification (du 18 juin 2012) de la Loi fondamentale, en son article 1 § 1, a ajouté un point 5 aux dispositions finales de la Loi fondamentale. Il précisait que les dispositions transitoires faisaient partie intégrante de la Loi fondamentale.

[2].  Les lois organiques nécessitent une majorité des deux tiers pour leur adoption ou leur modification.

[3].  La quatrième modification de la Loi fondamentale, en date du 25 mars 2013, a transféré le texte de l’article 11 des dispositions transitoires au paragraphe 14 des dispositions finales de la Loi fondamentale.

[4].  En son article 1 § 1, la première modification de la Loi fondamentale, en date du 18 juin 2012, a ajouté aux dispositions finales de la Loi fondamentale un point 5 aux termes duquel les dispositions transitoires font partie intégrante de la Loi fondamentale.

[5].  L’article 258 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) donne à la Commission, en tant que gardienne des traités, le pouvoir de prendre les mesures légales qui s’imposent à l’égard d’un État membre ne respectant pas les obligations qui découlent de l’application du droit de l’Union européenne.

[6].  Adoptée lors d’une réunion (organisée sous l’égide du Conseil de l’Europe) qui eut lieu à Strasbourg les 8-10 juillet 1998 entre différents participants issus de pays européens et deux associations internationales de magistrats, et entérinée par la réunion des présidents des cours suprêmes des pays d’Europe centrale et orientale qui se tint à Kiev les 12‑14 octobre 1998, puis une fois encore par des magistrats et des représentants des ministres de la Justice de vingt-cinq pays européens réunis à Lisbonne les 8-10 avril 1999.

[7].  Paragraphe 22 de ses observations écrites du 8 avril 2015.

[8].  Zander c. Suède, 25 novembre 1993, série A no 279‑B (paragraphe 107 du présent arrêt).

[9].  Ce cas a été étudié dans la doctrine constitutionnelle : par exemple, pour l’Allemagne, dans l’ouvrage fondateur d’Otto Bachof, Verfassungswidrige Verfassungsnormen?, Tübingen : J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1951, et par Gottfried Dietze dans « Unconstitutional Constitutional Norms? Constitutional Development in Postwar Germany », Virginia Law Review, vol. 42, no  1 (janvier 1956), pp. 1-22 ; voir aussi, pour une vue extraeuropéenne, Aharon Barak, « Unconstitutional Constitutional Amendments », Israel Law Review, vol. 44 (2011), pp. 321-341, et Yaniv Roznai, « Unconstitutional Constitutional Amendments: A Study of the Nature and Limits of Constitutional Amendment Powers », London School of Economics and Political Science, 2014.

[10].  Pour une description détaillée de ce débat, voir « Keeping the guardian under control: The case of Hungary », rapport de Krisztina Kovács, 25 juillet 2013, CDL-JU(2013)006, Gábor Halmai, « Unconstitutional Constitutional Amendments. Constitutional Courts as Guardians of the Constitution? », Constellations, 2 (2012), pp. 182-203, ainsi que la très intéressante recherche « Analysis of the Performance of Hungary’s “one-party elected” Constitutional Court Judges between 2011 and 2014 », Institut Eötvös Károly, Union hongroise pour les libertés civiles et Comité Helsinki hongrois, 2014, disponible en ligne. Voir aussi, sur la question plus spécifique de la compatibilité des nouvelles dispositions constitutionnelles avec les principes constitutionnels de l’état de droit et l’indépendance de la justice en Hongrie, les documents CDL-AD(2011)016-f, « Avis sur la nouvelle constitution de la Hongrie adopté par la Commission de Venise lors de sa 87e session plénière » (Venise, 17-18 juin 2011), § 140, CDL-AD(2013)012, « Opinion 720/2013 of the Venice Commission on the Fourth Amendment of the Fundamental Law of Hungary », Strasbourg, 17 juin 2013, § 115, CDL-AD(2012)001(corr)-f, « Avis sur la loi CLXII de 2011 sur le statut juridique et la rémunération des juges et la loi CLXI de 2011 sur l’organisation et l’administration des tribunaux de la Hongrie adopté par la Commission de Venise lors de sa 90e session plénière » (Venise, 16-17 mars 2012), § 118, et CDL-AD(2012)020, « Opinion on the Cardinal Acts on the Judiciary that were amended following the adoption of Opinion CDL-AD(2012)001 on Hungary », adopté par la Commission de Venise lors de sa 92e session plénière (Venise, 12-13 octobre 2012), § 88.

[11].  Décision no 45/2012. (XII. 29.) AB de la Cour constitutionnelle de la République de Hongrie (point IV.7), ABK janvier 2013, 2, 29), et décision no 166/2011. (XII. 20.) AB de la Cour constitutionnelle de la République de Hongrie, ABH 2011, 545.

[12].  Telle que l’article 112 de la Constitution norvégienne de 1814, l’article 139 de la Constitution italienne de 1947, l’article 79 § 3 de la Loi fondamentale allemande de 1949, l’article 89 de la Constitution française de 1958, l’article 288 de la Constitution portugaise de 1976, ou l’article 4 de la Constitution turque de 1982.

[13].  Décision no 22/2012. (V. 11.) AB de la Cour constitutionnelle de la République de Hongrie, ABK juin 2012, 94, 97 : « Dans les nouvelles affaires, la Cour constitutionnelle peut employer des arguments figurant dans ses précédents antérieurs à l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale relativement à la question constitutionnelle sur laquelle elle statue dans sa décision, sous réserve que cela soit possible au regard des dispositions concrètes et des règles d’interprétation de la Loi fondamentale, de teneur identique ou analogue à celle des dispositions de l’ancienne Constitution (...) Les conclusions de la Cour constitutionnelle relatives aux valeurs fondamentales, aux droits et libertés fondamentaux et aux institutions constitutionnelles auxquels la Loi fondamentale n’apporte pas de changement demeurent valables. »

[14].  Paragraphe 55 du présent arrêt.

[15].  Paragraphe 56 du présent arrêt.

[16].  Décisions concernant l’Autorité hongroise de contrôle des affaires financières (no 7/2004. (III. 24.) AB), l’Autorité hongroise de l’énergie (no 5/2007. (II. 27.) AB) et l’Autorité hongroise de la concurrence (no 183/2010. (X. 28.) AB). Par exemple, dans sa décision no 5/2007, la Cour constitutionnelle a noté qu’il n’y avait pas eu de réorganisation de l’Autorité, dont seule la compétence avait changé, et que les postes de président et de vice-président de cette institution n’avaient pas été supprimés.

[17].  Décision no 7/2004. (III. 24.) AB, précitée.

[18].  Décision no 183/2010. (X. 28.) AB, précitée.

[19].  Voir la critique de ces modifications faite dans l’avis no 720/2013 de la Commission de Venise (précité, §§ 88-108). La position du gouvernement hongrois s’appuyait sur l’avis juridique d’un universitaire allemand, qui plaidait pour une place de même rang de toutes les dispositions constitutionnelles dans l’ordre constitutionnel hongrois, et considérait donc que des normes constitutionnelles ne pouvaient pas être inconstitutionnelles et que la Cour constitutionnelle n’était pas compétente pour contrôler la constitutionnalité substantielle de dispositions de nature constitutionnelle, à moins qu’une modification constitutionnelle ne soit susceptible de mettre en danger le principe de la « protection de la dignité humaine » –Grundsatz vom Schutz der Menschenwürde (Rechtsgutachten zur Verfassungs- und Europarechtskonformität der Vierten Verfassungsnovelle zum ungarischen Grundgesetz vom 11./25. März 2013, Prof. Rupert Scholz, Berlin, 18 avril 2013).

[20].  Décision no 12/2013 (V. 24.) AB de la Cour constitutionnelle de la République de Hongrie.

[21].  Rapport de Krisztina Kovács, précité, renvoyant à l’exemple de la Cour suprême indienne.

[22].  Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, 25 octobre 2012.

[23].  Gustave Radbruch, « Fünf Minuten Rechtsphilosophie », Rhein-Neckar-Zeitung, 12 septembre 1945, et, en anglais, « Five Minutes of Legal Philosophy » (1945), Oxford Journal of Legal Studies, vol. 26, no 1, 2006, pp. 13-15.

[24].  Voir, par exemple, Campbell et Fell c. Royaume-Uni, 28 juin 1984, § 80, série A no 80, Cooper c. Royaume-Uni [GC], no 48843/99, § 118, CEDH 2003-XII, et Fruni c. Slovaquie, no 8014/07, § 145, 21 juin 2011.

[25].  Décision no 45/2012, précitée. Voir aussi la décision no 166/2011. (XII. 20.) AB de la Cour constitutionnelle de la République de Hongrie, ABH 2011, 545. Par exemple, le Conseil d’État français reconnaît un droit individuel du juge à l’inamovibilité depuis l’arrêt qu’il a rendu le 27 mai 1949 dans l’affaire Véron-Réville (Gazette du Palais, 10 juin 1949, pp. 34-36).

[26].  Sur le caractère dualiste du système hongrois, voir le « rapport sur la mise en œuvre des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme dans la législation nationale et sur le rôle des juridictions » adopté par la Commission de Venise à sa 100e session plénière (Rome, 10-11 octobre 2014), CDL-AD(2014)036-f, § 22, ainsi que Nóra Chronowski et Erzsébet Csatlós, « Judicial Dialogue or National Monologue? – The International Law and Hungarian Courts », ELTE Law Journal, 2013-1, pp. 7-29 ; Nóra Chronowski, Timea Drinóczi et Ildikó Ernszt, « Hungary », in Dinah Shelton (éd.), International Law and Domestic Legal Systems, Incorporation, Transformation and Persuasion, Oxford University Press, 2011, pp. 259-287 ; et Anneli Albi, EU Enlargement and the Constitutions of Central and Eastern Europe, Cambridge University Press, 2005, pp. 82-87. Par ailleurs, les « règles de droit international généralement reconnues » s’appliquent directement dans l’ordre juridique hongrois, en vertu de l’article Q (3) de la Loi fondamentale. Selon la Cour constitutionnelle, l’expression « règles de droit international généralement reconnues » employée tant dans la Constitution de 1949 que dans la Loi fondamentale de 2011 recouvre les normes universelles du droit international coutumier, les normes impératives (jus cogens) et les principes généraux du droit reconnus par les nations civilisées (décision de la Cour constitutionnelle de la République de Hongrie no 30/1998. (VI. 25.) AB, ABH 1998, 220).

[27].  Ainsi, du point de vue du droit européen des droits de l’homme, la distinction entre pays monistes et pays dualistes est un « faux problème ». Voir l’excellent article d’Andrew Drzemczewski, « Les faux débats entre monisme et dualisme – Droit international et droit français : l’exemple du contentieux des droits de l’homme », 51, Boletim da Sociedade Brasileira de Direito Internacional (1998) nos 113/118, p. 100. Andrew Drzemczewski fait le constat lumineux suivant : « Lorsque le Comité des Ministres (...) supervise l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, il ne prend jamais en compte le caractère soit moniste soit dualiste de l’État, ni le fait que celui-ci ait ou non incorporé les dispositions de la Convention européenne dans son droit interne » (soulignement de l’auteur).

[28].  Cette thèse a été exprimée devant la Grande Chambre.

[29].  Pour reprendre la formule employée par le procureur général Dupin pendant la Monarchie de juillet, « un juge qui craint pour sa place ne rend plus la justice » (cité dans Marcel Rousselet, Histoire de la magistrature française des origines à nos jours, vol. 2, Plon, Paris, p. 174).

[30].  Cet argument a été avancé devant la Grande Chambre.

[31].  Paragraphe 150 de l’arrêt.

[32].  Paragraphe 149 de l’arrêt.

[33].  Paragraphe 59 de l’arrêt.

[34].  Article 1 alinéa b du Statut du Conseil de l’Europe (1949).

[35].  Voir en ce sens, notamment, Greer et Wildhaber, « Revisiting the debate about “constitutionalising” the ECtHR », Human Rights Law Review 12:4 (2012), pp. 655-687 ; De Londras, « Dual Functionality and the persistent frailty of the European Court of Human Rights », European Human Rights Law Review, issue 1 (2013), pp. 38-46 ; Arnold, « National and supranational constitutionalism in Europe », New Millennium constitutionalism: paradigms of reality and challenges, Harutyunyan (éd.), 2013, pp. 121‑134 ; Sweet, « Sur la constitutionnalisation de la Convention européenne des droits de l’homme : cinquante ans après son installation, la Cour européenne des droits de l’homme conçue comme une Cour constitutionnelle », Revue trimestrielle des droits de l’homme (2009), pp. 923-944 ; Levinet, « La Convention européenne des droits de l’homme, socle de la protection des droits de l’homme dans le droit constitutionnel européen » ; Gaudin, « Le droit constitutionnel européen, quel droit constitutionnel européen ? », Annuaire de droit européen, vol. 6 (2008), pp. 89-123 ; Costa, « La Cour européenne des droits de l’homme est-elle une cour constitutionnelle ? », Mélanges en l’honneur de Jean Gicquet, Montchrestien (éd.), 2007, pp.1-15 ; Greer, The European Convention on Human Rights. Achievements, Problems and Prospects, Cambridge University Press, 2006, pp. 172-173 et 195 ; Wildhaber, « The role of the European Court of Human Rights: an Evaluation », Mediterranean Journal of Human Rights, 8 (2004), pp. 9-29 ; Alkema, « The European Convention as a constitution and its court as a constitutional court », Protection des droits de l’homme, Mélanges à la mémoire de Rolv Ryssdal, Paul Mahoney et al., (éds.), Carl Heymanns Verlag KG, Cologne, 2000, pp. 541‑563 ; Flauss, « La Cour européenne des droits de l’homme est-elle une cour constitutionnelle ? », La Convention européenne des droits de l’homme : développements récents et nouveaux défis, Bruylant, Bruxelles, 1997, pp. 68-92 ; et Schokkenbroek, « Judicial review by the European Court of Human Rights: constitutionalism at European level », Judicial control: comparative essays on judicial review, Bakker et al., Anvers-Apeldoorn, Maklu, 1995, pp.153-165.

[36].  Anchugov et Gladkov c. Russie, nos 11157/04 et 15162/05, § 50, 4 juillet 2013, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, §§ 40-41 et 54, CEDH 2009, Dumitru Popescu c. Roumanie (no 2), no 71525/01, § 103, 26 avril 2007, et Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1998-I. Des principes analogues ont été énoncés dans le cadre de l’application de la Convention américaine des droits de l’homme par la Cour interaméricaine des droits de l’homme, en particulier depuis l’arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans “The Last Temptation of Christ” (Olmedo-Bustos et al.) v. Chile (fond, indemnisations et frais), 5 février 2001, série C no 73 (voir Mac-Gregor, « The Constitutionalization of International Law in Latin America, Conventionality Control, The New doctrine of the Inter-American Court of Human Rights », AJIL Unbound, 1er novembre 2015, avec la jurisprudence citée).

[37].  Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 75, série A no 310. Selon la décision no 61/2011. (VII. 13.) AB de la Cour constitutionnelle de la République de Hongrie, ABH 2011, 290, 321, il découle du principe pacta sunt servanda que la Cour constitutionnelle doit suivre la jurisprudence de la Cour même si elle ne découle pas de ses propres précédents. On trouve un exemple de cela dans la décision no 4/2013. (II. 21.) AB de la Cour constitutionnelle de la République de Hongrie, ABH 2013, 188-211, qui fait suite à l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Vajnai c. Hongrie (no 33629/06, CEDH 2008), relative à l’incrimination de l’utilisation de l’étoile rouge à cinq branches. Les juridictions inférieures ont aussi produit d’excellents exemples de cette attitude, tels que la remarquable décision 5.Pf.20.738/2009/7 rendue par la cour d’appel régionale de Budapest dans l’affaire de la Garde hongroise.

[38].  La Cour interaméricaine des droits de l’homme a toujours souligné aussi bien les aspects personnels et subjectifs que les aspects institutionnels et objectifs de l’indépendance de la justice, établissant un lien étroit entre les aspects institutionnels et objectifs et « les aspects essentiels de l’état de droit et de l’ordre démocratique lui-même (Cour suprême de justice (Quintana Coello et autres) c. Équateur (exceptions préliminaires, fond, réparations et frais), 23 août 2013, § 154, série C no 266).

[39].  Arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans Barrios Altos v. Peru (indemnisations et frais), 30 novembre 2001, § 44, série C no 87, suivie, notamment, de l’arrêt dans Almonacid Arellano et al. v. Chile (exceptions préliminaires, fond, indemnisations et frais), 26 septembre 2006, § 119, série C no 154.

[40].  Voir, mutatis mutandis, Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 208, CEDH 2013.

[41].  Comme la Cour interaméricaine des droits de l’homme l’a très justement souligné, les violations du droit des droits de l’homme ne peuvent pas être effacées par le vote d’une majorité politique, même si ce vote est démocratique et si la mesure en cause a recueilli une large majorité (arrêt dans Gelman c. Uruguay (fond et réparations), 24 février 2011, §§ 238-239, série C no 221).

[42].  On sait, en effet, que malgré son enrichissement par la voie jurisprudentielle, l’article 3 du Protocole no 1 a une portée plus limitée que celle de l’article 25 du PIDCP.

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CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE BAKA c. HONGRIE, 23 juin 2016, 20261/12