CEDH, Cour (troisième section), PETERSEN c. l'ALLEMAGNE, 22 novembre 2001, 39793/98

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Troisième Section), 22 nov. 2001, n° 39793/98
Numéro(s) : 39793/98
Publication : Recueil des arrêts et décisions 2001-XII
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 22 décembre 1997
Jurisprudence de Strasbourg : Arrêt Garcia Ruiz c. Espagne [GC], n° 30544/96, §§ 26, 28, CEDH 1999-I - (21.1.99)
Arrêt Pellegrin c. France [GC], n° 28541/95, § 66, CEDH 1999-VIII - (8.12.99)
Arrêt Schenk c. Suisse du 12 juillet 1988, série A n° 140, p. 29, §§ 45-46
Arrêt Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, série A n° 323, pp. 22-23, § 43
Döring c. Allemagne (déc.), n° 37595/97, CEDH 1999-VIII
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-43164
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2001:1122DEC003979398
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Sur les parties

Texte intégral

TROISIÈME SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête n° 39793/98
présentée par Jürgen PETERSEN
contre l’Allemagne

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 22 novembre 2001 en une chambre composée de

MM.I. Cabral Barreto, président,
G. Ress,
L. Caflisch,
R. Türmen,
B. Zupančič,
MmeH.S. Greve,
M.K. Traja, juges,
et de  M. V. Berger, greffier de section,

Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 22 décembre 1997 et enregistrée le 10 février 1998,

Vu l’article 5 § 2 du Protocole n° 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :


EN FAIT

Le requérant, M. Jürgen Petersen, est un ressortissant allemand, né en 1946 et résidant à Berlin. Il est représenté devant la Cour par Me H. Meyer‑Dulheuer, avocat à Berlin.

A.  Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

1.  La genèse de l’affaire

Le requérant est historien diplômé (Diplomhistoriker) depuis 1971 et était professeur d’histoire moderne à l’université Humboldt de Berlin, en République démocratique allemande (RDA), depuis 1988.

Il obtint son habilitation pour l’enseignement (Lehrbefähigung) ainsi que son titre de doctor scientiae à la suite de la rédaction de deux thèses, qui ne furent pas publiées.

La première datait de 1978 et avait pour thème « La création d’une politique de recherche et de développement à caractère étatique et monopolistique en République fédérale d’Allemagne (RFA), surtout dans les années 50. Une étude sur le rapport entre la recherche extrauniversitaire civile scientifique et technique, son développement et son utilisation militaire en RFA d’un point de vue historique. Problèmes choisis et faits » (« Herausbildung einer staatsmonopolistisch orientierten Forschungs-und Entwicklungspolitik in der BRD, insbesondere in den fünfziger Jahren. Eine Studie zum Verhältnis von ziviler ausseruniversitärer wissenschaftlich-technischer Forschung und Entwicklung und militärischer Nutzung in der BRD in historischer Sicht. Ausgewählte Probleme und Fakten »).

La seconde datait de 1986 et avait pour titre « La CDU (Christlich Demokratische Union – le parti chrétien démocrate en RFA) et la conception de l’économie sociale de marché en 1945-1949. Sur l’influence des conceptions néolibérales sur le développement du programme de restauration économique dans les zones ouest » (« Die CDU und die Konzeption der sozialen Marktwirtschaft 1945-1949. Zum Einfluss neoliberaler Vorstellungen auf die Entwicklung der restaurativen Wirtschaftsprogrammatik in den Westzonen »).

A la suite de la réunification allemande, et conformément aux dispositions pertinentes du traité sur l’unification allemande du 31 août 1990 (Einigungsvertrag – articles 13 et 20 § 1 combinés avec l’article 1 §§ 1-3 de l’annexe I, chapitre XIX, matière A, section III – voir Droit interne pertinent ci-dessous), le requérant fut intégré dans la fonction publique du Land de Berlin et travailla à l’Institut de sciences historiques dans les domaines philosophie et histoire de l’université Humboldt de Berlin.

2.  La procédure devant la commission de structure et de recours de l’université Humboldt de Berlin

Après la réunification, et afin de procéder à de nécessaires restructurations et à des réductions d’effectifs au sein de l’administration de l’université, des commissions de structure et de nomination (Struktur-und Berufungskommissionen) furent mises en place. La mission de la commission de structure et de recours du département d’histoire était de formuler des avis à la commission centrale du personnel (Zentrale Personalkommission) de l’université sur la poursuite des contrats de travail des chercheurs de ce département.

Le 15 novembre 1991, la commission de structure et de recours du département d’histoire - dont faisait partie trois professeurs d’université ne provenant pas de la RDA, trois professeurs de l’université Humboldt, un assistant et un étudiant de cette université- entendit le requérant.

Lors de l’audition, six membres de la commission étaient présents et deux des professeurs de l’université Humboldt étaient absents.

Le 14 février 1992, la commission, par quatre voix et deux abstentions, proposa à la direction de l’université de Humboldt la révocation du requérant.

Le 17 février 1992, M. Schulze, professeur d’histoire à la faculté de sciences historiques de Bochum et membre de la commission, remit la version définitive de son rapport d’expertise sur les qualifications professionnelles du requérant, dans lequel il se fondait exclusivement sur les deux thèses que le requérant avait rédigé à l’époque en RDA. D’après lui, la première thèse procédait davantage d’une analyse politique que d’un travail historique scientifique. Quant à la deuxième, l’expert estima qu’elle n’apportait rien de nouveau par rapport aux connaissances de l’époque sur son contenu, l’histoire des débuts de ce parti et ses conceptions économiques. Il manquerait notamment à cette thèse la confrontation, indispensable pour ce genre de sujet, avec les publications pertinentes en RFA, qui y seraient simplement citées.

L’expert conclut que, compte tenu du fait que ces travaux se référaient à une partie très étroite de l’histoire d’après guerre de la RFA, que le requérant n’avait pratiquement plus rien publié depuis, et que ses travaux non publiés n’avaient pas apporté d’éléments convaincants quant à sa capacité d’effectuer un travail critique d’historien, son maintien dans la fonction publique n’était pas défendable (nicht vertretbar), par manque de qualification professionnelle.

Par une lettre du 19 février 1992, le président de la commission proposa au recteur de l’université Humboldt la révocation du requérant pour manque de qualification professionnelle.

Le 7 janvier 1993, après avoir de nouveau entendu le requérant et après une consultation par écrit, la commission, dont M. Schulze était devenu entre-temps le président, confirma son vote précédent.

Le 20 janvier 1993, la commission centrale du personnel de l’université Humboldt décida de rejeter la demande d’intégration faite par le requérant et de résilier son contrat de travail pour manque de qualification professionnelle au 30 juin 1993.

Le 7 avril 1993, suite à l’avis émis par la commission et après avoir consulté le comité du personnel, le président de l’université Humboldt de Berlin révoqua le requérant avec effet au 30 juin 1993, conformément à l’article 20 combiné avec l’article 1 § 4 de l’annexe I, chapitre XIX, matière A, section III, au traité sur l’unification allemande (voir Droit interne pertinent ci-dessous).

3.  La procédure devant les juridictions allemandes

Par un jugement du 2 décembre 1993, le tribunal du travail (Arbeitsgericht) accueillit le recours du requérant, au motif notamment que la composition de la commission de structure et de recours n’avait pas été conforme, que la version définitive du rapport d’expertise n’avait pas encore été prête au moment du vote et que M. Schulze avait été à la fois expert et président de la commission.

Par un jugement du 13 juin 1994, le tribunal régional du travail (Landesarbeitsgericht) de Berlin annula le jugement de première instance et estima que la révocation du requérant était justifiée, conformément à l’article 1 § 2 sur la loi contre les licenciements et révocations (Kündigungsschutzgesetz – voir Droit interne pertinent ci-dessous), au motif qu’il était indéniable que le requérant ne disposait pas des qualifications professionnelles requises.

D’après le tribunal régional, l’université Humboldt avait conclu de manière convaincante à l’absence de qualification professionnelle du requérant sur la base du rapport d’expertise et des observations complémentaires de M. Schulze. Le fait que le requérant n’avait pas jusqu’en 1994 publié d’autres travaux scientifiques pour compenser les défaillances de ses thèses ajoutait encore au bien-fondé de la révocation. A cet égard, l’argument du requérant selon lequel il avait été empêché de publier des travaux scientifiques n’était pas convaincant, car il n’avait pas donné de raisons concrètes.

Par ailleurs, le tribunal régional estima que la procédure devant la commission de structure et de recours n’avait pas méconnu la loi sur la procédure administrative (Verwaltungsverfahrensgesetz) de Berlin ; de plus, la procédure devant cette commission était de nature purement administrative et interne et n’avait pas d’effets envers l’extérieur, car son rôle se limitait à donner des avis. Même s’il y avait eu des défauts de procédure, ceux-ci n’auraient pas donc pas eu d’incidence.

Le 27 octobre 1994, la Cour fédérale du travail (Bundesarbeitsgericht) refusa de retenir le recours en révision du requérant, au motif que les décisions des juridictions ordinaires étaient conformes à sa propre jurisprudence et à celle de la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht).

Le requérant introduisit alors un recours constitutionnel devant cette dernière. Il soutenait, d’une part, que la loi sur la prolongation des possibilités de révocations dans la fonction publique après le traité sur l’unification allemande (Gesetz zur Verlängerung der Kündigungsmöglichkeiten in der öffentlichen Verwaltung nach dem Einigungsvertrag) du 20 août 1992 (voir Droit interne pertinent ci-dessous) était anticonstitutionnelle, car les membres de la fonction publique concernée pouvaient compter sur une limitation dans le temps de ces dispositions. Il affirmait, d’autre part, que l’article 1 § 4 de l’annexe I au traité sur l’unification allemande devait être interprété dans le sens qu’un professeur ne pouvait être révoqué que s’il avait commis des fautes concrètes (konkrete Pflichtverletzungen). Or les critères de la RFA ne pouvaient être appliqués tels quels à un domaine aussi sensible de la RDA, et si l’on appliquait les critères de M. Schulze, aucun historien de la RDA, qui avait travaillé sur l’histoire de la RFA, n’y aurait satisfait. En effet, les conditions réelles dans lesquelles le requérant avait effectué son travail scientifique auraient du être prises en compte. Le tribunal régional ne pouvait valablement fonder sa décision sur le seul rapport d’expertise de la partie adverse, car le requérant fut ainsi privé de toute possibilité de se défendre. Cela était également valable pour la procédure devant la commission de structure et de recours.

Par un arrêt du 8 juillet 1997, et après avoir tenu une audience les 11 et 12 mars 1997, la Cour constitutionnelle fédérale débouta le requérant et estima que les décisions incriminées ne violaient pas les droits du requérant à la liberté du travail (Berufsfreiheit) et à la liberté de la science (Wissenschaftsfreiheit).

D’après la Cour constitutionnelle, il y avait eu ingérence dans le droit à la liberté du travail, mais celle-ci était conforme à la Constitution. D’une part, l’ingérence était prévue par la loi, puisqu’elle était fondée sur la disposition pertinente du traité sur l’unification allemande, ainsi que sur la loi sur la prolongation des possibilités de révocation dans la fonction publique, qui se fondaient sur l’intérêt général et respectaient le principe de proportionnalité. En l’espèce, une prolongation s’était avérée nécessaire en raison des nombreuses difficultés rencontrées en pratique dans l’administration du personnel. D’autre part, son interprétation par les tribunaux ordinaires ne méconnaissait pas les droits fondamentaux du requérant. Cette disposition s’appliquait également aux professeurs d’université, car la vérification de leurs compétences scientifiques poursuivait un but d’intérêt général. En effet, les conditions dans lesquelles les professeurs d’université exerçaient leur métier dans la RDA étaient tellement différentes de celles de la RFA que les qualifications obtenues dans cet Etat n’étaient pas suffisamment significatives (nicht hinreichend aussagekräftig).

La Cour constitutionnelle ajouta qu’en l’espèce, le tribunal régional du travail avait suffisamment tenu compte de la liberté du travail et de la liberté scientifique du requérant. En effet, il était normal que la qualification d’un professeur était déterminée sur la base de ses publications scientifiques. Par ailleurs, le fait que le tribunal régional s’était fondé sur le rapport d’expertise et sur l’absence de publications scientifiques ultérieures par le requérant qui auraient permis de compenser les défaillances de ses thèses, soit du temps de la RDA, soit entre 1990 et 1994 en RFA, n’était pas répréhensible.

Enfin, la Cour constitutionnelle conclut que le requérant avait bénéficié en l’espèce d’un procès équitable, étant donné que le tribunal régional du travail avait examiné en détail la qualification professionnelle du requérant ; le fait que le tribunal régional n’avait pas répondu à tous ses arguments ne signifiait pas qu’il n’en ait pas tenu compte. De toute façon, le requérant n’avait pas spécifié de manière concrète quels étaient les éléments que le tribunal régional n’aurait pas pris en compte.

B.  Le droit et la pratique internes pertinents

L’article 1 § 2 de la loi sur la protection contre les licenciements et révocations est ainsi libellé :

« La révocation est socialement injustifiée, à moins qu’elle ne soit motivée par des raisons liées (...) à l’agent lui-même ou à son comportement. »

« Sozial ungerechtfertigt ist die Kündigung, wenn sie nicht durch Gründe, die in der Person oder in dem Verhalten des Arbeitnehmers liegen (...) bedingt sind. »

L’article 13 du traité sur l’unification allemande du 31 août 1990 prévoit que les organes administratifs et autres institutions de la fonction publique situés sur l’ancien territoire de la RDA dépendent du gouvernement du Land où ils sont situés.

L’article 20 § 1 du même traité prévoit que pour les personnes issues de la fonction publique de la RDA au moment de la réunification s’appliquent les dispositions transitoires prévues à l’annexe I.


L’article 1 §§ 1 à 3 de l’annexe I, chapitre XIX, matière A, section III au traité prévoit que les fonctionnaires de la RDA sont intégrés dans la fonction publique de la RFA par le biais d’une substitution dans les rapports de travail existants des autorités fédérales et des Länder de la RFA aux autorités de la RDA.

Etant donné que les fonctionnaires de la RDA faisaient partie d’une institution qui ne répondait pas aux critères d’un Etat de droit, des dispositions particulières de révocation furent insérées dans l’article 1 §§ 4 à 6 de l’annexe I, chapitre XIX, matière A, section III au traité.

Ainsi l’article 1 § 4 de l’annexe I, chapitre XIX, matière A, section III, au traité sur l’unification allemande, est rédigé comme suit  :

« La révocation ordinaire [avec préavis] d’un agent de l’administration publique est autorisée, si

l’agent ne remplit pas les exigences requises en raison de son manque de qualification professionnelle ou de son manque d’aptitude personnelle ou si

l’agent ne peut plus être employé par manque de besoin (...) »

« Die ordentliche Kündigung eines Arbeitsverhältnisses in der öffentlichen Verwaltung ist zulässig, wenn

der Arbeitnehmer wegen mangelnder fachlicher Qualifikation oder persönlicher Eignung den Anforderungen nicht entspricht oder wenn

der Arbeitnehmer wegen mangelnden Bedarfs nicht mehr verwendbar ist (...) »

A l’origine, cette réglementation devait s’appliquer pour une période de deux ans, mais la loi sur la prolongation des possibilités de révocations dans la fonction publique après le traité sur l’unification (Gesetz zur Verlängerung der Kündigungsmöglichkeiten in der öffentlichen Verwaltung nach dem Einigungsvertrag) du 20 août 1992 prolongea sa période de validité jusqu’au 31 décembre 1993.

GRIEFS

1.  Le requérant soutient que son exclusion de la fonction publique après la réunification allemande en raison des opinions politiques exprimées dans ses deux thèses rédigées en tant que professeur d’histoire moderne de la RDA méconnaissait son droit à la liberté d’expression garanti à l’article 10 de la Convention.

2.  Il soutient également que ladite exclusion aurait constitué un traitement discriminatoire contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 10.

3.  Il prétend enfin qu’il n’a pas bénéficié d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

EN DROIT

1.  Le requérant soutient que son exclusion de la fonction publique après la réunification allemande en raison des opinions politiques exprimées dans ses deux thèses rédigées en tant que professeur d’histoire moderne de la RDA a méconnu son droit à la liberté d’expression garanti à l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

Le Gouvernement considère à titre principal que la mesure litigieuse ne constituait pas une ingérence, mais relevait du droit d’accès à la fonction publique, qui n’est pas un droit garanti par la Convention. Afin de garantir à tous les mêmes conditions d’accès, conformément à l’article 33 § 2 de la Loi fondamentale, le législateur avait prévu des dispositions particulières à l’annexe I au traité sur l’unification allemande pour les fonctionnaires provenant de la RDA, afin de permettre une vérification de leurs qualifications professionnelles. A titre subsidiaire, le Gouvernement estime que s’il y a eu ingérence, celle-ci, prévue par la loi et poursuivant le but légitime de maintenir l’ordre et protéger les droits d’autrui, était nécessaire dans une société démocratique. Les tribunaux allemands auraient répondu à tous les arguments du requérant et dûment pris en compte les circonstances particulières de la réunification allemande. Le tribunal régional du travail de Berlin aurait motivé de manière convaincante pourquoi il considérait que le requérant ne disposait pas des qualifications professionnelles requises. Par ailleurs, le requérant aurait toujours refusé de soumettre une liste de publications, qui sont pourtant des critères généralement reconnus pour apprécier la qualification professionnelle d’un professeur d’université, alors qu’il aurait eu la possibilité de le faire jusqu’en 1994.


Le requérant, quant à lui, soutient qu’il y a bien eu ingérence de la part des autorités allemandes dans son droit à la liberté d’expression, car sa révocation mit fin à un rapport de travail existant (beendete ein bestehendes Arbeitsverhältnis). Or le traité sur l’unification allemande était un traité inégal, aboutissant à une discrimination des citoyens de la RDA - dont un grand nombre fut exclu de la fonction publique - par rapport à ceux de la RFA. Il allègue qu’il a été victime d’une épuration (politische Säuberung) et que la critique de ses travaux a simplement servi de prétexte pour se débarrasser d’un historien gênant dans un domaine sensible. L’ingérence n’était pas justifiée, car elle n’était pas prévue par la loi, ni nécessaire dans une société démocratique à la poursuite d’un des buts énoncés à l’article 10 § 2 de la Convention. En réalité, son exclusion reposait sur un rapport d’expertise qui n’était pas neutre, mais qui reflétait une opinion politique opposée à celle qu’il avait exprimée dans ses thèses.

Enfin, il n’aurait pas été en mesure de soumettre d’autres publications jusqu’en 1994, car une interdiction d’exercer sa profession fut prononcée à son encontre en novembre 1992, et qu’en vertu de la jurisprudence, seules les circonstances avant sa révocation pouvaient être prises en compte.

La Cour rappelle qu’en règle générale les garanties de la Convention s’étendent aux fonctionnaires (voir notamment l’arrêt Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, série A n° 323, pp. 22-23, § 43). Il s’ensuit que le statut de fonctionnaire du requérant ne le privait pas de la protection de l’article 10.

En l’espèce, la Cour relève que l’exclusion du requérant de la fonction publique après la réunification s’inscrivait dans le cadre général de la vérification des compétences des fonctionnaires provenant de la RDA - y compris celles des professeurs d’université - qui avaient été intégrés dans la fonction publique de la RFA.

A cet égard, la Cour considère qu’il faut distinguer la présente affaire de l’affaire Vogt (arrêt précité), où la requérante avait été révoquée pour avoir manqué au devoir de tout membre de la fonction publique de professer le régime libéral et démocratique (freiheitlich demokratische Grundordnung) au sens de la Loi fondamentale, alors que ses qualifications professionnelles étaient irréprochables.

En l’espèce, le manque de qualification professionnelle du requérant reposait notamment sur l’appréciation par les autorités compétentes de deux thèses rédigées en 1978 et en 1986, alors qu’il était professeur d’histoire moderne en RDA.

Même si l’on devait considérer que la mesure litigieuse constituait une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression du requérant, celle-ci était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2, et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.


En ce qui concerne la question de la légalité, la Cour rappelle que le niveau de précision requis de la législation interne - laquelle ne saurait parer à toute éventualité - dépend dans une large mesure du texte considéré, du domaine qu’il couvre et de la qualité de ses destinataires. D’autre part, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir l’arrêt Vogt précité, p. 24, § 48, et Döring c. Allemagne (déc.), n° 37595/97, CEDH1999-VIII).

En l’espèce, la mesure litigieuse était fondée sur l’article 1 § 2 de la loi sur la protection contre les licenciements et les révocations, combiné avec l’article 1 § 4 de l’annexe I au traité sur l’unification allemande (voir Droit interne pertinent ci-dessus), qui prévoit expressément qu’un fonctionnaire peut être révoqué notamment pour manque de qualification professionnelle.

Ces dispositions sont précises, accessibles à tous, et le requérant devait s’attendre, en tant que fonctionnaire intégré dans la fonction publique de la RFA, à ce qu’une vérification de sa qualification professionnelle soit opérée comme ce fut le cas pour la majorité des professeurs d’université originaires de la RDA. Interpréter ces articles comme l’ont fait le tribunal régional du travail de Berlin et la Cour constitutionnelle fédérale en l’espèce ne se révèle par ailleurs pas arbitraire. Enfin, la Cour fédérale du travail et la Cour constitutionnelle fédérale ont clairement défini la notion d’aptitude à la fonction publique et les critères applicables lors de l’examen de chaque cas individuel.

Quant à la question de la finalité, la Cour estime que la mesure litigieuse poursuivait un but d’intérêt général : il paraissait en effet légitime pour la RFA de procéder à la vérification a posteriori de la qualification professionnelle de personnes qui, après la réunification, étaient intégrées dans sa fonction publique, et qui avaient auparavant travaillé dans des conditions totalement différentes, et ceci afin de garantir au public la qualité de ses agents.

En effet, les conditions énoncées dans le traité sur l’unification allemande à ce sujet représentaient la contrepartie logique de la reprise globale des fonctionnaires de la RDA par la fonction publique de la RFA, et la vérification individuelle à laquelle on procéda après la réunification en était l’expression concrète.

La mesure litigieuse poursuivait donc les buts légitimes de défendre l’ordre et de protéger les droits d’autrui.

Il n’en demeure pas moins qu’elle était d’une gravité certaine, puisque le requérant fut exclu de la fonction publique et qu’il perdit son emploi.

De plus, les thèses rédigées par le requérant à l’époque de la RDA étaient nécessairement imprégnées du climat idéologique dans lequel baignait cet Etat, et il eut selon toute logique été impossible pour le requérant, dans un domaine aussi sensible que celui de l’histoire moderne du temps de la guerre froide, de publier des travaux contraires à la ligne politique officielle de la RDA à l’époque. Cela étant, il est également légitime que dans le cadre de la vérification de la qualification professionnelle d’un professeur d’université appelé à enseigner à des étudiants en RFA, les autorités allemandes compétentes se soient fondées sur ses publications antérieures d’historien, et qu’à la lumière des sujets abordés, cette appréciation comporte également un aspect politique.

La Cour relève par ailleurs que le requérant a pu exercer un recours contre la décision de révocation de l’administration devant les juridictions allemandes, qui ont réexaminé la qualification professionnelle du requérant à la lumière de la législation en vigueur en la matière. Elles se sont par ailleurs fondées non seulement sur les deux thèses rédigées à l’époque de la RDA, mais également sur l’absence de toute publication scientifique ultérieure, même après la réunification, qui auraient pu compenser les défaillances des thèses en question. Ce sont surtout ces éléments qui ont amené les juridictions allemandes à conclure au manque de qualification professionnelle du requérant.

Par ailleurs, la Cour constitutionnelle fédérale, après avoir tenu une audience, a examiné de manière détaillée si l’ingérence litigieuse avait méconnu les droits fondamentaux du requérant au regard de la liberté du travail et de la liberté de la science.

La Cour considère dès lors que la sanction prise à l’encontre du requérant, quoique lourde, doit se mesurer à l’intérêt général de la société allemande, eu égard au contexte historique exceptionnel dans lequel son intégration dans la fonction publique de la RFA eut lieu et aux conditions énoncées dans le traité sur l’unification allemande que le requérant devait connaître.

Compte tenu de tous ces éléments et notamment des circonstances exceptionnelles liées à la réunification allemande, la Cour estime que pour autant qu’il y ait eu ingérence, celle-ci, eu égard à la marge d’appréciation dont dispose l’Etat en la matière, n’était pas disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi.

Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

2.  Le requérant soutient également que la décision litigieuse a méconnu son droit à une égalité de traitement et qu’elle était donc contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 10. L’article 14 est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Eu égard au raisonnement suivi sur le terrain de l’article 10 de la Convention, la Cour estime qu’aucune question séparée ne se pose sous l’angle de l’article 14.

Il s’ensuit que ce grief est également manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

3.  Le requérant prétend enfin qu’il n’a pas bénéficié d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

D’après le requérant, ni le tribunal régional du travail de Berlin ni la Cour constitutionnelle fédérale n’ont pris en compte tous les arguments qu’il avait avancés quant à la pertinence des critiques, en réalité de nature purement idéologique, formulées contre ses thèses par l’expert désigné par l’université de Berlin.

La Cour rappelle tout d’abord que les litiges relatifs à des enseignants, et donc à fortiori à des professeurs d’université, appartenant à la fonction publique, relèvent du domaine de l’article 6 § 1 (voir Pellegrin c. France [GC], n° 28541/95, CEDH 1999-VIII).

Elle rappelle ensuite qu’aux termes de l’article 19 de la Convention elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. Spécialement, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Par ailleurs, si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève dès lors au premier chef du droit interne et des juridictions nationales (voir les arrêts Schenk c. Suisse du 12 juillet 1988, série A n° 140, p. 29, §§ 45-46, et Garcia Ruiz c. Espagne du 21 janvier 1999, § 28). Enfin, si l’article 6 § 1 oblige les tribunaux à motiver leurs décisions, cette obligation ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument (voir l’arrêt Garcia Ruiz précité, § 26).

En l’espèce, comme la Cour l’a déjà dit plus haut, il convient de relever que le requérant eut la possibilité de contester la décision de l’administration devant les juridictions allemandes dans le cadre d’une procédure contradictoire et de présenter, aux différents stades de la procédure, les arguments qu’il jugeait pertinents pour la défense de sa cause. Or, les juridictions allemandes ont réexaminé la qualification professionnelle du requérant à la lumière de la législation en vigueur en la matière, en se fondant non seulement sur les deux thèses rédigées à l’époque de la RDA, mais également sur l’absence de toute publication scientifique ultérieure, même après la réunification, qui aurait pu compenser les défaillances des thèses en question.

Par ailleurs, la Cour constitutionnelle fédérale a vérifié de manière détaillée si l’ingérence litigieuse avait méconnu les droits fondamentaux du requérant ainsi que son droit à un procès équitable, en appliquant des principes similaires à ceux développés dans la jurisprudence de la Cour.

En conclusion, la Cour estime que, considérée dans son ensemble, la procédure litigieuse a revêtu un caractère équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

Il s’ensuit que ce grief est également manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à la majorité,

Déclare la requête irrecevable.

Vincent BergerIreneu Cabral Barreto

GreffierPrésident

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CEDH, Cour (troisième section), PETERSEN c. l'ALLEMAGNE, 22 novembre 2001, 39793/98