CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE ASHINGDANE c. ROYAUME-UNI, 28 mai 1985, 8225/78

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Chronologie de l’affaire

Commentaires13

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Cour de cassation · 28 octobre 2021

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Jean-pierre Malili · Blog Droit Administratif · 28 février 2020

Note sur CE, 10 février 2020, M. C… c/ Ministre de l'économie et des finances, n°429343 En matière de procédure administrative contentieuse, « il n'est pas facile d'être dur sans risquer d'être injuste » [1] nous disait le Professeur Pacteau. L'arrêt commenté n'échappe pas à cette affirmation. La tardiveté résultant de l'expiration du délai de recours de deux mois contre une décision régulièrement notifiée (c'est-à-dire la tardiveté dite « classique ») peut faire l'objet d'un rejet par ordonnance sans examen, fondé sur les dispositions du 4° des articles R. 222-1 (s'agissant des TA et …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Chambre), 28 mai 1985, n° 8225/78
Numéro(s) : 8225/78
Publication : A93
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Arrêt affaire linguistique belge du 23 juillet 1968, série A no 6, p. 32, par. 5
Arrêt Axen du 8 décembre 1983, série A no 72, p. 11, par. 24
Arrêt Engel et autres du 8 juin 1976, série A no 22, p. 25, paras. 58-59
Arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, pp. 16-18, 19, paras. 36, 34-35, 38
Arrêt Guzzardi du 6 novembre 1980, série A no 39, p. 33, paras. 92, 93
Arrêt Klass et autres du 6 septembre 1978, série A no 28, p. 23, par. 49
Arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 23 juin 1981, série A no 43, pp. 20, 22, paras. 44, 49
Arrêt Sporrong et Lönnroth du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 30, par. 81
Arrêt Van Droogenbroeck du 24 juin 1982, série A no 50, p. 26, par. 49
Arrêt Winterwerp du 24 octobre 1979, série A no 33, pp. 17-18, 20-21, 24, 29, paras. 39, 51, 40, 46-48, 60, 75
Arrêt X c/Royaume-Uni du 5 novembre 1981, série A no 46, pp. 20, 25, paras. 43, 58, 57
Références à des textes internationaux :
Loi de 1959 sur la santé mentale, Article 141;Loi de 1977 sur le Service national de santé, Article 3;Pountney v. Griffiths, Chambre des Lords, Lord Simon of Glaisdale, [1975] 2 All England Law Reports 881-883
Niveau d’importance : Importance élevée
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Non-violation de l'Art. 5-1 ; Non-violation de l'Art. 5-4 ; Non-violation de l'Art. 6-1
Identifiant HUDOC : 001-61983
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:1985:0528JUD000822578
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Sur les parties

Texte intégral

COUR (CHAMBRE)

AFFAIRE ASHINGDANE c. ROYAUME-UNI

(Requête no 8225/78)

ARRÊT

STRASBOURG

28 mai 1985



En l’affaire Ashingdane[*],

La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. G. Wiarda, président,

Thór Vilhjálmsson,

Mme D. Bindschedler-Robert,

MM. G. Lagergren,

L.-E. Pettiti,

B. Walsh,

Sir Vincent Evans,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 novembre 1984 et 26 avril 1985,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1.   L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 14 octobre 1983, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 8225/78) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont un ressortissant de cet État, M. Leonard John Ashingdane, avait saisi la Commission le 26 octobre 1977 en vertu de l’article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration britannique de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour but d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent, de la part de l’État défendeur, un manquement aux obligations lui incombant aux termes des articles 5, par. 1 et 4 et 6 par. 1 (art. 5-1, art. 5-4, art. 6-1).

2.   En réponse à l’invitation prescrite par l’article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).

3.   La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 octobre 1983, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson, D. Evrigenis, G. Lagergren, L.-E. Pettiti et B. Walsh, en présence du greffier. Ultérieurement, Mme D. Bindschedler-Robert, juge suppléant, a remplacé M. Evrigenis, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).

4.   Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5), M. Wiarda a recueilli par l’intermédiaire du greffier l’opinion de l’agent du gouvernement du Royaume-Uni ("le Gouvernement"), du délégué de la Commission et du conseil du requérant sur la nécessité d’une procédure écrite (article 37 par. 1). Par la suite, et conformément aux ordonnances et directives du président de la Chambre, le greffier a reçu

- le 30 mars 1984, les mémoires respectifs du Gouvernement et du requérant;

- le 5 avril, un addendum au second d’entre eux;

- le 14 novembre, trois pièces produites par la Commission;

- le 4 janvier 1985, un nouveau mémoire du requérant, consacré exclusivement à l’application éventuelle de l’article 50 (art. 50) de la Convention;

- le 2 février, les commentaires du Gouvernement sur ce dernier document.

Les 15 mai 1984 et 6 mars 1985, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué n’entendait pas s’exprimer par écrit sur les questions en litige.

5.   Par une lettre arrivée le 20 janvier 1984, le conseil de la partie requérante dans une cause semblable pendante devant la Commission (requête no 9490/81, Kynaston c. Royaume-Uni) a sollicité, en vertu de l’article 37 par. 2 du règlement, l’autorisation de présenter des observations écrites pour le compte de son client. Le 24 février, le président a décidé de ne pas la lui accorder.

6.   Le 25 mai, en revanche, il a réservé une suite favorable à une demande analogue qui émanait de MIND (Association nationale pour la santé mentale, organisation établie en Angleterre et au Pays de Galles). Il a cependant précisé que les observations à déposer devraient se limiter à certains points étroitement liés avec l’affaire Ashingdane. Après plusieurs prorogations du délai consenti à l’origine, elles sont parvenues au greffe le 30 octobre.

7.   Le 6 juillet, le président a fixé au 29 novembre la date d’ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement, délégué de la Commission et conseil du requérant par l’intermédiaire du greffier (article 38).

8.   Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

Mme A. Glover, jurisconsulte,

ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth,              

agent,

M. M. Baker, avocat, conseil,

Mme L. Reilly, Senior Legal Assistant,

ministère de la Santé et de la Sécurité sociale,

M. B. Harrison, Assistant Secretary,

ministère de la Santé et de la Sécurité sociale conseillers;

- pour la Commission

M. B. Kiernan, délégué;

- pour le requérant

M. J. Macdonald, Q.C.,

M. O. Thorold, avocat, conseils,

M. S. Grosz, solicitor.

La Cour a entendu en leurs plaidoiries, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, M. Baker pour le Gouvernement, M. Kiernan pour la Commission et M. Macdonald pour le requérant.

9.   Le Gouvernement a produit une pièce le 11 janvier 1985.

FAITS

A.   Les circonstances de l’espèce

10.  Le requérant, M. Leonard John Ashingdane, est un citoyen britannique né en 1929. Le 23 novembre 1970, un tribunal de Rochester (Kent, Angleterre) le reconnut coupable de conduite dangereuse d’une automobile et de détention illégale (en quatre occasions) d’armes à feu. Il ressortait de rapports médicaux que l’intéressé souffrait de troubles mentaux (schizophrénie paranoïde) justifiant, par leur caractère ou leur ampleur, son placement forcé dans un hôpital psychiatrique. En vertu de l’article 60 de la loi de 1959 sur la santé mentale ("la loi de 1959"), le tribunal rendit une ordonnance d’internement assortie, en application de l’article 65 et pour une durée indéterminée, de restrictions à la libération de l’intéressé (paragraphe 26 ci-dessous).

11.  Après un bref séjour en prison, le requérant fut enfermé d’abord à l’hôpital psychiatrique local d’Oakwood, à Maidstone (Kent). Il s’en évada par deux fois, à la suite de quoi on estima que les installations de cet établissement ne permettaient pas de l’empêcher de s’enfuir. Le 13 avril 1971, on le transféra donc à l’hôpital de Broadmoor, hôpital "spécial" destiné aux malades dont le traitement doit se dérouler dans des conditions de sécurité renforcée en raison de leur dangerosité ou de leur propension à la violence ou à la délinquance (paragraphe 25 in fine ci-dessous).

12.  A quatre reprises entre avril 1971 et octobre 1978, une commission de contrôle psychiatrique (paragraphe 29 ci-dessous) étudia le cas de M. Ashingdane et exprima l’opinion que l’on ne pouvait ni élargir ni transférer ce dernier. Le ministre de l’Intérieur, responsable du sort du requérant d’après la loi de 1959 (paragraphe 26 ci-dessous), suivit ce conseil.

De son côté, le médecin traitant adressa périodiquement des rapports au ministre des Affaires sociales et en deux occasions au moins pendant cette période des praticiens indépendants examinèrent l’intéressé à sa propre demande. Selon tous ces documents médicaux, s’il demeurait détenu c’est parce qu’il souffrait de schizophrénie paranoïde, bénéficiait à Broadmoor de la médication et de la surveillance voulues, n’avait ni la volonté ni la capacité de coopérer à son traitement et risquait de se révéler dangereux si on le relâchait.

13.  Le 31 octobre 1978, le Dr Maguire, psychiatre légiste consultant qui était à l’hôpital de Broadmoor le médecin traitant de M. Ashingdane, signala que celui-ci "avait cessé de constituer une menace" et pouvait être soigné dans un hôpital ouvert. La probabilité de le voir devenir violent avait diminué au point qu’il ne s’imposait plus de le garder dans le milieu de sécurité renforcée de Broadmoor, bien que son état continuât d’exiger un traitement dans un hôpital. Le Dr Maguire recommanda donc son transfert à Oakwood. Le requérant fut aussi examiné par le Dr Sherry, psychiatre consultant à l’hôpital d’Oakwood, qui souscrivit à cet avis.

En décembre 1978, le ministre des Affaires sociales approuva la recommandation du Dr Maguire en vertu de la réglementation applicable (paragraphe 27 ci-dessous). Le 1er mars 1979, le ministre de l’Intérieur consentit à l’envoi du patient dans un hôpital psychiatrique local (article 65 par. 3 c) de la loi de 1959 - paragraphe 27 ci-dessous), à condition que l’on trouvât une place vacante adéquate.

14.  Cependant, l’Autorité sanitaire de la circonscription du Kent, service de tutelle de l’hôpital d’Oakwood, refusa d’y accueillir M. Ashingdane et le ministre des Affaires sociales d’ordonner le transfert (article 99 de la loi de 1959 - paragraphe 27 in fine ci-dessous). En effet, depuis 1975 les deux sections du syndicat des infirmiers d’Oakwood (la Confederation of Health Service Employees) combattaient absolument l’admission des malades délinquants assujettis à des ordonnances restrictives au titre de l’article 65 de la loi de 1959 (paragraphe 26 ci-dessous). Leurs adhérents estimaient que le manque de moyens les empêchait de pourvoir de manière suffisante au traitement, à la réadaptation et à la sécurité de tels malades dans le milieu ouvert d’Oakwood (paragraphe 24 ci-dessous). L’Autorité sanitaire avait averti le ministre des Affaires sociales qu’accepter le requérant sans l’accord des infirmiers déclencherait probablement une grève qui pourrait nuire à la santé et au bien-être des autres malades sans pour autant servir les intérêts de M. Ashingdane. Elle avait aussi indiqué que pareille mesure compromettrait les chances de voir le personnel renoncer à son attitude négative et que diriger l’intéressé vers un hôpital différent pourrait non seulement y provoquer des perturbations, mais aussi aggraver les rapports entre partenaires sociaux à Oakwood même.

Aucune possibilité d’hébergement ne put être découverte dans un hôpital autre qu’Oakwood; le patient demeura donc à Broadmoor.

Auparavant, le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale avait procédé à une enquête sur la nécessité de maintenir en l’occurrence les restrictions visées à l’article 65. Le 19 février 1979, le Dr Maguire, en sa qualité de médecin traitant, déclara qu’il ne fallait pas les lever tant que M. Ashingdane n’aurait pas fait preuve, dans un établissement psychiatrique classique et pendant un temps raisonnable, de stabilité et même de progrès.

15.  Le 23 août 1979, une commission de contrôle psychiatrique réexamina le dossier de l’intéressé. Elle jugea indispensable de maintenir ce dernier sous une surveillance directe, pour faire en sorte qu’il continuât de prendre ses médicaments; elle reconnut cependant que son état s’était assez amélioré pour justifier un transfert dans un hôpital local. Le 17 septembre 1979, le ministre de l’Intérieur renouvela son accord de principe. Durant cette période, l’Autorité sanitaire locale s’efforça en vain de persuader le personnel infirmier d’Oakwood de revenir sur son refus d’accueillir des patients soumis à restrictions.

16.  En août 1979, le requérant, après avoir obtenu l’assistance judiciaire, avait saisi la High Court pour contester la légalité de la prolongation de son internement à Broadmoor. A l’origine il lui demandait notamment:

i. de déclarer que le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale, poursuivi en tant que représentant du ministre des Affaires sociales, avait l’obligation légale de lui fournir un hébergement hospitalier à Oakwood ou dans un autre hôpital local approprié;

ii. de déclarer que le ministère et l’Autorité sanitaire de la circonscription du Kent avaient excédé leurs pouvoirs en refusant de l’admettre à Oakwood en raison de l’opposition du syndicat;

iii. de déclarer que les secrétaires et autres adhérents des deux sections syndicales de l’hôpital d’Oakwood enfreignaient la loi en amenant ou incitant le ministère et l’Autorité sanitaire locale à méconnaître leurs obligations légales;

iv. de leur interdire d’agir de la sorte.

En mars 1980, il modifia l’acte introductif d’instance: il y ajouta l’allégation selon laquelle les membres du syndicat violaient la loi en menaçant de quitter l’hôpital si lui y entrait; il réclama en outre des injonctions et dommages-intérêts à raison de ce comportement.

17.  Le 21 décembre 1979, le juge Dillon raya l’affaire du rôle pour autant qu’elle mettait en cause les secrétaires des sections syndicales, assignés à titre personnel et en qualité de représentants des adhérents; il déférait ainsi à leur demande et se fondait sur l’article 141 de la loi de 1959:

"1. Nul ne peut faire l’objet (...), du chef d’une mesure réputée prise en vertu de la présente loi (...), de poursuites civiles (...) dont il eût été passible sans le présent article, que si ladite mesure se trouvait entachée de mauvaise foi ou de négligence.

2. Du chef de pareille mesure, aucune action civile (...) ne peut être intentée contre quelqu’un devant une juridiction quelconque sans l’accord de la High Court; celle-ci ne le donne qu’une fois convaincue de l’existence d’un motif valable de taxer de mauvaise foi ou de négligence la personne à poursuivre.

3. (...)."

A la demande du ministère de la Santé et de la Sécurité sociale ainsi que de l’Autorité sanitaire de la circonscription, le juge Foster rendit le 15 janvier 1980 une ordonnance analogue dans l’instance pendante contre eux.

18.  Le requérant attaqua les deux décisions. Le 18 février 1980, la cour d’appel unanime a) repoussa le recours formé contre l’ordonnance du juge Foster, relative au ministère et à l’Autorité sanitaire, et b) accueillit celui qui visait l’ordonnance du juge Dillon, concernant les secrétaires du syndicat.

Lord Justice Bridge s’exprima le premier. Le demandeur, souligna-t-il, n’avait pas sollicité l’autorisation de la High Court et ne taxait aucun des défendeurs de mauvaise foi ni de négligence. Il fallait donc déterminer si les mesures génératrices, selon lui, de responsabilité relevaient de l’immunité de juridiction accordée par le paragraphe 1 de l’article 141, parce que réputées prises en vertu de la loi de 1959.

a) Quant au premier recours, Lord Justice Bridge écarta le principal argument de M. Ashingdane: il déclara que si une autorité compétente agit, de bonne foi, de la manière convenable à ses yeux pour s’acquitter de ses responsabilités légales, la circonstance qu’elle a pu agir à l’encontre de la loi au point de porter atteinte aux buts mêmes de celle-ci, ne saurait amener à conclure que les mesures initiales, adoptées de bonne foi, ne sont pas réputées prises en vertu de la loi. L’article 141 par. 1 de la loi de 1959 posait un critère subjectif et non objectif: "si une personne agit honnêtement dans le dessein de remplir, de son mieux ses fonctions ou obligations légales, il me semble qu’elle est censée agir en vertu de la loi". Sans doute M. Ashingdane alléguait-il un manquement à l’obligation, prévue à l’article 3 de la loi de 1977 sur le Service national de santé, de lui fournir un hébergement hospitalier répondant à toutes les conditions raisonnables (paragraphe 25 ci-dessous), mais l’acte essentiel générateur, d’après lui, de responsabilité consistait dans le refus de le transférer, lequel bénéficiait de la protection de l’article 141. Appliquant la jurisprudence Pountney v. Griffiths (Appeal Cases, 1976, p. 314, et All England Law Reports, 1975, vol. 2, p. 881), Lord Justice Bridge ajouta: "L’article 141 ne crée pas une immunité personnelle que l’on puisse lever; il fixe à la compétence de la Cour une limite qui ne s’y prête pas." Aussi se prononça-t-il en faveur du rejet du recours; Lords Justice Cumming-Bruce et Brightman marquèrent leur accord avec lui.

b) Quant à l’action intentée contre les secrétaires des sections syndicales, Lord Justice Bridge, après examen de l’arrêt relatif à l’affaire Pountney v. Griffiths (ibidem), estima qu’une décision du personnel infirmier interdisant l’admission de toute une catégorie de malades ne rentrait pas, même adoptée en toute bonne foi, dans les pouvoirs que la loi de 1959 confère expressément ou tacitement audit personnel: celle-ci n’autorisait pas les infirmiers à prendre des décisions de politique générale. Les agissements des secrétaires du syndicat ne bénéficiaient donc pas de la protection de l’article 141, de sorte qu’il fallait rapporter l’ordonnance de radiation du rôle rendue par le juge Dillon. Lords Justice Cumming-Bruce et Brightman se rallièrent à cette conclusion.

19.  La cour d’appel n’acorda pas aux parties l’autorisation de saisir la Chambre des Lords. Les secrétaires des sections syndicales la demandèrent alors à cette dernière, mais elle la leur refusa le 7 mai 1980. Pour finir, le requérant se désista de son action contre eux (paragraphe 23 ci-dessous).

20.  Pendant cette procédure, l’état du requérant donna lieu à plusieurs rapports. Ainsi, le Dr Maguire écrivait le 19 octobre 1979:

"i. Un transfert de Broadmoor dans un hôpital psychiatrique local, aux fins de poursuite du traitement et de réadaptation, constitue à mon avis une étape essentielle vers la guérison du plaignant (M. Ashingdane).

ii. La déception que lui a inspirée son rejet par l’hôpital d’Oakwood a fait de lui un homme tendu et irritable. Chose plus grave, l’une de ses idées fixes consistait jadis à penser que les autorités hospitalières le persécutaient en continuant à le détenir illégalement. Elle a disparu lorsqu’il eut acquis un peu de discernement, mais je crains que la prolongation illégitime de son internement ici ne la relance au point de précipiter une rechute complète.

iii. Son état mental actuel demeure assez stable et me paraît se prêter à un transfert à l’hôpital d’Oakwood."

En janvier 1980 le Dr Sherry, de l’hôpital d’Oakwood, examina derechef M. Ashingdane. Dans son rapport du 10 mars 1980, il confirma le diagnostic de schizophrénie paranoïde et crut pouvoir constater une légère détérioration de l’état mental de l’intéressé par rapport à l’année précédente. Il formula l’opinion suivante:

"Sans être franchement psychotique, cet homme reste paranoïaque et j’ai le sentiment que son internement prolongé à Broadmoor nuit à son état mental, en d’autres termes renforce sa paranoïa. Ses démêlés interminables avec la High Court ne peuvent qu’empirer sa paranoïa et rétrécir encore son optique."

Selon le Dr Sherry, le patient ne se trouvait pas en mesure de retourner vivre dans la société, mais on devait pouvoir l’héberger dans un hôpital psychiatrique ordinaire doté d’un pavillon fermé. On n’aurait sans doute pas besoin de le garder plus d’un an dans un tel pavillon. Le médecin se disait persuadé qu’Oakwood conviendrait en l’occurrence.

21.  Jusqu’en septembre 1980, l’Autorité sanitaire de la circonscription se déclara hors d’état d’accepter M. Ashingdane à Oakwood en raison de l’opposition du syndicat à l’admission des malades visés à l’article 65. Le 4 septembre 1980, en revanche, elle annonça la conclusion d’un accord permettant d’accueillir le requérant; il comportait le recrutement de personnel supplémentaire pour assurer le fonctionnement des installations nécessaires au traitement des patients assujettis à des restrictions.

22.  Le 15 septembre 1980, le Dr Maguire signala de nouveau qu’une bonne réadaptation exigeait la poursuite de l’internement de M. Ashingdane en raison "de son manque de discernement et de la longueur de son séjour en établissement". Le médecin estimait le maintien en détention "nécessaire dans l’intérêt de la santé ou de la sécurité du malade et de la protection d’autrui".

23.  Les ministres de l’Intérieur et des Affaires sociales ayant consenti tous deux au transfert, le patient fut admis à Oakwood le 1er octobre 1980. Peu après, il se désista de son action contre les secrétaires des sections syndicales.

Dans une lettre du 3 juin 1981, le Dr Maguire précisa qu’en dépit de ses craintes antérieures (paragraphe 20 ci-dessus), "le requérant était resté assez stable pendant la période" ayant précédé le transfert.

24.  Les différences entre les régimes et environnements respectifs de Broadmoor et d’Oakwood, tels que les a connus le requérant, peuvent se résumer ainsi:

A l’hôpital de Broadmoor, la sécurité constitue une préoccupation majeure. Locaux et terrains sont entourés d’un haut mur d’enceinte doté d’un portail fermant à clef. Chacun des bâtiments se trouve constamment fermé; il y existe fréquemment un dispositif supplémentaire de sécurité et des fenêtres sont munies de barreaux. Aucun malade ne sort de son pavillon sans escorte à moins de bénéficier d’un statut privilégié (paroled status) que n’a jamais obtenu M. Ashingdane. Celui-ci travaillait dans les jardins potagers; pendant la journée, il jouissait d’une liberté relative dans ce vaste espace en plein air. Les visites sous escorte, par exemple à des parents, ne sont en pratique autorisées qu’à titre exceptionnel et pour des raisons humanitaires; elles se produisent peu souvent, surtout parce qu’il n’y a pas assez de personnel pour accompagner les malades. Pendant son séjour à Broadmoor de 1971 à 1980, le requérant fit une visite à sa mère, sous escorte, et se rendit de même une fois dans la localité dont relève l’hôpital. En raison de l’assez grand éloignement de Broadmoor et des difficultés de liaison avec l’extérieur, les familles n’ont que des possibilités limitées d’y aller voir les malades. De plus, ces visites, au moins à l’époque de la détention du requérant, se déroulaient rarement sans témoin.

Quant aux hôpitaux psychiatriques ordinaires, comme Oakwood, ils hébergent des malades, volontaires et non volontaires, tous soumis au même régime ou presque. Situé au coeur de la ville de Maidstone, l’hôpital d’Oakwood est aisément accessible par les moyens de transport publics. Il ne possède pas de mur d’enceinte et ni l’entrée principale ni la salle d’accueil ne sont fermées à clef. Comme le Dr Sherry l’avait préconisé (paragraphe 20 ci-dessus), M. Ashingdane fut d’abord placé dans un pavillon fermé destiné à seize malades, hommes et femmes, et verrouillé au moins la nuit. Il n’y avait pas de dispositif spécial de sécurité, mais un personnel nombreux. Pendant cette période initiale, le requérant accomplit à Oakwood un travail semblable à celui qu’on lui avait confié à Brodmoor, mais en subissant une surveillance moins stricte et pour finir sans en subir aucune. A partir de décembre 1980, on le laissa circuler deux heures par jour, sans escorte, dans les jardins de l’hôpital. Au cours de l’été 1981, on le transféra dans une section ouverte. Depuis lors, des visites régulières et sans escorte à sa famille sont devenues un élément de sa vie à Oakwood. En novembre 1984, il rentrait chez lui chaque fin de semaine du jeudi au dimanche et pouvait quitter l’hôpital à sa guise du lundi au mercredi à condition seulement d’y retourner pour la nuit.

B.   Droit et pratique internes applicables

25.  A l’époque des faits, l’internement des personnes souffrant de troubles mentaux, et en particulier la détention des patients poursuivis au pénal, obéissait principalement, en Angleterre et au pays de Galles, à la loi de 1959. Celle-ci a été pour la plus grande part abrogée et remplacée en 1983 par la loi de 1983 sur la santé mentale ("la loi de 1983" - voir par exemple les paragraphes 29 et 30 ci-dessous).

Diverses dispositions générales figurent aussi dans la loi de 1977 sur le Service national de santé ("la loi de 1977"). Ainsi, l’article 3 oblige le ministre des Affaires sociales à fournir, en Angleterre et au pays de Galles, les installations hospitalières "qu’il estime nécessaires pour répondre à tous les besoins raisonnables". L’article 4 l’astreint en outre à créer et entretenir des "hôpitaux spéciaux" pour les personnes atteintes de troubles mentaux "qui, à son avis, ont besoin d’un traitement dans des conditions de sécurité particulières à cause de leur dangerosité ou de leur propension à la violence ou à la délinquance".

26.  L’article 60 par. 1 de la loi de 1959 habilitait les juridictions pénales à décider, le cas échéant, qu’une personne reconnue coupable d’une infraction subirait un traitement médical au lieu d’une peine. Elles pouvaient ainsi, sous certaines conditions concernant notamment les expertises médicales, autoriser par une "ordonnance d’internement" (hospital order) l’admission forcée et la détention de l’intéressé dans un hôpital psychiatrique (pour plus de détails, voir l’arrêt X c. Royaume-Uni du 5 novembre 1981, série A no 46, p. 7, par. 10). D’après l’article 65 par. 1, elles pouvaient assortir pareille ordonnance, pour une période illimitée ou déterminée, de restrictions spéciales à l’élargissement des intéressés. Avant de rendre une telle "ordonnance restrictive" (restriction order), elles devaient s’assurer, eu égard à la nature de l’infraction, aux antécédents du délinquant et au risque de récidive en cas de libération, que la mesure s’imposait pour la protection du public. Une fois prononcée une ordonnance restrictive, le patient - mais non son traitement - relevait de l’autorité du ministre de l’Intérieur.

27.  Le transfert des malades mentaux d’un établissement dans un autre dépend de la direction des hôpitaux, à savoir le ministre des Affaires sociales s’il s’agit d’un hôpital spécial.

A l’époque, le ministre pouvait l’autoriser s’il était convaincu que des dispositions avaient été prises pour admettre le délinquant malade à l’hôpital d’accueil dans les vingt-huit jours (articles 41 de la loi de 1959 et 13 du règlement de 1960 sur la santé mentale (hôpitaux et tutelle)). Quant aux malades assujettis à des restrictions (en vertu d’une ordonnance restrictive), l’article 65 par. 3 c) de la loi subordonnait leur transfert au consentement du ministre de l’Intérieur.

Toutefois, l’article 99 de la loi de 1959 habilitait le ministre à ordonner le transfert à partir d’un hôpital spécial sans avoir la certitude que les dispositions susmentionnées avaient été adoptées.

28.  En pratique, selon deux rapports (rapport provisoire, de 1974, de la Commission sur les délinquants aliénés, présidée par Lord Butler, et rapport de recherche sur les hôpitaux spéciaux, no 16 de 1980, établi par Susan Dell et financé par le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale) les hôpitaux spéciaux éprouvent depuis quelques années de plus en plus de difficultés à transférer dans des hôpitaux psychiatriques ordinaires les malades considérés comme ne présentant plus de danger; pour ne pas accueillir de tels malades, les hôpitaux ordinaires invoquent surtout le manque de place, les caractéristiques des malades, le refus opposé par le personnel infirmier et le défaut d’installations adéquates, en particulier l’absence d’un quartier de sécurité ou d’un pavillon fermé.

29.  Des commissions de contrôle psychiatrique peuvent procéder périodiquement à un nouvel examen du cas des malades assujettis à des restrictions. A l’époque, elles avaient pour tâche de conseiller le ministre de l’Intérieur sur l’opportunité de prolonger la détention et le traitement (article 66 par. 6 et 7 de la loi de 1959 - pour plus de précisions, voir l’arrêt X c. Royaume-Uni précité, série A no 46, p. 8, par. 13 et 14). Elles ont vu leur statut juridique et leurs prérogatives notablement modifiés par la loi de 1983, dont les articles pertinents sont entrés en vigueur le 30 septembre 1983. En particulier, l’article 73 leur attribue désormais le pouvoir d’ordonner, dans des circonstances appropriées, l’élargissement de pareil malade avec ou sans conditions.

30.  Selon le droit anglais de la responsabilité civile extracontractuelle, "l’infraction à une loi peut donner ouverture à une action appelée d’ordinaire action pour manquement à une obligation légale" (Clerk and Lindsell on Torts, 15e édition, 1982, par. 1/99, p. 59). Cependant, il n’en va ainsi que si la loi en cause a créé dans le chef de la personne concernée un intérêt que le Parlement a voulu protéger par une action en responsabilité, et il faut l’étudier pour savoir contre quels types de conduite (intentionnelle, accidentelle ou par négligence) elle entend le protéger.

Pour les malades internés en vertu de la loi de 1959, le droit d’intenter une action civile relative à leur détention n’existait que sous réserve des conditions et de l’immunité prévues à l’article 141 (paragraphe 17 ci-dessus).

L’article 139 de la loi de 1983 a remplacé cette disposition. Il est entré en vigueur le 30 septembre 1983, donc après les faits de la cause. Désormais, la protection qu’il offre ne vaut pas pour les poursuites dirigées contre le ministre des Affaires sociales ou les autorités sanitaires. Dans les autres cas il supprime l’obligation, pour une personne demandant l’autorisation d’engager une action civile, de convaincre le juge de l’existence d’un "motif valable" d’arguer de la mauvaise foi ou de la négligence; seule subsiste la nécessité de solliciter l’autorisation.

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

31.  M. Ashingdane a saisi la Commission le 26 octobre 1977 (requête no 8225/78). Dans ses observations ultérieures, il se plaignait surtout d’avoir dû rester dans un hôpital spécial d’octobre 1978 à octobre 1980, bien que jugé apte à être envoyé dans un hôpital psychiatrique ordinaire, et de ne pas avoir réussi à contester en justice la légalité du refus opposé par les autorités compétentes à son transfert. Sur le premier point il invoquait l’article 5 par. 1 (art. 5-1) de la Convention, sur le second les articles 5 par. 4 et 6 par. 1 (art. 5-4, art. 6-1).

32.  La Commission a retenu la requête le 5 février 1982.

Dans son rapport du 12 mai 1983 (article 31) (art. 31), elle exprime l’opinion qu’il n’y a eu en l’espèce violation ni des paragraphes 1 (art. 5-1) ou 4 (art. 5-4) de l’article 5 (neuf voix contre quatre) ni de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) (onze voix contre deux).

Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt.

CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR

33.  Lors des audiences du 29 novembre 1984, le Gouvernement a repris en substance les conclusions formulées dans son mémoire; elles invitaient la Cour

"1. à décider et déclarer que la prolongation de l’internement du requérant à Broadmoor du 1er mars 1979 à octobre 1980 n’a pas enfreint l’article 5 par. 1 (art. 5-1) de la Convention;

2. à décider et déclarer que dans les circonstances de la cause, il n’y a pas eu violation de l’article 5 par. 4 (art. 5-4) ni de l’article 5 par. 5 (art. 5-5) de la Convention;

3. à décider et déclarer que les restrictions, imposées par l’article 141 par. 1 de la loi de 1959 sur la santé mentale, à l’exercice par le requérant d’une action devant les juridictions internes, n’ont pas transgressé l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention;

4. à prendre acte dans son arrêt des modifications apportées au droit et à la pratique britanniques relatifs à la protection des actes accomplis en vertu de la loi sur la santé mentale ainsi qu’aux prérogatives et à la composition des commissions de contrôle psychiatrique."

34.  De son côté, le requérant a confirmé en substance les conclusions de son propre mémoire; il y demandait à la Cour de décider et déclarer:

"1. que la prolongation de l’internement du requérant à l’hôpital de Broadmoor après le 31 octobre 1978, ou subsidiairement après le 1er mars 1979, a violé l’article 5 par. 1 (art. 5-1) de la Convention;

2. qu’en dépit de l’article 5 par. 4 (art. 5-4) de la Convention, le requérant n’a pu introduire un recours permettant à un tribunal de statuer à bref délai sur la légalité de cet internement et d’ordonner le cas échéant sa libération;

3. que l’atteinte au droit d’accès du requérant aux juridictions civiles a enfreint l’article 6 (art. 6) de la Convention;

4. que le Gouvernement doit payer au requérant, à titre de satisfaction équitable, une indemnité appropriée, comprenant les dépens."

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 5 PAR. 1 (art. 5-1)

35.  Dans la mesure où le requérant l’invoque, l’article 5 par. 1 (art. 5-1) se lit ainsi:

"Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales:

(...)

e) s’il s’agit de la détention régulière (...) d’un aliéné (...);

(...)."

M. Ashingdane admet que son internement a eu lieu "selon les voies légales" et que les autorités disposaient d’éléments de nature à les persuader qu’elles avaient affaire à un "aliéné". En revanche, il avance plusieurs arguments tendant à montrer que sa "détention" n’était pas "régulière" au regard de l’alinéa e) du paragraphe 1 de l’article 5 (art. 5-1-e).

A. Thèse "principale" du requérant

36.  Pour son compte, l’intéressé n’a cessé de prétendre qu’à aucun moment, même avant 1978, ses troubles mentaux n’ont revêtu un caractère ou une ampleur légitimant son internement dans un hôpital: son état n’aurait pas présenté un danger manifeste et actuel pour lui-même ou pour autrui. Ses conseils, tout en précisant qu’il s’agissait là de la thèse "principale" de leur client sur le terrain de l’article 5 par. 1 (art. 5-1), n’ont nullement développé ce point devant la Cour.

37.  Dans sa jurisprudence, la Cour a énoncé trois conditions minimales à remplir pour qu’il y ait "détention régulière d’un aliéné" au sens de l’article 5 par. 1 e) (art. 5-1-e): sauf cas d’urgence, il faut avoir démontré devant l’autorité compétente, au moyen d’une expertise médicale objective, l’existence de troubles mentaux réels; ceux-ci doivent revêtir un caractère ou une ampleur légitimant l’internement, lequel enfin ne peut se prolonger valablement sans la persistance de pareils troubles (voir notamment l’arrêt Winterwerp du 24 octobre 1979, série A no 33, p. 18, par. 39). La tâche de la Cour, quand elle contrôle le respect de ces conditions, se borne à examiner les décisions des autorités nationales sous l’angle de la Convention (voir en particulier l’arrêt X c. Royaume-Uni du 5 novembre 1981, série A no 46, p. 20, par. 43 in fine).

38.  Les rapports médicaux figurant au dossier, y compris ceux que des praticiens indépendants ont établis à la demande du requérant, fournissent les raisons suivantes pour l’internement litigieux et son maintien: M. Ashingdane souffrait d’une schizophrénie paranoïde; il avait besoin de médicaments et d’une surveillance; il ne voulait ou ne pouvait coopérer à un tel traitement et pouvait être dangereux si on l’élargissait (paragraphes 10, 12, 13, 15, 20 et 22 ci-dessus). Avec la Commission (paragraphe 73 du rapport), la Cour n’a aucun motif de douter de l’objectivité et de la solidité des avis médicaux unanimes selon lesquels la détention de l’intéressé n’a jamais cessé de se justifier tout au long de la période en cause.

B. Thèses "subsidiaires" du requérant

39.  Si dès octobre 1978 on le déclara médicalement apte à se voir transférer de Broadmoor, hôpital "spécial", à Oakwood, établissement psychiatrique ordinaire le plus proche de son domicile, et si le ministre de l’Intérieur donna dès mars 1979 l’autorisation nécessaire, le requérant ne fut admis à Oakwood qu’en octobre 1980 (paragraphes 13 et 23 ci-dessus). A l’époque, en effet, et jusqu’à la conclusion d’un arrangement le 4 septembre 1980, le syndicat du personnel infirmier d’Oakwood s’opposait totalement à l’accueil de patients délinquants (tel M. Ashingdane) assujettis à une ordonnance restrictive en vertu de l’article 65, car il estimait manquer de moyens suffisants pour s’occuper de pareils malades (paragraphes 14, 21 et 26 ci-dessus). De leur côté, les autorités compétentes n’acceptaient pas de procéder au transfert aussi longtemps qu’elles ne tomberaient pas d’accord avec le syndicat.

Les deux thèses subsidiaires présentées au nom du requérant par ses conseils portent sur les conséquences du refus des autorités de le transférer d’un établissement psychiatrique d’un certain type à un autre.

1. Première thèse "subsidiaire"

40.  Selon la première, il existait entre les hôpitaux de Broadmoor et d’Oakwood des différences de nature et de conditions de vie si radicales que le choix équivalait, dans le cas du requérant, à opter pour la détention ou au contraire pour la liberté; les restrictions que M. Ashingdane subit finalement à Oakwood ne constituaient que des limitations à sa liberté de circuler, et non une privation de liberté. Aussi la prolongation de son internement à Broadmoor après octobre 1978, ou pour le moins après mars 1979, aurait-elle perdu son caractère "régulier" au sens de l’article 5 par. 1 e) (art. 5-1-e).

41.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 5 par. 1 (art. 5-1) ne concerne pas les simples restrictions à la liberté de circuler, lesquelles relèvent de l’article 2 du Protocole no 4 (P4-2). Pour savoir si l’on se trouve devant une privation de liberté, il faut partir de la situation concrète de l’intéressé et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (voir notamment les arrêts Engel et autres du 8 juin 1976, série A no 22, p. 25, par. 58-59, et Guzzardi du 6 novembre 1980, série A no 39, p. 33, par. 92). La distinction à établir entre privation et restriction de liberté n’est que de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence (dernier arrêt précité, p. 33, par. 93).

42.  À cet égard, il existait des différences importantes entre Broadmoor et Oakwood (paragraphe 24 ci-dessus). Le transfert de M. Ashingdane à Oakwood avait un rapport étroit avec un éventuel retour à la liberté: en l’occurrence, il constituait une étape indispensable pour réintégrer un jour la société (paragraphe 20 ci-dessus).

Pourtant, à son arrivée à Oakwood en octobre 1980 le requérant fut, comme prévu dès le départ, placé dans un pavillon fermé; il y resta dix mois avant d’être envoyé dans un pavillon ouvert (paragraphe 24, troisième alinéa, ci-dessus). Aller de Broadmoor à Oakwood consistait donc à passer d’un mode d’internement psychiatrique à un autre, quoique différent et plus libéral.

A Oakwood, M. Ashingdane est demeuré un malade détenu dans la mesure où sa liberté, et pas seulement celle de circuler, a connu en fait et en droit des limites (il n’a cessé de se trouver assujetti à une ordonnance restrictive en vertu de la loi de 1959), même s’il a reçu fréquemment l’autorisation de quitter l’hôpital.

On ne saurait donc dire que la poursuite de son séjour forcé à Broadmoor de mars 1979 à octobre 1980 ait prolongé sa "détention" à un moment où médecins et administration le jugeaient apte à recouvrer sa liberté.

2. Seconde thèse "subsidiaire"

43.  Toujours à titre subsidiaire, M. Ashingdane allègue en second lieu que son internement à Broadmoor après octobre 1978, ou pour le moins après mars 1979 a enfreint la Convention quand bien même sa détention dans un autre établissement, et en particulier à Oakwood, aurait pu se justifier.

Son maintien à Broadmoor durant cette période aurait été "irrégulier" au regard de l’article 5 par. 1 e) (art. 5-1-e), pour les raisons suivantes: il méconnaissait le droit interne; comme le savaient les autorités compétentes, il ne s’imposait pas pour son traitement et comportait même un sérieux risque pour sa santé mentale; dans l’environnement "inadéquat" de Broadmoor, il limitait sa liberté à un degré plus haut et reportait son élargissement éventuel à une date plus lointaine que ne l’exigeaient absolument les besoins de la société, violant ainsi le principe de proportionnalité; il tendait à un but (la préservation de la paix dans les relations du travail) autre que ceux (traitement et protection de la société) pour lesquels la Convention autorise la restriction. M. Ashingdane reconnaît que nul droit à un traitement donné n’est garanti en soi, mais d’après lui le pouvoir d’interner des malades mentaux conformément à l’article 5 par. 1 e) (art. 5-1-e) implique, en raison de leur extrême vulnérabilité, l’obligation minimale d’user des moyens existants pour les garder d’un danger discernable.

A l’appui de sa thèse, il se réfère aux articles 17 et 18 (art. 17, art. 18):

Article 17 (art. 17)

"Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues [par la] Convention."

Article 18 (art. 18)

"Les restrictions qui, aux termes de la (...) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues."

44.  La question de principe soulevée par cette argumentation consiste à savoir si et, dans l’affirmative, jusqu’à quel point l’expression "détention régulière d’un aliéné" peut s’interpréter comme visant non seulement le simple fait de priver de liberté des malades mentaux, mais aussi les modalités d’exécution de l’internement telles que le lieu, le cadre et le régime de celui-ci.

Assurément, la "régularité" d’une détention doit marquer tant l’adoption que l’application de la mesure privative de liberté. Elle suppose d’abord la conformité au droit interne mais aussi, l’article 18 (art. 18) le confirme, aux buts des restrictions ménagées par l’article 5 par. 1 (art. 5-1). Plus généralement, il découle de l’objet même de ce dernier qu’une détention arbitraire ne peut jamais passer pour "régulière" (arrêt Winterwerp précité, série A no 33, pp. 17-18, par. 39). La Cour admet en outre qu’il faut un certain lien entre, d’une part, le motif invoqué pour la privation de liberté autorisée et, de l’autre, le lieu et le régime de la détention. En principe, la "détention" d’une personne comme malade mental ne sera "régulière" au regard de l’alinéa e) du paragraphe 1 que si elle se déroule dans un hôpital, une clinique ou un autre établissement approprié à ce habilité. Sous réserve de ce qui précède, le traitement ou régime adéquats ne relèvent pourtant pas, en principe, de l’article 5 par. 1 e) (art. 5-1-e) (arrêt Winterwerp précité, p. 21, par. 51).

45.  Aux yeux de la Cour, rien dans le dossier ne donne à penser que la privation de liberté du requérant comme aliéné durant la période litigieuse ait été "irrégulière" pour avoir méconnu le droit interne en vigueur (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Winterwerp précité, série A no 33, pp. 18 et et 20-21, par. 40 et 46-48). Comme le souligne le Gouvernement, devant les juridictions nationales le requérant lui-même n’a pas contesté la base juridique de sa détention en vertu de la loi de 1959, ni réclamé son élargissement à proprement parler: il a revendiqué un hébergement et un traitement dans le cadre, plus "approprié", d’un hôpital psychiatrique d’une autre catégorie (paragraphe 16 ci-dessus).

46.  Il reste à rechercher si la privation de liberté incriminée était "régulière" au sens autonome de la Convention.

47.  Les différences de régime entre Broadmoor et Oakwood se trouvent exposées plus haut (paragraphe 24). Si elles constituaient une question capitale pour M. Ashingdane et pour la qualité de sa vie en détention, elles n’étaient pas pour autant de nature à modifier le caractère de sa privation de liberté à titre d’aliéné. Dans les deux cas, il s’agissait d’hôpitaux psychiatriques où, la Commission l’a noté (paragraphes 78 et 80 du rapport), un personnel qualifié veillait constamment au traitement et à la santé du requérant. Dès lors, bien que les conditions fussent plus libérales à Oakwood et, eu égard à l’amélioration de l’état mental de l’intéressé, plus propices à sa complète guérison, le lieu et les modalités de l’internement n’ont pas cessé de correspondre à "la détention régulière d’un aliéné". On ne saurait donc dire qu’en dépit de l’article 17 (art. 17), le droit du requérant à la liberté et à la sûreté ait subi des limitations plus amples que celles prévues à l’article 5 par. 1 e) (art. 5-1-e).

48.  En outre, il y a toujours eu un lien entre le but de l’internement litigieux et la maladie mentale de M. Ashingdane. Sans doute la cause immédiate du retard mis à transférer celui-ci de l’établissement spécial de sécurité à l’hôpital local tenait-elle aux relations de travail et non à la thérapeutique, ce que la Commission juge "déplorable" (paragraphe 79 du rapport), mais il ne s’agissait manifestement pas d’une indifférence consciente pour le bien-être de l’intéressé. Les autorités compétentes s’efforcèrent de trouver dès que possible une solution (paragraphes 15 in fine et 21 ci-dessus). Les éléments fournis à la Cour donnent à penser qu’elles ont probablement suivi la seule voie praticable. De toute manière, la Cour est convaincue que le maintien en détention du requérant n’a pas été entaché d’arbitraire, ni décidé dans un but inavoué, en violation de l’article 5 par. 1 e) combiné avec l’article 18 (art. 18+5-1-e).

49.  Un fait malencontreux n’en demeure pas moins: M. Ashingdane a subi, humainement parlant, une injustice en devant endurer le régime plus strict de Broadmoor pendant dix-neuf mois de plus que ne l’exigeait son état mental. Le Gouvernement lui-même compatit à cette épreuve et regrette beaucoup les événements qui ont donné lieu à la requête. Le problème dont la présente affaire tire son origine - le transfert à partir des hôpitaux "spéciaux" d’Angleterre et du pays de Galles - a revêtu sans conteste un caractère grave pour les intéressés (paragraphe 28 ci-dessus). Pourtant, le tort infligé à M. Ashingdane n’est pas de ceux contre lesquels l’article 5 par. 1 e) (art. 5-1-e) de la Convention assure une protection.

C. Conclusion

50.  En résumé, à aucun égard il n’y a eu violation de l’article 5 par. 1 (art. 5-1).

II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 5 PAR. 4 (art. 5-4)

51.  Second grief de M. Ashingdane: la procédure judiciaire interne qu’il a pu intenter ne lui aurait pas donné accès à un tribunal compétent pour statuer sur la légalité de son maintien en détention à l’hôpital de Broadmoor après octobre 1978. Il en serait résulté une infraction à l’article 5 par. 4 (art. 5-4), ainsi libellé:

"Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale."

52.  L’article 5 par. 4 (art. 5-4) ne garantit pas le droit à un examen, par le juge, de la légalité de tous les aspects ou modalités de la détention (voir, mutatis mutandis, l’arrêt X c. Royaume-Uni précité, série A no 46, p. 25, par. 58, et l’arrêt Van Droogenbroeck du 24 juin 1982, série A no 50, p. 26, par. 49). La structure de l’article 5 (art. 5), qu’il faut lire comme un tout, montre que pour une seule et même privation de liberté le concept de "lawfulness" ("régularité", "légalité") doit avoir le même sens aux paragraphes 1 e) et 4 (art. 5-1-e, art. 5-4) (arrêt X c. Royaume-Uni précité, p. 25, par. 57 in fine). Le recours interne disponible en vertu du paragraphe 4 doit donc permettre de contrôler le respect des conditions à remplir pour qu’il y ait, au regard du paragraphe 1 e) (art. 5-1-e), "détention régulière" d’une personne pour aliénation mentale (ibidem, p. 25, par. 58, et paragraphe 44 ci-dessus).

Cependant, les griefs que l’article 141 de la loi de 1959 a empêché le requérant de soulever devant les juridictions nationales (paragraphes 16-18 ci-dessus) ne ressortissent pas au domaine du contrôle judiciaire de la "légalité" (lawfulness) voulu par l’article 5 par. 4 (art. 5-4). Comme la Cour l’a déjà noté, l’intéressé n’attaquait pas alors la base juridique de sa détention en qualité d’aliéné, au titre de la loi de 1959, ni ne réclamait son élargissement à proprement parler: il revendiquait un hébergement et un traitement dans le cadre, plus "approprié", d’un hôpital psychiatrique d’une autre catégorie, question non régie par le paragraphe 1 e) de l’article 5 (art. 5-1-e) (paragraphes 45 et 49 ci-dessus).

Partant, le rejet de ses recours contre les autorités compétentes n’a pas enfreint l’article 5 par. 4 (art. 5-4).

III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1)

53.  M. Ashingdane se plaint de la décision de la cour d’appel qui, en vertu de l’article 141 de la loi de 1959, a écarté d’emblée ses actions contre le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale et l’autorité sanitaire locale, lesquelles concernaient selon lui des "droits de caractère civil" au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Il en serait résulté un manquement aux exigences de ce texte, ainsi libellé:

"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)."

54.  D’après le Gouvernement, les faits de la cause échappent à l’empire de l’article 6 par. 1 (art. 6-1); en particulier, les droits invoqués par le requérant devant les juridictions anglaises ne revêtiraient pas un "caractère civil".

La Cour ne juge pas nécessaire de trancher la controverse, car elle conclut à l’absence de violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) même en le supposant applicable en l’espèce.

55.  Dans son arrêt Golder du 21 février 1975, la Cour a jugé que "l’article 6 par. 1 (art. 6-1) garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil" (série A no 18, p. 18, par. 36). Ce "droit à un tribunal", dont le droit d’accès constitue un aspect, peut être invoqué par quiconque a des raisons sérieuses d’estimer illégale une ingérence dans l’exercice de l’un de ses droits (de caractère civil) et se plaint de n’avoir pas eu l’occasion de soumettre pareille contestation à un tribunal répondant aux exigences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) (arrêts Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 23 juin 1981, série A no 43, p. 20, par. 44 in fine, et Sporrong et Lönnroth du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 30, par. 81). En outre, les "contestations" visées à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) peuvent porter sur l’existence même d’un "droit de caractère civil" (premier arrêt cité, p. 22, par. 49 in fine).

56.  Le requérant a eu accès à la High Court puis à la cour d’appel, mais seulement pour entendre déclarer ses actions irrecevables par le jeu de la loi (paragraphes 17 et 18 ci-dessus). Dans cette mesure, il a pu ainsi emprunter les voies de recours qu’offrait le système interne.

57.  En soi, cela ne satisfait pas nécessairement aux impératifs de l’article 6 par. 1 (art. 6-1): encore faut-il constater que le degré d’accès procuré par la législation nationale suffisait pour assurer à l’individu le "droit à un tribunal", eu égard au principe de la "prééminence du droit" dans une société démocratique (arrêt Golder précité, série A no 18, pp. 16-18, par. 34-35, et paragraphe 92 du rapport de la Commission en l’espèce).

Bien entendu, le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu; il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il "appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus" (même arrêt, p. 19, par. 38, citant celui du 23 juillet 1968 en l’affaire "linguistique belge", série A no 6, p. 32, par. 5). En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Klass et autres du 6 septembre 1978, série A no 28, p. 23, par. 49).

Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même (arrêts Golder et "linguistique belge" précités, ibidem; voir aussi l’arrêt Winterwerp précité, série A no 33, pp. 24 et 29, par. 60 et 75). En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 par. 1 (art. 6-1) que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

58.  L’article 141 de la loi de 1959 a entravé le recours de M. Ashingdane aux juridictions internes. D’après les éléments concordants présentés à la Cour, il tendait à épargner aux individus chargés du traitement des malades mentaux le risque d’actions en justice abusives et répétées (voir, par exemple, Pountney v. Griffiths, Chambre des Lords, Lord Simon of Glaisdale, All England Law Reports, 1975, vol. 2, pp. 881 et 883).

Si cet objectif apparaît en soi légitime quand il s’agit des membres du personnel hospitalier, l’immunité de juridiction dont le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale et l’autorité sanitaire locale ont joui dans les instances engagées par M. Ashingdane mérite un examen plus attentif.

59.  Sans oublier le contexte général de l’affaire, la Cour rappelle que dans une espèce tirant son origine d’une requête individuelle, il lui faut se borner autant que possible à examiner le cas concret dont on l’a saisie (voir notamment l’arrêt Axen du 8 décembre 1983, série A no 72, p. 11, par. 24). Pour apprécier la licéité de la limitation imposée, elle n’a donc point pour tâche de contrôler l’article 141 de la loi de 1959 en tant que tel, mais les circonstances et modalités de son application à M. Ashingdane.

En l’occurrence, la thèse que le requérant souhaitait soumettre aux tribunaux anglais s’appuyait sur l’article 3 de la loi de 1977, qui astreint le ministre des Affaires sociales à fournir les installations hospitalières voulues pour répondre à tous les besoins raisonnables (paragraphe 25 ci-dessus). Quand bien même cet article conférerait des droits subjectifs (paragraphe 30 ci-dessus), l’obligation légale ainsi créée, énoncée en termes plutôt généraux, laisse au ministre un large pouvoir d’appréciation; par nature, et indépendamment de l’article 141 de la loi de 1959, elle ne se prêterait pas à un contrôle complet par le juge national. L’article 141 ne restreignait pas la portée de l’article 3 de la loi de 1977 en soi; il aboutissait à limiter les demandes fondées sur l’article 3 pour autant qu’elles avaient trait à des mesures censées avoir été prises en vertu de la loi de 1959 (paragraphe 17 ci-dessus). Comme il ressort de la décision de Lord Justice Bridge (paragraphe 18 ci-dessus), la cour d’appel a estimé qu’il en allait ainsi des griefs de M. Ashingdane car l’acte principal générateur, selon lui, de responsabilité consistait dans le refus de le transférer de Broadmoor à Oakwood, mesure du type de celles que régissent la loi de 1959 et ses règlements d’application (paragraphe 27 ci-dessus). Quoique dès lors applicable, l’article 141 n’empêchait qu’en partie d’assigner en justice les autorités compétentes, du chef de pareil refus, pour manquement allégué aux exigences de l’article 3 de la loi de 1977: sous réserve de l’autorisation de la High Court, il eût permis d’engager pareille action en arguant de la mauvaise foi ou de la négligence (paragraphe 17 ci-dessus). Le requérant n’ayant rien reproché de tel auxdites autorités, sa demande a été écartée.

Eu égard à l’ensemble de ces circonstances, la restriction imposée en l’espèce sur la base de l’article 141 de la loi de 1959 n’a pas porté atteinte à la substance même du "droit" de M. Ashingdane "à un tribunal", ni méconnu le principe de proportionnalité, en limitant la responsabilité éventuelle des autorités compétentes, sur le terrain de l’article 3 de la loi de 1977, aux actes accomplis avec négligence ou de mauvaise foi.

Cette conclusion ne se trouve pas infirmée par le fait que comme la loi de 1983 a supprimé l’immunité de juridiction accordée jusque-là auxdites autorités (paragraphe 30 ci-dessus), l’introduction d’une instance du genre de celle que souhaitait M. Ashingdane ne se heurterait plus aujourd’hui à un obstacle semblable.

60.  A supposer même qu’il s’appliquât en l’occurrence, l’article 6 par. 1 (art. 6-1) n’a donc pas été violé.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 par. 1 (art. 5-1);

2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 par. 4 (art. 5-4);

3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).

Rendu en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le 28 mai 1985.

Gérard WIARDA

Président

Marc-André EISSEN

Greffier

Se trouve joint au présent arrêt, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 52 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes:

- opinion concordante de M. Lagergren;

- opinion dissidente de M. Pettiti.

G.W.

M.-A.E



OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE LAGERGREN

(Traduction)

Bien que je partage l’avis de la majorité de la Cour, je voudrais ajouter quelques brèves remarques.

Dans son arrêt, la Cour n’a pas tranché la controverse relative à l’applicabilité de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) (paragraphe 54). Elle a pourtant étudié les circonstances dans lesquelles l’article 141 de la loi de 1959 a été effectivement appliqué à M. Ashingdane et la manière dont il l’a été (paragraphe 59). A cette fin, elle a présumé que l’article 3 de la loi de 1977 confère aux particuliers un "droit".

Or à mon sens l’applicabilité de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne dépend pas du point de savoir si le droit interne considère ou présente comme un "droit de caractère civil", ou comme un "droit" tout court, un "avantage ou intérêt" revendiqué. Aux fins de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), les deux premiers concepts sont "autonomes"; il faut les définir à la lumière de leur contenu matériel, de l’objet et du but de la Convention et des systèmes juridiques nationaux de tous les États contractants. A défaut, la question de l’applicabilité de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) pourrait recevoir une réponse différente selon les États contractants pour une seule et même situation de fait; en outre, un État désireux d’écarter les garanties de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) pourrait modifier ses catégories juridiques afin de soustraire un certain domaine à la compétence de ses juridictions. Une interprétation "autonome" des concepts de la Convention signifie en réalité une interprétation uniforme résultant, pour reprendre les termes du Préambule, d’"une conception commune et [d’] un commun respect des droits de l’homme (...)" protégés.

De surcroît, on affirme souvent que l’existence d’un "droit" présuppose un "droit de recours". Cependant, si l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne valait que lorsqu’il y a déjà un moyen de redressement, un droit de recours, son champ d’application serait plutôt réduit.

La démarche que j’ai essayé d’exposer dans la présente opinion permettrait vraiment d’assurer "die normative Kraft des Faktischen".

(Références: arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, pp. 16-18, paragraphes 34-36; arrêt Oztürk du 21 février 1984, série A no 73, pp. 17-18, paragraphe 49; rapport de la Commission, du 17 juillet 1980, dans la requête Kaplan contre Royaume-Uni, no 7598/76, paragraphes 134, 162 et 164, décisions et rapports, volume 21, pp. 25,32-33 (1981)).



OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE PETTITI

J’ai voté avec mes collègues pour la non-violation de l’article 5 par. 4 (art. 5-4), mais je me suis séparé de leurs votes en ce qui concerne les articles 5 par. 1 et 6 (art. 5-1, art. 6).

En ce qui concerne l’article 5 par. 1 (art. 5-1), la thèse du requérant tendait à soutenir que cette disposition doit s’appliquer aussi bien à la détention qu’aux conditions effectives dans lesquelles le détenu subit celle-ci.

Pour la Cour, la privation de liberté par l’internement n’était certes pas arbitraire et se conformait bien à la loi de 1959 et à la décision du 23 novembre 1970:

"Assurément, la "régularité" d’une détention doit marquer tant l’adoption que l’application de la mesure privative de liberté. Elle suppose d’abord la conformité au droit interne mais aussi, l’article 18 (art. 18) le confirme, aux buts des restrictions ménagées par l’article 5 par. 1 (art. 5-1). Plus généralement, il découle de l’objet même de ce dernier qu’une détention arbitraire ne peut jamais passer pour "régulière" (...). La Cour admet en outre qu’il faut un certain lien entre, d’une part, le motif invoqué pour la privation de liberté autorisée et, de l’autre, le lieu et le régime de la détention. En principe, la "détention" d’une personne comme malade mental ne sera "régulière" au regard de l’alinéa e) du paragraphe 1 (art. 5-1-e) que si elle se déroule dans un hôpital, une clinique ou un autre établissement à ce habilité. Sous réserve de ce qui précède, le traitement ou régime adéquats ne relèvent pourtant pas, en principe, de l’article 5 par. 1 e) (art. 5-1-e) (...)." (paragraphe 44).

Mais,

"rien dans le dossier ne donne à penser que la privation de liberté ait été irrégulière pour avoir méconnu le droit interne applicable" (paragraphe 45).

Selon la Cour, la privation de liberté étant "régulière" il y avait lieu d’examiner au titre du paragraphe 1 e) (art. 5-1-e) si le maintien de la détention était resté régulier, nonobstant le refus de transfert.

A ses yeux, il y a toujours eu un lien entre le but de l’internement litigieux et la maladie mentale, le maintien en détention n’a pas été entaché d’arbitraire ni décidé dans un but inavoué.

Cette formulation me paraît soulever deux interrogations:

1) d’une part, la qualification de l’établissement comme étant "l’établissement approprié" par l’autorité compétente et suivant la loi interne suffit-elle pour que le maintien en détention soit considéré comme "régulier" au sens de l’interprétation autonome que la Cour donne de l’article 5 par. 1 (art. 5-1)?

2) d’autre part, l’affirmation suivant laquelle le maintien en détention à Broadmoor était la seule voie praticable et n’était pas entaché d’arbitraire, ni décidé dans un but inavoué, suffisait-elle pour écarter l’application de l’article 5 par. 1 (art. 5-1)?

Alors surtout qu’il est constant et non contesté par le Gouvernement:

1) que l’absence de transfèrement de Broadmoor à Oakwood avait pour cause la menace de grève du syndicat du personnel soignant d’Oakwood qui refusait l’admission des malades assujettis aux ordonnances restrictives de l’article 65 de la loi; il ne s’agissait pas de l’intérêt des malades, mais la décision s’inspirait de considérations gouvernementales d’opportunité;

2) que le transfert à Oakwood s’imposait, à titre médical, et qu’il eût été bénéfique pour le patient, ce qui a été ultérieurement démontré puisque le séjour à Oakwood, même différé au 1er octobre 1980, a contribué à une amélioration considérable de l’état de santé mentale de M. Ashingdane.

Le diagnostic du Dr Maguire était sans ambiguïté:

"i. Un transfert de Broadmoor dans un hôpital psychiatrique local, aux fins de poursuite du traitement et de réadaptation, constitue (...) une étape essentielle vers la guérison du plaignant (...).

ii. La déception que lui a inspirée son rejet par l’hôpital d’Oakwood a fait de lui un homme tendu et irritable. Chose plus grave, l’une de ses idées fixes consistait jadis à penser que les autorités hospitalières le persécutaient en continuant à le détenir illégalement. Elle a disparu lorsqu’il eut acquis un peu de discernement, mais je crains que la prolongation illégitime de son internement ici ne la relance au point de précipiter une complète rechute.

iii. Son état mental actuel demeure assez stable et me paraît se prêter à un transfert à l’hôpital d’Oakwood". (paragraphe 20)

L’avis du Dr Sherry en janvier 1980 était concordant:

"Sans être franchement psychotique, cet homme reste paranoïaque et j’ai le sentiment que son internement prolongé à Broadmoor nuit à son état mental, en d’autres termes renforce sa paranoïa. Ses démêlés interminables avec la High Court ne peuvent qu’empirer sa paranoïa et rétrécir encore son optique."

Selon le Dr. Sherry, le patient ne se trouvait pas en mesure de retourner vivre dans la société, mais on devait pouvoir l’héberger dans un hôpital psychiatrique ordinaire doté d’un pavillon fermé. On n’aurait sans doute pas besoin de le garder plus d’un an dans un tel pavillon. Le médecin se disait persuadé qu’Oakwood conviendrait en l’occurrence (paragraphe 20).

Il ne m’apparaît pas que, face à cette exigence médicale, l’autorité compétente ait recherché toutes les voies praticables pour permettre le traitement approprié. Oakwood n’était pas le seul établissement de la catégorie. Au surplus, le Gouvernement est responsable de l’organisation sanitaire comme de l’administration pénitentiaire et ne peut se retrancher derrière une seule menace de grève ou de conflit syndical.

Déjà on peut s’interroger sur le champ d’application de l’article 5 par. 1 (art. 5-1) au sens de l’interprétation autonome de la Cour: en droit commun pénitentiaire, pourrait-on considérer qu’une détention décidée judiciairement reste régulière si un détenu, au lieu d’être placé dans l’établissement pénitentiaire correspondant suivant la loi interne à la sanction prononcée, se trouve placé dans un lieu de réclusion affecté aux peines de réclusion perpétuelle ou placé à l’intérieur de la prison et de façon permanente dans une cellule de "punition" ou de "privation sensorielle"? Tel n’était pas le cas soumis à la Cour; celle-ci aura peut-être à examiner un cas d’espèce de ce genre.

Mais en tout état de cause, on ne saurait raisonner par analogie entre détention et internement, les problèmes d’ordre public étant tout autres. La prison de droit commun a pour cause la sanction. L’enfermement d’un malade mental a pour but le traitement en vue d’une guérison, en même temps que la protection des tiers contre les malades vraiment dangereux. La tâche et le devoir de l’administration sont donc, avant tout, de concourir au traitement médical et de rechercher les meilleurs moyens d’assurer la guérison, indépendamment des nécessités de la politique syndicale. C’est pourquoi je considère que pendant quelques mois à Broadmoor le maintien en détention a cessé d’être "régulier" au sens de l’article 5 par. 1 (art. 5-1), même si dans le cas d’espèce il n’y a pas eu un but inavoué de détournement de la part de l’autorité compétente, encore que l’article 5 (art. 5) ne subordonne pas la violation à l’existence de pareil but. Le gouvernement britannique a d’ailleurs très loyalement reconnu que M. Ashingdane avait été placé dans une situation grave et il a déploré ce fait à l’audience publique.

En ce qui concerne l’article 6 par. 1 (art. 6-1), le rejet de la reconnaissance d’un droit et obligation de caractère civil était critiquable si on le rapproche du contenu des demandes.

La Cour s’est placée sur un autre terrain; elle ne tranche pas la controverse puisqu’elle conclut à l’absence de violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), même en supposant qu’il s’applique en l’espèce.

A mon sens, la Cour ne pouvait adopter un raisonnement semblable à celui de la Commission, puisque celle-ci rejetait l’applicabilité.

Pour la Cour

"Le requérant a eu accès à la High Court puis à la cour d’appel, mais seulement pour entendre déclarer ses actions irrecevables par le jeu de la loi (...). Dans cette mesure, il a pu ainsi emprunter les voies de recours qu’offrait le système interne." (paragraphe 56)

"En soi, cela ne satisfait pas nécessairement aux impératifs de l’article 6 par. 1 (art. 6-1): encore faut-il constater que le degré d’accès procuré par la législation nationale suffisait pour assurer à l’individu le "droit à un tribunal", eu égard au principe de la "prééminence du droit" dans une société démocratique (...)." (paragraphe 57)

Pour la Cour, il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Une première question se posait: l’article 6 par. 1 (art. 6-1) s’appliquait-il? S’agissait-il de la mise en cause de droits et obligations de caractère civil?

Pour le requérant, son action cherchait à revendiquer un droit civil au sens autonome de la Convention et non pas seulement selon la définition du droit interne.

Pour la Commission, l’analyse de la nature de l’action était la suivante:

"Le requérant soutient que l’action qu’il avait engagée contre les autorités emportait décision sur une contestation relative à un ‘droit de caractère civil’ au sens de l’article 6, par. 1 (art. 6-1). Son grief était en substance que les défendeurs avaient à son égard une obligation légale qu’ils n’avaient pas respectée, ce qui l’amenait ou l’amènerait à subir une perte ou un dommage. A ses yeux, il est manifeste qu’une personne a le droit d’intenter une action en dommages-intérêts si, contrairement à la loi, elle reçoit un traitement ou une surveillance médicale inappropriés ou inexistants. Il en va de même d’un traitement psychiatrique. Or, en droit anglais, la méconnaissance d’une obligation légale donne naissance à un droit de caractère privé.

Le requérant rejette l’argument du Gouvernement selon lequel la loi relative au Service national de santé ne lui conférait aucun droit de caractère civil. Certes, l’obligation qui en découle était limitée en fonction des ressources disponibles, mais il est notoire que, dans son cas, les ressources nécessaires existaient bien. Le requérant rejette également la thèse du Gouvernement selon laquelle sa liberté n’aurait pas été en cause. En effet, dans la mesure où il était obligé, en pratique, de passer par un hôpital psychiatrique local avant d’être remis en liberté, le fait de ne pas le transférer retardait sa libération finale." (décision de la Commission sur la recevabilité - rapport, p. 46).

La Commission finalement estimait que le grief formulé par le requérant quant à un manquement à une obligation légale n’était pas un droit civil dont la détermination exigeait un procès équitable (rapport, paragraphe 96).

Mais s’agissait-il d’un droit effectif à un tribunal alors que le recours était manifestement voué à l’échec? La Commission notait que le grief était né de l’incapacité et, partant, du refus du Ministre et de l’Autorité sanitaire de transférer le requérant d’un hôpital à sécurité renforcée vers un asile classique à cause d’une action revendicative menée à l’époque par le personnel soignant. Le requérant aurait dû cependant demander au préalable l’autorisation d’engager cette action, conformément à l’article 141 par. 25 de la loi de 1959 sur la santé mentale. Néanmoins, la High Court et la cour d’appel ont clairement laissé entendre, dans leurs arrêts respectifs des 15 janvier et 28 février 1980, que cette autorisation n’aurait pas été accordée puisque l’article 141 par. 1, prévoit que se trouve protégée contre toutes poursuites la personne censée avoir agi en application de la loi de 1959, à moins que la mesure contestée ait été prise de mauvaise foi ou par négligence (rapport, paragraphe 90).

Compte tenu de cette fin (certaine) de non-recevoir, M. Ashingdane était vraiment privé de son moyen d’obtenir réparation; s’il s’agissait d’un droit de caractère civil, ce qui n’est pas exclu par l’arrêt de la Cour, M. Ashingdane pouvait alors à bon droit invoquer la violation de l’article 6 (art. 6).

Les requêtes Dyer, no 10475/83, et Pinder, no 10096/82, examinées par la Commission sont significatives. Le Gouvernement justifiait l’exclusion, pour les requérants, de l’accès à un tribunal pour réclamer des dommages (au lieu d’une pension), en invoquant la loi interne qui établissait l’absence de responsabilité de l’État envers les victimes militaires en service (article 10 de la loi de 1947 sur les recours contre la Couronne):

"Under section 10, however, members of the Armed Forces and the Crown as their employer are exempt from liability in tort in respect of death or any injury suffered by another member of the Armed Forces, if, at the time he suffers death or injury, he is either on duty or, though not on duty, is on land, premises, ship, aircraft or vehicle being used for the time being for the purposes of the Armed Forces of the Crown. The Crown is also exempt from liability for death or personal injury suffered by a member of the Armed Forces resulting from the nature or condition of any land, premises, ship, aircraft, vehicle, equipment or supplies being used for the time being for the purposes of the Armed Forces." (décision de la Commission sur la recevabilité dans l’affaire Dyer, 9 octobre 1984, à paraître dans Décisions et rapports)[1]

La Commission a rejeté la requête en tenant compte notamment des rapports particuliers de service existant entre les membres des forces armées et en considérant qu’il s’agissait du domaine particulier du régime des pensions. La violation de l’article 6 (art. 6) n’était pas retenue.

Mais dans le cas de M. Ashingdane, il s’agissait d’un civil et la demande ne portait pas sur l’octroi d’une pension.

C’est le domaine de la responsabilité objective de l’État du fait des agissements même non fautifs de ses agents qui était aussi au centre de l’affaire Ashingdane au sens de l’article 6 (art. 6). Certes les États membres du Conseil de l’Europe ont des législations et des systèmes très divers en la matière, mais l’article 6 (art. 6) doit s’appliquer au sens de l’interprétation autonome lorsqu’il s’agit notamment de droits et obligations de caractère civil.

J’approuve entièrement le raisonnement de la Cour quand elle reconnaît à l’État la possibilité d’accorder légalement certaines immunités à des catégories de fonctionnaires en raison de leur situation particulière et de la nécessité de leur accorder une protection spécifique (infirmiers et aide-soignants d’hôpitaux psychiatriques notamment).

Mais la portée de l’article 141 de la loi de 1959 était plus vaste. Il convient de rappeler son libellé:

"1. Nul ne peut faire l’objet (...), du chef d’une mesure réputée prise en vertu de la présente loi (...), de poursuites civiles (...) dont il eût été passible sans le présent article, que si ladite mesure se trouvait entachée de mauvaise foi ou de négligence.

2. Du chef de pareille mesure, aucune action civile (...) ne peut être intentée contre quelqu’un devant une juridiction quelconque sans l’accord de la High Court; celle-ci ne le donne qu’une fois convaincue de l’existence d’un motif valable de taxer de mauvaise foi ou de négligence la personne à poursuivre." (paragraphe 17 de l’arrêt)

A la limite, le chauffeur du bus transportant les aide-soignants ou malades, auteur d’un accident de circulation sans faute caractérisée de sa part, bénéficiait de l’immunité et les victimes ne pouvaient engager effectivement d’action en responsabilité contre l’État.

Cet article 141 est à rapprocher des textes concernant les militaires dans la législation du Royaume-Uni. Admettre qu’il peut être nécessaire d’offrir une certaine protection contre des actions en justice inconsidérées en justifiant alors une certaine immunité au profit des membres du personnel soignant, laisse entier l’autre aspect du problème au regard de l’article 6 (art. 6), à savoir la protection des victimes par l’ouverture d’une action en justice contre l’État, en réparation de préjudices.

Deux plans étaient à distinguer davantage: celui de limitations autorisées pour l’État en faveur de ses agents du personnel soignant et celui du droit à réparation au moyen d’un procès équitable.

Dans cette perspective, les restrictions apportées par l’État de par la loi de 1959 ne respectaient pas le principe de proportionnalité, car les actions de M. Ashingdane ne constituaient ni des mesures de harcèlement contre le personnel soignant ni des procédures abusives.

L’application de l’article 6 (art. 6) me paraissait donc devoir être reconnue et sa violation constatée, alors surtout que la Cour rejetait l’application de l’article 5 par. 1 (art. 5-1). M. Ashingdane a été incontestablement victime, ainsi que l’a admis le Gouvernement; il avait droit, selon mon interprétation, à la possibilité de voir ses actions examinées effectivement au cours d’un procès répondant aux exigences de l’article 6 (art. 6).

L’octroi de telles possibilités est d’autant plus nécessaire pour les malades mentaux qui doivent bénéficier du maximum de protection.

Dans le cas d’espèce, la crainte de voir les membres du personnel soignant d’Oakwood exposés à des recours excessifs, abusifs, de la part de M. Ashingdane n’était pas justifiée. Le comportement de M. Ashingdane n’a pas été abusif; ses recours étaient sérieux.

Au cours de la procédure, le juge Bridge déclara notamment que si une autorité compétente agit, de bonne foi, de la manière convenable à ses yeux pour s’acquitter de ses responsabilités légales, "la circonstance qu’elle a pu agir à l’encontre de la loi au point de porter atteinte aux buts mêmes de celle-ci, ne saurait amener à conclure que les mesures initiales, adoptées de bonne foi, ne sont pas réputées prises en vertu de la loi." D’accord avec le juge Dillon, il estima que le texte de l’article 141 (1) de la loi de 1959 posait un critère subjectif et non pas objectif. "Si une personne agit honnêtement, dans le dessein de remplir, de son mieux ses fonctions ou obligations légales, il me semble qu’elle est censée agir en vertu de la loi". Sans doute M. Ashingdane alléguait-il un manquement à l’obligation, prévue à l’article 3 de la loi de 1977 sur le Service national de santé, de lui fournir un hébergement hospitalier répondant à toutes les conditions raisonnables, mais l’acte essentiel générateur, d’après lui, de responsabilité consistait dans le refus de le transférer, lequel bénéficiait de la protection de l’article 141 (paragraphe 18 de l’arrêt).

L’immunité, en droit interne, était donc largement interprétée et l’acte susceptible d’engager la responsabilité des autorités était également, selon les juges britanniques, couvert par l’article 141.

Tout recours effectif contre les agents ou contre les autorités était donc fermé selon le droit interne; la législation britannique en 1983 a heureusement remédié à cela.

Il me paraît difficile de considérer que l’article 141 ne restreignait pas la portée de l’article 3 de la loi de 1977 en soi. Les demandes de M. Ashingdane étaient multiples et non limitées à un seul objectif. En tout cas l’acte principal générateur de responsabilité des autorités, indépendamment de celles des agents soignants, devait, en droit interne, trouver une voie judiciaire d’accès effectif au tribunal, ce qui n’a pu se réaliser, portant ainsi, à mon avis, atteinte à la substance du droit de M. Ashingdane au sens de l’interprétation autonome de l’article 6 (art. 6).


[*] Note du greffier: L'affaire porte le n° 14/1983/70/106.  Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

[1] Traduction du greffe: "D'après l'article 10 toutefois, les militaires et la Couronne en tant que leur employeur n'encourent aucune responsabilité civile extracontractuelle en cas de mort ou de blessure d'un autre militaire, si au moment des faits la victime se trouve soit en service, soit hors service mais sur un terrain, dans un local ou à bord d'un bateau, d'un avion ou d'un véhicule utilisés à l'époque pour les besoins des forces armées de la Couronne.  Celle-ci n'encourt pas non plus de responsabilité pour la mort ou la blessure physique d'un militaire, due à la nature ou à l'état d'un terrain, d'un local, d'un bateau, d'un avion, d'un véhicule, d'un équipement ou de fournitures utilisés à l'époque pour les besoins des forces armées."

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CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE ASHINGDANE c. ROYAUME-UNI, 28 mai 1985, 8225/78