CEDH, Cour (plénière), AFFAIRE IRLANDE c. ROYAUME-UNI, 18 janvier 1978, 5310/71

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Chronologie de l’affaire

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Revue Jade · 28 février 2024

Photo©ifeelstock - stock.adobe.com La plupart des conventions universelles[1] et régionales[2] en matière de protection des droits de l'homme prévoient une procédure selon laquelle un État peut introduire une requête contre un autre État partie s'il estime que ce dernier ne s'acquitte pas de ses obligations en vertu de l'instrument en question. L'article 33 de la Convention européenne des droits de l'homme habilite toute Haute Partie contractante à « saisir la Cour de tout manquement aux dispositions de la Convention et de ses protocoles qu'elle croira pouvoir être imputé à une autre …

 

Benjamin Pouchoux · Blog Droit Administratif · 19 décembre 2023

Dans son arrêt du 11 octobre 2013, Amnesty International et autres, l'Assemblée du contentieux du Conseil d'État a admis la recevabilité de l'action de groupe destinée à faire cesser les contrôles d'identité au faciès au terme d'une appréciation très indulgente au regard des termes de la loi et exprimée dans une motivation trop indigente au regard de l'importance de la question. Fermant les yeux sur les problèmes de recevabilité que posait cette action en particulier, elle a en revanche jeté un regard un peu réducteur sur cette nouvelle voie de droit lorsqu'elle a esquissé le cadre …

 

Conclusions du rapporteur public · 11 octobre 2023

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Plénière), 18 janv. 1978, n° 5310/71
Numéro(s) : 5310/71
Publication : A25
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Affaire grecque, Annuaire 12, p. 196, par. 30
Arrêt affaire linguistique belge du 23 juillet 1968, série A no 6, pp. 34-35, 70, 87, paras. 1, 10
Arrêt Delcourt du 17 janvier 1970, série A no 11, p. 20, par. 40
Arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, pp. 29-30, 39-40, 40-42, 43, 45, 47, paras. 49, 51, 54, 73, 76, 78, 80, 82, 109, 4
Arrêt Engel et autres du 8 juin 1976, série A no 22, pp. 28, 29, 42, 37, 45, paras. 69, 102, 103, 89, 4, 5, 11
Arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, pp. 20, 22, 23, paras. 40, 45, 1-2
Arrêt Handyside du 7 décembre 1976, série A no 24, pp. 19-20, 22, 30-31, paras. 41, 48, 66
Arrêt Lawless du 14 novembre 1960, série A no 1, p. 11
Arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen du 7 décembre 1976, série A no 23, pp. 22-24, par. 48 Arrêt Lawless du 1er juillet 1961, série A no 3, pp. 51, 51-53, 52, 55, 57-59, 35-36, 61-62, paras. 12, 14, 22, 36-37-38, 14, 47
Arrêt Matznetter du 10 novembre 1969
Arrêt Neumeister du 27 juin 1968, série A no 8, pp. 41, 44, par. 15
Arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A no 13, pp. 45, 46, paras. 109, 5-6
Arrêt Schmidt et Dahlström du 6 février 1976, série A no 21, p. 17, paras. 39, 40
Arrêt Stögmüller du 10 novembre 1969, série A no 9, pp. 41, 45, par. 7
Arrêt Syndicat suédois des conducteurs de locomotives du 6 février 1976, série A no 20, pp. 17, 18, paras. 45, 46, 50
série A no 10, pp. 31-32, par. 5
Références à des textes internationaux :
Loi sur les pouvoirs d'exception, Article 2 (4), Décrets 10, 11 (1), 11 (2), 12 (1);Loi modificative sur l'état d'urgence;Ordonnance sur les terroristes, Décrets 11 (1) et (2), Articles 4, 6;Loi sur l'état d'urgence, Article 10, Annexe 1, par. 11;Arrêt McElduff du 12 octobre 1971;Arrêt Kelly du 11 janvier 1973;Arrêt Moore du 18 février 1972;Rapport Diplock;Résolution 3452 (XXX) des Nations Unies, 9 décembre 1975, Article 1;"Travaux préparatoires", document H (61) 4, pp. 384, 502, 664, 703, 706, 733, 927;Arrêt dans l'affaire du Cameroun septentrional du 2 décembre 1963
Organisations mentionnées :
  • Cour internationale de Justice
  • Comité des Ministres
  • Comité consultatif
Niveau d’importance : Importance élevée
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Violation de l'Art. 3 ; Non-violation de l'art. 14+5 ; Satisfaction équitable non appliquée
Identifiant HUDOC : 001-62064
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:1978:0118JUD000531071
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Texte intégral

COUR (PLÉNIÈRE)

AFFAIRE IRLANDE c. ROYAUME-UNI

(Requête no 5310/71)

ARRÊT

STRASBOURG

18 janvier 1978



En l’affaire Irlande contre Royaume-Uni,

La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 48 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:

MM. G. BALLADORE PALLIERI, président,

G. WIARDA,

M. ZEKIA,

J. CREMONA,

P. O’DONOGHUE,

Mme H. PEDERSEN,

MM. Thór VILHJÁLMSSON,

R. RYSSDAL,

W. GANSHOF VAN DER MEERSCH,

Sir Gerald FITZMAURICE,

Mme D. BINDSCHEDLER-ROBERT,

MM. D. EVRIGENIS,

P.-H. TEITGEN,

G. LAGERGREN,

L. LIESCH,

F. GÖLCÜKLÜ,

F. MATSCHER,

ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, greffier, et H. PETZOLD, greffier adjoint,

Après avoir délibéré en chambre du conseil les 10 et 11 février, le 22 et du 25 au 27 avril, du 25 au 28 juillet et du 6 au 13 décembre 1977,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1. L’affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement de l’Irlande ("le gouvernement requérant"). A son origine se trouve une requête introduite par lui contre le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord ("le gouvernement défendeur"), le 16 décembre 1971, devant la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") en vertu de l’article 24 (art. 24) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). Le rapport que la Commission a rédigé au sujet de ladite requête (article 31 de la Convention) (art. 31) a été transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 9 février 1976.

2. La requête du gouvernement irlandais à la Cour a été déposée au greffe le 10 mars 1976, dans le délai de trois mois fixé par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention; elle renvoyait à l’article 48 (art. 48). Elle a pour objet "d’assurer le respect, en Irlande du Nord, des engagements assumés par le gouvernement défendeur en qualité de Partie à la Convention, et notamment de ceux que le gouvernement requérant a mentionnés dans les mémoires et conclusions présentés en son nom et qui ont été décrits dans les preuves produites devant la Commission lors des audiences de celle-ci". "A cette fin", elle invite la Cour "à examiner le rapport de la Commission, confirmer l’avis de cette dernière selon lequel ont eu lieu des violations de la Convention, examiner les thèses du gouvernement requérant quant à d’autres violations alléguées et constater toute violation de la Convention dont la Cour se sera convaincue".

Le Royaume-Uni figure parmi les États qui ont déclaré reconnaître la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46).

3. Le 17 mars 1976, le greffier a reçu du secrétaire de la Commission vingt-cinq exemplaires du rapport de celle-ci.

4. La Chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. P. O’Donoghue, juge élu de nationalité irlandaise, et Sir Gerald Fitzmaurice, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), de même que M. G. Balladore Pallieri, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 20 mars 1976, en présence d’un fonctionnaire du greffe, le président de la Cour en a désigné par tirage au sort les quatre autres membres, à savoir M. H. Mosler, M. M. Zekia, M. S. Petrén et Mme D. Bindschedler-Robert (article 43 in fine de la Convention et article 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

M. Balladore Pallieri a assumé la présidence (article 21 par. 5 du règlement).

5. La Chambre a décidé le 29 avril 1976, en vertu de l’article 48 du règlement, de se dessaisir au profit de la Cour plénière avec effet immédiat, "considérant que l’affaire soul(evait) des questions graves qui touch(aient) à l’interprétation de la Convention".

6. Lors d’une réunion tenue le 18 mai 1976, le président a recueilli l’opinion des agents des Parties, ainsi que des délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Par une ordonnance du même jour, il a décidé que le gouvernement requérant aurait jusqu’au 2 août 1976 pour déposer un mémoire et le gouvernement défendeur jusqu’au 30 octobre pour présenter un mémoire en réponse, après quoi les délégués de la Commission pourraient formuler leurs observations écrites éventuelles dans le délai d’un mois à compter de la réception dudit mémoire en réponse. Par une ordonnance du 19 novembre 1976, il a prorogé ce dernier délai jusqu’au 15 décembre.

Les mémoires respectifs du gouvernement requérant, du gouvernement défendeur et des délégués de la Commission sont arrivés au greffe les 30 juillet, 28 octobre et 15 décembre 1976.

7. Par une ordonnance du 26 juillet 1976, le président de la Cour, eu égard à l’article 29 par. 3 du règlement et avec le consentement des deux gouvernements intéressés et de la Commission, a chargé le greffier de ne diffuser le rapport de cette dernière qu’avec des retouches approuvées par lui dans le seul but de protéger l’anonymat de certaines personnes. Cette diffusion a commencé le 2 septembre 1976.

8. Le 7 décembre 1976, le président a rencontré les agent des Parties et les délégués de la Commission pour les consulter sur l’organisation des audiences. Il a décidé le 7 janvier 1977, avec l’accord de la Cour, que la première partie de la procédure orale s’ouvrait le 7 février et porterait sur les questions ci-après:

"a) La compétence de la Cour pour examiner un point déterminé de fait ou de droit est-elle limitée par les allégations initiales du gouvernement de l’Irlande ou/et par la décision de la Commission sur la recevabilité de la requête no 5310/71? Dans l’affirmative, certains points de fait ou de droit échappent-ils à cette compétence en l’espèce?

b) La Cour a-t-elle compétence pour statuer sur l’existence des violations de la Convention relevées par la Commission dans son rapport et que le gouvernement du Royaume-Uni ne conteste pas? Dans l’affirmative, doit-elle exercer cette compétence?

c) La Cour doit-elle examiner les cas mentionnés aux paragraphes 2.30 et 2.31 du mémoire des délégués de la Commission?

d) Convient-il dans les circonstances de la cause que la Cour, sans instruction complémentaire:

(i) confirme les conclusions de la Commission dans la mesure où elles ne sont pas contestées?

(ii) s’occupe uniquement du fond des questions qui prêtent à controverse entre les Parties?

e) La Cour a-t-elle compétence pour contrôler en tant que telles les décisions procédurales de la Commission, ou/et doit-elle avoir égard, en appréciant les conclusions de cet organe, à la procédure suivie par lui?

f) L’article 1er (art. 1) de la Convention crée-t-il des droits s’ajoutant à ceux que définit le Titre I, et peut-il faire l’objet d’une violation séparée?"

En conséquence, des débats publics ont eu lieu à Strasbourg, au Palais des Droits de l’Homme, du 7 au 9 février. Aussitôt après, la Cour a délibéré en chambre du conseil. A sa demande, le président a informé les Parties et la Commission, par une ordonnance du 11 février, des points suivants dont elles auraient à tenir compte dans la procédure ultérieure:

"1. La Cour ne croit pas, dans les circonstances de la cause, que les raisons avancées pour l’inviter à ne pas se prononcer sur les allégations non contestées de violation de l’article 3 (art. 3) de la Convention soient de nature à l’empêcher de trancher la question. Elle estime toutefois disposer déjà de renseignements et éléments suffisants pour lui permettre de statuer à ce sujet.

2. La Cour prend acte de ce que le gouvernement demandeur ne l’invite plus à examiner les cas mentionnés au paragraphe 2.30 du mémoire des délégués de la Commission; elle n’estime pas nécessaire de les examiner d’office.

3. La Cour constate qu’elle a compétence pour connaître des autres cas contestés de violation de l’article 3 (art. 3) (paragraphe 2.31 du mémoire des délégués de la Commission) si et dans la mesure où le gouvernement demandeur les invoque afin de démontrer l’existence d’une pratique.

4. La Cour constate qu’elle n’a pas compétence pour statuer sur la régularité de la procédure suivie par la Commission pour entendre à Londres, le 20 février 1975, les témoins G 1, G 2 et G 3, mais qu’elle a le pouvoir d’apprécier la pertinence et la force probante des témoignages ainsi recueillis."

Après avoir consulté les représentants des deux gouvernements intéressés et de la Commission, le président a fixé au 19 avril 1977, par la même ordonnance, la date de la reprise des audiences.

La seconde partie de celles-ci s’est déroulée en public, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, du 19 au 22 avril.

9. Ont comparu devant la Cour pendant les débats de février et/ou avril 1977:

- pour le gouvernement requérant:

M. F.M. HAYES, jurisconsulte,

ministère des affaires étrangères, agent,

M. D. COSTELLO, S.C., Attorney General,

M. A.J. HEDERMAN, S.C.,

M. R.J. O’HANLON, S.C.,

M. A. BROWNE, S.C.,

M. J. MURRAY, avocat, conseils,

M. L. LYSAGHT, Chief State Solicitor,

M. P.P.D. QUIGLEY, Legal Assistant, Attorney General’s Office,

M. M. BURKE, premier secrétaire

au ministère des affaires étrangères (audiences de février              

seulement),

Mme J. LIDDY, jurisconsulte adjoint,

ministère des affaires étrangères (audiences de février

seulement),

M. P. HENNESSY, premier secrétaire

au ministère des affaires étrangères,

M. D. WALSHE, Office of the Chief State Solicitor, conseillers;

- pour le gouvernement défendeur:

M. D.H. ANDERSON, conseiller juridique,

ministère des affaires étrangères et du Commonwealth,              

agent,

M. I.K. MATHERS, jurisconsulte adjoint,

ministère des affaires étrangères et du Commonwealth,              

agent adjoint,

M. S. SILKIN, Q.C., M.P., Attorney-General,

M. J.B.E. HUTTON, Q.C.,

M. A. LESTER, Q.C.,

M. N. BRATZA, avocat, conseils,

Sir Basil HALL, K.C.B., M.C., T.D., Treasury Solicitor,

M. C. LEONARD, du Treasury Solicitor’s Department,

M. M.L. SAUNDERS, du Law Officers’ Department

(audiences de février seulement),

M. W.C. BECKETT, du Law Officers’ Department

(audiences d’avril seulement),

M. A.P. WILSON, du secrétariat d’État pour l’Irlande du Nord,

M. N. VARNEY, du secrétariat d’État pour l’Irlande du Nord,

M. N. BRIDGES, du secrétariat d’État pour l’Irlande du Nord

(audiences de février seulement),

M. R. SEAMAN, du secrétariat d’État pour l’Irlande du Nord

(audiences d’avril seulement), conseillers;

- pour la Commission:

MM. G. SPERDUTI, délégué principal,

C. NØRGAARD, délégué,

T. OPSAHL, délégué.

La Cour a ouï en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à une question posée par elle, M. Costello pour le gouvernement requérant, MM. Silkin, Hutton et Lester pour le gouvernement défendeur, MM. Sperduti, Nørgaard et Opsahl pour la Commission.

10. À l’occasion des audiences et dans l’intervalle entre les deux parties de celles-ci, les comparants ont produit divers documents dont des observations écrites relatives à l’article 1 (art. 1) de la Convention. Par la suite, la Commission a fourni au greffier d’autres pièces qu’il lui avait demandées sur les instructions de la Cour ou de son président.

FAITS

I. L’ETAT DE DANGER PUBLIC ET SA GENESE

11. A l’origine du litige se trouve la crise tragique et persistante que traverse l’Irlande du Nord. Pour lutter contre ce que le gouvernement défendeur dénomme "la plus longue et violente campagne de terrorisme jamais connue dans les deux parties de l’Irlande", les autorités ont exercé en Irlande du Nord, d’août 1971 à décembre 1975, une série de pouvoirs "extrajudiciaires" d’arrestation, détention et internement. La présente instance concerne l’étendue de ces mesures, leur application et les mauvais traitements qu’auraient subis des personnes privées de leur liberté sur leur base.

12. D’après les chiffres cités devant la Commission par le gouvernement défendeur, au mois de mars 1975 les troubles de ces dernières années en Irlande du Nord avaient fait plus de 1.100 morts et de 11.500 blessés, causant aussi des destructions de biens pour un montant supérieur à 140.000.000 £. Ils ont revêtu la forme tantôt de désordres, tantôt d’actes de terrorisme, c’est-à-dire de violence organisée à des fins politiques.

A. Le contexte social, constitutionnel et politique

13. Avant 1922, l’Irlande appartenait en entier au Royaume-Uni. En 1922, à la suite d’un traité de 1921, une législation entérina la création de l’État libre d’Irlande, autonome dans le cadre du Commonwealth britannique et qui comprenait à l’origine les trente-deux comtés de l’île. Elle prévoyait que six des neuf comtés d’une province septentrionale, l’Ulster, pourraient se détacher de l’État et demeurer au sein du Royaume-Uni, ce qu’ils firent en 1922. L’État libre d’Irlande devint alors responsable des destinées des vingt-six comtés restants; en 1937, une nouvelle constitution proclama l’indépendance et la souveraineté de l’État, connu aujourd’hui sous le nom de République irlandaise. Après la deuxième guerre mondiale, il quitta le Commonwealth et s’érigea en république.

14. À compter des années 1920, l’Irlande du Nord, à savoir les six comtés susmentionnés, posséda ses propres gouvernements et parlement. De plus, les électeurs de la "province" (terme synonyme des six comtés dans le présent arrêt) envoyaient douze membres au parlement du Royaume-Uni. Sauf dans certains domaines, parlement et gouvernement d’Irlande du Nord demeurèrent le législatif et l’exécutif des six comtés jusqu’au moment où les autorités britanniques rétablirent, le 30 mars 1972, l’"administration directe" de la province (paragraphe 49 ci-dessous).

15. L’Irlande du Nord n’est pas une société homogène; elle comprend deux communautés qu’opposent depuis longtemps de graves antagonismes. On appelle d’habitude la première protestante, unioniste ou loyaliste, la seconde catholique, républicaine ou nationaliste. Les deux tiers environ de la population - qui compte approximativement un million et demi d’âmes - appartiennent à l’une, le reste à l’autre. Le groupe majoritaire descend de colons qui émigrèrent en masse de Grande-Bretagne en Irlande du Nord au 17ème siècle. Le conflit désormais traditionnel entre les deux groupes se fonde à la fois sur la religion et sur des différends sociaux, économiques et politiques. Spécialement, la communauté protestante a combattu avec constance l’idée d’une Irlande unie et indépendante du Royaume-Uni, tandis que la communauté catholique a coutume de l’appuyer.

16. L’Armée républicaine irlandaise (Irish Republican Army, I.R.A.) est une organisation clandestine paramilitaire. Formée pendant les troubles antérieurs à la division de l’île et illégale au Royaume-Uni comme dans la République d’Irlande, elle n’accepte pas le rattachement de l’Irlande du Nord au premier ni ne reconnaît le régime démocratique de la seconde. Elle a périodiquement lancé des campagnes de terrorisme dans les deux parties de l’Irlande et en Grande-Bretagne. Après 1962, elle ne s’est pas montrée active durant quelques années.

A l’époque visée par les griefs du gouvernement irlandais, soit de 1971 à 1975, presque tous ceux des membres de l’I.R.A. qui vivaient et opéraient en Irlande du Nord se recrutaient au sein de la communauté catholique.

17. Le premier texte destiné à régler les problèmes touchant à l’ordre public et à la sûreté de l’État fut adopté par le parlement d’Irlande du Nord en 1922. Intitulé "loi sur les pouvoirs d’exception des autorités civiles en Irlande du Nord" (Civil Authorities [Special Powers] Act [Northern Ireland], "la loi sur les pouvoirs d’exception"), il revêtait le caractère d’une loi d’habilitation sur la base de laquelle des décrets ont de temps en temps été promulgués et appliqués. Ainsi, un décret antérieur à 1949 prohiba certaines organisations, dont l’I.R.A. En 1950 et 1951, à la suite de raids de celle-ci en Grande-Bretagne et en Irlande du Nord, de nouveaux décrets autorisèrent des mesures de perquisition. En 1956 et 1957, d’autres décrets furent édictés en matière d’internement, de couvre-feu, de procédures spéciales de jugement, de contrôle des armes à feu et explosifs et de restrictions à la liberté de mouvement, afin de combattre une campagne que déclenchait l’I.R.A. Une analyse des décrets no 10, 11-1, 11-2 et 12-1, contestés en l’espèce, figure aux paragraphes 81 à 84 ci-dessous.

18. En raison de la discordance des aspirations des deux communautés, le clivage entre les principaux partis politiques d’Irlande du Nord se fondait d’abord sur leur attitude quant à l’appartenance des six comtés au Royaume-Uni, plutôt que sur des divergences analogues à celles que l’on rencontre d’ordinaire dans le reste du Royaume-Uni et ailleurs. En général la communauté protestante votait pour le parti unioniste, désireux de voir l’Irlande du Nord demeurer intégrée au Royaume-Uni, la communauté catholique pour des candidats préconisant une Irlande unie et indépendante. Étant donnée l’importance respective des deux communautés, cette bipolarisation eut pour résultat inévitable que le parti unioniste, soutenu presque exclusivement par les protestants, possédait en permanence la majorité au parlement d’Irlande du Nord et constitua le gouvernement de la province tout au long des cinquante années qui aboutirent en 1972 à l’instauration de l’administration directe. L’abolition de la représentation proportionnelle au début des années 20 et le découpage des circonscriptions entraînèrent un fort accroissement de la majorité parlementaire. Chose compréhensible, cette situation décevait la communauté catholique.

19. Dès lors, quoique seule une faible minorité de celle-ci ait jamais prêté à l’I.R.A. un concours actif, une proportion bien plus grande n’a cessé d’être mécontente du gouvernement unioniste et des conséquences de la majorité dont il disposait par la force des choses. Les catholiques s’estimaient en butte à diverses discriminations. La Commission Cameron, instituée en mars 1969 par le gouvernement d’Irlande du Nord pour établir un rapport consacré, entre autres, aux causes des troubles de 1968-1969 dans les six comtés (paragraphe 23 ci-dessous), a estimé justifiés beaucoup de leurs griefs, notamment ceux qui concernaient l’attribution de logements, le recrutement dans les services locaux, les limitations au droit de vote sur le plan local et le découpage arbitraire des circonscriptions électorales. De son côté, la Commission européenne des Droits de l’Homme a conclu que l’ensemble du système politique d’Irlande du Nord renfermait à coup sûr un élément de parti pris en faveur de l’une des communautés.

Depuis le partage de l’île, une tension plus ou moins forte a toujours régné entre les deux communautés, bien qu’après le début des années 20 il n’y ait pas eu de troubles comparables par leur ampleur à ceux de ces dernières années.

B. L’évolution de la crise jusqu’en 1969

20. En 1963 apparurent les prémices d’une campagne pour les "droits civiques" de la communauté catholique, campagne visant en gros à éliminer les discriminations susmentionnées.

Dans le même temps, des protestants commencèrent à se livrer de leur côté à des actes de violence. En 1964, une grave émeute se produisit à Belfast à la suite d’une marche de protestants. En mars 1966, plusieurs cocktails Molotov furent lancés sur des écoles et immeubles catholiques. En mai 1966, une organisation s’intitulant Ulster Volunteer Force (U.V.F.), et jusque-là inconnue de la police, publia un communiqué par lequel elle déclarait la guerre à l’I.R.A. et annonçait son intention d’en exécuter tous les membres. Peu après, à Belfast, deux catholiques furent assassinés et deux autres grièvement blessés. Trois protestants affiliés à l’U.V.F. furent accusés de ces agressions et condamnés. De l’avis de la police, l’U.V.F. se composait de cinq ou six personnes seulement; déclarée illégale en juin 1966, elle semble être demeurée passive depuis lors jusqu’en 1969.

Durant cette période, l’I.R.A. ne recourut guère à la violence; après 1962, elle paraît s’être concentrée sur des activités politiques.

21. Tout au long de 1967, le mouvement pour les "droits civiques" de la communauté catholique gagna du terrain. Une première marche en faveur de ces droits eut lieu en août 1968 sans incident, mais en octobre des heurts avec la police et deux jours d’émeute suivirent à Londonderry une marche analogue.

22. Le 22 novembre 1968, le gouvernement d’Irlande du Nord annonça un programme de réformes destiné à répondre aux revendications des catholiques. Le mouvement pour les droits civiques continua néanmoins sa campagne et ses marches. Celles-ci entraînèrent à nouveau des bagarres avec la police et de violents affrontements avec des contre-manifestants protestants armés souvent de massues, de pierres, etc.

23. Les manifestations, troubles et émeutes persistèrent en divers endroits jusqu’en 1969. Au paragraphe 226 de son rapport, présenté au parlement d’Irlande du Nord en septembre 1969, la Commission Cameron exprima l’opinion que des organisations extrémistes protestantes "portaient une lourde part de responsabilité directe dans [certains] désordres (...) ainsi que pour avoir allumé les passions et fomenté l’opposition à des manifestations licites qui sans cela, selon toute probabilité, auraient été paisibles ou du moins n’auraient suscité qu’une opposition mitigée et aisément contrôlable". Elle critiqua en outre la manière dont la police avait fait face à certains troubles.

24. En mars et avril 1969, cinq explosions importantes causées, croit-on, par l’U.V.F. eurent lieu dans des réseaux de distribution d’eau et d’électricité de trois comtés. Des troupes britanniques furent transportées par air dans la province.

Le premier ministre d’Irlande du Nord, dont la politique de réforme déplaisait à nombre de protestants, donna sa démission à la fin d’avril. Quelques jours plus tard, son successeur proclama une amnistie générale en faveur des personnes poursuivies ou condamnées pour des infractions liées aux protestations et manifestations politiques récentes.

25. La tension demeura vive; des troubles inspirés par le fanatisme continuèrent périodiquement jusqu’à la mi-août. Le 12 août 1969, un défilé anniversaire traditionnel protestant déclencha plusieurs journées d’émeutes de grande ampleur à Londonderry, puis à Belfast et en d’autres lieux. Après que 10 civils eurent été tués et 145, ainsi que 4 policiers, blessés, on estima nécessaire d’appeler à l’aide des unités de l’armée britannique.

Les émeutes d’août 1969 dépassaient de loin en gravité tous les événements des années précédentes. Il y eut beaucoup de morts, de blessés et de dégâts, par exemple à Belfast où nombre de maisons et débits de boissons, dont la majorité avaient pour propriétaires ou occupants des catholiques, furent incendiés, détruits ou endommagés.

26. Le premier ministre d’Irlande du Nord convoqua le 18 août une conférence de la paix à laquelle assistèrent des représentants des deux communautés. Le lendemain, les gouvernements britannique et nord-irlandais diffusèrent une déclaration commune réaffirmant, entre autres, leur volonté de réforme pour les six comtés.

En octobre fut annoncé un programme de réformes. Il comprenait la réorganisation de la police et des pouvoirs locaux, des mesures destinées à prohiber la discrimination dans la fonction publique et l’établissement d’une commission des relations intercommunautaires ainsi que d’un service central du logement.

27. Toutefois, la publication d’un rapport gouvernemental sur les attributions et structures de la police de la province provoqua un réflexe brutal dans des milieux protestants. Le 11 octobre, un policier fut tué d’une balle tirée des rangs d’une foule d’émeutiers protestants à Belfast. Il s’agit du premier membre des forces de sécurité à qui les désordres des dernières années aient coûté la vie.

28. L’I.R.A. ne recourut pas de manière marquée à la violence en 1969. A Pâques 1969, elle avait cependant réactivé ses forces, plaçant tous les volontaires en état d’alerte. Elle passe pour avoir gagné beaucoup d’appuis à l’époque en raison des émeutes et d’une de leurs conséquences, une diminution de la confiance des catholiques dans la police.

Vers la fin de l’année, l’I.R.A. se scinda en deux ailes. Depuis quelque temps, il existait en son sein une dissension entre ceux qui espéraient instaurer dans l’ensemble de l’île une sorte de république populaire socialiste et ceux pour qui pareille orientation détournait le mouvement de ses buts habituels. Les traditionalistes se constituèrent en I.R.A. "provisoire" tandis que les adeptes des nouvelles doctrines politiques devinrent l’I.R.A. "officielle". Les deux factions demeurèrent organisées sur le modèle militaire.

C. La situation de 1970 à l’introduction de l’internement le 9 août 1971

29. La situation empira en 1970. Le nombre des explosions recensées par la police bondit de 8 en 1969 à 155 en 1970. Si les loyalistes en causèrent quelques-unes - environ 25, d’après des statistiques citées par la Commission -, nul ne conteste qu’elles étaient pour la plupart l’oeuvre de l’I.R.A. Au total, 23 civils et 2 policiers furent tués au cours de l’année; la police n’imputa aucun de ces décès à des protestants.

30. La campagne terroriste de l’I.R.A. paraît avoir débuté sérieusement en 1970 et avoir consisté, pour l’essentiel, à placer des bombes dans des immeubles et attaquer les forces de sécurité. De leur côté, des loyalistes se livrèrent sans aucun doute à des actes de terrorisme dirigés, dans une large mesure, contre des hommes politiques jugés hostiles à l’unionisme et contre des locaux qui avaient pour propriétaires ou occupants des catholiques, notamment des débits de boissons. De fait, l’U.V.F. revendiqua certaines explosions.

31. Le net accroissement de ce que l’on peut appeler activités de type terroriste ne s’accompagna pas de l’arrêt des troubles intercommunautaires dans les rues: ils continuèrent sporadiquement en 1970, causant la mort de plusieurs personnes.

32. De janvier à juillet 1971, le recours à la violence s’intensifia et se caractérisa par un développement spectaculaire des menées terroristes de l’I.R.A. La police recensa 304 explosions dont 94 pour le seul mois de juillet. Les patrouilles des forces de sécurité essuyèrent de plus en plus souvent des coups de feu et l’on compta pour la première fois des tués parmi les militaires. Au 9 août, 13 militaires, 2 policiers et 16 civils au total avaient péri depuis le début de l’année. En outre, des émeutes graves et prolongées se produisirent dans des secteurs catholiques et protestants.

En dehors d’une explosion qui coûta la vie à un civil, on n’a pas la preuve de décès, ni même de blessures, imputables à des terroristes "loyalistes". Selon les propres estimations approximatives du gouvernement requérant, ces derniers ne provoquèrent que 14 explosions sur 304. De plus, et comme en 1970, ils utilisaient en général des bombes à tuyau, de faible puissance auprès des engins employés par l’I.R.A.

La Commission relève dans son rapport que l’I.R.A. était sans conteste responsable, à l’époque, de la très grande majorité des violences. Le terrorisme "loyaliste" avait décliné; pour autant qu’il existait, rien ne montre qu’il fît partie d’une campagne hautement organisée comparable à celle de l’I.R.A. La Commission conclut que la menace et la réalité du terrorisme grave provenaient presque uniquement de celle-ci.

33. Sur le plan politique, on vit progresser en 1970 et 1971 l’application des réformes annoncées en octobre 1969 (paragraphe 26 ci-dessus). Toutefois, le premier ministre d’Irlande du Nord démissionna en mars 1971. Son successeur proposa en juin une série de nouvelles mesures destinées à offrir aux représentants de la minorité un rôle effectif dans le fonctionnement des pouvoirs publics.

D. Du 9 août 1971 (introduction de l’internement) au 30 mars 1972 (instauration de l’administration directe)

1. La décision d’introduire l’internement

34. C’est dans les circonstances décrites plus haut que le gouvernement d’Irlande du Nord mit en oeuvre, le 9 août 1971, des mesures "extrajudiciaires" de détention et d’internement à l’encontre de terroristes présumés. Du 9 août 1971 au 7 novembre 1972, date du remplacement de certains décrets d’exception, les autorités d’Irlande du Nord se servirent de quatre pouvoirs de ce genre: (i) arrestation aux fins d’interrogatoire pendant quarante-huit heures (décret no 10); (ii) arrestation et garde à vue (décret no 11-1); (iii) détention d’un individu arrêté (décret no 11-2); (iv) internement (décret no 12-1). Un aperçu de l’usage de ces pouvoirs et des procédures correspondantes figure aux paragraphes 81-84 ci-dessous.

35. Depuis quelque temps, presse et hommes politiques débattaient abondamment de la possibilité de l’internement. En outre, une pression croissante en faveur de l’introduction de ce dernier s’exerçait au sein de la communauté protestante; dans les premiers mois de 1971, on avait assisté à des manifestations dirigées contre le premier ministre d’alors, en raison de l’inertie prétendue de son gouvernement devant la menace de l’I.R.A.

La décision d’instaurer une politique de détention et d’internement fut prise le 5 août 1971 par le gouvernement d’Irlande du Nord à l’issue d’une réunion qu’il avait tenue à Londres avec celui du Royaume-Uni. Auparavant, la question avait été examinée au plus haut niveau en Irlande du Nord et de fréquentes consultations avaient eu lieu entre les deux gouvernements.

Dans la seconde moitié de juillet 1971, les forces de sécurité avaient intensifié, apparemment à titre d’ultime moyen d’éviter d’introduire l’internement, leurs opérations contre les personnes soupçonnées de terrorisme. Elles avaient exécuté des perquisitions et détenu aux fins d’interrogatoire ceux qui, croyait-on, occupaient une position clé dans l’I.R.A. Elles avait arrêté quelque 90 individus, mais sans résultat appréciable. Avant août 1971, les renseignements recueillis par la police n’avaient donné qu’une image très générale de l’organisation de l’I.R.A.

2. Les motifs de la décision d’introduire l’internement

36. La campagne de violence de l’I.R.A. avait atteint vers le milieu de 1971 des proportions inégalées; telle fut manifestement la cause profonde de la décision d’user des pouvoirs "extrajudiciaires".

Le gouvernement défendeur a énoncé trois raisons principales à l’appui de cette décision. Tout d’abord, les autorités estimaient que les procédures normales d’enquête et de poursuites étaient devenues insuffisantes pour combattre les terroristes de l’I.R.A.; à leurs yeux, on ne pouvait plus compter sur les seules juridictions pénales de droit commun pour rétablir la paix et l’ordre par des moyens juridiques. Second motif avancé, en liaison étroite avec le premier: l’ampleur des manoeuvres d’intimidation. Sauf aveu recevable en justice ou témoignage de la police ou de l’armée, elles empêchaient fréquemment de se procurer assez de preuves pour garantir la condamnation d’un terroriste notoire de l’I.R.A. De surcroît, le déroulement des enquêtes de police se trouvait grandement gêné par l’emprise de l’I.R.A. sur certaines zones "interdites", à savoir des bastions catholiques où les terroristes, à la différence de la police, pouvaient opérer dans une tranquillité relative. En troisième lieu, la perméabilité de la frontière entre les six comtés et la République créait des problèmes de contrôle.

Outre ces trois raisons "de sécurité", gouvernement d’Irlande du Nord et gouvernement du Royaume-Uni ne nourrissaient nul espoir de se concilier les terroristes par des moyens politiques, le programme de réformes inauguré en 1969 n’ayant pas réussi à stopper la violence.

Les autorités en arrivèrent donc à conclure qu’il fallait instaurer un système de détention et d’internement des personnes soupçonnées d’activités terroristes graves, mais contre lesquelles on ne pouvait produire assez de preuves devant les tribunaux. On y voyait une mesure temporaire ayant pour but primordial de briser l’influence de l’I.R.A. Elle donnerait, pensait-on, un répit propre à permettre aux réformes politiques et sociales déjà en vigueur de porter tous leurs fruits.

3. Qui arrêter, détenir et interner?

37. La possibilité d’interner les loyalistes avait été discutée à un stade préparatoire. Les forces de sécurité avaient connaissance d’activités terroristes "loyalistes" en 1971 et de quelques extrémistes protestants, considérés par elles comme des "trublions", qu’elles suspectaient de se livrer sinon au terrorisme au sens strict, du moins à la violence et à l’intimidation. A l’époque, elles ne jugeaient pourtant pas qu’il y eût là un danger sérieux. La police et l’armée ne disposaient alors, disait-on, d’aucun indice montrant qu’une organisation autre que l’I.R.A. eût commis des attentats à la bombe et des meurtres pendant les derniers mois.

La menace pour la paix et l’ordre, croyait-on, résidait en réalité dans le terrorisme de l’I.R.A. car il avait atteint un niveau inégalé et revêtait le caractère d’une campagne très structurée, politiquement orientée et vouée à détruire l’État. L’activité terroriste protestante, dirigée pour l’essentiel contre la communauté catholique et non contre l’État et les forces de sécurité, était plutôt considérée par les autorités comme occasionnelle, d’envergure infime par comparaison et beaucoup moins organisée.

38. Durant les semaines antérieures à l’introduction de l’internement, la police, en consultation avec l’armée, dressa des listes de gens à arrêter. Elles englobaient non seulement des terroristes présumés de l’I.R.A., mais aussi des individus soupçonnés d’avoir soit des rapports ou liens avec elle, soit même, dans quelques cas, des renseignements sur des tiers qui en entretenaient. Il était entendu que l’I.R.A. constituerait la cible de l’entreprise.

4. L’opération Demetrius

39. Le lundi 9 août 1971 à partir de 4 h. du matin, l’armée, assistée parfois de policiers servant de guides, lança une opération pour appréhender les 452 personnes dont le nom figurait sur la liste définitive. Au bout du compte, elles procédèrent à environ 350 arrestations en vertu des décrets d’exception. Les intéressés furent emmenés dans les trois centres régionaux de détention créés pour les accueillir pendant quarante-huit heures: le Magilligan Weekend Training Centre, dans le comté de Londonderry, le Ballykinler Weekend Training Centre, dans celui de Down, et le Girdwood Park Territorial Army Centre, à Belfast. Ils y furent tous interrogés par des membres de la Royal Ulster Constabulary (R.U.C.). 104 d’entre eux recouvrèrent leur liberté dans les quarante-huit heures. Ceux qu’il fallait détenir furent transférés à Belfast, à bord du navire-prison "Maidstone" ou à la prison de la Crumlin Road. Auparavant, douze individus furent envoyés dans un ou des centres non identifiés pour un "interrogatoire poussé" qui dura plusieurs jours.

Ainsi que le relève la Commission, l’opération Demetrius avait un caractère global et non sélectif; elle ne visait pas des particuliers, mais l’I.R.A. tout entière comme organisation. On admet en général qu’en raison de son ampleur et de sa rapidité, quelques personnes furent arrêtées ou même détenues sur la base de renseignements insuffisants ou inexacts.

5. Après l’opération Demetrius

40. Dès le 9 août 1971 à 11 h. 15 du matin, le premier ministre d’Irlande du Nord annonça au public l’introduction de l’internement. Il déclara notamment:

"L’Armée républicaine irlandaise (...) est la cible principale de l’opération. Elle constitue le danger actuel, mais nous n’hésiterons pas à prendre des mesures énergiques contre tout autre individu ou organisation qui causerait pareil danger à l’avenir."

41. Les arrestations continuèrent pendant le reste de l’année, touchant tantôt des personnes de la liste susmentionnée, tantôt de nouveaux suspects.

Les trois centres régionaux de détention fermèrent en août 1971, peu après l’achèvement de l’opération Demetrius, mais en septembre et octobre on ouvrit dans une caserne de Holywood, Palace Barracks (comté de Down), à Girdwood Park (Belfast), à Gough (comté d’Armagh) et à Ballykelly (comté de Londonderry) des centres de la police pour y détenir et interroger les individus arrêtés en vertu des décrets d’exception.

42. L’introduction de l’internement provoqua une violente réaction de la communauté catholique et de l’I.R.A. De graves émeutes éclatèrent à Belfast et ailleurs, coups de feu et attentats à la bombe se multiplièrent et d’une manière générale la situation en matière de sécurité se dégrada rapidement. La minorité s’éloigna davantage encore des autorités et des forces de sécurité; l’I.R.A. gagna de nouveaux appuis en son sein.

43. Quoique étonnés par l’ampleur de la réaction, les gouvernements d’Irlande du Nord et du Royaume-Uni persistèrent à chercher à progresser dans le domaine politique. A Londres, le ministre de l’intérieur affirma en septembre 1971 la volonté de son gouvernement de veiller à ce que la population catholique de la province se vît garantir en permanence un rôle actif dans la marche des affaires publiques. Le même mois, les premiers ministres du Royaume-Uni, d’Irlande du Nord et de la République se réunirent en Angleterre. En octobre, le gouvernement de Belfast communiqua des offres destinées à associer l’opposition au pouvoir, mais les représentants politiques de la communauté catholique les jugèrent inacceptables et rien n’en sortit.

44. Ni l’internement ni les initiatives politiques n’enrayèrent le recours à la violence. Au contraire, le nombre des morts, explosions et coups de feu recensés chaque mois par la police dépassa d’août à décembre 1971 celui que l’on avait constaté de janvier à juillet; on compta au total 146 tués, à savoir 47 membres des forces de sécurité et 99 civils, 729 explosions et 1.437 fusillades.

45. Hormis des émeutes et une petite campagne d’attentats à la bombe contre des débits de boissons, il paraît y avoir eu en 1971 peu de violences graves du côté protestant. La police attribua aux loyalistes un seul décès d’août à la fin de l’année, l’assassinat d’un protestant en septembre. En revanche, les manoeuvres d’intimidation tendant à contraindre des membres de la communauté adverse à quitter leur domicile semblent s’être répandues dans les deux camps, mais elles visaient principalement les catholiques d’après les statistiques officielles.

46. Chez les protestants, l’intensification de la violence à l’époque fit naître des associations de défense et groupes de vigilance qui finirent par se fondre, vers le mois de septembre 1971, pour former l’Ulster Defence Association (U.D.A.). Celle-ci ne se montra pas dans les rues jusqu’au printemps 1972. On assista aussi aux prémices d’un phénomène qui devait gagner en importance par la suite: de grands défilés, bien préparés, d’organisations loyalistes (paragraphe 51 ci-dessous). Aux yeux de la police, ces dernières et en particulier l’U.D.A. revêtaient un caractère surtout politique et ne s’adonnaient pas à la violence proprement dite.

47. Au début de 1972, la vague de violence demeura plus haute, en dépit d’un certain recul, qu’à aucun moment avant le 9 août 1971. Le 30 janvier 1972, 13 personnes périrent sous les balles de l’armée au cours de désordres à Londonderry, ville à prédominance catholique. L’incident valut encore à l’I.R.A. de nouveaux appuis dans la communauté catholique.

Pendant le premier trimestre 1972 on enregistra 87 tués, dont 27 membres des forces de sécurité. Deux assassinats perpétrés en mars, ceux d’un protestant et d’un catholique, furent les seules morts imputées à des loyalistes. 421 explosions, attribuées à l’I.R.A. dans leur immense majorité, marquèrent la même période.

48. D’août 1971 au 30 mars 1972, il y avait eu en Irlande du Nord 1.130 explosions de bombe et bien plus de 2.000 cas d’emploi d’armes à feu; les tués se chiffraient à 158 civils, 58 militaires et 17 policiers, les blessés à 2.505 civils, 306 militaires et 107 membres de la R.U.C.

Durant ces mois, détentions et internements continuèrent d’augmenter; à la fin de mars 1972 plus de 900 personnes, toutes soupçonnées de rapports avec l’I.R.A., se trouvaient ainsi privées de leur liberté. En même temps on persistait à utiliser, contre protestants et catholiques, les procédures ordinaires du droit pénal chaque fois que l’on croyait disposer d’assez de preuves pour justifier une condamnation; du 9 août 1971 au 31 mars 1972, plus de 1.600 individus se virent accuser d’infractions "de type terroriste".

49. Devant l’aggravation de la situation, le gouvernement de Londres estima en mars 1972 qu’il lui fallait assurer lui-même le respect de l’ordre public (law and order) en Irlande du Nord si l’on voulait y espérer le moindre progrès politique. Comme le gouvernement de la province jugeait cette décision inacceptable, on annonça le 24 mars que le régime de l’administration directe (direct rule) par Westminster allait être instauré en toute matière, et non pas dans le seul domaine du respect de l’ordre public.

Adoptée par le parlement du Royaume-Uni, la loi de 1972 édictant des dispositions transitoires pour l’Irlande du Nord (Northern Ireland [Temporary Provisions] Act) entra en vigueur le 30 mars 1972. Elle prévoyait que les autorités du Royaume-Uni exerceraient pour un temps les pouvoirs du parlement et du gouvernement des six comtés. Elle habilitait la Reine à légiférer en son Conseil à la place du parlement de Belfast, qu’elle suspendait. En ce qui concerne l’exécutif, elle transférait les attributions du gouvernement local au secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord. Il s’agissait d’un nouveau poste créé pour la circonstance; son titulaire, membre du gouvernement de Londres, était responsable devant le parlement du Royaume-Uni. Promulguée pour un an, la loi fut prorogée par la suite.

E. Du 30 mars 1972 (établissement de l’administration directe) au 5 février 1973 (première détention de loyalistes)

50. En assumant l’administration directe, le gouvernement du Royaume-Uni déclara que l’un de ses objectifs essentiels consistait à mettre fin à l’internement prévu par la loi sur les pouvoirs d’exception et à étudier les moyens de se passer des pouvoirs qu’elle instituait. Le 7 avril 1972, le secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord annonça l’élargissement immédiat de 47 internés et de 26 détenus. A la mi-mai, 259 personnes avaient été relâchées. La décision de renoncer peu à peu à l’internement ne découlait pas d’un recul de la vague de violence; elle avait pour but d’ouvrir la voie à des progrès politiques en diminuant la tension, à titre de premier pas vers la réconciliation.

Sur le plan politique, le Royaume-Uni cherchait à instaurer en Irlande du Nord un régime équitable acceptable pour les deux communautés.

51. Établissement de l’administration directe et mesures de mise en liberté suscitèrent chez les protestants amertume et consternation. Le chef de l’un des mouvements loyalistes extrémistes lança aussitôt une grève de deux jours qui connut un grand succès.

Des manifestations de rues et des marches paraissent avoir débuté peu après le 30 mars 1972 à l’initiative de l’U.D.A. Celle-ci était organisée sur une base quasi militaire. Ses membres, dont on estimait que le nombre se situait entre 20.000 et 30.000, se décernaient des grades. Elle les employait à dresser des barricades, barrer des routes et, d’une manière générale, bouleverser la vie de la population. Ils défilaient en masse dans le centre de Belfast et ailleurs; beaucoup d’entre eux étaient masqués, endossaient une espèce d’uniforme et, à l’occasion, exhibaient des armes telles que bâtons et gourdins, mais ces défilés semblent avoir rarement conduit à des violences physiques. Quoiqu’il fût illicite de barrer des routes, revêtir un uniforme ou porter des armes offensives, les forces de sécurité n’essayèrent pas d’arrêter ceux qui participaient aux manifestations de l’U.D.A., de peur de déclencher des émeutes d’envergure. De même, elles ne se servirent jamais des pouvoirs "extrajudiciaires" de détention et d’internement, contre des catholiques ou des protestants, pour combattre de telles infractions.

Selon le gouvernement défendeur, on étudia la possibilité d’interdire l’U.D.A., mais on décida que tout bien pesé cela n’offrirait pas d’utilité, ne fût-ce que parce que la majorité de ses adhérents ne se livraient pas à la violence. La composition de l’U.D.A. passe pourtant d’ordinaire pour avoir coïncidé, au moins jusqu’à un certain point, avec celles de factions extrémistes, plus petites et militantes, qui étaient illégales, dont l’U.V.F. (paragraphe 20 ci-dessus).

52. Cette phase de la crise vit aussi des loyalistes construire des barricades et continuer d’intimider les catholiques, problème qui prit une acuité particulière dans l’été de 1972. Des troubles graves éclatèrent dans des secteurs protestants en septembre et octobre 1972: des terroristes "loyalistes" échangèrent des coups de feu avec les forces de sécurité. Les émeutes d’octobre cessèrent quand l’U.D.A. eut ordonné l’arrêt des heurts avec ces forces.

53. Après l’établissement de l’administration directe, le terrorisme "loyaliste" connut un net développement marqué notamment par quelques attentats à la bombe, la constitution de gros stocks d’armes et de munitions et, surtout, des assassinats inspirés par le fanatisme.

Ces derniers, décrits par le gouvernement défendeur comme le trait saillant des violences "loyalistes" depuis 1972, commencèrent d’atteindre un niveau inquiétant au printemps de 1972. Beaucoup de leurs victimes semblent avoir été choisies au hasard, du seul fait de leur qualité de membres de l’autre communauté ou de leurs liens avec elle. Des enlèvements et tortures accompagnèrent parfois les meurtres aveugles de ce type. Si les deux camps consommèrent de tels assassinats, on estime en général que les protestants en perpétrèrent plus que les catholiques. La police avait du mal à repérer les coupables. En particulier, les témoins hésitaient à se manifester et subissaient des manoeuvres d’intimidation. Aussi créa-t-on, en août 1972, un système de communications téléphoniques confidentielles permettant de fournir des renseignements aux forces de sécurité sous le couvert de l’anonymat.

54. Nonobstant l’accroissement sensible du terrorisme "loyaliste", on continua d’imputer à l’I.R.A. la grande majorité des actes graves de violence de cette période (paragraphe 61 ci-dessous). Malgré l’arrêt des mesures d’internement, le niveau du terrorisme de l’I.R.A. ne baissa en aucune manière. On assista au contraire, de mars à la fin de mai, à une hausse constante du nombre des explosions, des coups de feu et des pertes essuyées par les forces de sécurité. Toutefois l’I.R.A. "officielle", qui s’était moins adonnée à la violence que les "provisoires", proclama le 29 mai 1972 une trêve qu’elle a respectée dans l’ensemble depuis lors. A son tour, l’I.R.A. "provisoire" en annonça une le 22 juin à compter du 26, mais elle l’annula dès le 9 juillet à la suite d’un incident né d’une controverse entre l’U.D.A. et des catholiques au sujet de l’allocation d’appartements dans une cité de Belfast.

55. Après la rupture de la trêve, la campagne de l’I.R.A. "provisoire" reprit de plus belle. Rien qu’en juillet 1972 périrent 21 membres des forces de sécurité et 74 civils; il y eut de surcroît près de 200 explosions et de 2.800 cas d’emploi d’armes à feu. Il s’agit là des chiffres les plus élevés jamais atteints en un mois pendant toute la crise jusqu’à la fin de 1974. On attribua aux loyalistes 18 de ces décès et 2 seulement de ces explosions.

56. Devant la montée de la marée de violence, le gouvernement du Royaume-Uni résolut de rétablir la présence des forces de sécurité dans les zones "interdites". Une opération de grande envergure, "Motorman", se déclencha le 31 juillet à 4 h. du matin; on en avait dûment averti la population civile au préalable.

Même après cette opération, la police resta hors d’état de jouer un rôle efficace dans les quartiers catholiques; il demeura plus aisé pour elle de pénétrer dans les secteurs protestants et elle n’y courait pas autant de risques d’agression. L’armée intervint à titre principal, pour s’acquitter des tâches de la police, là où prédominait la communauté minoritaire.

57. Quoique encore haute, la vague de violence reflua immédiatement. En août, septembre et octobre on compta en tout quelque 2.200 cas d’emploi d’armes à feu, contre 2.800 en juillet; la moyenne mensuelle des décès fut inférieure de plus de moitié à celle de juillet et le nombre des explosions décrut peu à peu.

Selon le gouvernement défendeur, la persistance de ce déclin progressif s’expliquait en partie par l’instauration, en novembre 1972, d’un système révisé de détention des terroristes.

Dans les mois qui avaient suivi l’établissement de l’administration directe - y compris juillet, le pire d’entre eux - il n’y avait plus eu d’ordonnances d’internement et presque pas de nouvelles détentions. A partir de septembre, après l’avortement de la tentative de cessez-le-feu, le nombre des ordonnances de détention - qui, comme auparavant, frappaient uniquement des suspects de l’I.R.A. – augmenta cependant que s’espaçaient les libérations, mais on ne lança pas d’opération d’envergure pour détenir ou interner derechef des individus.

58. Le geste politique consistant à mettre en veilleuse l’internement n’avait pas suscité la réaction positive que l’on espérait de l’I.R.A.; au contraire, la violence avait atteint un niveau inégalé. En outre, les autorités estimaient qu’en raison de plusieurs circonstances, dont l’intimidation des témoins en puissance et la difficulté de traduire les meneurs en justice, les procédures de droit commun continuaient à se prêter mal à la lutte contre le terrorisme de l’I.R.A.

Le gouvernement du Royaume-Uni acquit ainsi la conviction qu’il fallait trouver des moyens inédits de séparer les terroristes notoires du gros de la population. Le 21 septembre 1972, il annonça qu’il allait charger une commission, qu’il constitua en octobre sous la présidence de Lord Diplock,

- de rechercher "comment aménager l’administration de la justice en Irlande du Nord pour combattre de manière plus efficace les organisations terroristes en obligeant à rendre des comptes, par d’autres méthodes qu’un internement décidé par l’exécutif, les individus impliqués dans des activités terroristes, en particulier ceux qui les mont(aient) et dirige(aient) sans nécessairement s’y mêler en personne";

- "de formuler des recommandations".

Sans attendre le rapport de la Commission Diplock, le gouvernement mit en vigueur le 7 novembre 1972, en vertu de la loi édictant des dispositions transitoires (paragraphe 49 ci-dessus), l’ordonnance de 1972 sur la détention des terroristes en Irlande du Nord (Detention of Terrorists [Northern Ireland] Order 1972, "l’ordonnance sur les terroristes"). De caractère temporaire, elle abrogeait les décrets d’exception no 11-2 (détention) et 12-1 (internement); elle instaurait à leur place, avec des garanties procédurales supplémentaires tendant à protéger les intéressés, un nouveau système de "garde à vue" (interim custody) et de détention des personnes soupçonnées de tremper dans des activités terroristes. Elle laissait subsister les décrets no 10 et 11-1 (arrestation). Des précisions la concernant figurent aux paragraphes 85 à 87 ci-dessous.

59. Présenté au parlement du Royaume-Uni en décembre 1972, le rapport de la Commission Diplock traitait des exigences minimales d’une procédure judiciaire, des conséquences de l’intimidation, d’éventuelles modifications des règles de preuve et de la nécessité de détentions sans jugement. Il déclarait notamment:

"La crainte de l’intimidation est très répandue et justifiée. Jusqu’à ce que l’on puisse la dissiper et sauvegarder les témoins et leur famille, on ne saurait se passer de l’utilisation, par l’exécutif, de certaines méthodes extrajudiciaires de détention des terroristes."

Sur la base des éléments recueillis par elle-même, la Commission européenne des Droits de l’Homme considère que les conclusions de la Commission Diplock quant au niveau de l’intimidation se justifiaient dans l’ensemble.

60. Le gouvernement défendeur a mentionné une cause supplémentaire du déclin de la violence (paragraphe 57 ci-dessus): le programme intensif de consultations lancé par lui avec les partis politiques d’Irlande du Nord au sujet du statut futur de la province. Commencées en juillet et août 1972, ces consultations se prolongèrent durant les dernières semaines de 1972 et les premiers mois de 1973. En dehors des mesures adoptées en matière de sécurité, le gouvernement du Royaume-Uni persévéra donc à mettre l’accent, comme depuis l’établissement de l’administration directe, sur la recherche d’une solution politique de la crise (paragraphe 50 ci-dessus).

61. Le reflux graduel de la vague de violence se confirma jusqu’à la fin de cette phase. En janvier 1973, le nombre des morts et explosions tomba plus bas, à une légère exception près, que pour aucun mois postérieur à l’introduction de l’internement. Malgré ce recul général, les activités militantes et terroristes de loyalistes continuèrent à se développer.

Du 1er avril 1972 au 31 janvier 1973, il y eut 398 tués dont 72 attribués à des loyalistes. Ce total comprenait 123 membres des forces de sécurité, abattus dans leur grande majorité par l’I.R.A., pensait-on, et un nombre égal de victimes d’assassinats inspirés par le fanatisme ("factional or sectarian assassinations"). On imputa 69 de ces assassinats à des loyalistes et 34 à l’I.R.A.; on ne réussit pas à déterminer à qui incombait la responsabilité des 20 autres.

De leur côté, les explosions se montèrent à 1.141; peu d’entre elles - par exemple 29 sur 691 du 1er juillet 1972 au 31 janvier 1973 - passèrent pour l’oeuvre de loyalistes.

L’accroissement de l’activisme protestant ressortit aussi des statistiques relatives aux cas d’intimidation, aux armes et munitions récupérées et aux poursuites engagées pour des "infractions de type terroriste". Ainsi, du 31 juillet 1972 au 31 janvier 1973 furent poursuivies de la sorte 640 personnes, à savoir 402 catholiques et 238 protestants; 45 d’entre elles - 24 protestants, dont 16 pour le seul mois de janvier, et 21 catholiques - se virent accusées de meurtre ou tentative de meurtre.

62. La police mettait le terrorisme "loyaliste" sur le compte d’organisations extrémistes protestantes parmi lesquelles l’U.V.F. Elle jugeait que les effectifs et les menées terroristes de celle-ci avaient augmenté depuis 1972, après une période de léthargie relative consécutive à sa campagne d’attentats à la bombe de 1969 (paragraphes 24 et 30 ci-dessus). Elle la tenait pour bien armée et structurée. D’une manière générale, elle disposait vers le milieu de 1972 d’assez bonnes indications sur l’identité des protestants qui se livraient à la violence, mais il arriva en 1972 que l’on ne réussît pas à se procurer des preuves suffisantes pour les déférer aux juridictions pénales ordinaires. Néanmoins, aucune des mesures "extrajudiciaires" prises de l’établissement de l’administration directe au 5 février 1973 (paragraphe 64 ci-dessous) ne frappa l’un d’entre eux.

63. Les violences loyalistes demeurèrent pourtant de loin plus limitées que celles de l’I.R.A. "provisoire" qui, comme le révèlent les chiffres déjà cités, resta responsable du gros des méfaits terroristes constatés.

Aux yeux du gouvernement défendeur et de la Commission, elles ne s’en distinguaient pas seulement par leur volume. Elles consistaient surtout en manoeuvres d’intimidation et en assassinats inspirés par le fanatisme, tandis que l’I.R.A. perpétrait en outre des agressions contre des membres des forces de sécurité et des attentats à la bombe dans des lieux publics. Ainsi que l’indique le paragraphe 37 ci-dessus, les diverses organisations s’adonnant au terrorisme différaient de surcroît d’un camp à l’autre par leur nature, leurs buts et leurs antécédents. L’examen du dossier porte à croire que les groupes terroristes "loyalistes" avaient à l’époque moins de cohésion que l’I.R.A. Il existait au sein des forces de sécurité une tendance, que la Commission estime justifiée à beaucoup d’égards, à considérer les terroristes "loyalistes" comme des "délinquants" ou "voyous" et l’I.R.A. comme l’adversaire "terroriste" organisé. Les chances de recueillir assez de preuves recevables pour intenter des poursuites pénales leur paraissaient meilleures, semble-t-il, pour les suspects loyalistes que pour ceux de l’I.R.A. D’après la Commission, pareille attitude n’avait rien de surprenant puisque la police continuait à ne pouvoir jouer son rôle normal dans les quartiers catholiques et que la campagne de l’I.R.A. revêtait un caractère plus ample et méthodique.

Enfin, les statistiques mentionnées au paragraphe 61 ci-dessus montrent que les autorités combattaient chacun des deux camps en opérant des perquisitions, en récupérant des armes et en ouvrant des poursuites pénales.

64. Du 30 mars au 7 novembre 1972 il n’y eut pas de nouvelles ordonnances d’internement, mais on estima nécessaire de prescrire 107 détentions en vertu du décret no 11-2. A cette dernière date, on avait relâché 628 internés et 334 détenus; il en restait respectivement 167 et 119. De l’entrée en vigueur de l’ordonnance sur les terroristes au 31 janvier 1973, on décida 166 gardes à vue et 128 détentions; on élargit 94 personnes.

65. A propos de la période du 30 mars 1972 au 5 février 1973, la Commission relève dans son rapport qu’après l’établissement de l’administration directe les pouvoirs "extrajudiciaires" paraissent avoir joué sur une base plus sélective et, en gros, selon les critères que voici:

(i) on les exerçait contre les seules personnes soupçonnées de tremper dans des menées terroristes graves et organisées;

(ii) on n’y recourait qu’à titre d’"ultime ressource", c’est-à-dire dans l’unique hypothèse où l’on manquait de preuves suffisantes pour motiver des poursuites judiciaires;

(iii) en règle générale, on ne les utilisait pas contre un individu au sujet d’infractions dont l’avait acquitté un tribunal, pourvu que l’on eût pu fournir à ce dernier l’ensemble des preuves pertinentes.

66. Au début de février 1973, un soldat britannique périt d’un coup de feu dans un quartier protestant de Belfast. Peu après, le 5 février 1973, deux ordonnances de garde à vue furent prises contre des loyalistes, les premiers à qui on ait appliqué les pouvoirs "extrajudiciaires". Selon le gouvernement requérant, l’acte dont on suspectait l’un d’entre eux - un attentat à la bombe contre un autobus, dont l’U.V.F. avait revendiqué d’emblée la responsabilité - avait indigné le public et dicté ainsi la décision d’"interner" le premier terroriste protestant présumé. Cette décision elle-même avait donné lieu à des discussions entre le secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord, le général commandant en chef les forces britanniques de la province et de hauts fonctionnaires. La Commission note que les autorités supérieures compétentes reconnurent que la détention de loyalistes se répercuterait sur la situation dans le domaine de la sécurité; elle admet que le risque de s’attirer en réaction une intense flambée de violence protestante était manifestement très réel.

Avant février 1973, semble-t-il, on n’avait jamais recommandé au secrétaire d’État la détention ou l’internement de loyalistes.

F. Après le 5 février 1973

67. D’après le gouvernement requérant, l’emploi des pouvoirs "extrajudiciaires" contre des loyalistes déclencha du côté de l’U.D.A. des menaces massives. D’une manière générale, on peut pourtant affirmer qu’après février 1973 la vague de violence resta la même qu’auparavant, tout en se plaçant à un niveau un peu inférieur à celui de 1972. L’I.R.A. "provisoire" continua de commettre le gros des actes de terrorisme, à savoir la majorité des attentats à la bombe et des coups de feu contre les forces de sécurité, les loyalistes la plupart des assassinats inspirés par le fanatisme.

Du 1er février 1973 au 31 octobre 1974, la police recensa 403 morts dont 116, croyait-elle, tués par des protestants. Sur les 145 meurtres "factieux ou sectaires" enregistrés, elle en attribua 95 à des loyalistes et 40 à l’I.R.A.; elle ne put déceler l’origine des 10 autres. Pendant ces vingt-deux mois, les explosions descendirent à moins de 1.600 - dont environ 330 imputées à des loyalistes - contre à peu près 1.400 pour la seule année 1972. De leur côté, les cas d’emploi d’armes à feu tombèrent de 10.628 à 7.112, mais on vit se multiplier ceux qui avaient un caractère punitif, par exemple les "exécutions" et les broyages de rotule ("knee-cappings").

68. Le 8 août 1973 entra en vigueur la loi sur l’état d’urgence en Irlande du Nord (Northern Ireland [Emergency Provisions] Act 1973, "la loi sur l’état d’urgence"). Inspirée principalement par les recommandations de la Commission Diplock (paragraphes 58-59 ci-dessus), elle abrogeait la loi de 1922 sur les pouvoirs d’exception, les décrets no 10 et 11-1 et l’ordonnance de 1972 sur les terroristes tout en maintenant en substance les procédures de cette dernière. En bref, les pouvoirs "extrajudiciaires" qu’elle instaurait étaient (i) l’arrestation et la détention pendant 72 heures, (ii) la garde à vue pendant 28 jours et (iii) la détention (pour plus de détails, cf. les paragraphes 88-89 ci-dessous). Ils valaient pour un an, sauf renouvellement. La loi traitait aussi de la répression judiciaire d’infractions énumérées en annexe et qui, pour la plupart, consistaient en actes de violence. L’une de ses dispositions, l’article 6, se trouve mentionnée au paragraphe 136 ci-dessous.

69. Du 1er février 1973 au 31 octobre 1974, on compta 99 ordonnances de garde à vue contre des protestants et 626 contre des catholiques; le nombre des catholiques détenus ne cessa de dépasser largement celui des protestants. Peu avant Noël 1973, il y eut 65 élargissements dont 63 de catholiques.

70. Pendant la même période, 2.478 personnes se virent inculpées d’infractions "de type terroriste": 1.042 protestants, 1.420 catholiques et 16 militaires. Parmi elles figuraient 60 protestants et 66 catholiques accusés de meurtre. En outre, on opéra des perquisitions et récupéra des armes dans les deux camps.

71. Si le recours à la violence diminua en 1973 et 1974, les progrès furent assez irréguliers dans le domaine politique. En mars 1973, le gouvernement du Royaume-Uni publia un livre blanc formulant des propositions relatives à l’avenir constitutionnel des six comtés. Elles envisageaient un nouveau pouvoir régional avec participation, au niveau du "cabinet", de membres de chacune des deux communautés. Une loi de 1973 décida qu’une Assemblée d’Irlande du Nord serait élue avant le vote de la législation constitutionnelle principale. Le scrutin se déroula le 30 juin 1973, à la proportionnelle pour assurer une représentation équitable des catholiques. Sur les 78 élus, 51 étaient favorables au projet de statut bien que les partis protestants extrémistes l’eussent combattu dans leur campagne.

72. Les propositions du livre blanc furent incorporées dans la loi sur le statut de l’Irlande du Nord (Northern Ireland Constitution Act 1973), promulguée en juillet 1973. Elle dotait l’Assemblée de certaines attributions législatives et elle établissait un exécutif. Elle créait aussi une Commission consultative permanente des droits de l’homme, chargée de conseiller le secrétaire d’État. Elle précisait en outre que toute législation adoptée par l’Assemblée serait nulle si elle introduisait une discrimination fondée sur les convictions religieuses ou opinions politiques; de plus, elle rendait expressément illégale pareille discrimination de la part des autorités publiques.

Les clauses concernant les pouvoirs législatifs et exécutifs exigeaient le vote, par le parlement du Royaume-Uni, d’une ordonnance de délégation (Devolution Order). Approuvée le 19 décembre 1973, elle entra en vigueur le 1er janvier 1974; elle reposait sur le principe d’un "partage du pouvoir" entre les deux communautés et marqua, pour un temps, la fin de l’administration directe.

73. L’exécutif assuma ses fonctions le 1er janvier 1974. Pour la première fois, un gouvernement d’Irlande du Nord comptait des représentants de la minorité comme de la majorité, mais sa vie se révéla éphémère. En mai 1974, des groupes protestants extrémistes organisèrent de concert une grève politique qui entraîna sa chute et le retour à l’administration directe par Westminster. Le 29 mai, la Reine prit en son Conseil privé, sur la base de la loi précitée de 1973, une ordonnance prorogeant pour quatre mois l’Assemblée d’Irlande du Nord.

Le 17 juillet 1974, le parlement du Royaume-Uni adopta une loi (Northern Ireland Act 1974) destinée à fixer de manière transitoire le statut de six comtés. Elle suspendait les fonctions de ladite Assemblée, habilitait la Reine à légiférer en son Conseil privé, ajournait la nomination d’un exécutif et plaçait les départements ministériels de la province sous l’autorité du secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord.

74. En 1974, le gouvernement du Royaume-Uni créa la Commission Gardiner, chargée de rechercher quelles dispositions et quels pouvoirs, compatibles avec le respect des libertés et des droits de l’homme dans toute la mesure où les circonstances s’y prêtaient, étaient nécessaires à la lutte contre le terrorisme et la subversion en Irlande du Nord, notamment en matière d’administration de la justice, d’étudier le jeu de la loi de 1973 sur l’état d’urgence et de formuler des recommandations.

Soumis au parlement du Royaume-Uni en janvier 1975, le rapport de la Commission Gardiner se livrait à un examen critique des procédures pénales judiciaires, des actes liés au terrorisme et déjà érigés, ou à ériger, en infractions, des pouvoirs des forces de sécurité, de l’état des prisons, des catégories spéciales de détenus et de la détention. Il relevait sur ce dernier point, au paragraphe 143:

"(...) Nous possédons des preuves détaillées pour 482 cas d’intimidation de témoins entre le 1er janvier 1972 et le 31 août 1974; il doit y en avoir bien davantage. Les civils témoins de meurtres et autres infractions terroristes ont trop peur pour consentir à une déclaration quelconque ou, après en avoir fait une qui désigne le coupable, se refusent absolument à déposer en justice. La fréquence des meurtres et des broyages de rotule ne rend la chose que trop compréhensible."

Tout en présentant certaines recommandations sur la détention et les procédures de détention en vigueur, la Commission Gardiner concluait aux paragraphes 148 et 149:

"Après mûre et anxieuse réflexion, nous estimons que la détention ne saurait subsister comme politique à long terme. A court terme, elle offre peut-être un moyen d’endiguer la violence, mais son emploi a pour conséquence durable de nuire à la vie collective, de développer dans de larges milieux un sentiment de lésion et d’injustice, d’embarrasser les éléments de la population d’Irlande du Nord capables de conduire à la réconciliation. Dans une société démocratique, on ne peut la tolérer que dans les circonstances les plus extrêmes; on doit y recourir avec le maximum de circonspection et ne la conserver qu’aussi longtemps qu’elle correspond à une stricte nécessité. Nous aimerions être à même de dire que l’heure de l’abolir a sonné, mais le niveau actuel de la violence, les risques d’accroissement de celle-ci et la difficulté de prévoir les événements, fût-ce quelques mois à l’avance, nous empêchent de préconiser une date précise.

Seul le gouvernement, pensons-nous, peut prendre cette grave décision. (...)"

75. Principal objet de l’examen de la Commission Gardiner, la loi de 1973 sur l’état d’urgence fut prorogée par des ordonnances des 17 juillet 1974, 17 décembre 1974 et 27 juin 1975. Sur la base des recommandations de ladite Commission, le parlement du Royaume-Uni la modifia par une loi du 7 août 1975 (Northern Ireland [Emergency Provisions] [Amendment] Act 1975, "la loi modificative sur l’état d’urgence"). Entrée en vigueur le 21 août, celle-ci amendait les clauses consacrées à la détention sans jugement (paragraphe 90 ci-dessous) tout en renfermant de nouvelles dispositions relatives à la procédure pénale, à la défense de l’ordre et au dépistage du crime en Irlande du Nord. Elle demeure applicable, une résolution du parlement ayant prolongé par deux fois sa validité.

76. La Cour ne se trouve pas saisie de statistiques détaillées pour 1975, mais le rapport de la Commission européenne donne quelques chiffres quant aux accusations pénales de meurtre. Au 19 juin, la police avait réussi à en formuler, contre 73 protestants et 20 catholiques au total, pour 49 meurtres inspirés par le fanatisme.

Le 5 décembre 1975, le secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord a signé des ordres d’élargissement pour les 75 dernières personnes privées de leur liberté en vertu de la législation d’exception. Selon les renseignements fournis à la Cour, nul n’a été détenu depuis lors en Irlande du Nord par mesure "extrajudiciaire".

Terrorisme et violence ont persisté dans la province en 1976 et jusqu’à ce jour, faisant par exemple 173 tués et 770 blessés du 1er janvier au 28 juin 1976.

77. Le gouvernement défendeur a signalé, devant la Commission et la Cour, le programme continu de réformes appliqué en Irlande du Nord depuis 1969 pour s’attaquer aux problèmes de discrimination qui avaient suscité le mouvement pour les droits civiques. La structure des pouvoirs locaux a subi dans la province des changements radicaux: on a instauré en 1969 le suffrage universel et en 1972 la représentation proportionnelle, révisé en 1973 les limites des collectivités territoriales et transféré nombre de fonctions importantes, tels l’enseignement et le logement, à des offices spéciaux de district ou à des services du gouvernement central dans l’espoir de dissiper ou diminuer la crainte de discriminations sociales. En 1969, le gouvernement d’Irlande du Nord a nommé un commissaire parlementaire (c’est-à-dire un Ombudsman) à l’administration et un commissaire aux doléances (Commissionner for Complaints). Les dispositions antidiscriminatoires de la loi de 1973 sur le statut de l’Irlande du Nord ont déjà été mentionnées (paragraphe 72 ci-dessus). La Commission consultative permanente des droits de l’homme, créée par la même loi, a commencé en 1975 une étude approfondie du degré auquel la législation existante assure une protection suffisante des droits de l’homme dans les six comtés. Une législation prohibant les discriminations dans le secteur privé a été introduite en 1976.

II. LES PRIVATIONS "EXTRAJUDICIAIRES" DE LIBERTE

78. Durant la période considérée, et en dehors du droit pénal commun qui restait en vigueur et en usage, les autorités ont joui de divers pouvoirs spéciaux pour combattre le terrorisme en Irlande du Nord. Revêtant tous un caractère discrétionnaire, ils ont évolué de la manière indiquée plus loin. Ils permettaient des privations "extrajudiciaires" de liberté tombant dans les trois catégories fondamentales ci-après:

- arrestation initiale pour interrogatoire;

- détention pour interrogatoire complémentaire (appelée à l’origine "détention", puis "garde à vue", interim custody);

- détention à titre préventif (dénommée d’abord "internement" et, par la suite, "détention").

79. Conformément à l’article 15 par. 3 (art. 15-3) de la Convention, le gouvernement du Royaume-Uni a envoyé au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, avant et après la saisine de la Commission, six avis de dérogation relatifs à ces pouvoirs. Datés des 27 juin 1957, 25 septembre 1969, 20 août 1971, 23 janvier 1973, 16 août 1973 et 19 septembre 1975, ils signalaient la législation pertinente et les amendements apportés à celle-ci; les deux premiers d’entre eux sont étrangers au présent litige.

A. La loi sur les pouvoirs d’exception et ses décrets d’application

80. La loi sur les pouvoirs d’exception habilitait le ministre de l’intérieur d’Irlande du Nord, jusqu’au 30 mars 1972, puis, jusqu’au 8 août 1973, le secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord à prendre toute mesure ou donner toute directive que pouvaient requérir la sauvegarde de la paix et le maintien de l’ordre. Il s’agissait d’une loi attributive de compétence, dont les normes de fond figuraient dans ses décrets d’application. Avant l’administration directe, chacune des chambres du parlement d’Irlande du Nord pouvait, lors de l’adoption de pareils décrets, inviter le gouverneur à les annuler; pendant la période postérieure, les nouveaux décrets étaient soumis à l’approbation du parlement du Royaume-Uni.

Les décrets en vigueur, dont le nombre et la portée ont varié au fil des ans, pouvaient être mis à exécution sans acte ni proclamation du législateur. Ceux qui entrent en ligne de compte en l’espèce datent de 1956 (décrets no 11 et 12) et 1957 (décret no 10). On y recourut pour mener la politique d’internement inaugurée le 9 août 1971 et le gouvernement du Royaume-Uni informa le Secrétaire Général de leur emploi par son avis de dérogation du 20 août 1971 (Annuaire de la Convention, volume 14, page 33). Ils instauraient les quatre pouvoirs décrits ci-dessous.

1. L’arrestation prévue par le décret no 10

81. Selon le décret no 10,

- un individu pouvait être arrêté sans mandat et détenu aux fins d’interrogatoire;

- tout membre (officer) de la R.U.C. avait qualité pour autoriser l’arrestation;

- il fallait qu’elle lui parût s’imposer "pour la sauvegarde de la paix et le maintien de l’ordre";

- la détention ne pouvait dépasser quarante-huit heures.

On n’avait pas besoin de soupçonner l’intéressé d’une infraction et d’après une pratique remontant à des instructions de mai 1970 à la police militaire on ne l’avisait pas d’habitude du motif de son arrestation. Celle-ci, bien que considérée en principe comme une mesure préalable à la détention et à l’internement (paragraphes 83 et 84 ci-dessous), avait parfois pour but d’interroger quelqu’un au sujet des activités de tiers. Quelques arrestations et ordonnances ultérieures de détention semblent avoir eu lieu sur la base de renseignements insuffisants ou inexacts.

L’intéressé ne pouvait réclamer son élargissement sous caution (jugement rendu le 12 octobre 1971 par la High Court of Justice d’Irlande du Nord dans l’affaire McElduff). En outre, les arrestations opérées au titre de ce décret ne pouvaient en règle générale être contestées en justice, mais le tribunal (County Court) d’Armagh jugea le 18 février 1972, dans l’affaire Moore contre Shillington et ministère de la défense, que l’inobservation de la procédure adéquate, et notamment de certains principes fondamentaux de la common law, viciaient l’exercice du pouvoir en question.

Le 8 août 1973, la loi sur l’état d’urgence (paragraphe 88 ci-dessous) abrogea le décret no 10. 2.937 personnes avaient été arrêtées en vertu de ce dernier avant le 30 mars 1972; 1.711 d’entre elles avaient recouvré leur liberté dans les quarante-huit heures et 1.226 avaient vu prolonger leur détention sur la base d’autres décrets.

2. L’arrestation prévue par le décret no 11-1

82. Selon le décret no 11-1,

- un individu pouvait être arrêté sans mandat;

- l’arrestation pouvait être effectuée par tout policier, membre des forces armées ou personne habilitée par l’"autorité civile", à savoir le ministre de l’intérieur ou ses délégués;

- quiconque y procédait devait soupçonner l’intéressé d’agir, avoir agi ou être sur le point d’agir d’une manière préjudiciable à la sauvegarde de la paix ou au maintien de l’ordre, ou d’avoir enfreint les décrets;

- la durée de l’arrestation ne connaissait en droit aucune limite, mais dans la pratique n’excédait pas soixante-douze heures.

Une telle arrestation pouvait suivre une arrestation au titre du décret no 10; on en arrivait alors à une période globale de cent vingt heures au maximum. D’habitude, on n’informait pas l’intéressé du motif de son arrestation.

Ainsi qu’il ressort de leur jurisprudence, les tribunaux ne contrôlaient l’exercice de ce pouvoir qu’à un degré restreint. Ils pouvaient intervenir en cas de mauvaise foi, absence de soupçon sincère, motif illicite ou inobservation soit des procédures légales, soit de ceux des principes de la common law que l’on considérait comme non écartés par le libellé du décret; par contre, il ne leur appartenait pas en général de vérifier le caractère raisonnable ou équitable du soupçon ni de la décision en cause (affaire McElduff et jugement rendu le 11 janvier 1973 par la High Court of Justice d’Irlande du Nord dans l’affaire Kelly contre Faulkner et autres).

Aux termes du décret no 11-4, l’intéressé pouvait demander son élargissement sous caution à l’autorité civile et, si elle se prononçait en ce sens, être libéré sous condition par un juge (magistrate). L’ordonnance sur les terroristes (paragraphe 85 ci-dessous) abolit cependant ce droit le 7 novembre 1972 en rapportant le décret no 11-4.

Le décret no 11-1 fut abrogé le 8 août 1973 par la loi sur l’état d’urgence (paragraphe 88 ci-dessous).

3. La détention prévue par le décret no 11-2

83. Selon le décret no 11-2,

- tout individu arrêté en vertu du décret no 11-1 pouvait être détenu en prison ou ailleurs dans les conditions fixées par l’autorité civile;

- ordonner la détention relevait de la compétence de l’autorité civile, saisie par la police; d’après le gouvernement défendeur, pareille ordonnance était toujours prise par décision personnelle du premier ministre d’Irlande du Nord avant l’administration directe et, par la suite, du secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord ou de deux autres ministres;

- la détention continuait jusqu’à l’élargissement de l’intéressé par l’Attorney-General ou sa comparution en justice; sa durée ne connaissait en droit aucune borne, mais dans la pratique n’excédait pas vingt-huit jours en général.

Selon le gouvernement défendeur, les ordonnances de détention avaient pour but de permettre à la police d’achever ses enquêtes. Si elle disposait de preuves suffisantes pour provoquer une condamnation, l’intéressé était traduit devant une juridiction ordinaire, auquel cas on devait lui communiquer l’accusation au moins vingt-quatre heures à l’avance. A défaut, il pouvait être relâché après une période restreinte, ou faire l’objet d’une ordonnance d’internement (paragraphe 84 ci-dessous).

Le détenu avait le droit de réclamer sa mise en liberté sous caution dans les limites tracées par le décret no 11-4 (paragraphe 82 ci-dessus). Le contrôle des tribunaux était le même que pour les décrets no 10 et 11-1 (affaires McElduff et Kelly); il n’existait aucune autre procédure d’examen de la détention.

Plus de 1.250 ordonnances de détention furent prononcées au titre du décret no 11-2, dans leur grande majorité avant le 30 mars 1972. Près de 120 d’entre elles restaient en vigueur quand l’ordonnance sur les terroristes (paragraphe 85 ci-dessous) abrogea le décret le 7 novembre 1972.

4. L’internement prévu par le décret no 12-1

84. Selon le décret no 12-1,

- un individu pouvait subir, en vertu d’une ordonnance, des restrictions à sa liberté de mouvement ou un internement;

- le pouvoir de recourir à de telles mesures appartenait, avant l’administration directe, au ministre de l’intérieur d’Irlande du Nord qui l’exerçait sur la recommandation d’un officier de police ou d’un comité consultatif; d’après le gouvernement défendeur, pareille ordonnance était toujours prise par décision personnelle du premier ministre d’Irlande du Nord;

- le ministre devait avoir la conviction que pour sauvegarder la paix et maintenir l’ordre il y avait lieu de soumettre à de telles restrictions, ou d’interner, une personne soupçonnée d’agir, avoir agi ou être sur le point d’agir d’une manière préjudiciable à la paix et à l’ordre;

- la durée de l’internement n’était pas limitée; elle atteignit fréquemment quelques années quand on l’eut prolongée en vertu de la législation ultérieure (paragraphes 85 et 88 ci-dessous).

Chaque ordonnance devait spécifier qu’un comité consultatif connaîtrait des réclamations de l’intéressé. En fait, le comité examinait la situation de tous les internés, qu’ils eussent ou non présenté des griefs. Composé d’un juge et de deux assesseurs (laymen), il pouvait recommander l’élargissement mais non le prescrire.

L’intéressé n’avait juridiquement pas le droit de comparaître ou se faire représenter devant le comité, contester les motifs de l’internement, interroger les témoins à charge ou citer ses propres témoins. En pratique, on l’autorisait à comparaître ainsi qu’à répondre aux questions et l’on mettait tout en oeuvre pour retrouver les témoins suggérés par lui. Le comité invitait les forces de sécurité à lui fournir les renseignements en leur possession, mais les témoignages écrits ainsi recueillis contre l’interné demeuraient anonymes, apparemment pour éviter des représailles. D’après la Commission, le comité s’appuyait sans doute sur des preuves non recevables en justice.

Le contrôle judiciaire des ordonnances d’internement était le même que pour les décrets no 10, 11-1 et 11-2 (affaire Kelly).

796 ordonnances de ce type furent prononcées, toutes avant l’établissement de l’administration directe. Près de 170 d’entre elles restaient en vigueur quand l’ordonnance sur les terroristes (paragraphe 85 ci-dessous) abrogea, le 7 novembre 1972, le décret no 12-1.

Au 30 mars 1972, le comité consultatif avait connu de 588 cas sur 796 (bien que 451 internés eussent refusé de comparaître) et recommandé de libérer 69 personnes. Celles-ci furent toutes relâchées, sauf six qui ne consentirent pas à prendre un engagement quant à leur bonne conduite future.

B. L’ordonnance sur les terroristes

85. Mesure temporaire arrêtée en vertu de la loi édictant des dispositions transitoires (paragraphe 49 ci-dessus), l’ordonnance sur les terroristes institua un contrôle, par des organes indépendants, des décisions en matière de détention pour interrogatoire complémentaire et de détention de caractère préventif, lesquelles ressortissaient auparavant à la compétence des seules autorités administratives. Abrogeant à compter du 7 novembre 1972 les décrets no 11-2, 11-4 et 12-1 - mais non les décrets no 10 et 11-1 -, elle transforma en "ordonnances de garde à vue" (paragraphe 86 ci-dessous) les ordonnances de détention ou d’internement en vigueur. Elle définissait le "terrorisme" comme "le recours à la violence à des fins politiques", et notamment "dans le dessein de plonger dans la crainte l’ensemble ou une partie de la population".

Ladite ordonnance, dont le gouvernement du Royaume-Uni notifia la promulgation au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe par son avis de dérogation du 23 janvier 1973 (Annuaire de la Convention, volume 16, pages 25 et 27), instaurait les pouvoirs décrits ci-après; elle fut rapportée le 8 août 1973 par la loi sur l’état d’urgence (paragraphe 88 ci-dessous).

1. La garde à vue fondée sur l’article 4

86. Selon l’article 4,

- une ordonnance de garde à vue pouvait placer un individu en détention pour un temps;

- son adoption relevait du secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord;

- pour exercer ce pouvoir, le secrétaire d’État devait avoir le sentiment que l’on soupçonnait l’intéressé d’avoir contribué à commettre ou tenter de commettre un acte de terrorisme ou à organiser des personnes dans un but terroriste;

- la détention était limitée à vingt-huit jours sauf si le chef des services de police (Chief Constable) - ou le secrétaire d’État, pour les personnes détenues à l’origine sur la base des décrets d’exception - saisissait un commissaire (commissionner) pour décision; elle ne pouvait alors durer au-delà de cette décision.

L’intéressé devait être relâché après vingt-huit jours à défaut de saisine d’un commissaire, mais en fait pareille saisine eut lieu dans tous les cas, y compris ceux des personnes détenues ou internées jusque-là au titre des décrets d’exception. L’ordonnance sur les terroristes ne lui offrait aucun moyen de contester la légalité de sa détention, que ce fût pendant la période initiale de vingt-huit jours ou par la suite, dans l’attente de la décision du commissaire; celle-ci pouvait exiger jusqu’à six mois.

Des statistiques relatives aux ordonnances de garde à vue figurent au paragraphe 89 ci-dessous.

2. La détention fondée sur l’article 5

87. Selon l’article 5,

- un commissaire pouvait ordonner la détention d’un individu placé en garde à vue en vertu de l’article 4 et dont il se trouvait appelé à examiner le cas;

- il devait d’abord rechercher, par voie d’enquête, si l’intéressé avait contribué à commettre ou tenter de commettre un acte de terrorisme, ou à organiser des personnes dans un but terroriste, et s’il fallait le détenir pour protéger la population; suivant qu’il en acquérait ou non la conviction, il devait ordonner la détention ou l’élargissement;

- la durée de la détention n’était pas limitée; elle atteignit fréquemment quelques années quand on l’eut prolongée en vertu de la législation ultérieure (paragraphe 88 ci-dessous).

Contrairement à la recommandation du comité consultatif sous l’empire du décret no 12-1, la décision d’élargissement prise par un commissaire avait force obligatoire. Le secrétaire d’État demeurait de son côté habilité à relâcher un détenu, avec ou sans conditions, et à faire détenir derechef un individu auquel il avait accordé sa libération conditionnelle. Il pouvait aussi, à tout moment, déférer au contrôle d’un commissaire le cas d’une personne frappée par une ordonnance de détention; la mise en liberté était alors de rigueur sauf si ce dernier estimait nécessaire de prolonger la détention pour protéger la population.

La procédure devant le commissaire se déroulait à huis clos. Au moins trois jours avant l’audience, l’intéressé devait être avisé par écrit de la nature des activités terroristes à examiner. Il avait droit à une aide juridique (legal aid) et à un défenseur mandaté pour le représenter; il devait comparaître sauf si on l’écartait en raison de son comportement perturbateur ou pour des motifs de sécurité. On pouvait l’astreindre à répondre à des questions; il n’avait pas le droit d’interroger ou faire interroger les témoins à charge, mais d’après le gouvernement défendeur un interrogatoire "croisé" (cross-examination) avait lieu en pratique. L’intéressé devait être informé, autant que possible, des points traités en son absence pour cause de sécurité, mais n’avait pas le droit de discuter les preuves fournies à cette occasion. Le commissaire pouvait recueillir des preuves sans se préoccuper de la manière dont elles avaient été rassemblées ni du point de savoir si elles auraient été recevables en justice. Cette procédure s’appliquait, mutatis mutandis, tant à la saisine initiale du commissaire qu’au renvoi ultérieur pour contrôle.

En son article 6, l’ordonnance sur les terroristes, accordait à l’intéressé le droit d’attaquer une ordonnance de détention, dans les vingt et un jours, devant un tribunal d’appel en matière de détention (Detention Appeal Tribunal), composé d’au moins trois membres. Sa situation procédurale était à peu près la même devant ce tribunal que devant un commissaire; toutefois, il n’avait le droit de comparaître qu’en cas de production de preuves nouvelles, ce qui arrivait rarement car le tribunal s’appuyait en général sur les preuves présentées au commissaire.

Commissaires et membres du tribunal devaient avoir l’expérience de fonctions judiciaires ou au moins dix ans de pratique comme barristers, advocates ou solicitors.

Des statistiques relatives aux ordonnances de détention figurent au paragraphe 89 ci-dessous.

C. La loi sur l’état d’urgence

88. Fondée sur les recommandations de la Commission Diplock (paragraphe 59 ci-dessus), la loi sur l’état d’urgence abrogeait, à compter du 8 août 1973, la loi sur les pouvoirs d’exception, les décrets no 10 et 11-1 et l’ordonnance sur les terroristes, mais laissait subsister - en leur donnant désormais pour base ses propres dispositions - les ordonnances de garde à vue et de détention existantes. Les pouvoirs spéciaux qu’elle prévoyait devaient rester en vigueur pour un an à moins d’être renouvelés, pour une période n’excédant pas un an, par une ordonnance du secrétaire d’Etat approuvée par les deux chambres du parlement du Royaume-Uni; de fait, ils ont été reconduits, chaque fois pour six mois, à partir des 25 juillet 1974, 25 janvier 1975 et 25 juillet 1975, puis amendés le 21 août 1975 par la loi modificative sur l’état d’urgence (paragraphe 90 ci-dessous). Le gouvernement du Royaume-Uni a informé le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de cette législation, puis du renouvellement et de la modification des pouvoirs spéciaux, par ses avis de dérogation des 16 août 1973 (Annuaire de la Convention, volume 16, pages 27 et 29) et 19 septembre 1975 (document DH (75) 5, page 5).

Ladite loi (article 10 par. 5 et annexe 1) confirmait en substance les pouvoirs prévus dans l’ordonnance sur les terroristes dont elle conservait la définition du terrorisme. Le pouvoir de prendre des ordonnances de garde à vue ou de détention, et le contrôle de celles-ci par un commissaire et un tribunal d’appel, subsistaient donc sous la forme, aux conditions et selon la procédure exposées aux paragraphes 86 et 87 ci-dessus, mais avec deux importantes différences:

- l’intéressé devait recevoir par écrit au moins sept jours avant l’audience, au lieu de trois, une indication des activités terroristes à examiner par le commissaire;

- en sus de la faculté de saisir un commissaire, le secrétaire d’Etat en avait l’obligation dans le cas de quiconque demeurait détenu un an après l’ordonnance ou six mois après le dernier contrôle.

En outre, l’article 10 permettait à tout membre de la police d’arrêter sans mandat une personne qu’il soupçonnait d’être un terroriste; la détention qui s’ensuivait se limitait à soixante-douze heures. La loi créait aussi certains autres pouvoirs d’arrestation (articles 11 et 12) qui ne sont pas en cause.

89. Les statistiques relatives aux gardes à vue et détentions imposées sous l’empire de l’ordonnance sur les terroristes et de la loi sur l’état d’urgence s’établissent ainsi:

- de novembre 1972 au 1er février 1973: 166 gardes à vue en vertu de l’ordonnance sur les terroristes;

- de novembre 1972 à janvier 1973: 128 individus détenus sur la base de ladite ordonnance et 94 personnes relâchées;

- de novembre 1972 au 5 septembre 1973: les commissaires ont connu de 579 cas (296 gardes à vue en application de la même ordonnance ou de la loi sur l’état d’urgence; 165 internements et 118 détentions décidés au titre des décrets d’exception); ils ont ordonné la détention dans 453 d’entre eux et la mise en liberté dans les 126 autres;

- de novembre 1972 au 3 octobre 1973: saisi de 44 recours, le tribunal d’appel en a examiné 34 et a prescrit 25 élargissements.

D. La loi modificative sur l’état d’urgence

90. A compter du 21 août 1975, la loi modificative sur l’état d’urgence, fondée sur les recommandations de la Commission Gardiner (paragraphe 74 ci-dessus), a notamment édicté en matière de détention des terroristes de nouvelles règles qui n’ont pas prêté à discussion en l’espèce. Elle est retournée au principe d’une détention ordonnée par le secrétaire d’État, et non plus par un commissaire, l’ordonnance devant être précédée du rapport d’un conseiller doté de qualifications juridiques.

*        *

*

91. Le 5 décembre 1975, ainsi que le gouvernement du Royaume-Uni l’a indiqué au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une semaine plus tard (Annuaire de la Convention, volume 18, page 19), le secrétaire d’État a signé des ordres d’élargissement au profit des 75 dernières personnes détenues au titre de la législation d’exception; elles ont toutes recouvré aussitôt leur liberté, sauf celles qui se trouvaient en détention provisoire (remanded in custody) sous le coup d’accusations pénales ou purgeaient des peines d’emprisonnement. Selon les renseignements fournis à la Cour, le pouvoir d’ordonner la détention en vertu de la loi modificative sur l’état d’urgence n’a pas été exercé depuis lors.

III. LES ALLEGATIONS DE MAUVAIS TRAITEMENTS

A. Introduction

92. Ainsi qu’il ressort des paragraphes 39 et 41 ci-dessus, les forces de sécurité opérèrent en Irlande du Nord, à partir du 9 août 1971, de nombreuses arrestations et mises en garde à vue au titre des pouvoirs d’exception. Les intéressés subirent des interrogatoires, menés d’ordinaire par la R.U.C. et destinés à déterminer s’il fallait les interner et/ou à recueillir des renseignements sur l’I.R.A. D’août 1971 à juin 1972, la police s’occupa de la sorte d’environ 3.276 personnes dans divers centres de détention. Ceux-ci furent remplacés en juillet 1972 par des postes de police situés à Belfast et dans une caserne de l’armée à Ballykelly.

93. Le gouvernement requérant a dénoncé des mauvais traitements qui auraient accompagné tant les arrestations initiales que les interrogatoires ultérieurs. Il a saisi la Commission de preuves littérales pour 228 cas relatifs à des incidents survenus du 9 août 1971 à 1974.

Pour établir les faits (article 28, alinéa a), de la Convention) (art. 28-a), la Commission a suivi une procédure décidée par elle et acceptée par les Parties. Elle a examiné de près, sur la base de rapports médicaux et de dépositions orales, seize cas, dits "représentatifs", qu’à sa demande avait choisis le gouvernement requérant. Elle en a étudié 41 autres ("les 41 cas") à la lumière de rapports médicaux et d’observations écrites; elle a mentionné les cas restants.

Dans son rapport, la Commission décrit assez en détail la nature des preuves fournies par les deux gouvernements et la procédure appliquée par elle pour les apprécier. Elle arrive à la conclusion que ni les témoins des forces de sécurité, ni les témoins cités par le gouvernement irlandais en qualité de victimes (case-witnesses) n’ont rendu compte des faits de manière exacte et complète. Là où il y avait controverse sur les allégations de mauvais traitements, elle considère donc comme la preuve objective la plus importante les rapports médicaux, qui ne prêtaient pas à contestation en eux-mêmes.

Le résumé ci-après s’appuie sur les indications figurant dans le rapport et dans les autres documents du dossier de la Cour.

94. Pour protéger l’anonymat de certaines personnes, notamment de témoins, la version publique du rapport (paragraphe 7 ci-dessus) renferme des retouches au texte original; il s’agit principalement de désigner les intéressés par les lettres et/ou des chiffres.

95. La Commission groupe les cas en cinq catégories selon le lieu où auraient été infligés les mauvais traitements:

1) le ou les centres non identifiés d’interrogatoire;

2) Palace Barracks, à Holywood;

3) Girdwood Park Barracks;

4) le centre régional de détention de Ballykinler;

5) des endroits divers.

B. Le ou les centres non identifiés d’interrogatoire

96. Douze personnes arrêtées le 9 août 1971 et deux personnes appréhendées en octobre 1971 furent sélectionnées et emmenées dans un ou des centres non identifiés. Elles y subirent, du 11 au 17 août et du 11 au 18 octobre respectivement, un type d’interrogatoire "poussé" comprenant l’application cumulative de cinq techniques particulières.

Ces techniques, appelées parfois "de désorientation" ou "de privation sensorielle", ne servirent que dans les quatorze cas en question. Des faits établis par la Commission, il ressort qu’elles consistaient en ceci:

a) station debout contre un mur: on forçait les détenus à rester, durant des périodes longues de quelques heures, dans une "posture de tension" ("stress position"); les intéressés ont indiqués qu’il leur avait fallu se tenir, bras et jambes écartés, contre un mur, les doigts s’y appuyant bien au-dessus de la tête, les membres inférieurs éloignés l’un de l’autre et les pieds en arrière, ce qui les avait obligés à se dresser sur les orteils, le poids du corps portant pour l’essentiel sur les doigts;

b) encapuchonnement: on couvrait la tête des détenus d’un sac noir ou bleu marine qui, au moins au début, y demeurait en permanence sauf pendant les interrogatoires;

c) bruit: avant ces derniers, les détenus se trouvaient dans une pièce où ne cessait de retentir un fort sifflement;

d) privation de sommeil: avant les interrogatoires, on les privait de sommeil;

e) privation de nourriture solide et liquide: ils ne recevaient qu’une alimentation réduite pendant leur séjour au centre et avant les interrogatoires.

Les constatations de la Commission quant aux modalités et conséquences de l’application des techniques à deux témoins figurent au paragraphe 104 ci-dessous.

97. Le gouvernement défendeur a reconnu dès l’origine que le recours aux cinq techniques avait été permis à "un haut niveau". Bien qu’on ne les ait jamais couchées par écrit ni autorisées dans un document officiel, le Centre anglais de renseignements (English Intelligence Centre) les avait inculquées de vive voix en avril 1971, lors d’un séminaire, à des membres de la R.U.C.

98. Les deux séries d’interrogatoires poussés au moyen desdites techniques aboutirent à rassembler une masse considérable de renseignements et notamment à identifier 700 membres des deux factions de l’I.R.A. ainsi que les responsables d’environ 85 attentats criminels jusque-là inexpliqués.

99. Des allégations de sévices et mauvais traitements imputés aux forces de sécurité furent divulguées peu après l’opération Demetrius (paragraphe 39 ci-dessus). Le 31 août 1971, le gouvernement du Royaume-Uni créa une commission chargée d’enquêter à leur sujet sous la présidence de Sir Edmund Compton. Elle examina quarante cas dont onze concernaient des personnes soumises aux cinq techniques en août 1971. Elle estima que les interrogatoires poussés menés à l’aide de ces dernières constituaient des mauvais traitements physiques, mais non des sévices au sens qu’elle attribuait à ce terme. Adopté le 3 novembre 1971, son rapport fut rendu public avec un rapport supplémentaire présenté par Sir Edmund Compton, le 14 novembre, sur trois autres cas remontant aux mois de septembre et octobre et dont un comprenait l’emploi des techniques.

100. Les rapports Compton soulevèrent de vives critiques au Royaume-Uni. Le 16 novembre 1971, le ministre britannique de l’intérieur annonça qu’une nouvelle commission, présidée par Lord Parker of Waddington, avait été formée pour rechercher "si, et dans l’affirmative sur quels points, il y avait lieu de changer les procédures autorisées [à l’époque] pour l’interrogatoire de personnes soupçonnées de terrorisme et pour leur garde à vue pendant cet interrogatoire".

Établi le 31 janvier 1972, le rapport Parker renfermait deux avis, respectivement majoritaire et minoritaire. Selon le premier le recours aux techniques, sous réserve de garanties recommandées pour en éviter l’utilisation excessive, n’avait pas à être condamné sur le plan de l’éthique. D’après le second au contraire, qui émanait de Lord Gardiner, de tels procédés d’interrogatoire ne pouvaient se justifier moralement même dans une situation de crise due au terrorisme. La majorité s’accordait avec la minorité pour conclure à l’illicéité des méthodes litigieuses en droit interne, mais son opinion se limitait au droit anglais et "à certaines des techniques sinon à chacune d’elles".

101. Le rapport Parker fut publié le 2 mars 1972. Le même jour, le premier ministre du Royaume-Uni déclara devant le parlement:

"[Le] gouvernement, ayant étudié l’ensemble de la question avec grand soin et en songeant à d’éventuelles opérations ultérieures, a décidé que les techniques (...) ne serviront plus de moyen auxiliaire d’interrogatoire."

Il ajouta:

"Ma déclaration vaut pour toutes les circonstances futures. Si un gouvernement devait considérer (...) que des techniques supplémentaires d’interrogatoire s’imposent, je crois (...) qu’il lui faudrait probablement inviter la Chambre à lui en donner le pouvoir."

Ainsi que le premier ministre l’avait laissé prévoir, le gouvernement adressa ensuite aux forces de sécurité des directives prohibant en termes exprès l’emploi, même non cumulatif, des techniques (paragraphe 135 ci-dessous).

102. A l’audience du 8 février 1977 devant la Cour, l’Attorney-General du Royaume-Uni a déclaré:

"Le gouvernement du Royaume-Uni a réfléchi au problème du recours aux ‘cinq techniques’ avec une extrême attention et en ayant notamment égard à l’article 3 (art. 3) de la Convention. Il prend à présent l’engagement inconditionnel qu’elles ne seront réintroduites en aucune circonstance pour aider aux interrogatoires."

103. Le gouvernement irlandais a saisi la Commission de huit cas de personnes ayant subi les cinq techniques, entre le 11 et le 17 août 1971, lors de leur interrogatoire dans le ou les centres non identifiés. Un neuvième, celui de T 22 dont elle s’occupe dans son rapport sous la rubrique "Palace Barracks", concernait l’utilisation desdites techniques en octobre 1971. Elle a étudié comme "représentatifs" ceux de T 6 et T 13 qui figurait parmi les onze cas sur lesquels avait enquêté la Commission Compton.

104. T 6 et T 13 avaient été arrêtés le 9 août 1971 dans le cadre de l’opération Demetrius. Du centre régional de détention de Magilligan, on les transféra le 11 à un centre non identifié d’interrogatoire où ils firent l’objet d’un examen médical à leur arrivée. On les assujettit alors aux cinq techniques pendant quatre ou cinq jours, avec des répits intermittents dont ni les Commissions Compton et Parker ni la Commission européenne n’ont réussi à établir la longueur exacte.

La Commission est convaincue que T 6 et T 13 demeurèrent contre un mur durant différentes périodes totalisant de vingt à trente heures, mais elle ne tient pas pour prouvé qu’ils aient dû observer la "posture de tension" pendant tout ce temps. Elle ajoute que cette posture leur causait des douleurs physiques et les épuisait. Elle note qu’on laissa T 13, à un stade ultérieur de son séjour au centre, retirer son capuchon quand il se trouvait seul dans la pièce, à condition de tourner son visage vers le mur. Elle n’estime pas possible de déterminer pendant quelles périodes T 6 et T 13 restèrent sans dormir, ni jusqu’à quel point on les priva d’alimentation, ni si on leur offrit ou non de la nourriture qu’ils refusèrent.

La Commission ne constate pas de lésions qui auraient découlé de l’emploi même des cinq techniques, mais les preuves médicales et autres signalent pour les deux témoins une perte de poids et des symptômes psychiatriques aigus en cours d’interrogatoire. Sur la base des éléments en sa possession, elle n’arrive pas à préciser l’ampleur exacte de séquelles psychiatriques qu’auraient ressenties T 6 et T 13, mais d’une manière générale elle se déclare persuadée que l’on ne saurait exclure de telles séquelles chez certaines des quatorze victimes des techniques.

105. T 13 a prétendu en outre avoir été battu et avoir souffert d’autres brutalités, mais les preuves médicales fournies à la Commission autorisent à douter - ainsi que les délégués l’ont expliqué devant la Cour à l’audience du 21 avril 1977 - qu’il ait subi des voies de fait, du moins de quelque gravité. En conséquence, la Commission a considéré que les allégations le concernant visaient les seules techniques.

T 6 a de son côté affirmé qu’on l’avait aussi agressé de diverses manières au centre ou pendant qu’on l’y amenait et l’en ramenait. Le 17 août 1971, un médecin l’avait examiné à son départ du centre, puis à son entrée à la prison de la Crumlin Road où il demeura détenu jusqu’au 3 mai 1972. Les rapports médicaux dressés en ces occasions et des photographies prises le même jour révélèrent sur son corps des meurtrissures et contusions qu’il ne présentait pas le 11 août. Sans souscrire en bloc aux assertions de T 6, la Commission est "convaincue au-delà de tout doute raisonnable que certaines de ces lésions (...) résultaient de voies de fait auxquelles les forces de sécurité s’étaient livrées sur lui au centre". Plus généralement, et en s’appuyant sur les faits établis pour T 6, elle estime probable que l’on a parfois usé de violences physiques en pratiquant les cinq techniques.

106. Quoique le gouvernement requérant ait mentionné devant elle plusieurs autres cas à propos du ou des centres non identifiés, la Commission n’a pas consigné à leur sujet dans son rapport des allégations et constatations détaillées, sauf pour celui de T 22 qui figurait parmi les "41 cas". D’après les preuves médicales, l’intéressé souffrait de meurtrissures superficielles quand il quitta le centre et quand il pénétra dans la prison de la Crumlin Road. La Commission se borne à une "brève appréciation" pour ce cas, à ses yeux comparable à celui de T 6: de nets indices donneraient à penser que les choses se sont passées à peu près comme dans ce cas "représentatif".

107. En 1971, T 13 et T 6 ont intenté une action en dommages-intérêts pour emprisonnement illégal et voies de fait; leurs demandes respectives ont été réglées à l’amiable, en 1973 et 1975, par le versement de 15.000 et 14.000 £. Quant aux douze autres individus soumis aux cinq techniques, ils ont tous reçu de la sorte, au titre de leurs prétentions civiles, des indemnités allant de 10.000 à 25.000 £.

C. Palace Barracks

1. Introduction

108. Camp militaire situé à Holywood, dans le comté de Down et aux abords de Belfast, Palace Barracks servit de centre de détention quelques jours en août 1971, puis de septembre 1971 à juin 1972. Environ 2.000 personnes venant de toute la province y passèrent à cette époque où il constitua le principal centre d’interrogatoire d’Irlande du Nord. L’armée et la R.U.C. le géraient en commun. Les détenus y étaient photographiés aussitôt après leur arrivée et, à partir de novembre 1971 (paragraphe 133 ci-dessous), examinés par un médecin à leur entrée comme à leur sortie.

Seuls dirigeaient les interrogatoires - dont on conservait le compte rendu dans un dossier - des agents de la Special Branch de la R.U.C., au nombre de deux au moins en général. Indépendants de la R.U.C. en uniforme, ils opéraient sous la responsabilité d’un officier du rang d’inspecteur. Beaucoup d’entre eux travaillaient tant à Palace Barracks qu’à Girdwood Park, par roulement.

109. Le gouvernement requérant a saisi la Commission de 45 cas relatifs à Palace Barracks. Elle en a examiné en détail, comme "représentatifs", neuf qui remontaient tous à septembre, octobre et novembre 1971. Elle en a étudié huit autres qui figuraient parmi les "41 cas"; six d’entre eux dataient du dernier trimestre de 1971 et deux de janvier et mai 1972.

2. Les cas représentatifs

a) Les cas de T 2, T 8, T 12 et T 15

110. Ces quatre hommes furent arrêtés de bon matin le 20 septembre 1971, à leur domicile dans le comté de Tyrone, et emmenés à Palace Barracks pour interrogatoire. Aussitôt après leur arrestation, on les photographia et un médecin militaire les examina; en dehors d’une petite balafre, il paraît n’avoir découvert aucune lésion. Le lendemain, on les conduisit en groupe de Palace Barracks à la prison de la Crumlin Road. Chacun d’eux allégua qu’à divers moments on l’avait contraint à rester debout contre un mur, bras et jambes écartés, et rossé ou brutalisé d’une autre manière, en particulier durant les interrogatoires. A leur arrivée à la Crumlin Road, un médecin de la prison constata sur trois d’entre eux des contusions et meurtrissures; le 23 septembre, un autre médecin en releva aussi sur le quatrième. Pour la Commission, ces preuves médicales montrent qu’ils subirent très probablement leurs blessures à Palace Barracks.

Malgré les démentis catégoriques des témoins des forces de sécurité de Palace Barracks, la Commission tient pour établis au-delà de tout doute raisonnable, entre autres, les faits suivants:

"Les quatre hommes (...) ont été violemment battus par des membres des forces de sécurité (...). Les coups n’étaient pas intermittents; ils relevaient d’une sorte de plan destiné à les obliger à parler (...)."

Chacun des intéressés a intenté une action civile en réparation et refusé une somme de 750 £ qu’on lui proposait à titre de règlement amiable.

b) Les cas de T 9 et T 14

111. T 9 et T 14 furent arrêtés ensemble par une patrouille de l’armée dans une rue de Belfast la nuit du 16 octobre 1971. Emmenés pour interrogatoire à Palace Barracks, ils y demeurèrent jusque dans la soirée du 18 où on les transféra à la prison de la Crumlin Road. A leur arrivée, un médecin de la prison les examina; T 14 fut immédiatement transporté à l’infirmerie où il passa trois semaines. Chacun d’eux ne tarda pas à prétendre avoir subi des mauvais traitements à Palace Barracks. T 14, par exemple, affirma qu’on l’avait contraint à rester debout contre un mur, bras et jambes écartés, tandis que l’agent de la Special Branch l’interrogeant ne cessait de lui donner des coups de pied à la face interne de ces dernières. Ils bénéficièrent de l’assistance d’un avocat et d’un nouvel examen médical.

Les pièces médicales relèvent des lésions "considérables" chez T 9 et "massives" chez T 14. La Commission conclut que les dommages corporels prouvés doivent avoir été causés lors du séjour des deux hommes à Palace Barracks. Quatorze témoins des forces de sécurité du centre ont dit ne rien savoir de ces blessures ni de leur origine, mais la Commission n’ajoute pas foi à leurs dénégations. Quoiqu’elle estime exagérées, controuvées ou peu plausibles certaines des assertions des deux hommes, elle constate ce qui suit:

"T 9 et T 14 (...) ont enduré des violences physiques, en particulier des coups de pied et d’autres, pendant ou entre des ‘entrevues’ en série dirigées par la Special Branch."

T 14 et T 9 ont intenté une action en dommages-intérêts; leurs demandes respectives ont été réglées à l’amiable par le versement de 2.250 et 1.975 £. Ils semblent avoir en outre porté plainte auprès de la police, mais la Commission n’a pas recueilli la preuve que celle-ci ait enquêté sur leurs griefs.

c) Les cas de T 1 et T 4

112. Sans avoir entre eux de lien direct, ces deux cas présentent des similitudes et la Commission les a groupés.

113. T 1 fut arrêté chez lui à l’aube du 20 octobre 1971 et emmené à Palace Barracks par des militaires. On l’interrogea plusieurs fois dans la journée. Vers 18 h 30, on le libéra sans l’inculper. Le lendemain, un généraliste l’examina et lui découvrit des plaies qu’il tint pour assez superficielles.

L’intéressé a prétendu qu’on l’avait frappé à coups de pied et de poing pendant qu’on l’obligeait à rester debout contre un mur, le poids de son corps portant sur le bout des doigts. Les témoins de la police ont repoussé entièrement ces allégations. Aucune des Parties n’a fourni des preuves convaincantes à l’appui ou à l’encontre d’une hypothèse avancée par des témoins de la police: T 1 aurait subi ses blessures après son élargissement alors qu’il était "questionné" par l’I.R.A., avec des membres de laquelle il a reconnu avoir eu quelques contacts sans profondeur et non souhaités. La Commission estime, entre autres:

"On ne peut (...) conclure au-delà de tout doute raisonnable que ces blessures aient été causées de la manière indiquée par lui."

T 1 a déclaré avoir intenté une action en dommages-intérêts, mais on en ignore le résultat. Il se serait aussi plaint à la R.U.C.; elle lui aurait répondu que ses allégations s’étaient révélées sans consistance après enquête.

114. T 4 fut arrêté par une patrouille de l’armée dans la rue, près de son domicile, l’après-midi du 2 novembre 1971. On le conduisit dans un véhicule militaire à un poste de police, où il demeura moins d’une heure, puis à Palace Barracks pour interrogatoire. On le relâcha le jour même. Il a affirmé que des soldats l’avaient frappé à coups de pied et battu tandis qu’il gisait sur le plancher du véhicule et que la police l’avait battu à Palace Barracks pendant son interrogatoire. Les témoins de l’armée comme de la police ont démenti ces assertions.

Le lendemain de son élargissement, T 4 consulta son médecin de famille qui releva sur lui de nombreuses ecchymoses. Le 4 novembre, il fut admis dans un hôpital où il séjourna environ deux semaines en observation.

La Commission considère que les pièces médicales cadrent mal avec la description qu’il a donnée des mauvais traitements dénoncés par lui. Elle constate notamment:

"En raison de l’intervalle de douze heures entre sa libération et son examen médical, des déclarations des soldats et de doutes quant à la crédibilité de T 4, on ne saurait conclure, sur la seule base de ses propres dires, qu’il ait subi ces blessures quand il se trouvait aux mains de l’armée ou de la police."

Il n’y a pas de preuve que T 4 ait intenté une action civile, ni que l’armée ait enquêté sur les griefs dont il paraît l’avoir saisie; on ignore le résultat d’une information ouverte par la police.

d) Le cas de T 10

115. T 10 fut arrêté chez lui tôt dans la matinée du 18 novembre 1971, puis emmené à Palace Barracks pour interrogatoire. Le lendemain, on lui notifia une ordonnance de détention et on le transféra à la prison de la Crumlin Road. Il a prétendu avoir reçu au centre d’interrogatoire des coups que la Commission qualifie de relativement légers.

T 10 fut examiné à son arrivée à Palace Barracks, à son entrée à la prison de la Crumlin Road et, le 20 novembre, par son médecin de famille qui alla l’y voir. Ces deux derniers examens révélèrent une perforation du tympan droit et quelques meurtrissures de moindre gravité. Malgré les dénégations catégoriques des cinq témoins des forces de sécurité, la Commission estime établi au-delà de tout doute raisonnable que l’origine des blessures de T 10 ne saurait être très différente de celle qu’il a décrite dans sa déposition. D’après elle, il faut considérer comme avéré que les actes incriminés ont eu lieu à Palace Barracks.

T 10 ne semble pas avoir réclamé réparation en justice. En revanche, il a porté plainte contre plusieurs policiers par le ministère de son avocat, mais le gouvernement défendeur n’a pas fourni la preuve que la police ait procédé à une enquête réelle.

3. Les "41 cas"

116. Huit des cas de ce groupe (T 22, T 27, T 28, T 29, T 30, T 31, T 48 et un autre) concernent des allégations de mauvais traitements commis par l’armée tandis qu’elle transportait les intéressés à Palace Barracks et par la police pendant qu’elle les y interrogeait. Celui de T 22 a déjà été mentionné sous la rubrique du ou des centres non identifiés (paragraphe 106 ci-dessus).

Les pièces médicales relèvent diverses lésions, mais aucune preuve n’a été obtenue du gouvernement défendeur. Tout en trouvant donc hasardeux de formuler des conclusions sur la seule base desdites pièces, la Commission déclare dans sa brève appréciation:

"Néanmoins, là où les victimes ont été détenues à l’issue de leur interrogatoire et examinées par un médecin peu après leur mise en détention (cas de T 22, T 27, T 48, T 29, T 30 et T 31), il y a de bonnes raisons de penser que le cours des événements fut analogue à celui constaté dans les cas représentatifs."

T 27, T 30 et T 31 ont touché respectivement 900, 200 et 750 £ en règlement amiable des demandes de dommages-intérêts dont ils avaient saisi les tribunaux. A l’époque du rapport de la Commission, de telles actions demeuraient en instance dans les cas de T 22 et T 29 dont le premier a reçu pour finir une somme élevée au titre des cinq techniques (paragraphe 107 ci-dessus).

4. Les cas restants

117. Faute de preuves corroboratives, notamment médicales, la Commission n’a pas cru possible d’étudier plus avant 28 autres cas concernant Palace Barracks. Elle se borne à confirmer qu’ils ont donné lieu à des allégations de mauvais traitements et, pour quelques-uns d’entre eux, au paiement d’une indemnité.

5. Généralités

118. Pour plusieurs raisons, la Commission estime que les officiers qui à l’époque commandaient à Palace Barracks ne peuvent avoir ignoré les mauvais traitements constatés par elle. Selon leurs propres déclarations, ils n’ont pourtant pris aucune mesure pour en empêcher la survenance ou le retour.

Quant aux autorités supérieures, la Commission déduit de plusieurs faits qu’elles connaissaient les allégations relatives au camp. Or on ne lui a pas fourni la moindre preuve que la police ait examiné ces allégations et nulle enquête générale n’a eu lieu en dehors du rapport additionnel de Sir Edmund Compton sur trois des cas de Palace Barracks (paragraphe 99 ci-dessus). En outre, aucun des policiers qui ont accompli les actes établis, ou négligé de réagir contre eux, ne semble avoir été poursuivi au pénal ou sur le plan disciplinaire. Jusqu’en avril 1972, on n’a pas adressé à la R.U.C. d’instructions spéciales quant à la manière dont elle devait en user avec les personnes en garde à vue (paragraphe 135 ci-dessous). D’après la Commission, les autorités d’Irlande du Nord se sont montrées, par leur inertie, indifférentes au sort des prisonniers de Palace Barracks à l’automne 1971.

D. Centre régional de détention de Girdwood Park

1. Introduction

119. Situé aux abords de Belfast et contigu à la prison de la Crumlin Road, ce camp militaire servit de centre régional destiné à la détention et l’interrogatoire de suspects, dont 186 y passèrent en août 1971. On le ferma pour un temps à cette date, mais le rouvrit en octobre 1971 comme centre de détention de la police. Les dispositions présidant à l’accueil, la détention, l’interrogatoire et l’élargissement des suspects y étaient analogues à celles de Palace Barracks (paragraphe 108 ci-dessus).

2. Cas représentatif

120. Sur 36 cas d’allégations de mauvais traitements à Girdwood, la Commission a examiné en détail, comme représentatif, celui de T 16. Elle constate que ce sexagénaire protestant, arrêté parce qu’il possédait des armes et une antenne de radio, fut gravement blessé le 13 août 1971, par des militaires, pendant son transport et après son arrivée à Girdwood. Ils l’insultèrent, lui donnèrent des coups de pied, le battirent et le traînèrent par les cheveux; les dires de T 23, appréhendé au même moment que lui, ont corroboré les siens. Les sévices n’eurent pas lieu à l’occasion de son interrogatoire officiel, auquel la Special Branch procéda correctement. Le médecin militaire de Girdwood soigna T 16 pour diabète, mais la Commission estime insuffisant l’examen auquel il se livra: il ne signala pas les blessures que d’autres praticiens relevèrent plus tard.

T 16 a réclamé une indemnité en justice; le gouvernement défendeur a indiqué à la Commission que le procès se terminerait sans nul doute par un règlement amiable. En outre, le témoin avait immédiatement porté plainte auprès de la R.U.C., mais d’après le gouvernement requérant on lui dit, au bout de quelque trois années, que nulle mesure ne serait prise contre l’armée. Selon le gouvernement britannique, l’impossibilité d’ouvrir des poursuites s’expliquait par la circonstance que T 16 n’avait pas réussi à identifier ses agresseurs.

3. Les "41 cas"

121. La Commission a aussi étudié, parmi les "41 cas", ceux de T 23, T 32, T 33, T 49 et T 50; trois d’entre eux remontaient au mois d’août 1971, un à novembre et un à janvier 1972. Les cinq intéressés recouvrèrent leur liberté une fois questionnés, à l’exception de T 49 qui fut inculpé puis, semble-t-il, détenu. Ils ont allégué que des militaires leur avaient infligé des voies de fait lors de leur arrestation et pendant qu’ils les amenaient à Girdwood; T 49 a reproché de surcroît à la Special Branch de l’avoir maltraité au cours de son interrogatoire. Pour chacun d’eux, le gouvernement irlandais a présenté un rapport médical et, sauf pour T 33, la déclaration du plaignant; le gouvernement défendeur n’a fourni aucune preuve. Un examen médical, effectué dans les vingt-quatre heures de l’élargissement ou de la mise en détention, révéla qu’ils avaient tous subi des blessures.

D’après la Commission:

a) on peut conclure sans grand risque d’erreur que certaines des lésions de T 23 et T 50 ont été causées de la manière dénoncée par eux, en particulier dans le cas de T 23 qui a été envisagé en combinaison avec celui de T 16 (paragraphe 120 ci-dessus); il existe également de fortes présomptions pour T 32 dont la demande de dommages-intérêts a conduit au versement de 750 £ à titre de règlement amiable;

b) on ne saurait guère considérer les faits comme établis pour T 33 malgré les blessures découvertes sur lui;

c) les allégations et blessures de T 49 se comparent à celles des cas de Palace Barracks; la Commission se réfère à son appréciation de quelques-uns des "41 cas" relatifs à ce centre (paragraphe 116 ci-dessus).

4. Les cas restants

122. Faute de preuves corroboratives, notamment médicales, la Commission n’a pas cru possible d’examiner plus avant 30 autres cas concernant Girdwood. Elle se borne à confirmer qu’ils ont donné lieu à des allégations de mauvais traitements et, pour quelques-uns d’entre eux, au paiement d’une indemnité.

E. Centre régional de détention de Ballykinler

1. Introduction

123. Camp militaire situé dans le comté de Down, Ballykinler servit en août 1971 à détenir et interroger des individus arrêtés lors de l’opération Demetrius (paragraphe 39 ci-dessus). La R.U.C. le dirigeait; l’armée s’y chargeait de la sécurité, la Special Branch des interrogatoires. Les 9 et 10 août, 89 personnes y furent amenées; au 11, 80 d’entre elles l’avaient quitté pour un lieu de détention et les autres avaient recouvré leur liberté.

Le gouvernement requérant a invité la Commission à se prononcer sur chacun des 18 cas pour lesquels il l’avait saisie de déclarations alléguant des mauvais traitements endurés au camp.

124. Avant la Commission européenne, la Commission Compton (paragraphe 99 ci-dessus) et, dans l’affaire Moore, le tribunal (County Court) d’Armagh avaient connu de la situation à Ballykinler en août 1971. La première avait estimé que des exercices imposés aux détenus, moyennant un certain recours à la coercition, avaient dû constituer pour eux de rudes épreuves mais résultaient d’un manque de discernement plutôt que de la volonté de les faire souffrir ou de les avilir; en conséquence, elle n’avait pas constaté de mauvais traitements délibérés. En revanche, le second avait repoussé les preuves invoquées par la défense, en particulier quant à l’origine des exercices, et conclu que les détenus avaient subi à Ballykinler un traitement délibéré, illégal et dur; il avait accordé au plaignant 300 £, soit le maximum qu’il avait compétence pour lui allouer.

2. Cas représentatif

125. La Commission a examiné comme représentatif le cas de T 3. Elle relève ce qui suit:

a) l’intéressé et d’autres personnes arrêtées ont dû, parfois avant leur examen par un médecin, accomplir des exercices très pénibles et douloureux, surtout pour ceux d’entre eux qui étaient âgés ou en mauvaise condition physique;

b) ces exercices consistaient tantôt à s’asseoir sur le plancher, les jambes étendues et les mains dressées au-dessus de la tête ou serrées derrière elle, tantôt à s’y agenouiller, le front touchant le sol et les mains serrées dans le dos;

c) on ne peut déterminer au juste leur durée ni la mesure dans laquelle on usait de contrainte pour assurer leur exécution;

d) les allégations de violences précises et d’emploi d’une force considérable à l’encontre de T 3 et d’autres ne se trouvent pas établies;

e) avant l’arrivée des intéressés, on avait balayé le camp et pour des raisons de sécurité on en avait retiré les lits; dans un but qui n’a pas été suffisamment expliqué, on en a fourni à ceux-là seuls que l’on avait interrogés.

3. Les "41 cas" et les cas restants

126. Aucun des "41 cas" ne concernait Ballykinler. Quant aux 17 cas restants relatifs à ce centre, le rapport de la Commission ne leur consacre pas de rubrique particulière, mais il formule dans le contexte du cas de T 3 des constatations sur la situation générale au camp.

F. Endroits divers

1. Introduction

127. Le gouvernement requérant a saisi la Commission de 121 cas d’allégations de mauvais traitements subis en des endroits divers. Ils visaient notamment des coups et voies de fait auxquels l’armée ou la police se seraient livrées, à des dates comprises entre août 1971 et 1974, dans des postes militaires et de police, dans une prison, dans la rue, à domicile ou en cours de transport. 65 d’entre eux auraient eu lieu à l’occasion d’interrogatoires. La Commission a examiné en détail, comme représentatifs, les cas de T 7, T 11 et T 5.

2. Les cas représentatifs

a) Le cas de T 7

128. D’après les constatations de la Commission, ce civil fut gravement agressé et blessé le 28 octobre 1971, dans une rue de Belfast en sans provocation ni résistance, par un caporal qui l’arrêtait. Quand on s’aperçut qu’on l’avait appréhendé par erreur, on l’élargit avec des excuses après l’avoir soigné. Ni sa déposition ni les preuves médicales n’ont prêté à contestation et le gouvernement défendeur n’a pas cité de témoins.

Le militaire en question fut détenu quatre ou cinq jours, puis blâmé. La demande de T 7 en dommages-intérêts a été réglée à l’amiable par le versement de 600 £.

b) Le cas de T 11

129. Selon les constatations de la Commission, ce civil fut gravement agressé et blessé, après son arrestation le 20 décembre 1971, par plusieurs militaires pendant son interrogatoire dans la caserne de l’Albert Street, à Belfast. Ni les faits principaux, ni les preuves médicales relatives aux lésions physiques n’ont prêté à contestation, mais les médecins ont exprimé des avis divergents au sujet des séquelles psychiques. Le gouvernement défendeur n’a pas cité de témoins pour réfuter les accusations de mauvais traitements. Quant aux allégations supplémentaires de harcèlement par des militaires après l’incident, la Commission ne les estime ni prouvées ni infirmées.

Une demande de T 11 en dommages-intérêts a été réglée à l’amiable par le versement de 300 £. Il a introduit aussi auprès de la R.U.C. une plainte qui demeurait en instance quand la Commission a entendu les témoignages relatifs à son cas; le gouvernement défendeur a déclaré ignorer la raison de ce retard.

c) Le cas de T 5

130. T 5 a prétendu que des soldats l’avaient frappé à coups de pied et de poing et encapuchonné à l’école Ste. Geneviève, à Belfast, le 13 août 1972. Il était trop jeune pour qu’on le détînt, mais après l’avoir arrêté puis interrogé on l’emmena, prétendument pour le signaler, dans divers postes militaires.

Une demande de T 5 en dommages-intérêts a été réglée à l’amiable par le paiement de 236 £ 79. Il a en vain porté plainte auprès de la R.U.C.

Ayant examiné les preuves médicales et les dépositions respectives des témoins des forces de sécurité et de T 5, la Commission conclut que les allégations de ce dernier ne se trouvent pas suffisamment établies.

3. Les "41 cas"

131. De ce groupe, la Commission a étudié 28 cas au sujet desquels les Parties avaient formulé des remarques. Les preuves - des rapports médicaux parfois accompagnés d’une déclaration du plaignant - ne lui semblent pas permettre de déterminer la cause des blessures au-delà de tout doute raisonnable.

4. Les cas restants

132. Faute de preuves corroboratives, notamment médicales, la Commission n’a pas cru possible d’examiner plus avant les 90 cas restants. Elle se borne à confirmer qu’ils ont donné lieu à des allégations de mauvais traitements et, pour certains d’entre eux, au versement d’une indemnité.

G. Mesures relatives au traitement des personnes arrêtées ou détenues par les forces de sécurité

1. Dossiers médicaux et autres

133. Depuis mai 1970, l’armée prescrivait de photographier ensemble la personne arrêtée et le militaire qui l’avait appréhendée. Quant à la pratique suivie pendant l’opération Demetrius, la Commission Compton a constaté que l’on photographiait quiconque se trouvait amené à un centre régional de détention et que lors de l’entrée à Ballykinler ou Magilligan - mais non à Girdwood Park - on procédait à un examen médical consigné dans un rapport.

A partir du 15 novembre 1971, tout individu conduit à un centre de détention fut examiné par un médecin à son arrivée puis lors de sa sortie. On chargea le corps médical de présenter un rapport chaque fois qu’il existerait des preuves ou allégations de mauvais traitements. En outre, après un certain temps on conserva des dossiers sur l’évolution de l’état du prisonnier pendant l’interrogatoire.

2. Textes tendant à empêcher les mauvais traitements

134. Au début de l’opération d’internement, on s’en remit apparemment à la réglementation ordinaire exigeant un traitement humain et prohibant le recours à la violence.

135. Après le rapport Parker et la déclaration du premier ministre devant le parlement (paragraphe 101 ci-dessus), une directive concernant les interrogatoires interdit l’emploi de la contrainte et en particulier des cinq techniques. En outre, elle rendit obligatoires les examens médicaux, la tenue de dossiers détaillés et la notification immédiate de toute plainte pour mauvais traitements. Des instructions militaires et le R.U.C. Force Order 64/72, relatifs respectivement aux arrestations au titre des décrets d’exception et au traitement des prisonniers, commandèrent en avril 1972 de ne jamais se servir à l’excès de la force. Peu après l’instauration de l’administration directe, l’Attorney-General du Royaume-Uni prit une directive ministérielle sur le traitement à réserver aux personnes en garde à vue; il y précisait que le Director of Public Prosecutions engagerait des poursuites pour toute forme de mauvais traitements qu’on lui signalerait. D’autres instructions en matière d’arrestations et d’interrogatoires enjoignirent à l’armée et à la R.U.C., en août 1972, de traiter les prisonniers avec bienséance et humanité; elles leur défendaient strictement d’utiliser la violence, les cinq techniques, des menaces ou des insultes et se terminaient par une phrase analogue à l’article 3 (art. 3) de la Convention. En août 1973, de nouvelles instructions applicables aux arrestations par l’armée insistèrent derechef sur la nécessité d’un comportement correct.

D’après le gouvernement défendeur, on a veillé à diffuser ces textes et à les mettre en pratique à tous les niveaux. Commission et gouvernement requérant estiment cependant qu’il n’existe pas de preuves suffisantes quant à la manière dont les règles en vigueur ont été réellement appliquées et respectées.

136. L’article 6 de la loi sur l’état d’urgence (paragraphe 68 ci-dessus) renfermait des clauses destinées à empêcher de produire devant une juridiction pénale ordinaire, à titre de preuve, des déclarations obtenues d’un accusé au moyen de la torture ou d’un traitement inhumain ou dégradant; il ne valait pas pour les procédures "extrajudiciaires" de détention, ni pour les déclarations de tiers.

3. Procédures de plainte et poursuites pénales

a) La police

137. Une loi de 1970 sur la police d’Irlande du Nord (Police Act [Northern Ireland] 1970) avait doté la R.U.C. d’un service d’enquête ayant pour tâche de rendre compte au Chief Constable des plaintes portées contre la police, quelle qu’en fût la source. Une commission officielle de cinq membres de la Police Authority des six comtés, dont deux catholiques et deux protestants, examinait chaque mois les dossiers que le Chief Constable conservait au sujet desdites plaintes.

Pour les infractions pénales graves, les comptes rendus étaient communiqués à l’Attorney-General pour l’Irlande du Nord ou, après l’établissement de l’administration directe, au Director of Public Prosecutions de la province - dont on venait de créer le poste – afin qu’il décidât de l’ouverture de poursuites. Le 15 juin 1972, l’Attorney-General du Royaume-Uni chargea le Director of Public Prosecutions d’ordonner à la R.U.C. de signaler, après enquête, tous les faits de nature à impliquer une infraction pénale imputable à un membre des forces de sécurité. A compter de novembre 1972, le résultat des enquêtes de la police ou de l’armée dut être envoyé au Director of Public Prosecutions.

En septembre 1973, de nouveaux règlements de discipline alignèrent les dispositions relatives à l’examen des plaintes contre la R.U.C. sur celles qui valaient ailleurs au Royaume-Uni. En 1975, on fonda au sein de la R.U.C., sous l’autorité immédiate du Deputy Chief Constable, une unité responsable de l’instruction des plaintes.

138. Dans son rapport de janvier 1975 (paragraphe 74 ci-dessus), la Commission Gardiner se déclarait convaincue que des enquêtes approfondies avaient lieu, mais constatait l’existence en Irlande du

Nord d’une opinion très répandue selon laquelle on ne prenait pas au sérieux les plaintes contre les membres des forces de sécurité. En conséquence, elle préconisait de créer un organe d’enquête indépendant.

L’ordonnance de 1977 sur la police d’Irlande du Nord (Police [Northern Ireland] Order 1977) a institué un service pleinement indépendant investi de fonctions de contrôle en la matière, la Police Complaints Board for Northern Ireland.

b) L’armée

139. D’après les preuves fournies à la Commission, la politique du général commandant en chef consistait à prescrire une enquête pour toute plainte. Chaque incident signalé conduisait, avant même le dépôt d’une plainte formelle, à la nomination d’un enquêteur. Comme dans la R.U.C., on tenait aussi compte des allégations de la presse ou de tiers.

Dans les premières phases de la crise, semble-t-il, l’armée s’occupait elle-même des plaintes contre des militaires; plus tard, on désigna deux officiers de la R.U.C. pour surveiller les informations ouvertes par l’armée, après quoi la R.U.C. procédait aux enquêtes au moins lorsqu’il paraissait s’agir d’une grave infraction pénale. En outre, on encouragea les intéressés à présenter leurs plaintes par le canal de la police. Le 20 janvier 1972, on créa un groupe d’enquête commun à l’armée et à la R.U.C.

Les plaintes contre l’armée étaient soumises à une autorité distincte de celle-ci - le Director of Public Prosecutions à partir d’avril 1972 - pour qu’elle décidât d’intenter ou non des poursuites.

c) Statistiques concernant plaintes et poursuites

140. Du 9 août 1971 au 30 novembre 1974, il y eut 2.615 plaintes contre la police, dont 1.105 pour mauvais traitements ou voies de fait; les 23 poursuites engagées à ce dernier titre débouchèrent sur cinq condamnations à une amende et sur une absolution conditionnelle.

Quant aux militaires, du 31 mars 1972 au 30 novembre 1974 on enregistra contre eux 1.268 plaintes pour voies de fait ou emploi d’armes à feu et le Director of Public Prosecutions fut saisi de 1.078 cas d’allégations de voies de fait. En janvier 1975, l’ouverture de poursuites avait été ordonnée dans 86 des 1.038 cas dont on avait achevé l’examen.

Au total, entre avril 1972 et la fin de janvier 1977 218 membres des forces de sécurité ont été poursuivis pour voies de fait, sur les instructions du Director of Public Prosecutions, et 155 d’entre eux condamnés.

d) Exemples particuliers d’enquêtes, mesures disciplinaires ou poursuites

141. Peu après que l’on eut eu connaissance de plaintes concernant les arrestations du 9 août 1971, on interrogea près de 1.800 militaires, dont environ 300 avaient quitté l’Irlande du Nord, afin de déterminer leur rôle dans cette opération. La Commission mentionne aussi dans son rapport quelques autres exemples précis de membres des forces de sécurité ayant subi une enquête ou des sanctions disciplinaires, mais ils n’ont pas de lien avec les cas dont l’a saisie le gouvernement irlandais. Le gouvernement défendeur ne lui a fourni aucun renseignement sur des enquêtes relatives à ces derniers, sauf dans les cas représentatifs. Même pour ceux-ci elle a disposé d’une seule preuve directe - les rapports Compton, produits par le gouvernement irlandais - et elle relève que dans aucun d’entre eux les autorités n’ont procédé à un examen attentif des allégations de mauvais traitements; elle n’a recueilli la preuve de mesures disciplinaires ou de poursuites que pour le cas de T 7 (paragraphe 128 ci-dessus).

4. Indemnisation

142. Quiconque estimait que les forces de sécurité lui avaient infligé des mauvais traitements pouvait réclamer réparation en justice. Nul ne prétend que les tribunaux aient manqué ou manquent d’indépendance, d’équité et d’impartialité. Le gouvernement britannique a souligné la différence entre le droit civil et le droit pénal internes: en vertu du premier, les autorités répondent de chaque faute commise par un militaire ou policier, identifié ou non, dans l’exercice de ses fonctions et dont la réalité se révèle probable (established on the balance of probabilities); le second, lui, exige que la culpabilité d’un individu identifié soit prouvée au-delà de tout doute raisonnable. Comme dans n’importe quelle autre action civile, une personne se plaignant de mauvais traitements imputables aux forces de sécurité avait droit à se voir communiquer les documents pertinents que possédaient les autorités défenderesses, par exemple les rapports médicaux.

143. Du 9 août 1971 au 31 janvier 1975, 302.043 £ de dommages-intérêts avaient été versées en règlement amiable de 473 actions civiles pour arrestation illégale, emprisonnement arbitraire, voies de fait ou coups et blessures; 1.193 demandes restaient en instance. A la date du rapport de la Commission, des indemnités s’échelonnant de 200 à 25.000 £ environ avaient été payées de la sorte dans 45 des 228 cas signalés par le gouvernement requérant. Dans la seule affaire de sévices qui semble avoir prêté à contestation jusqu’au bout, Moore contre Shillington, le juge refusa de croire les témoins des forces de sécurité (paragraphe 124 ci-dessus).

PROCEDURE SUIVIE DEVANT LA COMMISSION

144. Dans sa requête initiale, introduite devant la Commission le 16 décembre 1971 et complétée par la suite, le gouvernement irlandais alléguait diverses violations des articles 1, 2, 3, 5, 6 et 14 (art. 1, art. 2, art. 3, art. 5, art. 6, art. 14) de la Convention par le Royaume-Uni.

145. Le 1er octobre 1972, la Commission a déclaré la requête irrecevable en ce qui concerne l’article 2 (art. 2). En revanche, elle a retenu les griefs selon lesquels

- le traitement des détenus et internés, en particulier les méthodes d’interrogatoire utilisées à leur égard, constituait une pratique administrative contraire à l’article 3 (art. 3);

- internement sans jugement et détention au titre de la loi sur les pouvoirs spéciaux et de ses décrets d’application constituaient une pratique administrative contraire aux articles 5 et 6 combinés avec l’article 15 (art. 15+5, art. 15+6);

- dans l’exercice de son pouvoir de détenir et interner, le gouvernement défendeur se livrait à une discrimination fondée sur les opinions politiques et enfreignait ainsi l’article 14 (art. 14) quant aux droits et libertés que garantissent les articles 5 et 6, combinés avec l’article 15 (art. 15+5, art. 15+6);

- les pratiques administratives litigieuses enfreignaient aussi l’article 1 (art. 1).

146. Outre les observations écrites, preuves littérales et plaidoiries des deux gouvernements intéressés, la Commission a recueilli - par l’intermédiaire de délégués et dans les conditions que précise son rapport - les dires de cent dix-neuf témoins au total. Cent d’entre eux ont déposé sur les questions relatives à l’article 3 (art. 3) et dix-neuf sur celles qui relevaient de l’article 14 (art. 14). Trois de ces derniers, cités par le gouvernement défendeur, ont été entendus par les délégués à Londres en l’absence de représentants des Parties et sans interrogatoire "croisé" (cross-examination).

147. Dans son rapport, la Commission a formulé l’avis

(i) à l’unanimité, que les pouvoirs de détention et d’internement sans jugement, tels qu’on les a utilisés pendant les périodes considérées, ne cadraient pas avec l’article 5, paras. 1 à 4 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-3, art. 5-4), mais n’ont pas dépassé "la stricte mesure" des exigences de la situation en Irlande du Nord, au sens de l’article 15 par. 1 (art. 15-1);

(ii) à l’unanimité, que l’article 6 (art. 6) ne s’appliquait pas à eux;

(iii) à l’unanimité, que les faits constatés pour les périodes considérées ne révélaient dans l’exercice desdits pouvoirs aucune discrimination contraire à l’article 14 (art. 14);

(iv) à l’unanimité, que l’emploi combiné des cinq techniques dans les cas dont la Commission se trouvait saisie constituait une pratique de traitements inhumains, ainsi que de torture, enfreignant l’article 3 (art. 3);

(v) à l’unanimité, que des violations de l’article 3 (art. 3) ont eu lieu sous la forme de traitements inhumains, et dans deux cas dégradants, à l’encontre de

- T 6, dans un centre non identifié d’interrogatoire en août 1971,

- T 2, T 8, T 12, T 15, T 9, T 14 et T 10 à Palace Barracks, Holywood, en septembre, octobre et novembre 1971,

- T 16, T 7 et T 11, en différents endroits en août, octobre et décembre 1971;

(vi) à l’unanimité, qu’à l’occasion de l’interrogatoire des prisonniers par les membres de la R.U.C. il a existé à Palace Barracks, Holywood, à l’automne 1971, une pratique constitutive de traitements inhumains enfreignant l’article 3 (art. 3);

(vii) à l’unanimité, que nulle pratique enfreignant l’article 3 (art. 3) n’a été constatée à propos des cas de T 16, T 7 et T 11, y compris les conditions générales à Girdwood Park en août 1971;

(viii) à l’unanimité, que les conditions de détention à Ballykinler en août 1971 ne révélaient pas une violation de cet article (art. 3);

(ix) par douze voix contre une, que l’article 1 (art. 1) ne saurait faire l’objet d’une infraction distincte car il n’accorde pas de droits s’ajoutant à ceux que mentionne le Titre I de la Convention.

Le rapport renferme diverses opinions séparées.

EN DROIT

148. D’après son alinéa d), la requête introductive d’instance du 10 mars 1976 a pour objet (article 31 par. 1 d) du règlement) "d’assurer le respect, en Irlande du Nord, des engagements assumés par le gouvernement défendeur en qualité de Partie à la Convention, et notamment de ceux que le gouvernement requérant a mentionnés dans les mémoires et conclusions présentés en son nom et qui ont été décrits dans les preuves produites devant la Commission lors des audiences de celle-ci". "A cette fin", elle invite la Cour "à examiner le rapport de la Commission, confirmer l’avis de cette dernière selon lequel ont eu lieu des violations de la Convention, examiner les thèses du gouvernement requérant quant à d’autres violations alléguées et constater toute violation de la Convention dont la Cour se sera convaincue".

Dans ses observations écrites et orales à la Cour, le gouvernement irlandais dénonce des infractions aux articles 1, 3, 5 (combiné avec l’article 15) (art. 1, art. 3, art. 15+5), 6 (combiné avec l’article 15) (art. 15+6) et 14 (combiné avec les articles 5 et 6) (art. 14+5, art. 14+6).

Il avance aussi, mais sans demander à la Cour de trancher la question, que le gouvernement britannique a manqué en plusieurs occasions à l’obligation de fournir à la Commission les facilités nécessaires à la conduite efficace de l’enquête. La Commission ne va pas jusque-là; néanmoins, elle signale à différents endroits de son rapport, en substance, que le gouvernement défendeur ne lui a pas toujours prêté l’assistance souhaitable. La Cour regrette cette attitude dudit gouvernement; elle tient à relever l’importance fondamentale du principe, consacré par l’article 28 en son alinéa a) (art. 28-a) in fine, selon lequel les États contractants doivent coopérer avec les organes de la Convention.

149. La Cour commence par noter qu’il ne lui appartient pas de connaître de chacun des aspects de la situation tragique que traverse l’Irlande du Nord. Par exemple, elle ne se trouve pas appelée à statuer sur les activités terroristes, manifestement contraires aux droits de l’homme, auxquelles des individus ou des groupements se livrent dans les six comtés. Il lui incombe uniquement de se prononcer sur les griefs que la République irlandaise formule devant elle contre le Royaume-Uni. En s’acquittant de sa tâche, elle ne saurait cependant perdre de vue les événements qui constituent l’arrière-plan du litige.

I. SUR L’ARTICLE 3 (art. 3)

150. Aux termes de l’article 3 (art. 3), "nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants".

A. Questions préliminaires

151. Dans son mémoire du 26 octobre 1976 et lors des audiences de février 1977, le gouvernement du Royaume-Uni a soulevé deux questions préliminaires relatives aux violations alléguées de l’article 3 (art. 3). La première concerne les violations qu’il ne conteste plus, la seconde certaines de celles dont il se défend.

1. Question préliminaire relative aux violations non contestées de l’article 3 (art. 3)

152. Le gouvernement du Royaume-Uni ne conteste pas les infractions à l’article 3 (art. 3) constatées par la Commission (paragraphe 147 ci-dessus), ni la compétence - au demeurant hors de doute - de la Cour pour les examiner. S’appuyant notamment sur la jurisprudence de la Cour internationale de Justice (affaire du Cameroun septentrional, arrêt du 2 décembre 1963, et affaires des essais nucléaires, arrêts du 20 décembre 1974), il soutient cependant que la Cour européenne a le pouvoir de refuser d’exercer sa compétence quand le but d’une requête se trouve atteint ou qu’une décision judiciaire sur le fond n’offre pas d’utilité. Or il en serait ainsi en l’occurrence. Non seulement les constatations dont il s’agit ne prêteraient pas à controverse, mais elles auraient bénéficié d’une large diffusion et ne poseraient pas sur le terrain de la Convention des problèmes d’interprétation et d’application assez importants pour exiger un arrêt de la Cour. En outre, les matières auxquelles elles se rapportent appartiendraient désormais au passé grâce à l’abandon des cinq techniques (1972), à l’engagement solennel et inconditionnel de ne pas les réintroduire (8 février 1977) et aux autres mesures arrêtées par le Royaume-Uni pour réparer les diverses violations que la Commission a relevées, les réprimer et en éviter le retour.

Le gouvernement requérant combat cette thèse. Les délégués de la Commission n’y souscrivent pas davantage d’une manière générale, mais ils ont déclaré ne pas formuler de conclusion sur le point de savoir si l’engagement susmentionné a ou non privé d’objet le grief relatif aux cinq techniques.

153. La Cour donne acte au gouvernement défendeur de l’engagement que l’Attorney-General du Royaume-Uni a pris en son nom devant elle à l’audience du 8 février 1977. Elle en rappelle le libellé:

"The Government of the United Kingdom have considered the question of the use of the ‘five techniques’ with very great care and with particular regard to Article 3 (art. 3) of the Convention. They now give this unqualified undertaking, that the ‘five techniques’ will not in any circumstances be reintroduced as an aid to interrogation."

(Traduction)

"Le gouvernement du Royaume-Uni a réfléchi au problème du recours aux ‘cinq techniques’ avec une extrême attention et en ayant notamment égard à l’article 3 (art. 3) de la Convention. Il prend à présent l’engagement inconditionnel qu’elles ne seront réintroduites en aucune circonstance pour aider aux interrogatoires."

La Cour relève aussi que le Royaume-Uni a adopté diverses mesures ayant pour but d’empêcher la répétition et réparer les conséquences des faits incriminés. Il a notamment adressé à la police et l’armée des instructions et directives sur l’arrestation, l’interrogatoire et le traitement des personnes gardées à vue, renforcé les procédures d’examen des plaintes, créé des commissions d’enquête et versé ou offert de nombreuses indemnités (paragraphes 99-100, 107, 110-111, 116-118, 121-122, 124, 128-130, 132, 135-139 et 142-143 ci-dessus).

154. La Cour estime néanmoins qu’il entre dans les responsabilités lui incombant dans le cadre du système de la Convention de connaître des allégations non contestées de violation de l’article 3 (art. 3). En effet, ses arrêts servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, mais plus largement à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et à contribuer de la sorte au respect, par les États, des engagements qu’ils ont assumés en leur qualité de Parties contractantes (article 19) (art. 19).

La conclusion à laquelle arrive ainsi la Cour se trouve du reste corroborée par le paragraphe 3 de l’article 47 du règlement. Si la Cour peut poursuivre l’examen d’une affaire et statuer sur celle-ci même dans l’hypothèse d’un "désistement, règlement amiable, arrangement" ou "autre fait de nature à fournir une solution du litige", elle en a également le droit, à plus forte raison, quand les conditions d’application de cet article ne sont pas réunies.

155. Dès lors, on ne saurait considérer que la présente instance ait perdu son objet pour lesdites allégations; la Cour croit devoir se prononcer sur le bien-fondé de celles-ci nonobstant les initiatives de l’État défendeur.

2. Question préliminaire relative à certaines violations contestées de l’article 3 (art. 3)

156. Dans son mémoire du 28 juillet 1976, le gouvernement irlandais invitait la Cour à constater, à la différence de la Commission (paragraphes 125, 130 et 147 ci-dessus), que des violations de l’article 3 (art. 3) avaient eu lieu dans les cas de T 3 (centre régional de détention de Ballykinler, août 1971) et T 5 (école Ste Geneviève, Belfast, août 1972), ainsi qu’en de nombreux endroits d’Irlande du Nord de 1971 à 1974.

Tout en contestant le bien-fondé de ces prétentions, le gouvernement britannique a soulevé à leur sujet une question préliminaire dans son mémoire du 26 octobre 1976 et lors des audiences de février 1977. Elles ne concerneraient pas expressément une pratique, mais des cas individuels dans lesquels des voies de recours internes efficaces s’ouvriraient aux intéressés. Elles sortiraient dès lors du domaine que la Commission a circonscrit, le 1er octobre 1972, en retenant le grief selon lequel "le traitement des détenus et internés (...) constituait une pratique administrative contraire à l’article 3 (art. 3)".

Le gouvernement irlandais a répondu que ce raisonnement reposait sur une interprétation erronée de la décision précitée et de la manière dont la Commission a rempli ses fonctions après celle-ci.

D’après les délégués de la Commission, ledit gouvernement n’a pas précisé s’il engageait la Cour à censurer une pratique ou seulement à juger que certaines personnes avaient subi des traitements incompatibles avec l’article 3 (art. 3). Sa demande s’accorderait avec la décision du 1er octobre 1972 dans la première hypothèse, non dans la seconde.

157. La Cour rappelle que sa compétence contentieuse se limite à des requêtes adressées d’abord à la Commission et retenues par celle-ci; cela ressort sans ambiguïté de l’économie des Titres III et IV de la Convention. Une décision de recevabilité rendue par la Commission fixe l’objet du litige déféré à la Cour. C’est seulement à l’intérieur du cadre ainsi tracé que celle-ci, une fois régulièrement saisie, peut connaître de toutes les questions de fait ou de droit surgissant en cours d’instance (arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, pp. 29-30, paras. 49 et 51; arrêt Handyside du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 20, par. 41; arrêts Stögmüller et Matznetter du 10 novembre 1969, série A no 9, p. 41, par. 7, et no 10, pp. 31-32, par. 5; arrêt Delcourt du 17 janvier 1970, série A no 11, p. 20, par. 40).

Selon l’article 49 (art. 49) de la Convention, d’autre part, la Cour tranche les contestations relatives à sa compétence. Il en découle que pour se prononcer sur le moyen préliminaire dont il s’agit elle doit interpréter elle-même, à la lumière notamment des explications de la Commission, la décision susmentionnée du 1er octobre 1972 (cf., mutatis mutandis, l’arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen du 7 décembre 1976, série A no 23, pp. 22-24, par. 48).

Or l’allégation retenue par la Commission sur le terrain de l’article 3 (art. 3) visait une ou des pratiques et non des cas individuels en tant que tels. La Cour a donc pour seule tâche de statuer sur cette allégation.

Une pratique contraire à la Convention ne peut cependant résulter que de violations individuelles (paragraphe 159 ci-dessous). Partant, il est loisible à la Cour - tout comme il était loisible à la Commission - d’examiner à titre d’éléments ou preuves d’une pratique éventuelle, et non en soi, des cas individuels qui se seraient produits en des endroits donnés.

La Cour conclut qu’elle a compétence pour connaître des cas contestés de violation de l’article 3 (art. 3) si et dans la mesure où le gouvernement requérant les invoque afin de démontrer l’existence d’une pratique.

158. A la suite de l’ordonnance du 11 février 1977 (paragraphe 8 ci-dessus), le gouvernement irlandais a indiqué, lors des audiences d’avril 1977, qu’il priait la Cour de juger qu’il y a eu en Irlande du Nord, de 1971 à 1974, une ou des pratiques enfreignant l’article 3 (art. 3) et de préciser au besoin où elles ont eu lieu. Il a déclaré en outre ne plus l’inviter à se prononcer sur les cas de T 3 et T 5 considérés en eux-mêmes.

159. Une pratique incompatible avec la Convention consiste en une accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés, ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système; elle ne constitue pas en soi une infraction distincte de ces manquements.

On n’imagine pas que les autorités supérieures d’un État ignorent, ou du moins soient en droit d’ignorer, l’existence de pareille pratique. En outre, elles assument au regard de la Convention la responsabilité objective de la conduite de leurs subordonnés; elles ont le devoir de leur imposer leur volonté et ne sauraient se retrancher derrière leur impuissance à la faire respecter.

La notion de pratique offre un intérêt particulier pour le jeu de la règle de l’épuisement des voies de recours internes. Telle que la consacre l’article 26 (art. 26) de la Convention, cette règle vaut pour les requêtes étatiques (article 24) (art. 24) comme pour les requêtes "individuelles" (article 25) (art. 25) quand l’État demandeur se borne à dénoncer une ou des violations prétendument subies par des particuliers auxquels il se substitue en quelque sorte. En revanche, elle ne s’applique en principe pas s’il attaque une pratique en elle-même, dans le but d’en empêcher la continuation ou le retour et sans inviter la Commission ni la Cour à statuer sur chacun des cas qu’il cite à titre de preuves ou exemples de cette pratique. La Cour souscrit à l’opinion que la Commission a exprimée en la matière, conformément à sa jurisprudence antérieure, dans sa décision du 1er octobre 1972 sur la recevabilité de la requête initiale du gouvernement irlandais. Elle relève du reste que le gouvernement défendeur ne conteste pas ladite décision.

B. Questions de preuve

160. Pour forger sa conviction sur le point de savoir si des pratiques contraires à l’article 3 (art. 3) ont régné en Irlande du Nord, la Cour ne s’inspire pas de l’idée que la charge de la preuve pèse sur l’un des deux gouvernements en cause. Dans les affaires dont elle connaît, elle étudie l’ensemble des éléments en sa possession, qu’ils proviennent de la Commission, des parties ou d’autres sources; s’il le faut, elle s’en procure d’office.

161. La Commission appuie, pour l’essentiel, ses propres conclusions sur les dépositions des cent témoins entendus par elle dans les seize cas "représentatifs" qu’elle avait demandé au gouvernement requérant de choisir et sur les rapports médicaux concernant ces cas; elle utilise en outre, mais dans une moindre mesure, les pièces et observations écrites présentées dans les "41 cas" et mentionne les nombreux "cas restants" (paragraphe 93 ci-dessus). En appréciant la valeur des données qu’elle a recueillies, elle se sert - comme dans l’"affaire grecque" (Annuaire de la Convention, 1969, The Greek case, p. 196, par. 30) - du critère de la preuve "au-delà de tout doute raisonnable" (beyond reasonable doubt).

Le gouvernement irlandais estime ce critère trop rigoureux en l’espèce. D’après lui, le système de garantie se révélerait inefficace si un État ne courait pas le risque de voir constater qu’il a enfreint l’article 3 (art. 3) quand, devant un commencement de preuve de pareille violation, il manque à son devoir d’aider la Commission à rechercher la vérité (article 28, alinéa a) in fine, de la Convention) (art. 28-a). Or telle aurait bien été l’attitude du Royaume-Uni.

Le gouvernement défendeur s’élève contre cette allégation et prie la Cour de suivre la Commission.

La Cour souscrit à la thèse de cette dernière quant aux éléments à employer pour déterminer s’il y a eu violation de l’article 3 (art. 3). Pour l’appréciation de ces éléments, elle se rallie au principe de la preuve "au-delà de tout doute raisonnable", mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Le comportement des Parties lors de la recherche des preuves entre en ligne de compte dans ce contexte.

C. Questions de fond

162. Ainsi que l’a souligné la Commission, pour tomber sous le coup de l’article 3 (art. 3) un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc.

163. La Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime. L’article 3 (art. 3) ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles no 1 et 4 (P1, P4), et d’après l’article 15 par. 2 (art. 15-2) il ne souffre nulle dérogation même en cas de danger public menaçant la vie de la nation.

164. En l’espèce, seules entrent en ligne de compte les notions de "torture" et de "traitements inhumains ou dégradants", à l’exclusion de celle de "peine inhumaine ou dégradante".

1. Le ou les centres non identifiés d’interrogatoire

a) Les "cinq techniques"

165. Les faits concernant les cinq techniques se trouvent résumés aux paragraphes 96-104 et 106-107 ci-dessus. Aux yeux de la Commission, ils constituaient une pratique non seulement de traitements inhumains et dégradants, mais aussi de torture. Le gouvernement requérant invite la Cour à confirmer cet avis que le gouvernement défendeur ne combat pas devant elle.

166. Les cinq techniques ont été utilisées par la police à l’égard de quatorze personnes en 1971, à savoir douze - dont T 6 et T 13 – au mois d’août, avant la création de la Commission Compton, et deux en octobre pendant les travaux de cette dernière. Quoiqu’on ne les ait jamais autorisées par écrit dans un document officiel, l’English Intelligence Centre les avait inculquées de vive voix à des membres de la R.U.C. lors d’un séminaire organisé en avril 1971. Il y a donc eu pratique.

167. Employées cumulativement, avec préméditation et durant de longues heures, les cinq techniques ont causé à ceux qui les subissaient sinon de véritables lésions, du moins de vives souffrances physiques et morales; elles ont entraîné de surcroît chez eux des troubles psychiques aigus en cours d’interrogatoire. Partant, elles s’analysaient en un traitement inhumain au sens de l’article 3 (art. 3). Elles revêtaient en outre un caractère dégradant car elles étaient de nature à créer en eux des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier, à les avilir et à briser éventuellement leur résistance physique ou morale.

Sur ces deux points, la Cour partage l’opinion de la Commission.

Pour déterminer s’il y a lieu de qualifier aussi les cinq techniques de torture, elle doit avoir égard à la distinction, que comporte l’article 3 (art. 3), entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants.

A ses yeux, cette distinction procède principalement d’une différence dans l’intensité des souffrances infligées.

La Cour estime en effet que s’il existe d’un côté des violences qui, bien que condamnables selon la morale et très généralement aussi le droit interne des États contractants, ne relèvent pourtant pas de l’article 3 (art. 3) de la Convention, il apparaît à l’opposé que celle-ci, en distinguant la "torture" des "traitements inhumains ou dégradants", a voulu par le premier de ces termes marquer d’une spéciale infamie des traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances.

Au surplus, telle semble être l’idée que retient l’article 1er in fine de la résolution 3452 (XXX), adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 9 décembre 1975, laquelle déclare: "La torture constitue une forme aggravée et délibérée de peines ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants."

Or quoique les cinq techniques, utilisées cumulativement, aient présenté sans nul doute le caractère d’un traitement inhumain et dégradant, aient eu pour but d’arracher des aveux, dénonciations ou renseignements et aient été appliquées de manière systématique, elles n’ont pas causé des souffrances de l’intensité et de la cruauté particulières qu’implique le mot torture ainsi entendu.

168. La Cour conclut que le recours aux cinq techniques s’analysait en une pratique de traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 (art. 3).

b) Mauvais traitements qui auraient accompagné l’emploi des cinq techniques

169. D’après le gouvernement requérant, les quatorze personnes soumises aux cinq techniques, ou quelques-unes d’entre elle parmi lesquelles T 6 et T 13, ont eu de plus à supporter d’autres formes de traitements incompatibles avec l’article 3 (art. 3).

La Commission n’aperçoit pareil traitement que dans le cas de T 6, tout en estimant probable que des violences physiques ont parfois accompagné l’emploi des cinq techniques (paragraphe 105 ci-dessus).

170. Quant à T 6, la Cour se rallie à l’avis de la Commission, non contesté par le gouvernement défendeur et dont l’exactitude se dégage des pièces du dossier: les forces de sécurité ont infligé à l’intéressé des sévices assez graves pour constituer un traitement inhumain.

171. Dans les treize cas restants examinés ici, notamment le cas controversé de T 13, la Cour ne dispose d’aucun élément qui lui permette de relever des infractions à l’article 3 (art. 3) en sus de celle qui a découlé de l’utilisation des cinq techniques.

172. Dès lors, nulle autre pratique contraire à l’article 3 (art. 3) n’est établie pour le ou les centres non identifiés d’interrogatoire; à elles seules, les constatations relatives au cas individuel de T 6 ne sauraient en prouver une.

2. Palace Barracks

173. Aux yeux de la Commission, des traitements inhumains ont eu lieu à Palace Barracks en septembre, octobre et novembre 1971 dans sept des neuf cas "représentatifs" étudiés par elle, ceux de T 2, T 8, T 12, T 15, T 9, T 14 et T 10; combinés avec d’autres indications, ils montreraient qu’il y a eu dans cette caserne, à l’automne 1971, une pratique de traitements inhumains à l’occasion de l’interrogatoire des prisonniers par les membres de la R.U.C.

Le gouvernement britannique ne conteste pas ces conclusions; le gouvernement irlandais invite la Cour à les confirmer, mais aussi à les compléter sur divers points.

a) Automne 1971

174. Pour autant que la Commission constate une pratique de traitements inhumains suivie à l’automne de 1971, notamment dans les cas de T 2, T 8, T 12, T 15, T 9, T 14 et T 10, l’exactitude de son avis se dégage des faits résumés plus haut (paragraphes 110-111 et 115-116). Il ressort des pièces du dossier que des membres de la R.U.C. ont brutalisé, à l’époque, d’assez nombreuses personnes détenues à Palace Barracks. Répétées fréquemment, en un même lieu et selon des procédés analogues, ces brutalités ne se ramenaient pas à des incidents isolés; elles constituaient bien une pratique. En outre, elles ont entraîné de vives souffrances et des dommages corporels parfois considérables; elles ont donc revêtu un caractère inhumain.

D’après le gouvernement requérant, elles s’analysaient de surcroît en tortures dans certains cas.

Sur la base des données en sa possession, la Cour ne souscrit pas à cette opinion. Sans doute les actes incriminés ont-ils souvent accompagné des interrogatoires et avaient-ils pour but, dans cette mesure, d’arracher des aveux, dénonciations ou renseignements, mais l’intensité des souffrances qu’ils pouvaient provoquer n’atteignait pas le niveau particulier impliqué par la notion de torture telle que la comprend la Cour (paragraphe 167 ci-dessus).

175. Dans son mémoire du 28 juillet 1976, le gouvernement requérant priait la Cour de juger, à la différence de la Commission, que T 1 et T 4 avaient subi eux aussi des violations de l’article 3 (art. 3) (paragraphes 112-114 ci-dessus).

Les délégués de la Commission ont objecté qu’ajouter ces deux cas à la liste ne présenterait aucune utilité car ils remontent, comme les sept autres, à l’automne 1971, période pour laquelle l’existence d’une pratique incompatible avec l’article 3 (art. 3) ne prête plus à controverse entre les comparants.

Lors des audiences de février 1977, le gouvernement irlandais a reconnu la valeur de l’argument. Il a déclaré que la Cour n’aurait pas besoin de statuer sur les cas contestés de T 1 et T 4 si elle entérinait les conclusions non contestées de la Commission.

La Cour en prend acte; pour les motifs indiqués par les délégués de la Commission, elle estime superflu d’examiner ces deux cas individuels.

b) De l’automne 1971 à juin 1972

176. Le gouvernement irlandais invite enfin la Cour à décider que la pratique litigieuse a continué jusqu’en juin 1972, date à laquelle Palace Barracks cessa de servir de centre de détention. Rien ne prouverait le contraire et il y aurait des indices en ce sens.

Le gouvernement défendeur affirme notamment ne pas apercevoir comment la Cour pourrait, sur la base de simples indices (inferences), arriver sur le point considéré à d’autres conclusions que la Commission.

177. La Cour relève, avec les délégués de la Commission, que comme cette dernière elle ne dispose pas d’éléments suffisants pour déterminer si la pratique en question a persisté ou non à Palace Barracks après l’automne 1971: les deux seuls cas remontant au premier semestre de 1972 (T 30 et T 31) figuraient parmi les "41 cas" et non parmi les cas "représentatifs" (paragraphes 93, 109 et 116 ci-dessus). Pour les raisons précisées plus loin (paragraphe 184), la Cour ne croit pas devoir essayer de recueillir des données complémentaires. Elle limite donc ses constatations de la même manière que la Commission.

3. Autres lieux

178. D’après le gouvernement requérant, une ou des pratiques inconciliables avec l’article 3 (art. 3) ont régné en Irlande du Nord de 1971 à 1974, par exemple à Girdwood Park et Ballykinler; le gouvernement défendeur combat cette thèse.

Selon la Commission, T 16 et T 7 ont été victimes de traitements à la fois inhumains et dégradants - le premier le 13 août 1971 à Girdwood Park, le second le 28 octobre 1971 dans une rue de Belfast - et T 11 de traitements inhumains le 20 décembre 1971 dans la caserne de l’Albert Street, également à Belfast; nulle pratique incompatible avec l’article 3 (art. 3) ne se trouverait pourtant établie à propos de leur cas, y compris les conditions générales à Girdwood Park (paragraphe 147 ci-dessus). D’autre part, les conditions de détention à Ballykinler ne révéleraient pas de violation de cet article (art. 3) (ibidem).

a) Ballykinler

179. La Cour a examiné d’abord la situation au camp militaire de Ballykinler. Elle n’a pas eu besoin pour cela d’étudier séparément le cas individuel contesté de T 3, sur lequel le gouvernement irlandais ne l’invite plus à se prononcer en tant que tel (paragraphe 158 ci-dessus).

180. La R.U.C. a utilisé Ballykinler, avec l’assistance de l’armée, comme centre de détention et d’interrogatoire pendant quelques jours au début d’août 1971. Des dizaines de personnes arrêtées dans le cadre de l’opération Demetrius y ont séjourné dans un inconfort extrême et on les a obligées à se livrer à des exercices pénibles et douloureux; onze d’entre elles ont bénéficié d’une indemnité par la suite (paragraphes 123-126 ci-dessus).

Il s’agissait donc d’une pratique et non d’incidents isolés. La Cour en a eu la confirmation par le jugement Moore du 18 février 1972.

181. Il incombe à la Cour de déterminer si cette pratique enfreignait l’article 3 (art. 3). On ne saurait assurément parler de torture ni de traitements inhumains, mais on peut se demander s’il n’y a pas eu traitement dégradant. Le tribunal d’Armagh a octroyé à M. Moore 300 £ de dommages-intérêts, soit le maximum qu’il avait compétence pour lui allouer. Partant, les faits dont se plaignait l’intéressé se heurtaient, pour le moins, à des normes en vigueur dans l’ordre juridique interne du Royaume-Uni. En outre, le jugement du 18 février 1972 a qualifié non seulement d’illégal, mais aussi de dur le traitement réservé aux prisonniers à Ballykinler. Toutefois, il ne l’a pas décrit en détail: il s’est attaché pour l’essentiel à relater les dires des témoins et a déclaré ne pas ajouter foi à ceux des témoins de la défense. Quant à elle, la Commission Compton a considéré que si les exercices imposés aux détenus s’accompagnaient d’un certain recours à la contrainte et devaient représenter pour eux de rudes épreuves, ils résultaient d’un manque de discernement plutôt que de la volonté de les faire souffrir ou de les avilir.

En résumé, la R.U.C. et l’armée ont suivi à Ballykinler une pratique déshonorante et répréhensible, mais la Cour n’estime pas qu’elles aient enfreint l’article 3 (art. 3).

b) Endroits divers

182. Restent les divers autres endroits que mentionne le gouvernement irlandais (paragraphes 119-122 et 127-132 ci-dessus). Les éléments que la Cour possède à leur sujet, par exemple les multiples indemnités versées par les autorités britanniques et les maintes condamnations pénales ou disciplinaires de membres des forces de sécurité (paragraphes 140-143 ci-dessus), donnent à penser que des violations individuelles de l’article 3 (art. 3) ont dû se produire en Irlande du Nord en sus des manquements déjà relevés par la Cour (paragraphes 167, 170 et 174 ci-dessus). Toutefois la Commission, qui les a réunis en appliquant une méthode acceptée par les parties (paragraphe 93 ci-dessus), ne les a pas trouvés suffisants pour révéler une ou des pratiques contraires à l’article 3 (art. 3).

La Cour souscrit à cette opinion. Assurément, l’exactitude de l’avis de la Commission, non contesté par le gouvernement défendeur, sur les cas de T 16, T 7 et T 11 se dégage des pièces du dossier (paragraphes 120, 128 et 129 ci-dessus). Il s’agit cependant d’incidents trop peu nombreux et trop peu liés entre eux pour constituer une pratique, quand bien même on y ajouterait le cas contesté de T 5 (école Ste Geneviève à Belfast, 13 août 1972, paragraphe 130 ci-dessus), sur lequel le gouvernement requérant n’invite plus la Cour à statuer en tant que tel (paragraphe 158 ci-dessus).

183. Le gouvernement irlandais souligne notamment que les mêmes membres de la R.U.C. menaient les interrogatoires à Palace Barracks et à Girdwood Park, par roulement (paragraphe 108 ci-dessus). Il lui paraît improbable qu’ils aient respecté l’article 3 (art. 3) dans le second de ces lieux tandis qu’ils l’ont enfreint dans le premier. L’argument a un certain poids, mais il ne saurait convaincre à lui seul car il s’analyse en une simple présomption.

184. La Cour aurait le pouvoir de se procurer, d’office s’il le fallait, des données complémentaires (article 38 du règlement), mais elle devrait alors choisir une série de nouveaux cas "représentatifs" et entendre beaucoup de nouveaux témoins. Elle risquerait sans cela, ainsi que l’ont souligné les délégués de la Commission, d’aboutir à des conclusions très fragiles.

Pareille réouverture de l’instruction ne s’impose pas en l’espèce. En effet, les mesures préventives prises par le Royaume-Uni (paragraphes 133-136 ci-dessus) ne rendent de prime abord guère plausible, surtout pour la période postérieure à l’instauration de l’administration directe (30 mars 1972), l’hypothèse sinon de violations individuelles de l’article 3 (art. 3) - dont la Cour n’a pas à s’occuper en tant que telles (paragraphe 157 ci-dessus) -, du moins de la persistance ou naissance d’une ou de pratiques incompatibles avec ce texte. En outre, il est loisible à quiconque se prétend victime d’un manquement aux exigences de l’article 3 (art. 3) en Irlande du Nord d’exercer les voies de recours internes qui s’offrent à lui (article 26 de la Convention) (art. 26), puis de saisir au besoin la Commission dont le Royaume-Uni a reconnu la compétence en matière de requêtes "individuelles" (article 25) (art. 25); la chose s’est produite à maintes reprises. Enfin, les constatations relatives aux cinq techniques et à Palace Barracks, consignées désormais dans un arrêt obligatoire de la Cour, fournissent une garantie - et non la moindre - contre un retour aux graves erreurs d’antan.

Dans ces conditions, les intérêts protégés par la Convention ne commandent pas à la Cour d’entreprendre de longues recherches qui retarderaient sa décision.

185. En conclusion, la Cour n’aperçoit pour les lieux en question aucune pratique contraire à l’article 3 (art. 3).

4. La demande irlandaise d’injonction

186. Par une lettre du 5 janvier 1977, le gouvernement requérant invitait la Cour à ordonner au gouvernement défendeur

- de ne pas réintroduire les cinq techniques comme méthode d’interrogatoire ou à un autre titre;

- d’agir de la manière appropriée, en vertu du droit pénal du Royaume-Uni et du code de discipline applicable, contre ceux des membres des forces de sécurité qui ont perpétré les infractions à l’article 3 (art. 3) relevées par la Commission et contre ceux qui les ont couvertes ou tolérées.

Lors des audiences, il a retiré la première demande à la suite de l’engagement solennel pris le 8 février 1977 au nom du gouvernement du Royaume-Uni (paragraphe 153 ci-dessus); en revanche, il a maintenu la seconde.

187. La Cour n’a pas ici à rechercher s’il lui appartient, en certaines hypothèses, d’adresser des injonctions à des États contractants. Elle constate, en l’espèce, que parmi les sanctions dont elle dispose ne figure pas le pouvoir de prescrire à l’un d’entre eux d’engager des poursuites pénales ou disciplinaires sur la base de son droit interne.

II. SUR L’ARTICLE 5 (art. 5)

188. Le gouvernement irlandais allègue en substance

- que les différents pouvoirs exercés dans les six comtés, du 9 août 1971 à mars 1975, en matière de privations "extrajudiciaires" de liberté ne remplissaient pas les conditions de l’article 5 (art. 5);

- qu’ils ont enfreint ce dernier (art. 5) faute de répondre entièrement aux exigences de l’article 15 (art. 15);

- qu’ils ont en outre été employés de manière discriminatoire, de sorte qu’ils ont violé de surcroît l’article 14 combiné avec l’article 5 (art. 14+5).

189. Le gouvernement requérant n’invite pas la Cour à se prononcer sur la législation postérieure à mars 1975, date des ultimes audiences contradictoires devant la Commission. Or la loi modificative sur l’état d’urgence, dont certaines clauses ont marqué le retour au principe d’une détention ordonnée par le secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord, n’est entrée en vigueur que le 21 août 1975 (paragraphe 90 ci-dessus). Il n’y a pas lieu d’examiner d’office ces clauses: les renseignements fournis à la Cour donnent à penser qu’elles n’ont pas été utilisées depuis le 5 décembre 1975 (paragraphe 91 ci-dessus); ils n’indiquent du reste pas qu’elles aient jamais servi auparavant.

190. Quant à la législation antérieure à mars 1975 (paragraphes 80-89 ci-dessus), le gouvernement irlandais l’attaque aussi bien en elle-même que dans son application. Toutefois, le premier problème relève des articles 1 et 24 (art. 1, art. 24); il doit se trancher sur leur terrain (paragraphes 236-243 ci-dessous). Seul le second entre en ligne de compte sous l’angle de l’article 5 (art. 5), considéré isolément ou combiné avec les articles 15 et 14 (art. 15+5, art. 14+5). De plus, l’application de ladite législation du 9 août 1971 à mars 1975 ne se trouve soumise au contrôle de la Cour qu’en tant que pratique et non dans tel ou tel cas individuel; cela ressort de l’ensemble des pièces du dossier, en particulier de la décision du 1er octobre 1972 sur la recevabilité de la requête initiale du 16 décembre 1971.

191. Pour décider si des dérogations à l’article 5 (art. 5) étaient compatibles avec la Convention dans les circonstances de la cause, il faut bien entendu avoir égard à l’article 15 (art. 15), mais la Cour estime devoir rechercher en quoi les mesures litigieuses dérogeaient au premier avant de les examiner sous l’angle du second.

A. Sur les paragraphes 1 à 4 de l’article 5 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-3, art. 5-4), considérés isolément

192. Les paragraphes 1 à 4 de l’article 5 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-3, art. 5-4) se lisent ainsi:

"1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales:

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent;

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci;

d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente;

e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond;

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

2. Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle.

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (art. 5-1-c), doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale."

193. De l’avis de la Commission, les pouvoirs litigieux - tels que les ont exercés les autorités compétentes - ne cadraient pas avec les paragraphes 1 à 4 de l’article 5 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-3, art. 5-4) sur une série de points.

Le gouvernement requérant approuve cette conclusion : le gouvernement défendeur ne la combat pas, mais précise qu’il n’en accepte pas forcément chacun des motifs.

1. Paragraphe 1 (art. 5-1)

194. En son paragraphe 1, l’article 5 (art. 5-1) énumère les cas dans lesquels la Convention permet de priver une personne de sa liberté. Sous réserve de l’article 15 (art. 15) - et sans préjudice de l’article 1 du Protocole no 4 (P4-1), non ratifié par le Royaume-Uni -, cette liste revêt un caractère limitatif qui se dégage des mots "sauf dans les cas suivants" et que confirme l’article 17 (art. 17).

195. Les diverses formes de privation de liberté en cause ne correspondaient manifestement à aucune de celles dont traitent les alinéas a), d), e) et f) du paragraphe 1 (art. 5-1-a, art. 5-1-d, art. 5-1-e, art. 5-1-f).

Elles ne relevaient pas non plus de l’alinéa b) (art. 5-1-b): elles n’avaient pas le moindre rapport avec une "insoumission à une ordonnance rendue (...) par un tribunal" ni ne tendaient à "garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi" (arrêt Lawless du 1er juillet 1961, série A no 3, p. 51, par. 12; arrêt Engel et autres du 8 juin 1976, série A no 22, p. 28, par. 69, troisième alinéa).

196. De prime abord, elles peuvent sembler s’apparenter aux hypothèses de l’alinéa c) (art. 5-1-c).

Cependant, pour appréhender quelqu’un en vertu du décret no 10 on n’avait pas besoin de le "soupçonner" d’une "infraction", ni "de croire à la nécessité de l’empêcher" soit d’en "commettre" une, soit "de s’enfuir" après coup; il suffisait que l’arrestation parût destinée "à la sauvegarde de la paix et au maintien de l’ordre" et elle servait parfois à interroger l’intéressé au sujet des activités de tiers (paragraphe 81 ci-dessus).

En revanche, les trois autres décrets dont se plaint le gouvernement irlandais exigeaient un soupçon. Si les décrets no 11-1 (arrestation) et 11-2 (détention) parlaient à la fois d’"infraction" et d’"activité préjudiciable à la sauvegarde de la paix ou au maintien de l’ordre" (paragraphes 82-83 ci-dessus) et si seule cette dernière notion figurait dans le décret no 12-1 (internement, paragraphe 84 ci-dessus), l’article 2 par. 4 de la loi sur les pouvoirs d’exception érigeait pareille activité en infraction.

Quant à l’ordonnance sur les terroristes (garde à vue et détention) et à la loi sur l’état d’urgence (arrestation, garde à vue et détention), elles valaient uniquement pour des individus soupçonnés d’avoir contribué à commettre ou tenter de commettre un acte de terrorisme, c’est-à-dire de recours à la violence à des fins politiques, ou à organiser des personnes dans un but terroriste, ce qui s’accordait bien avec l’idée d’infraction (paragraphes 85-88 ci-dessus).

Indépendamment du point de savoir si la majorité des privations "extrajudiciaires" de liberté se fondaient sur des soupçons de nature à justifier une détention provisoire sous l’angle de la Convention, l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c) ne tolère pareille détention que si on l’inflige à quelqu’un "en vue" de le conduire "devant l’autorité judiciaire compétente". Or cette condition ne se trouvait pas remplie si on l’interprète, comme on le doit, à la lumière du paragraphe 3 de l’article 5 (art. 5-3) (arrêt Lawless du 1er juillet 1961, série A no 3, pp. 51-53, par. 14); à cet égard, la Cour renvoie au paragraphe 199 ci-dessous.

2. Paragraphes 2 à 4 (art. 5-2, art. 5-3, art. 5-4)

197. Les paragraphes 2 à 4 de l’article 5 (art. 5-2, art. 5-3, art. 5-4) obligent les États contractants à offrir plusieurs garanties en cas de privation de liberté.

198. D’après le paragraphe 2 (art. 5-2), "toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai (...), des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle". Or ni les décrets no 10 et 11-1 ni l’article 10 de la loi sur l’état d’urgence ne renfermaient de clause de ce genre. De fait, on n’indiquait pas d’ordinaire aux intéressés le motif de leur arrestation; on se bornait en général à leur signaler qu’elle s’appuyait sur la législation d’exception, sans leur fournir de plus amples précisions (paragraphes 81-82 ci-dessus). Cette pratique remontait à des instructions de mai 1970 à la police militaire; elle dura au moins jusqu’au moment où des sentences judiciaires l’eurent déclarée illégale (jugements McElduff, du 12 octobre 1971, et Kelly, du 11 janvier 1973, pour le décret no 11-1; jugement Moore, du 18 février 1972, pour le décret no 10).

199. En ce qui concerne le paragraphe 3 (art. 5-3), combiné avec le paragraphe 1 c) (art. 5-1-c) (paragraphe 196 ci-dessus), la Cour constate que les mesures incriminées n’avaient pas lieu en vue de traduire "aussitôt" ceux qu’elles frappaient "devant l’autorité judiciaire compétente", à savoir "un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires".

A la vérité, il arrivait que l’on déférât aux juridictions ordinaires une personne détenue à l’origine en vertu, par exemple, du décret no 11-2 (paragraphe 83 ci-dessus), mais les paragraphes 1 c) et 3 de l’article 5 (art. 5-1-c, art. 5-3) de la Convention ne se contentent pas d’une comparution occasionnelle "devant l’autorité judiciaire compétente": ils la requièrent dans chacun des cas qu’ils régissent. De son côté, le comité consultatif devant lequel on amenait - quand ils y consentaient - les individus internés sur la base du décret no 12-1 n’avait pas le pouvoir de prescrire leur élargissement et ne constituait donc pas une telle autorité (paragraphe 84 ci-dessus).

Sous l’empire de l’ordonnance sur les terroristes puis de la loi sur l’état d’urgence, en revanche, un commissaire qui connaissait du cas d’une personne placée en garde à vue par le secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord possédait ce pouvoir. Toutefois, même si on le considère comme une autorité judiciaire ("magistrat", "officer") la comparution devant lui n’intervenait pas "aussitôt", ni même "promptly" (paragraphes 86-88 ci-dessus).

Une "personne arrêtée ou détenue" au titre de l’un quelconque des textes incriminés avait moins encore le droit, au sens de l’article 5 par. 3 (art. 5-3), "d’être jugée dans un délai raisonnable" ou "libérée pendant la procédure" moyennant, au besoin, "une garantie assurant" sa présence "à l’audience". Bien au contraire, lesdits textes et la pratique correspondante s’expliquaient par la difficulté d’engager, eu égard aux circonstances de l’époque et sauf exceptions, des poursuites pénales destinées en principe à déboucher sur un débat judiciaire ("audience") et un "jugement sur le fond" (arrêt Lawless du 1er juillet 1961, série A no 3, p. 52, premier alinéa).

200. Reste le paragraphe 4 (art. 5-4), applicable à "toute personne privée de sa liberté", régulièrement ou non (arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, pp. 39-40, par. 73).

Les décrets no 10, 11-1 et 11-2 n’ouvraient nul "recours devant un tribunal" habilité à statuer "à bref délai sur la légalité de (la) détention" et à ordonner la "libération si la détention" se révélait "illégale" (paragraphes 81-83 ci-dessus). Quant au décret no 12-1, le comité consultatif auquel les internés avaient la faculté d’adresser leurs réclamations pouvait au maximum - la Cour l’a déjà noté - recommander l’élargissement, non le prescrire (paragraphes 84 et 199 ci-dessus). Sa procédure n’offrait d’ailleurs pas les garanties fondamentales inhérentes à la notion de "tribunal" telle que l’emploie l’article 5 par. 4 (art. 5-4) (arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, pp. 40-42, par. 76, deuxième et troisième alinéas, et par. 78; paragraphe 84 ci-dessus).

Cette dernière remarque vaut aussi, mutatis mutandis, pour les commissaires et le tribunal d’appel auxquels l’ordonnance sur les terroristes, puis la loi sur l’état d’urgence attribuaient des fonctions de contrôle (paragraphes 87-88 ci-dessus). Là non plus, la Cour ne croit pas indispensable d’approfondir la question. En effet, seuls le chef des services de police et, dans certaines hypothèses, le secrétaire d’État avaient qualité pour saisir les commissaires du cas d’une personne frappée par une ordonnance de garde à vue (paragraphes 86-88 ci-dessus). L’intéressé lui-même ne disposait pas d’un "recours" contre une telle ordonnance; il n’avait aucun moyen de contester la "légalité" de sa détention, que ce fût pendant la période initiale de vingt-huit jours ou par la suite, jusqu’à la décision du commissaire (paragraphes 86 et 88 ci-dessus). Quand cette décision revêtait la forme d’une ordonnance de détention, il lui était loisible de l’attaquer auprès du tribunal d’appel, mais en général celui-ci ne se prononçait pas "à bref délai", du moins si l’on prend aussi en considération, et il le faut, la durée de la procédure antérieure devant le commissaire (paragraphes 86-88 ci-dessus). Commissaires et tribunal d’appel ne répondaient par conséquent pas à chacune des exigences de l’article 5 par. 4 (art. 5-4).

D’après le gouvernement défendeur, la procédure d’habeas corpus respectait pleinement, elle, ces exigences. De fait, la Cour a connaissance d’une sentence rendue par une juridiction à laquelle une personne privée de sa liberté au titre des décrets no 11-1 et 11-2 s’en était plainte en vertu de la common law (jugement McElduff du 12 octobre 1971). Toutefois, les tribunaux estimaient que leurs pouvoirs n’allaient pas au-delà des limites indiquées aux paragraphes 81-84 ci-dessus. Partant, leur contrôle de la légalité des mesures litigieuses n’avait pas une étendue suffisante au regard du but et de l’objet de l’article 5 par. 4 (art. 5-4) de la Convention.

201. Au sujet des paragraphes 1 à 4 de l’article 5 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-3, art. 5-4), examinés isolément, la Cour arrive ainsi à des conclusions concordant avec celles de la Commission.

B. Sur l’article 5 combiné avec l’article 15 (art. 15+5)

202. Selon le gouvernement requérant, les pouvoirs appliqués en Irlande du Nord, du 9 août 1971 à mars 1975, en matière de privations "extrajudiciaires" de liberté ne cadraient pas entièrement avec l’article 15 (art. 15) et enfreignaient donc l’article 5 (art. 5).

La Commission unanime ne souscrit pas à cette thèse que combat le gouvernement défendeur.

203. Aux termes de l’article 15 (art. 15),

"1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie Contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la (...) Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international.

2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation à l’article 2 (art. 2), sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre, et aux articles 3, 4 (paragraphe 1) et 7 (art. 3, art. 4-1, art. 7).

3. Toute Haute Partie Contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d’être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application."

204. L’article 5 (art. 5) ne figure point parmi les clauses intangibles énumérées au paragraphe 2 de l’article 15 (art. 15-2). Le "droit de dérogation" que se réservent les États contractants vaut donc notamment pour lui; les paragraphes 1 et 3 (art. 15-1, art. 15-3) en réglementent l’exercice.

1. Sur le "danger public menaçant la vie de la nation"

205. L’article 15 (art. 15) n’entre en jeu qu’"en cas de guerre" ou "d’autre danger public menaçant la vie de la nation". L’existence d’un tel danger ressort à l’évidence des faits résumés ci-dessus (paragraphes 12 et 29-75) et nul ne l’a contestée devant la Commission ni la Cour. La crise traversée à l’époque par les six comtés relève par conséquent de l’article 15 (art. 15).

2. Sur la "stricte mesure"

206. Les États contractants doivent n’user de leur droit de dérogation que "dans la stricte mesure où la situation l’exige". Aux yeux du gouvernement irlandais il y a eu dépassement de la "stricte mesure", tandis que gouvernement britannique et Commission soutiennent le contraire.

a) Rôle de la Cour

207. Les limites du pouvoir de contrôle de la Cour (arrêt du 23 juillet 1968 sur le fond de l’affaire "linguistique belge", série A no 6, p. 35, par. 10 in fine; arrêt Handyside du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 22, par. 48) se manifestent avec une clarté particulière dans le domaine de l’article 15 (art. 15).

Il incombe d’abord à chaque État contractant, responsable de "la vie de (sa) nation", de déterminer si un "danger public" la menace et, dans l’affirmative, jusqu’où il faut aller pour essayer de le dissiper. En contact direct et constant avec les réalités pressantes du moment, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la présence de pareil danger comme sur la nature et l’étendue de dérogations nécessaires pour le conjurer. L’article 15 par. 1 (art. 15-1) leur laisse en la matière une large marge d’appréciation.

Les États ne jouissent pas pour autant d’un pouvoir illimité en ce domaine. Chargée, avec la Commission, d’assurer le respect de leurs engagements (article 19) (art. 19), la Cour a compétence pour décider s’ils ont excédé la "stricte mesure" des exigences de la crise (arrêt Lawless du 1er juillet 1961, série A no 3, p. 55, par. 22, et pp. 57-59, paras. 36-38). La marge nationale d’appréciation s’accompagne donc d’un contrôle européen.

b) Questions de preuve

208. Le gouvernement irlandais invite la Cour à écarter des éléments qu’elle possède:

- en raison de leur provenance, le rapport Diplock (paragraphes 58-59 ci-dessus), les déclarations des représentants du Royaume-Uni devant la Commission et le mémorandum du secrétariat d’Etat pour l’Irlande du Nord, annexé au mémoire britannique à la Cour;

- pour les motifs indiqués au paragraphe 210 ci-dessous, les dépositions recueillies par la Commission au titre de l’article 14 (art. 14), et notamment celles des témoins G 1, G 2 et G 3, entendus à Londres le 20 février 1975 (paragraphe 146 ci-dessus).

209. Ni la Convention ni les principes généraux applicables aux juridictions internationales ne prescrivent à la Cour des règles strictes en matière d’administration de la preuve. Pour forger sa conviction, il lui est loisible de se fonder sur des données de toute sorte, y compris des documents ou déclarations émanant de gouvernements - défendeurs ou requérants -, de leurs organes ou de leurs fonctionnaires, pour autant qu’elle les juge pertinentes. Or la pertinence des sources que conteste le gouvernement irlandais ne prête guère à discussion. En particulier, il importe peu que certaines d’entre elles aient été fournies au sujet de l’article 14 (art. 14) et non de l’article 15 (art. 15).

210. L’audition de G 1, G 2 et G 3 soulève des questions assez complexes. Le gouvernement requérant prie la Cour de ne pas y avoir égard parce qu’elle s’est déroulée en l’absence des parties et sans interrogatoire "croisé" (cross-examination), par la volonté du gouvernement défendeur qui aurait méconnu ainsi son obligation de coopérer à la recherche de la vérité (article 28, alinéa a) in fine, de la Convention) (art. 28-a).

La Cour constate d’abord qu’elle n’a pas compétence pour statuer sur la régularité de cette audition. La Commission, indépendante de la Cour dans l’accomplissement de ses tâches d’instruction (arrêt Lawless du 14 novembre 1960, série A no 1, p. 11, deuxième alinéa), est maîtresse de sa procédure et de l’interprétation de son règlement intérieur - en l’occurrence l’article 34 par. 2 - qu’elle établit en vertu de l’article 36 (art. 36) de la Convention.

En revanche, la Cour, maîtresse de sa propre procédure et de son propre règlement (article 55 de la Convention) (art. 55), apprécie en pleine liberté non seulement la recevabilité et la pertinence, mais aussi la force probante de chaque élément du dossier. Elle ne saurait attribuer aux dépositions de G 1, G 2 et G 3 autant de valeur qu’à celles de témoins entendus contradictoirement. Elle y voit de simples renseignements parmi d’autres, assimilables aux déclarations respectives des représentants des deux gouvernements devant la Commission et elle-même car elles provenaient de hauts fonctionnaires britanniques. Bien que faites sous la foi du serment, elles ont eu lieu dans des conditions qui en réduisent le poids. Au demeurant, la Commission n’en a pas surestimé l’importance et a tenu compte de l’absence d’interrogatoire "croisé"; ses délégués ont eu soin de le souligner.

c) Questions de fond

211. La Cour se trouve appelée à déterminer si le Royaume-Uni a excédé la "stricte mesure". A cette fin il lui incombe de contrôler, comme dans l’affaire Lawless (arrêt du 1er juillet 1961, série A no 3, pp. 57-59, paras. 36-37), la double nécessité de privations de liberté incompatibles avec le paragraphe 1 de l’article 5 (art. 5-1) et de garanties inférieures au niveau fixé par les paragraphes 2 à 4 (art. 5-2, art. 5-3, art. 5-4).

(i) Sur la nécessité de déroger au paragraphe 1 de l’article 5 (art. 5-1) par des privations "extrajudiciaires" de liberté

212. Sans contredit, l’exercice des pouvoirs spéciaux était dirigé pour l’essentiel, et même à titre exclusif avant le 5 février 1973, contre l’I.R.A. en tant qu’armée clandestine. On voulait combattre une organisation qui dans toute l’histoire récente de l’Irlande avait joué un rôle subversif considérable et qui créait, en août 1971 et par la suite, un danger d’une ampleur et d’une acuité particulières pour l’intégrité du territoire du Royaume-Uni, les institutions des six comtés et la vie des habitants de la province (paragraphes 16, 17, 20, 28-32, 35-42, 44, 47-48, 54-55, 58, 61, 63 et 67 ci-dessus). En face d’une vague massive de violence et d’intimidation, le gouvernement d’Irlande du Nord puis, une fois instaurée l’administration directe (30 mars 1972), le gouvernement britannique ont pu raisonnablement estimer que les ressources de la législation ordinaire ne suffisaient pas à la lutte contre le terrorisme et qu’ils devaient recourir à des moyens exorbitants du droit commun sous la forme de privations "extrajudiciaires" de liberté. Placée en 1957 devant une crise grave, la République irlandaise avait adopté la même attitude sans que la Cour ait conclu à un dépassement de la "stricte mesure" (arrêt Lawless du 1er juillet 1961, série A no 3, pp. 35-36, par. 14, et pp. 57-58, par. 36).

Cependant, l’un des textes incriminés, le décret no 10, permettait d’arrêter une personne que l’on ne soupçonnait nullement d’un crime, d’un délit ou de menées nuisibles à la paix et à l’ordre public, dans le seul but de se procurer auprès d’elle des renseignements sur des tiers; il en a parfois été ainsi (paragraphes 38 et 81 ci-dessus). Pareille arrestation ne saurait se justifier que dans une situation très exceptionnelle, mais les circonstances qui régnaient en Irlande du Nord revêtaient bien ce caractère. Nombre de témoins ne pouvaient déposer librement sans assumer les plus grands risques (paragraphes 36, 53, 58-59 et 74 ci-dessus); les autorités compétentes ont pu, sans excéder leur marge d’appréciation, croire indispensable de les appréhender pour être en mesure de les interroger dans des conditions de sécurité relative et ne pas leur attirer des représailles. En outre et surtout, le décret no 10 ne prévoyait qu’une privation de liberté de quarante-huit heures au maximum.

213. Du 9 août 1971 au 5 février 1973, les mesures privatives de liberté prises par l’État défendeur n’ont servi que contre le terrorisme "républicain" alors pourtant que dès cette période des attentats, épisodiques au début puis en nombre sans cesse croissant, étaient imputables au terrorisme "loyaliste"; même après le 5 février 1973, elles ont frappé le premier beaucoup plus que le second bien que peu après le 30 mars 1972 celui-ci se fût organisé et grandement développé.

La Cour recherchera ci-dessous (paragraphes 228-232) si la différence de traitement entre les deux terrorismes était de nature à enfreindre l’article 14 (art. 14) de la Convention.

Ce point réservé, il lui apparaît que les mesures "extrajudiciaires" mises en oeuvre pouvaient être raisonnablement considérées, dans la situation déjà décrite, comme strictement requises pour la sauvegarde de la sécurité publique et que sous l’angle de l’article 15 (art. 15) leur nécessité intrinsèque, une fois reconnue, ne pouvait dépendre de la limitation de leur champ d’application.

214. Selon le gouvernement irlandais, les privations "extrajudiciaires" de liberté se sont, à l’expérience, révélées inefficaces. Non seulement la politique inaugurée le 9 août 1971 n’aurait pas enrayé le terrorisme, mais elle aurait eu pour résultat de l’accroître (paragraphes 42, 44 et 47-48 ci-dessus). Aussi bien le gouvernement britannique, après l’avoir atténuée à des degrés variables après l’établissement de l’administration directe (paragraphes 50, 57 et 64 ci-dessus), l’a-t-il abandonnée le 5 décembre 1975: depuis cette date, nul ne semble avoir été détenu dans les six comtés en vertu de la législation d’exception, malgré la persistance d’une forte campagne de violence et quoique la loi modificative sur l’état d’urgence soit restée en vigueur (paragraphes 76 et 91 ci-dessus). D’après le gouvernement demandeur, cela confirme que des privations "extrajudiciaires" de liberté ne correspondaient pas à une nécessité absolue.

La Cour ne saurait accueillir l’argument.

Il ne lui appartient certes pas de substituer à celle du gouvernement britannique une quelconque appréciation de ce que pouvait être la plus sage ou la plus opportune des politiques de lutte contre le terrorisme. Elle doit se borner à contrôler la régularité, au regard de la Convention, des mesures adoptées par lui à compter du 9 août 1971. Pour ce faire il lui faut statuer à la lumière non d’un examen purement rétrospectif de l’efficacité desdites mesures, mais des conditions et circonstances dans lesquelles elles ont été prises à l’origine et appliquées par la suite.

De ce point de vue qui s’impose à elle, la Cour admet qu’en estimant nécessaires, d’août 1971 à mars 1975, des privations "extrajudiciaires" de liberté le Royaume-Uni n’a pas excédé les limites de la marge d’appréciation laissée aux États contractants par l’article 15 par. 1 (art. 15-1).

(ii) Sur la nécessité de déroger aux garanties des paragraphes 2 à 4 de l’article 5 (art. 5-2, art. 5-3, art. 5-4)

215. La Cour doit étudier à présent sous l’angle de l’article 15 par. 1 (art. 15-1) la nécessité des amples dérogations aux paragraphes 2 à 4 de l’article 5 (art. 5-2, art. 5-3, art. 5-4) relevées par elle (paragraphes 198-200 ci-dessus).

216. Ni les décrets no 10 et 11-1, ni l’article 10 de la loi sur l’état d’urgence n’offraient de recours, judiciaire ou administratif, contre les "arrestations" opérées sur leur base. Si les personnes appréhendées en vertu du deuxième pouvaient, avant le 7 novembre 1972, réclamer auprès de l’"autorité civile" leur élargissement sous caution, l’ordonnance sur les terroristes leur en ôta le droit en abrogeant le décret no 11-4 qui le leur accordait. Cependant, la durée desdites arrestations n’excédait jamais quarante-huit heures pour le décret no 10, soixante-douze pour l’article 10 de la loi sur l’état d’urgence et, en pratique, soixante-douze pour le décret no 11-1 (paragraphes 81-82 et 88 ci-dessus).

217. Le décret no 11-2, l’article 4 de l’ordonnance sur les terroristes et l’article 11 de l’annexe 1 à la loi sur l’état d’urgence n’organisaient pas davantage de recours. Si les "détentions" fondées sur le premier se prolongeaient parfois au-delà de vingt-huit jours, il ne s’agissait jamais d’une période illimitée et les intéressés pouvaient, avec l’accord de l’autorité administrative, demander aux tribunaux leur libération sous caution (décret no 11-4 et jugement McElduff du 12 octobre 1971). Par contre, les "gardes à vue" prescrites aux termes de l’article 4 de l’ordonnance sur les terroristes, puis de l’article 11 de l’annexe 1 à la loi sur l’état d’urgence continuaient jusqu’à la décision du commissaire qui, saisi invariablement par le chef des services de police dans le délai initial de vingt-huit jours, statuait au bout de plusieurs semaines, voire de six mois (paragraphes 83, 86 et 88 ci-dessus).

218. Quant aux individus privés de leur liberté au titre du décret no 12-1, de l’article 5 de l’ordonnance sur les terroristes ou de l’article 24 de l’annexe 1 à la loi sur l’état d’urgence, ils subissaient fréquemment quelques années d’"internement" ou de "détention". Néanmoins, le comité consultatif créé par le décret no 12-1 offrait une certaine protection nonobstant son caractère non judiciaire. En instituant des commissaires et un tribunal d’appel, l’ordonnance sur les terroristes introduisit des sauvegardes supplémentaires que la loi sur l’état d’urgence renforça un peu (paragraphes 84, 87 et 88 ci-dessus).

219. A cela s’ajoutait le contrôle, utile malgré ses limites, que les tribunaux exerçaient à l’occasion en s’appuyant sur la common law (cf. p. ex. les jugements McElduff, du 12 octobre 1971, pour les décrets no 11-1 et 11-2, Moore, du 18 février 1972, pour le décret no 10 et Kelly, du 11 janvier 1973, pour les décrets no 11-1, 11-2 et 12-1; paragraphes 81-84 ci-dessus).

220. Examinées dans leur ensemble, la législation et la pratique litigieuses ont évolué dans le sens d’un respect croissant de la liberté individuelle. Il eût assurément été souhaitable d’instaurer dès le début de meilleures garanties, judiciaires ou pour le moins administratives, d’autant que les décrets no 10 à 12-1 remontaient à 1956-1957 et reposaient sur une loi de 1922, mais on manquerait de réalisme si l’on isolait la phase initiale de celles qui ont suivi. Quand un État lutte contre un danger public menaçant la vie de la nation, on le désarmerait si l’on exigeait de lui de tout faire à la fois, d’assortir d’emblée chacun des moyens d’action dont il se dote de chacune des sauvegardes conciliables avec les impératifs prioritaires du fonctionnement des pouvoirs publics et du rétablissement de la paix civile. En interprétant l’article 15 (art. 15), il faut laisser place à des adaptations progressives.

Le gouvernement d’Irlande du Nord a cherché d’abord - sans y réussir - à parer au plus pressé, à endiguer la vague de violence qui déferlait dans la région. Après avoir assumé la charge directe des destinées de la province, gouvernement et parlement britanniques n’ont guère tardé à tempérer sur certains points la rigueur des textes appliqués à l’origine. La Cour s’est demandé s’ils n’auraient pas dû les atténuer davantage encore, surtout dans le domaine de la "garde à vue" (paragraphe 217 ci-dessus); elle ne croit pas pouvoir répondre par l’affirmative. Les six comtés, il importe de ne pas l’oublier, traversaient à l’époque une crise grave et, partant, de nature à justifier d’amples dérogations aux paragraphes 2 à 4 de l’article 5 (art. 5-2, art. 5-3, art. 5-4) de la Convention. La Cour ne tient pas pour établi, eu égard à la marge d’appréciation des États contractants, que le Royaume-Uni ait dépassé en la matière la "stricte mesure" dont parle l’article 15 par. 1 (art. 15-1).

221. Selon le gouvernement requérant, les violations non contestées de l’article 3 (art. 3) jouent un rôle sur le terrain des articles 5 et 15 combinés (art. 15+5). Des privations de liberté auraient eu lieu sur la foi de renseignements arrachés dans des conditions contraires à l’article 3 (art. 3), ce qui les rendrait illicites sous l’angle de l’article 15 (art. 15). En outre, lesdites violations corroboreraient la thèse irlandaise car la législation incriminée les aurait probablement empêchées si elle avait offert aux intéressés des garanties réelles.

La Cour souligne, avec le gouvernement défendeur et la Commission, que les articles 3 et 5 (art. 3, art. 5) consacrent des engagements bien distincts. Au demeurant, les infractions au premier d’entre eux relevées dans le présent arrêt ne montrent pas qu’il n’était pas nécessaire d’exercer les pouvoirs "extrajudiciaires" en vigueur.

3. Sur les "autres obligations découlant du droit international"

222. L’article 15 par. 1 (art. 15-1) in fine prohibe toute dérogation incompatible avec les "autres obligations découlant du droit international". Les éléments recueillis par la Cour ne donnent aucune raison de penser que le Royaume-Uni ait méconnu en l’espèce de telles obligations; en particulier, le gouvernement irlandais n’a jamais précisé devant la Commission ni la Cour le grief qu’il avait formulé ou esquissé à ce sujet dans sa requête du 16 décembre 1971.

4. Sur l’observation du paragraphe 3 de l’article 15 (art. 15-3)

223. La Cour constate d’office, à la lumière de son arrêt Lawless du 1er juillet 1961 (série A no 3, pp. 61-62, par. 47), que les avis britanniques de dérogation des 20 août 1971, 23 janvier 1973 et 16 août 1973 (paragraphes 80, 85 et 88 ci-dessus) satisfaisaient aux exigences de l’article 15 par. 3 (art. 15-3).

5. Conclusion

224. La Cour arrive donc à la conclusion que les exigences de l’article 15 (art. 15) se trouvant remplies, les dérogations à l’article 5 (art. 5) n’ont pas enfreint la Convention dans les circonstances de la cause.

C. Sur l’article 14 combiné avec l’article 5 (art. 14+5)

225. Aux termes de l’article 14 (art. 14),

"La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation."

Avant le 5 février 1973, les pouvoirs "extrajudiciaires" n’ont servi que contre des personnes soupçonnées de se livrer au terrorisme dans les rangs de l’I.R.A. ou de posséder des renseignements le concernant; par la suite, on y a recouru aussi contre des terroristes "loyalistes" présumés, mais à un bien moindre degré. D’après le gouvernement requérant, il résulte des circonstances de la cause que le Royaume-Uni a observé de la sorte une politique ou pratique discriminatoire.

226. Le gouvernement irlandais soutient, en ordre principal, qu’il n’y a pas lieu de suivre ici les critères que la Cour utilise dans le domaine de l’article 14 (art. 14) depuis son arrêt du 23 juillet 1968 sur le fond de l’affaire "linguistique belge" (série A no 6, pp. 34-35, par. 10). Ils ne vaudraient que si un État défendeur admet avoir introduit une différence de traitement et si cette dernière est expressément autorisée par une législation. Or le gouvernement britannique aurait plaidé devant la Commission l’absence complète de pareille différence, non l’existence d’une "justification objective et raisonnable", et les inégalités relevées dans le rapport du 25 janvier 1976 résultaient de la seule application de textes qui n’en créaient eux-mêmes aucune. La Commission aurait donc eu tort de se conformer auxdits critères; le gouvernement requérant invite la Cour à les écarter pour s’appuyer sur une série de présomptions (inferences) indiquant, selon lui, le caractère discriminatoire de ces inégalités.

En réalité, la jurisprudence de la Cour n’opère pas les distinctions que le gouvernement irlandais cherche à en dégager. La Cour l’a confirmée, par exemple, quand elle a examiné sous l’angle de l’article 14 (art. 14) des griefs relatifs, comme en l’occurrence, à la simple application d’une loi (arrêt Syndicat suédois des conducteurs de locomotives, du 6 février 1976, série A no 20, p. 17, paras. 45 in fine et 46; arrêt Schmidt et Dahlström du 6 février 1976, série A no 21, p. 17, paras. 39 in fine et 40; arrêt Engel et autres du 8 juin 1976, série A no 22, p. 42, paras. 102 in fine et 103 in fine; arrêt Handyside du 7 décembre 1976, série A no 24, pp. 30-31, par. 66). Elle n’aperçoit pas de motif de l’abandonner en l’espèce.

227. Le gouvernement requérant allègue, à titre subsidiaire, qu’il manquait à la différence de traitement litigieuse une "justification objective et raisonnable".

228. Avant de se prononcer sur cette thèse, la Cour doit rechercher pourquoi l’on n’a pas frappé, dès 1971, le terrorisme "loyaliste" à l’égal du terrorisme "républicain" (paragraphes 37-38 ci-dessus).

Elle constate que de profondes différences séparaient le premier du second.

L’immense majorité des meurtres, explosions et attentats divers provenaient, à l’époque, de "républicains". Si des "loyalistes" avaient commencé vers 1963 à perpétrer des actes de violence qui atteignirent un niveau élevé en 1969, à un moment où l’I.R.A. ne se manifestait guère (paragraphes 20-28 ci-dessus), depuis 1970 ils sévissaient à une échelle infime en comparaison de celle-ci (paragraphes 29-32, 37, 45 et 47 ci-dessus).

En second lieu, l’I.R.A. constituait une organisation beaucoup plus charpentée et, partant, une menace bien plus grave que les terroristes "loyalistes". En 1970 et 1971, il existait au sein de la communauté protestante des groupes politiques de pression de tendance extrémiste, mais elle ne recelait apparemment pas d’armée clandestine du type de l’I.R.A. Les autorités voyaient alors dans le terrorisme "loyaliste" l’oeuvre occasionnelle d’individus ou de factions isolées (paragraphe 37 ci-dessus).

Enfin, il était en général plus facile de poursuivre en justice les terroristes "loyalistes" que leurs homologues "républicains" et on les traduisait fréquemment devant les tribunaux. Quoiqu’on ne leur imposât pas de privations "extrajudiciaires" de liberté, ils ne semblent donc pas avoir joui de l’impunité.

229. La période ultérieure (30 mars 1972 - 4 février 1973) soulève des questions délicates.

En assumant l’administration directe de la province (30 mars 1972), gouvernement et parlement du Royaume-Uni voulaient, entre autres, combattre la discrimination qui y régnait de longue date en matière de droits électoraux, d’emploi, de logement, etc., dans l’espoir d’aboutir à une solution équitable du problème de l’Irlande du Nord (paragraphes 50, 60 et 77 ci-dessus).

Or cette orientation n’entraîna pas, comme on aurait pu s’y attendre, une égalité complète de traitement entre les deux catégories de terroristes quant à l’exercice des pouvoirs spéciaux. Peu après le 30 mars 1972, le terrorisme "loyaliste" connut un accroissement spectaculaire. En outre, il s’avéra que l’U.V.F. avait augmenté ses effectifs, développé son armement et consolidé ses structures. Vers le milieu de l’année, la police possédait en général d’assez bons renseignements sur l’identité de protestants qui se livraient à la violence, mais il arriva que l’on ne réussît pas à se procurer des preuves suffisantes pour les déférer aux tribunaux. Pourtant, une dizaine de mois s’écoulèrent avant les deux premières privations "extrajudiciaires" de liberté infligées à des "loyalistes" (paragraphes 52-53, 57, 61-62 et 66 ci-dessus).

Gouvernement défendeur et Commission avancent plusieurs explications de ce décalage de prime abord étonnant, par exemple le triple fait que l’on avait résolu de tenter de renoncer à l’internement, que l’I.R.A. restait responsable de la grande majorité des actes graves de terrorisme et que les procédures criminelles normales continuaient, dans l’ensemble, à se prêter beaucoup mieux à la lutte contre les terroristes "loyalistes" que contre leurs adversaires "républicains" (paragraphes 50, 54-58, 61 et 63 ci-dessus).

L’examen du dossier ne permet pas de dégager à coup sûr la ou les causes de l’attitude du gouvernement et des forces de sécurité à l’époque, mais il paraît hors de doute que les raisons qui avaient joué avant le 30 mars 1972 perdaient de leur valeur avec le temps.

La Cour estime néanmoins peu réaliste de scinder en phases bien délimitées une situation changeante par nature et en constante évolution. Elle comprend que les autorités aient hésité sur la conduite à tenir, procédé par tâtonnements et eu besoin d’un certain délai pour essayer de s’adapter aux exigences successives d’une crise dramatique. Sur la base des éléments dont elle dispose, et eu égard aux limites de son pouvoir de contrôle, elle ne saurait affirmer que pendant la période considérée le Royaume-Uni ait enfreint l’article 14, combiné avec l’article 5 (art. 14+5), en n’exerçant les pouvoirs d’exception que contre l’I.R.A.

230. En résumé, le but poursuivi jusqu’au 5 février 1973 – éliminer en priorité l’organisation la plus redoutable - pouvait passer pour légitime et les moyens employés n’apparaissent pas disproportionnés.

231. Le 5 février 1973 marqua un tournant. Désormais, les privations "extrajudiciaires" de liberté servirent à combattre le terrorisme en tant que tel, défini par l’ordonnance de 1972 quelques mois auparavant, et non plus uniquement une organisation donnée. A la vérité, on ne les utilisa de loin pas autant contre les terroristes "loyalistes" que contre l’I.R.A. (paragraphe 69 ci-dessus), mais celle-ci perpétrait encore la plupart des actes de terrorisme (paragraphe 67 ci-dessus). En outre, il demeurait plus aisé de déférer aux tribunaux lesdits terroristes que leurs homologues "républicains". Nombre d’entre eux virent entamer contre eux des poursuites pénales qui aboutirent maintes fois à leur condamnation, surtout dans un domaine particulier: les assassinats fanatiques (paragraphes 67, 70 et 76 ci-dessus). La Cour ne saurait reprocher au Royaume-Uni d’avoir cherché à recourir le plus possible à une telle procédure de droit commun. Prenant en compte, comme elle le doit, l’ensemble des ressources juridiques exploitées dans la lutte contre les deux catégories de terroristes, elle constate que la différence initiale de traitement n’a pas subsisté pendant la dernière période considérée.

232. Nulle discrimination contraire aux articles 14 et 5 (art. 14+5) combinés ne se trouve par conséquent établie.

III. SUR L’ARTICLE 6 (art. 6)

233. Le gouvernement requérant avance aussi, en substance,

- que les divers pouvoirs exercés en Irlande du Nord, du 9 août 1971 à mars 1975, dans le domaine des privations "extrajudiciaires" de liberté ne remplissaient pas les conditions de l’article 6 (art. 6);

- qu’ils ont enfreint cette disposition faute de cadrer entièrement avec les exigences de l’article 15 (art. 15);

- qu’ils ont en outre été mis en oeuvre de manière discriminatoire, de sorte qu’ils ont violé de surcroît l’article 14 combiné avec l’article 6 (art. 14+6).

234. L’article 6 (art. 6) prévoit ce qui suit:

"1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à:

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui;

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense;

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent;

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge;

e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience."

235. L’applicabilité de l’article 6 (art. 6) à la présente affaire prête à controverse devant la Cour; gouvernement défendeur et Commission la contestent. Le débat se concentre sur les points de savoir s’il y a place pour un jeu cumulatif des articles 5 et 6 (art. 5, art. 6), si le droit à la liberté revêt un "caractère civil" et s’il incombait aux commissaires et au tribunal d’appel, sous l’empire de l’ordonnance sur les terroristes et de la loi sur l’état d’urgence, de décider du "bien-fondé" d’"accusations en matière pénale".

La Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer à ce sujet. Le gouvernement requérant se plaint ici des mêmes mesures que sur le terrain de l’article 5 (art. 5). Or les dérogations aux garanties de type judiciaire de l’article 5 (art. 5) en entraînaient forcément à celles de l’article 6 (art. 6) à supposer qu’il entrât en ligne de compte. La Cour a déjà déclaré que les premières remplissaient les exigences de l’article 15 (art. 15) (paragraphe 224 ci-dessus); dans les circonstances de la cause, elle aboutit à une conclusion identique pour les secondes. En outre, elle a jugé que nulle discrimination contraire aux articles 14 et 5 (art. 14+5) combinés ne se trouve établie (paragraphe 232 ci-dessus); elle n’en aperçoit pas davantage pour l’article 6 (art. 6).

IV. SUR L’ARTICLE 1 (art. 1)

236. D’après le gouvernement irlandais, les lois en vigueur dans les six comtés n’interdisaient pas explicitement de violer les droits et libertés que protègent les articles 3, 5, 6 et 14 (art. 3, art. 5, art. 6, art. 14); plusieurs d’entre elles, ainsi que certaines pratiques administratives, auraient même autorisé ou permis de telles violations. Le Royaume-Uni aurait manqué de la sorte, pour chacun de ces articles, à un engagement interétatique distinct de ses obligations envers les particuliers et découlant de l’article 1 (art. 1) selon lequel

"Les Hautes Parties Contractantes reconnaissent" - en anglais - "shall secure" - "à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au Titre I de la (...) Convention."

Ni le gouvernement britannique ni la Commission dans son rapport ne souscrivent à cette thèse. Ils considèrent, en bref, que l’article 1 (art. 1) ne peut faire l’objet d’une infraction séparée: il n’accorderait aucun droit en dehors de ceux qu’énumère le Titre I.

237. Dans son mémoire du 26 octobre 1976, le gouvernement défendeur soulignait également que la Commission avait retenu une seule des deux branches du grief, celle qui concernait les pratiques administratives.

Le gouvernement requérant a répondu que la branche relative à la législation se trouvait elle aussi mentionnée au paragraphe 7 des motifs de la décision du 1er octobre 1972, que le dispositif ne l’avait pas déclarée irrecevable et que la Commission l’avait examinée au fond. Les délégués ont exprimé une opinion analogue.

Lors des audiences de février 1977, le gouvernement britannique a retiré son moyen préliminaire eu égard, notamment, à l’arrêt Handyside du 7 décembre 1976 (série A no 24, pp. 19-20, par. 41). La Cour en prend acte; elle ne croit pas devoir statuer sur une question qui ne touche pas à l’ordre public, ne semble pas avoir été soulevée devant la Commission (arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, p. 30, par. 54) et, au demeurant, apparaît maintenant dépassée.

238. L’article 1 (art. 1) délimite, avec les articles 14, 2 à 13 et 63 (art. 14, art. 2, art. 3, art. 4, art. 5, art. 6, art. 7, art. 8, art. 9, art. 10, art. 11, art. 12, art. 13, art. 63) le domaine de la Convention ratione personae, materiae et loci. Il figure en outre parmi ceux, nombreux, qui marquent le caractère obligatoire de la Convention. Il renvoie aux clauses du Titre I et ne joue donc que combiné avec elles; sa violation résulte automatiquement de la leur, mais elle n’y ajoute rien et la Cour ne l’a jamais constatée jusqu’ici quand elle a décelé une inobservations de ces clauses (arrêt Neumeister du 27 juin 1968, série A no 8, p. 41, par. 15, et p. 44; arrêt du 23 juillet 1968 sur le fond de l’affaire "linguistique belge", série A no 6, pp. 70 in fine et 87, par. 1; arrêt Stögmüller du 10 novembre 1969, série A no 9, p. 45; arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, p. 43, par. 80, et p. 47, par. 4; arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A no 13, p. 45, par. 109 in fine, et p. 46, paras. 5-6; arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, p. 20, par. 40 in fine, p. 22, par. 45 in fine, et p. 23, paras. 1-2; arrêt Engel et autres du 8 juin 1976, série A no 22, p. 29, par. 69 in fine, p. 37, par. 89 in fine, et p. 45, paras. 4, 5 et 11).

239. L’argumentation du gouvernement irlandais amène cependant la Cour à préciser la nature des engagements placés sous sa garde. A la différence des traités internationaux de type classique, la Convention déborde le cadre de la simple réciprocité entre États contractants. En sus d’un réseau d’engagements synallagmatiques bilatéraux, elle crée des obligations objectives qui, aux termes de son préambule, bénéficient d’une "garantie collective". Par son article 24 (art. 24), elle permet aux États contractants d’exiger le respect de ces obligations sans avoir à justifier d’un intérêt dérivant, par exemple, de ce qu’une mesure qu’ils dénoncent a lésé un de leurs propres nationaux. En substituant le mot "reconnaissent" à "s’engagent à reconnaître" dans le libellé de l’article 1 (art. 1), les rédacteurs de la Convention ont voulu indiquer de surcroît que les droits et libertés du Titre I seraient directement reconnus à quiconque relèverait de la juridiction des États contractants (document H (61) 4, pp. 664, 703, 733 et 927). Leur intention se reflète avec une fidélité particulière là où la Convention a été incorporée à l’ordre juridique interne (arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, p. 43, par. 82; arrêt Syndicat suédois des conducteurs de locomotives, du 6 février 1976, série A no 20, p. 18, par. 50).

La Convention ne se contente pas d’astreindre les autorités suprêmes des États contractants à respecter elles-mêmes les droits et libertés qu’elle consacre; ainsi que le montrent l’article 14 (art. 14) et la version anglaise de l’article 1 (art. 1) ("shall secure"), elle implique aussi qu’il leur faut, pour en assurer la jouissance, en empêcher ou corriger la violation aux niveaux inférieurs.

240. Le problème à trancher en l’occurrence consiste, pour l’essentiel, à savoir si un État contractant a qualité pour combattre in abstracto une législation sur le terrain de la Convention.

La solution ressort beaucoup moins de l’article 1 (art. 1) que de l’article 24 (art. 24). Il habilite chacun des États contractants à saisir la Commission de "tout manquement" à l’une quelconque des "dispositions de la (...) Convention" qu’il "croira pouvoir être imputé" à un autre État, tandis que pour former valablement une requête une "personne physique", une "organisation non gouvernementale" ou un "groupe de particuliers" doit, d’après l’article 25 (art. 25), se prétendre "victime d’une violation (...) des droits reconnus".

Or une législation entraîne par sa seule existence pareil "manquement" si elle introduit, commande ou autorise des mesures incompatibles avec les droits et libertés protégés; les travaux préparatoires le confirment sans équivoque (document H (61) 4, pp. 384, 502, 703 et 706).

Les organes de la Convention ne peuvent pourtant découvrir un manquement de ce genre que si la législation attaquée en vertu de l’article 24 (art. 24) use de termes assez clairs et précis pour le révéler d’emblée; dans le cas contraire, ils doivent statuer en fonction de la manière dont l’État défendeur interprète et applique in concreto le ou les textes incriminés.

Quant à l’absence d’une législation qui prohibe explicitement telle ou telle violation, elle ne suffit pas à établir un manquement car semblable prohibition ne constitue pas l’unique moyen d’assurer la jouissance des droits et libertés garantis.

241. La Cour a relevé en l’espèce deux pratiques inconciliables avec l’article 3 (art. 3) (paragraphes 168 et 174 ci-dessus). Elle ont automatiquement enfreint aussi l’article 1 (art. 1), mais cette constatation n’ajoute rien à la précédente (paragraphe 238 ci-dessus) et il n’y a pas de raison de la consigner dans le dispositif du présent arrêt.

Examinée in abstracto, la législation en vigueur à l’époque en Irlande du Nord n’a jamais introduit, commandé ou autorisé le recours à la torture ni à des traitements inhumains ou dégradants. Bien mieux, elle l’a interdit avec une netteté croissante (paragraphes 134-136 ci-dessus). Plus généralement, les autorités suprêmes du Royaume-Uni ont pris à partir de la fin du mois d’août 1971 une série d’initiatives propres à empêcher ou corriger les violations individuelles de l’article 3 (art. 3) (paragraphes 99-101, 133 et 137-143 ci-dessus).

242. Sous l’angle de l’article 14 combiné avec les articles 15, 5 et 6 (art. 14+15, art. 14+5, art. 14+6), le gouvernement requérant ne conteste pas la législation en soi. Du reste, elle n’introduisait, commandait ou autorisait nulle discrimination dans l’exercice des pouvoirs "extrajudiciaires". Le grief ne concerne que son application, au sujet de laquelle la Cour n’a pas décelé de violation (paragraphes 228-232 et 235 ci-dessus).

243. Sur le terrain de l’article 15 combiné avec les articles 5 et 6 (art. 15+5, art. 15+6), en revanche, le gouvernement irlandais critique la législation en elle-même.

A certains égards, elle avait de quoi inspirer des doutes. Ni les décrets no 11-1 et 11-2, ni l’article 4 de l’ordonnance sur les terroristes ni l’article 11 de l’annexe 1 à la loi sur l’état d’urgence ne fixaient de limite à la durée des privations de liberté qu’ils prévoyaient. En outre, ils n’ouvraient aux intéressés aucun recours judiciaire ou administratif en dehors du droit restreint, supprimé d’ailleurs le 7 novembre 1972 avec l’abrogation du décret no 11-4, de demander leur élargissement sous caution (paragraphes 82, 83 et 85 ci-dessus). Sur le premier point ils contrastaient avec le décret no 10 (quarante-huit heures) et l’article 10 de la loi sur l’état d’urgence (soixante-douze heures), sur le second avec le décret no 12-1 (comité consultatif), l’article 6 de l’ordonnance sur les terroristes (tribunal d’appel) et les articles 26 à 34 de l’annexe 1 à la loi sur l’état d’urgence (idem).

La première lacune résultait pourtant de leur simple silence et la pratique l’a atténuée (maximum de soixante-douze heures pour le décret no 11-1 et, en général, de vingt-huit jours pour le décret no 11-2).

La seconde apparaît plus grave, spécialement pour le décret no 11-2, l’article 4 de l’ordonnance sur les terroristes et l’article 11 de l’annexe 1 à la loi sur l’état d’urgence; il eût été souhaitable de l’éviter. Cependant, les juridictions de la province l’ont comblée en partie sur la base de la common law (jugements McElduff du 12 octobre 1971 et Kelly du 11 janvier 1973, décrets no 11-1 et 11-2).

Surtout, il s’agissait d’une législation spéciale destinée à combattre un danger public qui menaçait la vie de la nation; on ne saurait sans arbitraire la détacher de son arrière-plan. Elle ne pouvait guère déterminer par avance, de manière rigide et immuable, jusqu’où iraient les impératifs d’une situation fluide et changeante par nature; l’ampleur massive des attentats et le nombre élevé des personnes arrêtées, détenues et internées empêchaient d’offrir des garanties semblables à celles que requiert la Convention. En 1972 et 1973, les autorités britanniques ont tempéré la rigueur des textes initiaux, marquant ainsi leur souci de ne pas dépasser la "stricte mesure" de ce qu’exigeaient les circonstances. Sur cette question, de fait plus que de droit, elles jouissaient d’une marge d’appréciation qu’elles ne semblent pas avoir transgressée. Là aussi, la Cour estime peu réaliste d’isoler la phase initiale de celles qui sont suivi (paragraphes 220, premier alinéa, et 229, sixième alinéa, ci-dessus); elle ne se sent pas à même d’aboutir, pour la législation en soi, à des conclusions opposées à sa décision relative à l’application de celle-ci (paragraphes 214 et 220 ci-dessus).

Aucun manquement aux article 5, 6 (art. 5, art. 6) - si tant est qu’il joue un rôle en l’espèce (paragraphe 235 ci-dessus) - et 15 (art. 15), combinés avec les articles 1 et 24 (art. 1, art. 24), ne se trouve donc établi sur le point considéré.

V. SUR L’ARTICLE 50 (art. 50)

244. D’après l’article 50 (art. 50) de la Convention, si la Cour déclare, comme en l’occurrence, "qu’une décision prise ou une mesure ordonnée" par une autorité quelconque d’un État contractant "se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne (dudit État) ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou (...) mesure", la Cour "accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable".

Le règlement de la Cour précise que quand celle-ci "constate une violation de la Convention, elle statue par le même arrêt sur l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention si la question, après avoir été soulevée en vertu de l’article 47 bis du (...) règlement, est en état; sinon, elle la réserve en tout ou partie et détermine la procédure ultérieure" (article 50 par. 3, première phrase, combiné avec l’article 48 par. 3).

245. Au nom de la Cour, le président a chargé le greffier de prier l’agent du gouvernement irlandais d’"indiquer, dès que possible, s’il serait exact de considérer, à la lumière notamment" de certains passages de la décision de la Commission sur la recevabilité de la requête et du compte rendu des audiences publiques de février 1977, "que (son) gouvernement n’invit(ait) pas la Cour, au cas où elle constaterait une violation de la Convention, à octroyer une satisfaction équitable au sens de l’article 50 (art. 50)". Le greffier s’est acquitté de cette tâche par une lettre du 8 août 1977.

Le 14 octobre 1977, l’agent du gouvernement requérant a répondu ainsi:

"(...)

(...) mon gouvernement, tout en souhaitant ne pas s’immiscer dans l’exercice de la compétence (de bene esse jurisdiction) de la Cour, ne cherche pas à obtenir une indemnité en faveur d’un particulier quelconque et ne prie pas la Cour d’accorder en vertu de l’article 50 (art. 50) une satisfaction équitable, sous la forme de dommages-intérêts, à telle personne victime d’une infraction à la Convention.

(...)."

246. En conséquence, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’appliquer l’article 50 (art. 50) en l’espèce.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

I. SUR L’ARTICLE 3 (art. 3)

1. dit, à l’unanimité, que malgré l’absence de contestation sur certaines violations de l’article 3 (art. 3) il y a lieu de statuer à leur sujet;

2. dit, à l’unanimité, qu’elle a compétence pour connaître des cas de violation alléguée de l’article 3 (art. 3) dans la mesure où le gouvernement requérant les invoque afin de démontrer l’existence d’une pratique;

3. dit, par seize voix contre une, que l’emploi des cinq techniques en août et octobre 1971 a constitué une pratique de traitements inhumains et dégradants incompatible avec l’article 3 (art. 3);

4. dit, par treize voix contre quatre, qu’il n’a pas constitué une pratique de torture au sens de cet article (art. 3);

5. dit, par seize voix contre une, que nulle autre pratique de mauvais traitements ne se trouve établie pour les centres non identifiés d’interrogatoire;

6. dit, à l’unanimité, qu’il a existé à Palace Barracks, à l’automne 1971, une pratique de traitements inhumains incompatible avec l’article 3 (art. 3);

7. dit, par quatorze voix contre trois, qu’il ne s’agissait pas d’une pratique de torture au sens de cet article (art. 3);

8. dit, à l’unanimité, qu’il n’est pas établi que la pratique en question ait persisté au-delà de l’automne 1971;

9. dit, par quinze voix contre deux, que nulle pratique contraire à l’article 3 (art. 3) ne se trouve établie pour d’autres lieux;

10. dit, à l’unanimité, que la Cour ne saurait prescrire à l’État défendeur d’engager des poursuites pénales ou disciplinaires contre ceux des membres des forces de sécurité qui ont perpétré les infractions à l’article 3 (art. 3) constatées par elle et contre ceux qui les ont couvertes ou tolérées;

II. SUR L’ARTICLE 5 (art. 5)

11. dit, à l’unanimité, qu’il existait à l’époque en Irlande du Nord un danger public menaçant la vie de la nation, au sens de l’article 15 par. 1 (art. 15-1);

12. dit, à l’unanimité, que les avis britanniques de dérogation des 20 août 1971, 23 janvier 1973 et 16 août 1973 satisfaisaient aux exigences de l’article 15 par. 3 (art. 15-3);

13. dit, par seize voix contre une, que la pratique suivie en Irlande du Nord, du 9 août 1971 à mars 1975, dans l’application des textes prévoyant des privations "extrajudiciaires" de liberté a entraîné des dérogations aux paragraphes 1 à 4 de l’article 5 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-3, art. 5-4), mais qu’il n’est pas établi qu’elles aient dépassé la stricte mesure des exigences de la situation, au sens de l’article 15 par. 1 (art. 15-1);

14. dit, à l’unanimité, que le Royaume-Uni n’a pas méconnu en l’espèce d’autres obligations découlant du droit international, au sens de l’article 15 par. 1 (art. 15-1);

15. dit, par quinze voix contre deux, que nulle discrimination contraire aux articles 14 et 5 (art. 14+5) combinés ne se trouve établie;

III. SUR L’ARTICLE 6 (art. 6)

16. dit, à l’unanimité, que les dérogations à l’article 6 (art. 6), à supposer qu’il s’appliquât en l’espèce, se révèlent compatibles avec l’article 15 (art. 15);

17. dit, par quinze voix contre deux, que nulle discrimination contraire aux articles 14 et 6 (art. 14+6) combinés, à supposer ce dernier applicable en l’espèce, ne se trouve établie;

IV. SUR L’ARTICLE 50 (art. 50)

18. dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’appliquer l’article 50 (art. 50) en l’espèce.

Rendu en français et en anglais, les deux textes faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le dix-huit janvier mil neuf cent soixante-dix-huit.

Giorgio BALLADORE PALLIERI

Président

Marc-André EISSEN

Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément à l’article 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et à l’article 50 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées des juges suivants:

M. ZEKIA;

M. O’DONOGHUE;

Sir Gerald FITZMAURICE;

M. EVRIGENIS;

M. MATSCHER.

G. B. P.

M.-A. E.



OPINION SEPAREE DE M. LE JUGE ZEKIA

Je souscris pour l’essentiel à l’arrêt de la Cour. Mon opinion diffère cependant de la sienne en ce qui concerne la notion et le concept visés par le mot "torture" qui figure à l’article 3 (art. 3) de la Convention. En outre je suis très sceptique quant au bien-fondé de la position de la Cour, consistant à écarter une conclusion relative à la torture qui a été adoptée à l’unanimité par les membres de la Commission et que n’ont pas contestée les représentants des deux Hautes Parties contractantes intéressées.

Je dirai également quelques mots du principe sous-jacent à la charge de la preuve et à l’administration de la peine dans une affaire où il est allégué qu’un État contractant a violé l’obligation qui lui incombe en vertu d’un article de la Convention.

A. Torture

Certes, le mot "torture" employé à l’article 3 (art. 3) de la Convention n’est pas susceptible d’une définition exacte et complète. La torture constitue indéniablement une forme aggravée de traitement inhumain provoquant d’intenses souffrances physiques et/ou mentales. Si l’intensité et la durée de la souffrance sont bien les éléments fondamentaux de la torture, bien d’autres facteurs encore doivent être pris en considération: la nature des sévices infligés, les moyens et méthodes utilisés, la répétition et la durée des sévices, l’âge, le sexe et l’état de santé de la victime, la possibilité que ces sévices se traduisent chez la victime par des dommages physiques, mentaux et psychologiques, ainsi que le point de savoir si ces dommages ont eu de graves séquelles pendant une courte ou une longue période doivent aussi entrer en ligne de compte pour déterminer s’il y a eu ou non torture.

Pour déterminer s’il y a eu ou non torture ou des traitements inhumains, il me semble justifié d’appliquer non seulement le critère objectif, mais aussi le critère subjectif.

Pour illustrer mon propos, je prendrai l’exemple d’un homme âgé et malade qui est victime de violences: après avoir été frappé et jeté à terre, il est traîné sur le sol et bourré de coups de pied pendant plusieurs heures. Je n’hésiterais pas à dire en pareil cas que ce malheureux a été torturé. Si, en revanche, ce traitement était infligé à un lutteur, voire à un jeune athlète, j’hésiterais beaucoup à le qualifier de traitement inhumain et je pourrais n’y voir que de simples brutalités. Autre exemple: si, pour l’interroger, on isole une mère de son nourrisson en les maintenant séparés dans des pièces contiguës et que le bébé affamé se met à crier pendant des heures, la mère l’entendant et n’étant pas autorisée à le nourrir, là encore, je dirais que mère et bébé ont tous deux été soumis à un traitement inhumain: la mère parce qu’elle a été mise au supplice et le bébé, parce qu’il a été privé des soins de sa mère dont il avait grand besoin. Pourtant, ni la mère ni l’enfant n’ont reçu de coups.

Les faits marquants

En août et octobre 1971, on a arrêté quatorze personnes dans le but de leur arracher des aveux ou des renseignements. Elles ont été soumises à une forme d’"interrogatoire poussé" par des membres des forces de sécurité ou des personnes habilitées à procéder à un tel interrogatoire. Ce type d’interrogatoire s’est accompagné de l’emploi des cinq techniques, consistant à:

1. encapuchonner les détenus, sauf pendant les interrogatoires;

2. les forcer à rester debout contre un mur, dans une position pénible, bras et jambes écartés, durant des périodes longues de quelques heures;

3. les soumettre à un bruit continu et monotone;

4. les priver de sommeil; et

5. les priver de nourriture à l’exception d’une tranche de pain et d’un demi-litre d’eau toutes les six heures.

Les cinq techniques ont été employées cumulativement, avec préméditation et des heures durant. Elles ont causé à ceux qui les ont subies sinon de véritables lésions, du moins de vives souffrances physiques et mentales; de surcroît elles ont entraîné chez eux des troubles psychiques aigus en cours d’interrogatoire. Cette pratique d’interrogatoire s’est poursuivie pendant quelques jours sans interruption. Tels sont, brièvement résumés, les faits relatifs à l’emploi des cinq techniques et leurs conséquences.

B. Interprétation de l’article 3 (art. 3)

On a fait référence à l’affaire grecque, à l’article 5 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ainsi qu’à l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Enfin, on a mis l’accent sur la Résolution 3452 adoptée à l’unanimité le 9 décembre 1975 par l’Assemblée Générale des Nations Unies.

Le paragraphe 1 de l’article 1 de cette résolution est ainsi libellé:

"Aux fins de la présente déclaration, le terme ‘torture’ désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont délibérément infligées à une personne par des agents de la fonction publique ou à leur instigation, aux fins notamment d’obtenir (...) des renseignements ou des aveux ..."

Le paragraphe 2 de l’article 1 stipule:

"La torture constitue une forme aggravée et délibérée de peines ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants."

C’est le paragraphe 1, traitant du sens à donner au mot "torture", qui est le plus utile pour interpréter l’article 3 (art. 3) de la Convention.

Il est significatif que l’accent ait été mis sur l’acuité de la douleur ou de la souffrance physique et/ou mentale: il n’a pas été jugé nécessaire de qualifier l’acuité par un adjectif dénotant une douleur ou une souffrance très intenses.

Je ne partage pas le point de vue selon lequel la souffrance physique ou mentale doit être extrême pour qu’un cas de mauvais traitement constitue une "torture" au sens de l’article 3 (art. 3) de la Convention. De par sa nature, la torture permet des degrés dans l’intensité, l’acuité et les méthodes adoptées pour l’infliger. C’est donc essentiellement à l’autorité qui mène l’enquête à la base qu’il appartient de dire, compte tenu de toutes les circonstances et eu égard à tous les éléments d’information en sa possession, si, dans tel cas précis, un mauvais traitement inhumain a atteint l’intensité qui caractérise la torture. Autrement dit, il s’agit là d’une constatation de fait relevant de la compétence de l’autorité qui s’occupe de l’affaire en première instance et dans laquelle, pour les raisons que je vais indiquer, nous ne devons pas intervenir.

C. La conclusion incontestée

En l’espèce, je le répète, la Commission a estimé à l’unanimité que, dans le cas des quatorze personnes, l’application combinée des cinq techniques équivalait, dans ses effets, à la torture. Cette conclusion n’a été contestée ni par le gouvernement requérant ni par le gouvernement défendeur; qui plus est, les représentants du gouvernement défendeur nous ont invités à nous conformer aux conclusions de la Commission, sauf s’il y avait des raisons impérieuses de ne pas le faire. Il a été soutenu en outre qu’il était erroné de dire que la Cour devrait procéder à ses propres constatations de fait car, en vertu de la Convention, c’est d’abord de la Commission que relèvent les questions de fait, d’auditions de témoins, etc., la Cour ne devant exercer son contrôle que lorsqu’il existe des raisons impérieuses de le faire.

Si j’adopte le critère proposé par le conseil du gouvernement défendeur, non seulement je ne trouve pas de raison impérieuse ni de circonstances m’incitant à aller à l’encontre de la conclusion de la Commission, mais je n’ai même pas de raison suffisante de mettre en doute le bien-fondé de cette conclusion.

Dommages-intérêts alloués

Chacune des quatorze personnes ayant subi l’épreuve des cinq techniques s’est vue accorder par les tribunaux des dommages-intérêts allant de 10.000 à 25.000 £. Ces sommes constituent certainement une bonne indication de l’acuité, de l’intensité et de la durée des souffrances causées aux intéressés.

Absence d’éléments nouveaux produits devant la Cour

Sur l’emploi des cinq techniques et ses effets, il n’a été produit devant la Cour aucun élément nouveau que la Commission n’eût déjà en sa possession.

Pour les raisons que j’ai essayé d’exposer, je suis d’avis que la Commission a, à juste titre, conclu à une violation de l’article 3 (art. 3) pour faits de torture dans certains cas.

A qui incombe la charge de la preuve?

Lorsqu’un État contractant est accusé d’avoir violé un ou plusieurs articles déterminés de la Convention en méconnaissant les obligations qui lui incombent en vertu de l’article ou des articles en question, et qu’il rejette cette accusation, il lui faut certainement administrer des preuves d’une façon ou d’une autre afin d’étayer cette accusation devant un organe habilité de la Convention. Ce qui importe ici, ce n’est pas s’il existe ou non une charge de la preuve - c’est une règle élémentaire de la justice qu’elle existe bel et bien, et le fait que la présomption d’innocence soit codifiée par l’article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention l’indique nettement - mais de savoir qui doit s’acquitter de cette charge et comment.

Les tribunaux nationaux sont liés par leurs règles de procédure, tant au civil qu’au pénal. Un défendeur ou un inculpé peut ne pas avoir à se défendre tant que certains éléments de preuve n’ont pas été produits pour étayer l’inculpation dont il fait l’objet ou la demande formulée à son encontre.

Les tribunaux nationaux sont liés par les règles régissant la recevabilité et l’irrecevabilité des preuves à fournir. Ces règles peuvent stipuler que la preuve par ouï-dire ou la preuve littérale non authentifiée, par exemple, sont exclues et ne peuvent être ni reçues ni produites.

En revanche, la Commission européenne des Droits de l’Homme, étant l’un des organes judiciaires du Conseil de l’Europe, a toute latitude, dans les limites de l’article 28 (art. 28) de la Convention et des articles 39 à 52 de son règlement intérieur, pour mener investigations et enquêtes comme elle le juge bon et recevoir sans restriction tout moyen de preuve. Bien entendu, en appréciant la valeur probante des éléments de preuve, elle accordera le poids qui convient à la nature des preuves et des documents produits.

Les Parties contractantes intéressées doivent, pour leur part, prêter leur concours à la Commission et aux sous-commissions qui entreprennent une enquête dans une affaire. Le fait pour un État défendeur de refuser de communiquer des éléments de preuve et de se montrer peu coopératif peut incontestablement amener la Commission à des conclusions défavorables. Ces remarques générales étant faites, je dirai qu’à l’issue de la procédure, il appartient à la Commission ou à la Cour de décider, au vu de tous les éléments en sa possession, si les preuves nécessaires pour étayer une allégation de violation de la Convention par l’État défendeur ont ou non été administrées.



OPINION SEPAREE DE M. LE JUGE O’DONOGHUE

En ce qui concerne le dispositif (pages 94 à 96 de l’arrêt), je souscris aux conclusions adoptées à l’unanimité par mes collègues ainsi qu’à la conclusion no 3 votée à la majorité des voix. Toutefois, je regrette vivement de ne pouvoir partager l’opinion de la majorité sur les points no 4, 5, 7, 9, 13, 15 et 17 et j’en indique ci-après les raisons.

Le rapport de la Commission comprend 502 pages et a été établi après une longue enquête. Il faut féliciter ses auteurs d’avoir rendu compte des faits de manière si complète. Cet éloge est encore plus mérité si l’on sait que le gouvernement défendeur s’est montré - c’est regrettable - très peu coopératif avec la Commission et ses délégués. Je ne veux pas déborder le cadre de l’exposé des faits tel qu’il figure dans le rapport mais indiquer pourquoi mes conclusions diffèrent de celles de la Commission sur les points précités.

Retraçant l’évolution de la crise jusqu’en 1969, le rapport note le ressentiment suscité dans la communauté majoritaire par les concessions proposées à la minorité, ressentiment qui n’est pas allé sans une certaine sauvagerie.

A la page 135[*], le rapport relève trois faits saillants:

(i) en 1968-1969, l’I.R.A. n’existait pratiquement pas;

(ii) le Mouvement pour les droits civiques, qui est né en 1968 et s’est développé en 1969, ne se préoccupait que des droits civiques de la population de l’Irlande du Nord;

(iii) le Mouvement pour les droits civiques a suscité une réaction violente et extrêmement bien organisée contre la communauté minoritaire et contre le Gouvernement lorsque ce dernier a semblé sur le point de faire des concessions à la minorité.

Aux pages 169 à 173, le rapport décrit l’attaque lancée au pont de Burntollet contre des marcheurs pacifiques, l’incendie de centaines de maisons de la communauté minoritaire à Bombay Street, la destruction totale de trente débits de boisson et la destruction partielle de quarante-six établissements analogues, appartenant tous à des membres de la communauté minoritaire - or, il n’y eut, en ces occasions, aucune provocation de la part de la minorité. Aux pages 170 et 171, le rapport mentionne une série d’explosions survenues dans les installations de distribution d’eau et d’électricité au début de 1969, et signale que ces attentats avaient été d’abord attribués par les autorités à l’IRA mais que cette conclusion s’est révélée erronée et que des terroristes appartenant à la communauté majoritaire furent ensuite tenus pour responsables de ces agissements. A mon avis, le rapport ne donne pas l’éclairage qui convient à l’importance et l’étendue de la violence en 1968 et 1969, violence imputable aux terroristes de la majorité.

La publication du rapport Hunt en 1969, lequel prévoyait la dissolution de la Special Constabulary, suscita également une violente réaction de la communauté majoritaire, comme l’a souligné le rapport de la Commission (page 175). La constitution, au début de 1972, de l’Ulster Vanguard Movement, organisme paramilitaire dont on estime qu’il regroupa 50.000 personnes après sa création et qui menaça publiquement de liquider la minorité, donne une idée de la puissance de ce mouvement et de la menace qu’il représentait pour la paix (page 191).

J’estime que le rapport n’a pas apprécié ces événements comme il aurait fallu pour brosser un tableau exact de la menace que les deux communautés aux prises faisaient peser sur la paix entre 1968 et 1971. La réactivation de l’IRA a trouvé largement des excuses dans les divers événements qu’il relate se sont traduits par le désenchantement des membres pacifiques de la communauté minoritaire, je vois là un doux euphémisme. Il faut en effet se souvenir que le rapport Cameron, évoqué à la page 165 du rapport de la Commission, éclaire d’une vive lumière la situation qui fut celle de la communauté minoritaire pendant près d’un demi-siècle et dissipe la brume de discrimination qui l’enveloppait. Là encore, la remarque de la Commission à la page 213 selon laquelle il y avait un élément de parti pris inhérent à l’ensemble du système politique de l’Irlande du Nord en faveur d’une communauté a tout d’un euphémisme.

Quand fut prise la décision d’introduire la détention et l’internement, on indiqua qu’il s’agissait d’une mesure provisoire dirigée contre des individus soupçonnés de se livrer à des activités terroristes mais contre qui on ne possédait pas de preuves. Or, durant l’opération Demetrius, des individus furent arrêtés et même détenus sur la foi de renseignements insuffisants ou inexacts. De surcroît, aucune raison ne fut donnée pour justifier la détention des personnes gardées à vue et, au début, les détenus ne disposaient d’aucun mécanisme efficace de recours. J’estime que la Commission n’a pas pleinement apprécié l’effet déplorable qu’a eu cette opération de "nettoyage" sur les membres pacifiques de la communauté minoritaire.

Je constate que ce n’est pas aborder avec réalisme la véritable situation que de s’étonner, comme le fait le rapport de la Commission, de l’effet que les diverses mesures prises ostensiblement pour lutter contre l’I.R.A. ont eu sur la communauté minoritaire, laquelle comprend pratiquement un tiers de la population totale. Il est difficile de décrire - le rapport est d’ailleurs muet à ce sujet – la réaction d’indignation, qui va bien au-delà des frontières de l’Irlande du Nord, devant la fusillade qui a coûté la vie à treize civils à Londonderry en janvier 1972. Les forces armées en étaient responsables et n’ont pas subi de pertes.

Lorsque le Gouvernement décida que face à la situation telle qu’elle se présentait en 1971, il fallait prendre des mesures extraordinaires, je suis loin d’être convaincu qu’il avait analysé à fond cette situation à la lumière de tous les événements survenus dans les années 1968 à 1971. Je sais les difficultés qu’il a eu à affronter mais je ne vois pas comment la mise en oeuvre de la législation sur la détention et l’internement pourrait se justifier alors que, pendant un an et demi, elle a été dirigée exclusivement contre la communauté minoritaire sans que le Gouvernement fût accusé de discrimination. Ce dernier n’a pas tenu compte de la mise sur pied, dans la communauté majoritaire, d’associations paramilitaires bien structurées ni de l’étendue de la menace que faisait peser sur la paix la terreur inspirée par ces associations à la minorité dans les années 1968-1969. Ces forces étaient capables de paralyser les services publics et elles en ont fait la preuve à deux reprises au moins. Je soulignerai ici encore la crainte du Gouvernement à l’égard de ces forces et sa réticence à faire respecter la loi. Je vois dans la sélectivité dont il a fait preuve pour mettre en oeuvre l’internement jusqu’en 1973 la continuation de cet élément de parti pris, inhérent au système, en faveur d’une communauté. A preuve les témoignages recueillis sur le problème de la discrimination au titre de l’article 14 (art. 14). Dans toute cette affaire, il y a quantité de questions de fait et la question de la discrimination en est une. Tenter de répondre ou de s’opposer à l’évidence telle qu’elle ressort des témoignages fournis à la Commission par le gouvernement requérant en présentant la déposition de témoins protégés et bien à l’abri des regards inquisiteurs ou des interrogatoires "croisés" (cross-examination) est bien loin de satisfaire aux exigences d’une enquête approfondie et impartiale sur les faits. C’est au gouvernement défendeur qu’en incombe la responsabilité.

Je me vois donc obligé de conclure, au vu de tous les éléments d’information contenus dans le rapport, que le gouvernement défendeur s’est rendu coupable de discrimination dans l’application de mesures extrajudiciaires décidées pour lutter contre la crise de 1971 à 1973.

Le rapport relate (pp. 108-135 et 225-244) le long processus qui fut nécessaire pour mettre au point les modalités de l’audition des témoins cités au titre de l’article 3 (art. 3). Il n’est que de lire ces pages pour constater la réticence marquée et persistante du gouvernement défendeur à se conformer pleinement, ou même à accepter de se conformer dans certains cas, aux instructions de la Commission et des délégués. Une grande partie des dépositions des témoins du gouvernement défendeur sur les questions de fait découlant de l’article 3 (art. 3) auraient dû être recueillies à Strasbourg ou à Belfast ou ailleurs en Irlande du Nord. Les témoins présentés par le gouvernement défendeur ont été entendus en Irlande du Nord pendant toutes les années en cause sur nombre d’aspects de la crise par les multiples commissions créées par le Gouvernement, par exemple les commissions Cameron, Hunt, Scarman, Compton, Gardiner et Widgery. De même, dans l’affaire Moore contre Shillington, la défense ne semble pas avoir eu de difficultés à obtenir le témoignage de membres des forces de l’ordre. Dans cette affaire, le juge n’a pas ajouté foi à ces témoignages et il n’a pas été fait appel de son jugement. Pourtant, ces témoins n’ont pas été cités devant les délégués de la Commission.

On ne saurait surestimer l’importance de recueillir des témoignages sur place. En tant que membre de la sous-commission dans l’affaire grecque, j’ai visité certains des lieux de détention et entendu les témoins qui se plaignaient des mauvais traitements qu’on leur infligeait pendant leur détention. Aucune description écrite, si colorée fût-elle, n’aurait pu être aussi instructive que la visite de la prison de la rue Boubolinos à Athènes. Pourtant, aucune visite n’a été organisée à Palace Barracks, Girdwood Park, Ballykinler ni aucun des autres centres de détention. Il aurait également été édifiant et instructif de constater l’étendue des destructions dans Belfast.

L’affirmation du gouvernement défendeur selon laquelle lui seul devait être juge lorsque les problèmes de sécurité étaient censés être en jeu montre bien à quel point il a cherché à dicter les modalités et l’étendue des dépositions dont il voulait bien faire bénéficier les délégués. A la fin de la page 235, le gouvernement défendeur a prétendu donner des consignes aux témoins sur la manière de répondre aux questions. Faut-il s’étonner que l’Attorney-General du gouvernement requérant qualifie de "scandaleuse" la proposition du gouvernement défendeur (p. 118)? Je repousse l’argument du gouvernement défendeur selon lequel il aurait été impossible de prendre des dispositions tendant à ce qu’une grande partie des dépositions soient recueillies sur place et je considère que par cet argument, il a cherché à embrouiller l’enquête pour l’entraver.

ARTICLE 3 (art. 3)

La moitié du rapport est consacrée aux allégations de violations de l’article 3 (art. 3) (pp. 221-473). Quiconque, en tant que juge des faits, peut donc dire s’il est d’accord avec les conclusions de la Commission et jusqu’à quel point. Pour ma part, je souscris à la conclusion unanime des membres de la Commission selon laquelle l’emploi des cinq techniques constituait une "torture" contraire à la Convention. L’affaire grecque a permis d’étudier soigneusement le sens à donner aux notions de "torture", "traitements inhumains" et "traitements dégradants". J’admets qu’il est difficile, comme la Cour l’a constaté, de donner de ces termes une définition précise qui soit universellement applicable et j’estime que la méthode adoptée par la Commission dans l’affaire grecque était raisonnable puisque la Convention proclame qu’elle est expressément conçue pour défendre les droits de l’homme (p. 377).

C’est à un organe judiciaire qu’il revient de dire si les faits à lui soumis équivalent à une torture ou à un traitement inhumain ou dégradant, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire en question. On n’est pas obligé de considérer que la torture n’existe que dans un cachot médiéval où l’on utilise le chevalet, les poucettes et autres instruments de torture. Dans le monde d’aujourd’hui, il ne fait guère de doute que la torture peut être d’ordre mental. La torture constitue bien sûr une forme aggravée de traitements inhumains. J’ai beau examiner cette question sous tous ses angles, je reste convaincu que l’approche utilisée par la Commission à la page 402 était la bonne. J’en conclus que l’emploi combiné des cinq techniques constituait une pratique de traitements inhumains et de torture contraire à l’article 3 (art. 3).

Il faut souligner que la Commission est arrivée à cette conclusion à l’unanimité après avoir entendu de nombreux témoins alors que la Cour n’a pas eu l’avantage d’en entendre un seul. Par ailleurs, si le gouvernement défendeur a vigoureusement contesté, dans la procédure devant la Commission, les accusations portées contre lui au titre de l’article 3 (art. 3), il n’a pas contesté devant la Cour la conclusion contraire à laquelle était arrivée la Commission dans son rapport. Il faut à nouveau souligner que si les témoins du gouvernement requérant ont été, comme il se doit, soumis à un interrogatoire "croisé" (cross-examination) rigoureux, il n’en a pas été de même pour tous les témoins du gouvernement défendeur. On constate ici une insuffisance déplorable dans la procédure adoptée pour mener une enquête par ailleurs approfondie et impartiale.

Si j’accepte les conclusions de la Commission figurant aux alinéas 1 et 2 de la page 473 du rapport, j’adopte un point de vue différent sur les conclusions dont fait état le rapport aux alinéas 3 et 4 de cette même page. J’estime absurde de penser qu’il n’y a pas eu, à toutes les périodes considérées, communication constante et étroite entre les nombreux centres de détention, y compris Palace Barracks, Girdwood Park et Ballykinler. Je souscris à la signification donnée dans l’affaire grecque aux expressions "répétition des actes", "tolérance officielle" et instauration d’une "pratique administrative", dans les cas où cet état de choses existait. Les faits concrets qui, dans les centres susmentionnés, se sont répétés en l’absence de tout contrôle m’obligent à conclure, quant au fond, à une pratique de traitements inhumains contraire à l’article 3 (art. 3). Les dommages-intérêts qui ont été versés dans la majorité des cas, bien loin d’infirmer cette conclusion, viennent plutôt la confirmer.

Lorsque je considère les dépositions concernant Girdwood Park et Ballykinler, où les conditions de détention ont fait l’objet de plaintes, et que je constate la coïncidence des événements qui se sont déroulés dans ces centres avec le reste des cas "représentatifs" à certains centres d’interrogatoire non identifiés à l’automne de 1971, il me paraît clair qu’il existait à cette époque une pratique contraire à l’article 3 (art. 3).

Je suis résolument partisan de la théorie souvent approuvée par la Cour selon laquelle il faut laisser à l’État une certaine marge d’appréciation concernant les mesures qu’il prend en situation de crise et qui sont attaquées comme contraires à la Convention. J’estime toutefois qu’en l’occurrence, la Cour a considéré que ce principe invoqué au bénéfice du gouvernement défendeur excusait en bloc quantité de mesures prises par lui qui sont inconciliables avec le respect des obligations découlant de la Convention.

Je citerai quelques passages de l’arrêt qui sont révélateurs de la tendance de la Cour à se départir d’une froide objectivité. Au paragraphe 63, par exemple, il est tout simplement inexact de dire que les terroristes loyalistes se montraient moins actifs que l’I.R.A. et étaient des "délinquants" ou des "voyous". Cela a peut-être bien arrangé les forces de sécurité de voir sous cet angle le puissant appareil paramilitaire de l’U.D.A., de l’U.V.F. et du Mouvement Vanguard. La confirmation en est d’ailleurs donnée, au paragraphe 66, par la crainte des autorités et leur réticence à envisager la détention de Loyalistes et, au paragraphe 73, par les événements décrits dans ce passage.

J’ai déjà souligné le déséquilibre qui caractérise la manière dont la Commission a abordé les attaques de grande envergure menées en 1969 par la majorité contre la minorité et il est regrettable que la Cour ait adopté cette optique comme si elle permettait d’apprécier vraiment la situation. On a tort également d’essayer d’isoler des griefs tels que ceux formulés dans l’affaire Moore contre Shillington et de ne pas regarder en face, d’une part, les efforts conjugués et concertés déployés pour détenir et interroger les personnes arrêtées en 1971, d’autre part, la communication constante existant entre les centres de détention, toutes choses qui ne peuvent que souligner l’existence d’une pratique. Essayer d’isoler l’affaire Moore contre Shillington ou n’importe quel autre cas parmi tous ceux qui ont été soumis à la Commission revient à contredire le jugement figurant au paragraphe 243 de l’arrêt, à détacher la législation de son contexte et à ne pas envisager l’ensemble de la situation. Selon moi, considérer les incidents comme des événements isolés revient tout simplement à chercher une excuse pour disculper le gouvernement défendeur. Pourquoi dire, par exemple, que le traitement incriminé dans l’affaire Moore contre Shillington était simplement "déshonorant et répréhensible" et non pas une violation de l’article 3 (art. 3)?

Bien entendu, la Cour n’est pas liée par des règles rigoureuses en matière de preuve, mais elle devrait veiller à ne pas abuser de ce privilège. On peut supposer qu’elle s’efforcera d’obtenir les meilleurs éléments de preuve dont on puisse disposer. Or, je ne trouve rien dans l’arrêt qui ressemble, même de loin, à de la désapprobation face à l’absence de coopération de la part du gouvernement défendeur. Je ne serais pas sincère si je m’abstenais de dire que le ton de l’arrêt et son optique en général risquent fort de décourager les États membres d’invoquer l’article 24 (art. 24). L’arrêt a gravement nui à l’idée que cet article (art. 24) constitue une garantie collective du respect des droits de l’homme.

ARTICLE 15 (art. 15)

J’admets que les événements justifiaient une dérogation aux obligations du gouvernement défendeur, conformément à l’article 15 (art. 15), mais je tiens à souligner la limitation qu’impose cet article (art. 15) en exigeant que la dérogation aux obligations prévues par la Convention n’intervienne que dans la stricte mesure où la situation l’exige. J’espère que l’on ne me jugera pas présomptueux d’insister sur l’emploi de l’adjectif "stricte" et d’estimer que, si ce mot figure dans cet article (art. 15), ce n’est pas sans raison.

C’est une erreur que de chercher à établir un parallèle avec l’affaire Lawless où la menace concernait un petit État unitaire qui se relevait tout juste d’une guerre civile, alors qu’en l’espèce la menace concerne l’existence même du Royaume-Uni et pas seulement les six comtés d’Irlande du Nord. Il faut examiner dans quelle mesure il y a eu violation des articles 5 et 6 (art. 5, art. 6) et vérifier si les exigences de la situation obligeaient à prendre les mesures incriminées.

Vu mes conclusions relatives aux violations de l’article 3 (art. 3) et à l’emploi discriminatoire des pouvoirs d’arrestation et de détention, il me suffira de dire qu’à mon avis la situation n’était pas telle qu’il fallût recourir aux pouvoirs extrajudiciaires d’arrestation et de détention sans respecter les deux garanties suivantes: informer la personne arrêtée et détenue des raisons de son arrestation et de sa détention et prévoir une voie de recours contre l’action extrajudiciaire, l’intéressé étant remis en liberté dans le cas où l’organe de recours statue en sa faveur. Je considère ces garanties comme nécessaires et, en fait, comme la suite logique des principes énoncés dans l’affaire Lawless. Aucune de ces garanties n’existait au début de l’application des décrets 10, 11 et 12 et, dans la mesure où elles faisaient défaut, il y a eu à mon avis violation de l’article 5 par. 4 (art. 5-4).

Il n’est guère nécessaire alors de rechercher si l’article 6 (art. 6) a également été enfreint; je considère en effet toute violation de cet article (art. 6) comme d’ordre technique une fois admis qu’il y a eu, à un certain moment, violation de l’article 5 par. 4 (art. 5-4) pour les raisons susmentionnées. Ce n’est pas un argument de dire qu’en pratique l’on n’a pas dépassé les périodes maximales de détention ni fait usage de la possibilité d’imposer une privation de liberté sans limitation de durée. Le grief sur le terrain de l’article 24 (art. 24) consiste en ce que les décrets incriminés autorisaient ces excès, contraires à la Convention. Là encore, il me semble que la Cour a étiré, au delà du point de rupture, sa conception de la marge d’appréciation au bénéfice du gouvernement défendeur.

INJONCTION

Je doute que la Cour soit compétente pour adresser une injonction à un État contractant comme le voulait le gouvernement requérant. Il s’est écoulé un temps si long qu’il serait difficile d’assurer en pratique le respect d’une telle injonction. Selon moi, il ne faut pas en adresser à l’État considéré. De crainte qu’on ne l’oublie, je ferai remarquer que le rapport cite plusieurs cas où les autorités ont ignoré des plaintes dûment déposées concernant des voies de fait et des mauvais traitements infligés par des membres des forces de l’ordre à des personnes placées en garde à vue.

ARTICLE 1 (art. 1)

La question de l’interprétation de l’article 1 (art. 1) de la Convention n’a pas été convenablement étudiée par la Commission. Dans l’examen de ce problème, il faut faire une large place à la signification de l’article 24 (art. 24). Je serais donc enclin à adopter la méthode indiquée dans les opinions séparées de MM. Sperduti, Opsahl, Ermacora et Mangan.

Je tiens à souligner que le gouvernement requérant se trouve dans la même situation que les États scandinaves dans l’affaire grecque. Dans l’un et l’autre cas, les États requérants sollicitent une application collective de l’obligation faite par la Convention d’assurer la jouissance des droits et libertés.

J’estime qu’à la page 501 du rapport de M. Mangan a résumé la véritable interprétation à donner à l’article 1 (art. 1) dans ce contexte: "Assurément, il est toujours nécessaire d’invoquer un autre article en liaison avec l’article 1 (art. 1), mais une fois qu’il y a menace de violation du fait que la jouissance d’un droit n’est pas assurée, l’une des différences que crée l’article 24 (art. 24) entre la situation d’un État et celle d’un individu est précisément que l’État peut prendre des mesures à l’encontre de violations prévues." A l’issue de la procédure devant la Cour, le délégué principal de la Commission a soumis un mémoire (Cour (77) 24) qui donne, à la page 5, l’argument final auquel je souscris entièrement: "En conséquence, on doit conclure sur le problème général d’interprétation de la Convention européenne qu’un État qui ne s’acquitte pas de son obligation de garantie interne enfreint par là même la Convention, de sorte qu’un manquement à la Convention pourra lui être imputé par suite d’une demande présentée en vertu de l’article 24 (art. 24), avant même que des particuliers ne ressentent personnellement les conséquences défavorables d’un tel état de choses et ne puissent porter plainte conformément à l’article 25 (art. 25)."



OPINION SEPAREE DE SIR GERALD FITZMAURICE, JUGE

1. Sur les articles 5 et 6 (art. 5, art. 6) (et en conséquence par référence aux articles 14 et 15) (art. 14, art. 15), ainsi que sur l’article 50 (art. 50), j’ai voté en faveur de l’arrêt de la Cour (que j’appellerai ci-après "l’arrêt"). Ceci vaut pour les points 11 à 18 inclusivement du dispositif de l’arrêt, ci-après simplement dénommé "le dispositif". Sur tous ces points, la Cour s’est rangée au point de vue du Royaume-Uni. J’ai néanmoins certaines observations à faire à propos des articles 5 et 6 combinés avec les articles 14 et 15 (art. 14+5, art. 14+6, art. 15+5, art. 15+6): j’y reviendrai plus tard.

2. En ce qui concerne l’article 3 (art. 3), auquel le dispositif consacre dix points (no 1 à 10 inclusivement), j’ai voté pour tous les points à l’exception du point 3, qui est crucial (allégation de traitements inhumains et dégradants impliqués par l’emploi de ce que l’on a appelé les cinq techniques[1] d’interrogatoire). Sur les points 4 et 7, qui ne sont pas moins cruciaux, l’arrêt lave le Royaume-Uni de l’accusation de torture. Sur le point 6, et malgré mon vote contraire sur le point 3, j’ai voté en faveur de l’opinion selon laquelle il y a eu à Palace Barracks à l’automne de 1971 une pratique de traitements inhumains en raison des actes particuliers de mauvais traitements dont ce centre a été le théâtre (voir à cet égard le paragraphe 30 ci-dessous). De plus, si j’ai voté pour le point 1, je l’ai fait avec beaucoup de réticences pour des raisons que j’exposerai. Je me propose donc de formuler mes observations sur les points concernant l’article 3 (art. 3) que je viens de mentionner, à savoir les points 1, 3, 4, 6 et 7, ainsi que sur le point 2, qui soulève une question de première importance en l’espèce, même si elle n’est pas au centre du principal problème de fond. Sur tous les autres points liés à l’article 3 (art. 3), je crois pouvoir me dispenser d’ajouter quoi que ce soit au raisonnement figurant dans le corps de l’arrêt, auquel je souscris.

ARTICLE 3 (art. 3)

Les allégations non contestées

Point 1 du dispositif - (la Cour dit que "malgré l’absence de contestation [de la part du Royaume-Uni] sur certaines violations de l’article 3 (art. 3), il y a lieu de statuer à leur sujet".)

3. Par "certaines violations" de l’article 3 (art. 3), que, selon le paragraphe 152 de l’arrêt, combiné avec les alinéas iv) à vi) inclusivement du paragraphe 147, le Royaume-Uni n’a pas contesté devant la Cour (ce que je trouve étonnant), il faut entendre les tortures et les traitements inhumains et/ou dégradants dont la Commission européenne des Droits de l’Homme a estimé qu’ils résultaient essentiellement, mais non exclusivement, de l’emploi des "cinq techniques". Bien que "l’absence de contestation" n’équivaille pas formellement à une "reconnaissance", je trouve surprenante cette non-contestation globale par le Royaume-Uni de l’emploi de la torture, et ce pour les raisons qui vont ressortir.

4. Toutefois, et quoi qu’il en soit, ayant reconnu ces faits et comme il est dit au paragraphe 153 de l’arrêt, le Royaume-Uni a pris "l’engagement inconditionnel" que les cinq techniques ne seraient "réintroduites en aucune circonstance pour aider aux interrogatoires"; la Cour a également relevé que le Royaume-Uni avait adopté "diverses mesures ayant pour but d’empêcher la répétition et réparer les conséquences des faits incriminés", mesures que précise, directement ou par allusion, le même paragraphe de l’arrêt. Partant, le Royaume-Uni a fait valoir, ce qui ne devrait pas étonner, que l’affaire était devenue "sans objet" (moot)[2]; qu’il était superflu que la Cour statue sur des allégations qui ne sont pas, ou ne sont plus, controversées, si bien que la procédure avait cessé d’avoir un objet valable; et que même si le gouvernement requérant ne désirait pas y mettre fin, la Cour devait exercer son pouvoir discrétionnaire pour refuser de se prononcer sur des allégations qui, n’étant pas contestées, n’étaient plus réellement en litige entre les parties; et en bref que le faire reviendrait à mettre tout à fait gratuitement les points sur les i.

5. Bien que cette attitude me paraisse tout à fait compréhensible, j’estime que la Cour a eu raison de conclure qu’il lui fallait se prononcer sur la question. Toutefois, mes raisons ne rejoignent pas celles que la Cour donne aux paragraphes 154 et 155 de l’arrêt:

a) Tout d’abord - et c’est un point que le Royaume-Uni semble avoir négligé - il n’était nullement certain que la Cour souscrirait automatiquement à toutes les conclusions de la Commission concernant la nature du traitement infligé aux détenus soumis à interrogatoire en Irlande du Nord; et, de fait, la Cour n’a pas fait sienne la principale de ces conclusions, à savoir qu’il y avait eu torture en violation de l’article 3 (art. 3) de la Convention européenne; elle a seulement fait sien le point de vue de la Commission, selon lequel le traitement incriminé équivalait à un traitement inhumain et/ou dégradant. Par conséquent, si la Cour avait accepté la thèse britannique selon laquelle elle n’avait pas besoin et devait même s’abstenir de se prononcer sur les allégations non contestées, les conclusions de la Commission quant à l’existence de la torture auraient mis un point final à la question et, de ce fait, le Royaume-Uni serait demeuré condamné, pour ainsi dire, en raison de cette grave accusation.

b) Mais si, en contrôlant les conclusions de la Commission, la Cour a le droit et même le devoir d’indiquer celles auxquelles elle ne peut souscrire, ne doit-il pas en être de même pour les conclusions que la Cour est disposée à faire siennes? D’autant plus que, si le gouvernement défendeur ne conteste plus les allégations en question, le gouvernement requérant, lui, les maintient et insiste pour que la Cour statue à leur égard, en faisant valoir notamment que celle-ci est seule compétente pour faire des déclarations de caractère judiciaire, ayant force obligatoire, et que les déclarations de la Commission, tout en méritant le plus grand respect, ne sont pas investies de cette autorité.

6. Pour étayer l’idée exprimée au point 1 du dispositif, ces raisons me semblent meilleures, ou du moins plus déterminantes, que les motifs moins concrets et plus contestables exposés au paragraphe 154 de l’arrêt et résumés dans la phrase selon laquelle le rôle de la Cour est "non seulement de trancher les cas dont elle est saisie, mais plus largement de clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et de contribuer de la sorte au respect, par les États, des engagements qu’ils ont assumés en leur qualité de Parties contractantes"; l’article 19 (art. 19) de la Convention est invoqué à l’appui de cette affirmation. En effet, ceci revient non seulement à attribuer à la Cour un rôle téléologique que, selon moi, elle n’était pas initialement destinée à jouer[3], mais également à accorder à l’article 19 (art. 19) de la Convention un poids plus grand que sa formulation ne peut le supporter. Cette disposition (reproduite dans la note[4] ci-dessous) a en effet un caractère essentiellement technique, son objectif premier étant de créer un mécanisme de mise en oeuvre de la Convention en instituant une Cour et une Commission européennes des Droits de l’Homme pour "assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties Contractantes de la présente Convention". Il s’agit là évidemment d’une disposition purement procédurale qui ne dit rien, ni dans un sens ni dans l’autre, sur ce que sont pour les Parties à la Convention, les engagements résultant pour elles de cet instrument, ni sur la manière dont la Cour et la Commission doivent en assurer le respect, ni enfin sur l’interprétation que ces deux organes doivent donner de leur rôle à cet égard. Ce sont là des questions qui sont traitées - dans la mesure où les Parties contractantes ont voulu s’engager – dans d’autres articles de la Convention. Si l’on peut supposer que la Cour dispose du pouvoir général de "clarifier et de sauvegarder les normes de la Convention", il n’y a certainement rien dans la Convention qui lui confère le pouvoir de les "développer". (Je ne parle pas, bien sûr, du développement naturel, corollaire inévitable du processus d’interprétation légitime qui est l’apanage de la fonction judiciaire; ce développement est entièrement différent du développement délibérément recherché comme objectif et qui s’apparente selon moi à une opération législative outrepassant le rôle normal du juge.)

7. Force m’est alors de conclure qu’au paragraphe 154 de l’arrêt, la Cour tire les conséquences d’une doctrine qu’elle a elle-même formulée et décidée de suivre, mais qui ne lui est ni suggérée, ni imposée par la Convention. La Cour aurait pu, sans faire un emploi abusif de la Convention, formuler une doctrine différente, beaucoup moins large. Que cela ait été préférable ou non, il est clair que le paragraphe 154 de l’arrêt traduit une attitude subjective de la Cour et non pas une nécessité objective de la Convention; c’est pourquoi les raisons plus concrètes, d’ordre procédural, que j’ai indiquées au paragraphe 5 ci-dessus, me semblent plus convaincantes et moins contestables que celles sur lesquelles la Cour a fondé la conclusion indiquée au point 1 du dispositif - conclusion à laquelle, en tant que telle, je souscris néanmoins.

Pertinence de l’existence d’une pratique

Point 2 du dispositif - (la Cour dit "qu’elle a compétence pour connaître des cas de violation alléguée de l’article 3 (art. 3) dans la mesure où le gouvernement requérant les invoque afin de démontrer l’existence d’une pratique [c’est-à-dire de torture, traitements inhumains, etc.]".)

8. L’accent est mis sur les mots "une pratique", mais l’intention qui sous-tend cette déclaration eût été plus claire si le mot "seulement" avait été placé devant soit "à compétence", soit "dans la mesure où", car telle doit bien être son intention. Les raisons de cette déclaration sont expliquées en détail aux paragraphes 157 à 159 de l’arrêt, mais le lecteur moyen étant probablement peu familiarisé avec la question qui se pose, il peut être utile que j’expose la façon dont je comprends cette déclaration. Dans le système prévu par la Convention européenne, la Cour ne peut être saisie d’une affaire que si celle-ci a auparavant été portée devant la Commission européenne; et, en vertu de l’article 26 et de l’article 27 par. 3 (art. 26, art. 27-3) de la Convention, la Commission ne peut accepter d’examiner au fond une affaire qu’après "épuisement des voies de recours internes", c’est-à-dire qu’après que toutes les voies de recours offertes par le droit interne ou la structure administrative de l’État défendeur aient été essayées mais se soient révélées inutiles ou inefficaces[5]. Il n’y a pas difficulté - tout au moins en principe - à appliquer cette règle lorsque la plainte est formulée par la ou les personne(s) victime(s) des violations alléguées de la Convention, ou en leur nom. Mais les choses se compliquent lorsqu’il est allégué l’existence d’une pratique de l’Etat défendeur contraire à la Convention et lorsque les actes incriminés ne sont cités que comme preuve de l’existence d’une telle pratique et non pas, pour ainsi dire, pour leur propre compte, au cas où le tribunal serait prié d’accorder des dommages-intérêts ou toute autre indemnisation à la personne lésée.

9. En l’espèce, la Commission a estimé, et la Cour a souscrit à cette conclusion, que la règle normale de l’épuisement des voies de recours internes ne s’applique pas à "l’existence d’une pratique". C’était là un point crucial pour la recevabilité de l’affaire parce que (il faut en tout cas le présumer) dans la plupart des cas concrets mentionnés, les intéressés n’avaient pas (ou il se serait avéré qu’ils n’avaient pas) épuisé les voies de recours dont ils disposaient sur les plans juridique ou administratif en Irlande du Nord ou ailleurs au Royaume-Uni. Par conséquent, si tel avait été le fondement de la requête, la Commission aurait dû, en vertu de l’article 27 par. 3 (art. 27-3) de la Convention, la rejeter comme irrecevable, avec cette conséquence qu’en l’état actuel de la Convention, l’affaire ne serait pas venue devant la Cour. C’est donc uniquement sur la base d’une allégation de pratique contraire à la Convention (les cas individuels ne servant qu’à établir l’existence de ladite pratique) que la Commission et la Cour pouvaient se prononcer sur le fond des griefs, bien que les voies de recours internes qui auraient pu être utilisées par les intéressés agissant à titre individuel n’eussent pas été épuisées.

10. Pour justifier le fait que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’applique pas lorsque la requête concerne l’existence d’une pratique, on peut seulement avancer que, normalement, les juridictions nationales, tant judiciaires qu’administratives, ne peuvent connaître que de plaintes concrètes déposées par des particuliers pour leur propre compte et non mener des enquêtes sur le terrain portant sur l’existence éventuelle de pratiques; pour ce genre d’enquêtes, il faut mettre en place un mécanisme spécial comme par exemple (au Royaume-Uni) une commission royale ou parlementaire, un comité ministériel d’enquête ou tout autre organe ad hoc, dont la présente affaire fournit des exemples avec la constitution des Commissions Diplock, Gardiner, Compton et Park (voir les paragraphes 58, 74, 99 et 100 de l’arrêt). Mais, bien sûr, de tels organes n’entrent pas dans le cadre des voies de recours ordinaires qui sont ouvertes aux particuliers et dont ils peuvent eux-mêmes se prévaloir: les initiatives et les décisions nécessaires à leur création doivent être prises par le gouvernement ou le parlement.

11. Eu égard à ces considérations et compte tenu du fait que, comme l’indique la dernière phrase du paragraphe 159 de l’arrêt, le Royaume-Uni n’a pas (tout au moins devant la Cour) contesté la décision de la Commission de déclarer l’affaire recevable sur la base décrite ci-dessus, j’ai voté pour la déclaration de la Cour figurant au point 2 du dispositif. Cette déclaration est en soi incontestablement exacte, bien qu’elle suppose nécessairement ce qu’elle n’affirme pas en réalité, à savoir que lorsque est en jeu l’existence d’une pratique contraire à la Convention, la règle normale de l’épuisement des voies de recours internes ne s’applique pas. Je conserve toutefois le sentiment que l’ensemble de la question nécessite une étude plus approfondie.

Caractéristiques de l’article 3 (art. 3)

12. L’article 3 (art. 3) est, dans sa formulation, une disposition fort simple qui risque, à la lumière de la présente affaire, de paraître trop simple. Il est ainsi libellé:

"Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants".

Cet article (art. 3) n’essaie pas de définir la torture, les traitements inhumains ou dégradants, délibérément peut-être en raison de l’impossibilité pratique de parvenir à une définition complètement satisfaisante de ces notions. Il faut donc déterminer, au vu des circonstances de l’espèce, si ce qui s’est passé équivalait au traitement visé ou en constituait un. Cette opération sera nécessairement tout à fait subjective de sorte que des tribunaux ou des commissions ayant une composition différente et siégeant à des périodes différentes, pourraient fort bien, en partant de faits similaires ou analogues, parvenir à des conclusions différentes dans des cas limites, voire dans d’autres cas moins extrêmes. Aussi bien n’est-il guère utile concrètement de parler de torture ou de traitement inhumain, etc. "selon" ou "au sens de" (ou selon "l’objet" ou l’"intention") de l’article 3 (art. 3) - encore que, sans doute par inadvertance, l’arrêt emploie ce langage de temps à autre - car cet article (art. 3) ne confère aucune signification aux termes qu’il emploie et ne fournit aucune indication quant à la portée que ses rédacteurs ont voulu lui donner.

13. Il ne sert à rien non plus de dire que tout ceci importe peu, chacun sachant ce qu’est la torture ou un traitement inhumain et ce qui est dégradant; la présente affaire semble en effet montrer de façon concluante que, sur ces questions, les idées peuvent être fort différentes, en ce qui concerne non seulement des actes précis, mais aussi les éléments d’appréciation eux-mêmes. On peut toutefois dire avec certitude que certains types de traitement constituent visiblement des actes de torture ou un traitement inhumain ou dégradant alors que ce n’est pas le cas pour d’autres, pourtant répréhensibles.

14. Une autre caractéristique de l’article 3 (art. 3), qui ajoute aux difficultés auxquelles on se heurte pour l’interpréter et l’appliquer correctement, est son caractère absolu que la Cour souligne au paragraphe 163 de l’arrêt. Contrairement aux autres dispositions de la Convention, par exemple les articles 4 à 6, 8 à 11 et 15 (art. 4, art. 5, art. 6, art. 8, art. 9, art. 10, art. 11, art. 15), l’article 3 (art. 3) ne prévoit aucune exception, aucun cas particulier ni aucune dérogation pour des raisons de danger public. Il n’aurait guère pu le faire sans compromettre l’effet moral produit par ses termes catégoriques et sans ouvrir la porte à de graves possibilités d’abus. En outre, les motifs invoqués pour justifier le traitement allégué, consistant par exemple à dire que son objectif légitime est d’obtenir des renseignements, sont privés de toute force par le libellé inconditionnel de l’article 3 (art. 3) - la torture est la torture quel que soit son but, du moment qu’elle est infligée par la contrainte (voir la note (19) ci-dessous). Il est donc d’autant plus important que l’organe habilité à interpréter le texte use avec un sens aigu de la mesure de la libre faculté qui lui est ainsi conférée, sans ériger en violations de l’article 3 (art. 3) des actes qui, certes, méritent d’être flétris parce que répréhensibles, mais qui, tout compte fait, n’équivalent pas à des actes constituant un traitement du genre de celui visé à l’article 3 (art. 3).

15. Le véritable dilemme auquel se sont heurtées la Commission et la Cour en l’espèce et auquel se heurterait toute juridiction essayant d’appliquer l’article 3 (art. 3) avec un certain sens de la mesure et de l’objectivité, est que la Convention ne renferme aucune interdiction visant les formes intermédiaires de mauvais traitements qui n’atteignent manifestement pas, ou alors seulement de façon très douteuse, ce degré de gravité qui peut justifier, sans exagération manifeste, qu’on les classe dans la catégorie des actes inhumains ou de torture: formes intermédiaires dont on pourrait dire que, vu leur nature, si elles ne relèvent pas à proprement parler de la Convention au sens strict, elles le méritent néanmoins parce que, tout en n’enfreignant pas les droits de l’homme expressément consacrés par cet instrument, elles sont inconciliables avec l’idéal élevé des droits de l’homme considérés d’un point de vue abstrait. Face à cette situation, un tribunal semble bien n’avoir le choix qu’entre deux maux: soit excuser ou absoudre les actes incriminés, quelque blâmables qu’ils soient, en déclarant qu’ils ne constituent pas des infractions à la Convention parce qu’ils ne relèvent pas de la seule disposition (article 3) (art. 3) pouvant théoriquement leur être applicable, soit forcer le sens de cet article (art. 3) pour y inclure les actes incriminés, bien que, si on lit objectivement cette disposition et si on donne aux mots leur sens ordinaire, ces actes ne puissent normalement être considérés comme relevant de l’article en question (art. 3). En bref, et pour parler clair, le tribunal doit à cet égard "développer" la Convention (voir le paragraphe 6 ci-dessus).

16. Les juridictions internationales sont à cet égard plus vulnérables que les tribunaux nationaux. En effet, une juridiction internationale placée dans la situation que nous venons de décrire ne peut dire et proclamer à la face du monde qu’elle désapprouve ce qui s’est passé (tout en restant dans les limites du rôle qui est le sien en tant qu’instance chargée d’appliquer la Convention), que si elle peut juger que le comportement incriminé équivaut à une violation spécifique de la Convention, en l’occurrence de l’article 3 (art. 3) puisqu’aucune autre disposition n’est applicable dans le contexte de l’emploi des cinq techniques. L’impulsion, qui incite à céder à la tentation que cette situation comporte, mérite à coup sûr la sympathie et le respect de tous. La Convention est manifestement lacunaire en ne prévoyant pas des formes de mauvais traitements moins graves que celles qui entrent incontestablement dans les catégories de la torture ou du traitement "inhumain", lesquelles supposent un traitement grave, voire un degré prononcé de cruauté, de barbarie ou de dureté, et non un traitement qui, tout en étant condamnable, est relativement peu vigoureux et serait considéré comme tel par tous ceux qui ont expérimenté ou approché la réalité de la torture et d’un traitement véritablement inhumain, ou qui en ont eu des exemples ou ont suffisamment d’imagination pour éprouver dans leur propre chair ce qu’est cette réalité. J’y reviendrai plus loin.

17. Parlant simplement en tant que juriste (et en quelle autre qualité moi-même ou tout autre juge pourrions-nous prétendre parler en statuant sur une affaire?), il me semble que la conclusion logique à tirer du fait que la Convention ne prévoit rien contre les formes de mauvais traitements moins graves que celles équivalant à une torture ou entrant dans la catégorie des traitements inhumains, est que les rédacteurs n’ont pas voulu que ces formes atténuées de mauvais traitements relèvent de la Convention. Il serait raisonnable de supposer qu’à l’époque où fut rédigée la Convention, après la guerre et ses atrocités, les Parties contractantes songeaient aux formes graves de mauvais traitements, celles qui, je l’ai déjà dit, constituent visiblement des actes de torture ou un traitement inhumain, etc. Ces formes-là étaient à l’époque bien connues ou faciles à reconnaître vu l’expérience qu’on en avait. Aller plus loin aurait exigé plus de minutie et de précision au niveau tant de la réflexion que de la rédaction. Le texte évoque les "traitements dégradants" mais il s’agit là d’un ordre d’idées tout à fait différent. Au cas où les États parties à la Convention souhaiteraient aller au-delà de ce qu’ils avaient initialement prévu, c’est à eux qu’il appartiendrait de le faire en modifiant la Convention, mais pas à une cour de justice dont le rôle est d’en interpréter le texte tel qu’il est.

18. Si les idées exprimées dans les six paragraphes qui précèdent (12 à 17) ont quelque valeur, il s’en dégage certains préceptes si je puis ainsi les appeler: dans la mesure où elle ne s’est pas ralliée à la conclusion de la Commission selon laquelle l’emploi des cinq techniques et certaines autres formes de traitement constituaient une pratique de torture, la Cour a certainement agi conformément à ces préceptes (voir les points 4, 7 et 9 du dispositif et les motifs donnés à l’appui de ces points dans le corps de l’arrêt, notamment dans certaines parties du paragraphe 167). Cela n’a rien de surprenant car aucune autre opinion n’apparaît raisonnablement possible, à moins d’estimer qu’infliger une souffrance dont le degré ne serait pas insignifiant équivaut à infliger une "torture". Je reviendrai sur cette question à propos des conclusions de la Commission sur cette partie de l’affaire, car ce sera utile dans le contexte du point 4 du dispositif. Cependant, tout en rejetant la notion de torture, la Cour a estimé (point 3) que l’emploi des cinq techniques et certains autres actes constituaient un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 (art. 3). Comme j’ai été le seul des membres de la Cour à ne pas la suivre sur cette question, il m’appartient d’en indiquer les raisons. Toutefois, il me faut tout d’abord dire quelques mots des faits relatifs aux cinq techniques.

Nature des cinq techniques

19. Les cinq techniques évoquées au point 3 (voir ci-dessous) sont énumérées et décrites au paragraphe 96 de l’arrêt; mais comme la Cour a eu des difficultés, du moins pour certaines d’entre elles, à en cerner exactement les effets et qu’il y a par ailleurs certains conflits de témoignages, j’estime nécessaire de faire quelques observations de fait. La liste des techniques et la description qu’en donne l’arrêt sont tirées du rapport de la Commission (pp. 396-397 de la version dactylographiée), mais l’arrêt n’en reproduit pas toutes les nuances et précisions. Il se pose les questions ci-après:

Station debout contre un mur

(i) En ce qui concerne le membre de phrase "durant des périodes longues de quelques heures", voir la note (10) ci-dessous. Le rapport de la Commission dit qu’"on n’a pas pu établir la durée exacte ...", mais mentionne des périodes de vingt-trois et vingt-neuf heures "au total". Il est évident que ces périodes n’ont pas pu être continues et l’un des rapports Compton[6] (tel que le cite la Commission elle-même à la page 247 de son rapport)6a dit qu’"à intervalles réguliers, ils baissaient les bras pour que la circulation se rétablisse". Il y a certainement eu d’autres répits (voir [vii] ci-dessous).

(ii) L’expression "bras et jambes écartés contre un mur" ne saurait donner une image exacte de la position, car le corps était éloigné du mur et sans autre contact avec lui que par les doigts ou la paume de la main (voir (iii) ci-dessous). Si toutefois les doigts (ou une partie de la main) étaient placés "bien au-dessus" de la tête tout en touchant le mur, le corps du détenu devait nécessairement être assez près du mur, la position étant alors beaucoup moins fatigante.

(iii) "Le poids du corps portant pour l’essentiel sur les doigts": "pour l’essentiel" implique que le poids du corps reposait parfois sur la paume de la main, ce qui, là encore, atténuait la tension.

(iv) "Ce qui les avait obligés à se dresser sur les orteils": cela n’est pas une conséquence nécessaire de la station debout jambes écartées, pieds en arrière; cette position est également compatible avec la station debout sur la plante des pieds, peu importe si c’étaient les doigts ou la paume de la main qui étaient appuyés au mur, encore que la position soit plus facile à garder dans ce dernier cas.

(v) Il est donc difficile de croire que les intéressés ne pouvaient pas changer de temps à autre de position, ne serait-ce que momentanément, ce qui leur apportait un répit.

(vi) La Commission déclare (p. 397) que le rapport Compton a décrit "différemment la position [du détenu]" et cite (p. 247) la version beaucoup moins détaillée qu’en donne ce rapport: "Obliger les détenus à se tenir debout contre un mur dans une position déterminée (face au mur, jambes écartées, mains levées appuyées au mur) ...". Elle décrit également comment on empêchait les détenus de quitter cette position et comment on les obligeait à la reprendre le cas échéant.

(vii) Il semble toutefois ressortir de la page 248 du rapport de la Commission que si "certains" détenus sont restés debout devant le mur pendant six à seize heures "d’affilée", il y avait "l’exception de pauses pour la distribution de pain et d’eau et le passage aux toilettes".

Encapuchonnement - Sur l’une des questions qui pourraient se poser, voir la note (11) ci-dessous. Par ailleurs, il est évident que l’on ne saurait prendre à la lettre les mots "en permanence" employés au paragraphe 96 de l’arrêt. Le fait, non mentionné par ce paragraphe (mais se reporter au rapport de la Commission et au rapport Compton), que le capuchon était retiré pendant l’interrogatoire et - du moins dans les cas particuliers cités - lorsque le détenu était seul (à condition, selon la Commission, qu’il se tournât contre le mur) semble indiquer que le but principal de l’encapuchonnement était moins de provoquer l’angoisse chez le détenu que de l’empêcher de voir ses codétenus ou de communiquer avec eux. Il n’est pas inutile de préciser ceci, même si, je le sais, le caractère absolu et inconditionnel de l’article 3 (art. 3) de la Convention fait que l’objet ou le but du traitement n’a pas à entrer en ligne de compte (voir le paragraphe 14 ci-dessus), dès lors que l’acte incriminé constitue vraiment un traitement du genre de celui visé par l’article (art. 3); mais cette précision peut tout de même avoir son importance lorsqu’il s’agit de déterminer si l’acte incriminé constitue ou non un traitement de ce genre (voir à ce sujet la note (19) ci-dessous).

Bruit - Le paragraphe 96 de l’arrêt et le rapport de la Commission (p. 397) décrivent le bruit comme "un fort sifflement". Le rapport Compton, que cite la Commission (p. 247), parle d’un "bruit continu et monotone" qui était, quant à sa sonorité, "d’une intensité calculée pour les [les détenus] couper de tout contact".

Privation de sommeil - L’arrêt dit "avant les interrogatoires, on privait les détenus de sommeil": la version de la Commission ajoute "mais on n’a pu établir pendant combien de temps chaque témoin a été privé de sommeil". Le rapport Compton, lui, indique "priver les détenus de sommeil pendant les premiers jours de l’opération [c’est-à-dire la détention]", mais ne dit rien sur la durée de la privation de sommeil.

Privation de nourriture solide et liquide - L’arrêt indique que les détenus "ne recevaient qu’une alimentation réduite pendant leur séjour au centre [d’interrogatoire] et avant les interrogatoires". La Commission avait dit la même chose en ajoutant toutefois: "on n’a pu établir dans quelle mesure ils ont été privés d’alimentation et si on leur a offert ou non de la nourriture solide et liquide qu’ils auraient refusée" - c’est-à-dire s’ils ont fait une grève de la faim. Ce dernier point revêt une importance considérable vu l’atmosphère de fanatisme qui régnait souvent. Le rapport Compton, en revanche, est plus précis puisqu’il parle de privation de nourriture "à l’exception d’une tranche de pain et d’un demi-litre d’eau toutes les six heures". En qualifiant ce traitement de "mauvais traitement corporel", le rapport ajoute "pour des hommes qui étaient déjà épuisés par ailleurs".

20. Si j’ai donné ces détails, c’est en partie parce que je voulais être sûr que les lecteurs de la présente opinion ne sous-estimeraient pas la nature des cinq techniques; loin de moi en effet l’idée de faire quoi que ce soit d’aussi malséant que de minimiser ces pratiques. Par ailleurs, j’ai voulu montrer que, en dépit de tous les efforts de la Commission et de la Cour, il subsiste une grande incertitude sur plusieurs points manifestement importants lorsqu’il s’agit d’apprécier le degré général de gravité qu’implique l’emploi de ces techniques, par exemple la durée et la fréquence des périodes d’encapuchonnement et de privation de sommeil ou de nourriture, l’intensité du bruit (que certains supportent très mal alors que d’autres sont à peine gênés), la durée réelle de la période maximale continue de station debout contre un mur et, dans une certaine mesure, la position exacte des détenus car s’il leur était possible de bouger, même très légèrement, cette position pouvait être bien plus supportable. En ce qui concerne la station debout contre un mur, il est également à noter que, s’il qualifie sans réserve les quatre autres techniques de "mauvais traitements corporels" (encore que ce soit pour une raison bien précise dans le cas de la privation de nourriture), le rapport Compton ne dit pas que la station debout contre un mur était en soi un mauvais traitement, mais seulement que "les mesures prises pour contraindre les détenus à rester dans cette position constituaient un mauvais traitement", c’est-à-dire le fait d’obliger le détenu à se remettre dans la position s’il l’avait quittée. C’est peut-être un détail sans importance mais il accroît la marge d’incertitude. Le paragraphe 99 de l’arrêt fait également ressortir que la Commission Compton a estimé que les cinq techniques "constituaient des mauvais traitements physiques, mais non des sévices au sens qu’elle [la Commission] attribuait à ce terme". La nuance est importante.

21. A partir de cette analyse des faits, pour autant que j’aie pu l’établir, je vais maintenant indiquer pourquoi je ne suis pas d’accord avec la conclusion figurant au point 3 du dispositif, selon laquelle l’emploi des cinq techniques a constitué un traitement "inhumain" - (j’aborderai plus tard la question du traitement "dégradant").

Allégations de traitements inhumains et/ou dégradants

Point 3 du dispositif - (la Cour dit [par seize voix contre une] que "l’emploi des cinq techniques ... a constitué une pratique de traitements inhumains et dégradants incompatible avec l’article 3 (art. 3)".)

A. Traitements "inhumains"

22. D’après ma conception d’un maniement correct du langage et des idées, il est excessif et inexact de qualifier d’"inhumain" le traitement lié à l’emploi des cinq techniques à moins d’employer le terme de manière vague et uniquement au sens figuré (voir ci-dessous des exemples[7]), et ce n’est manifestement pas cette signification incertaine ou imagée, que le mot inhumain comporte dans l’article 3 (art. 3). Soumettre quelqu’un aux cinq techniques constitue certainement un traitement rigoureux, un mauvais traitement, et l’on pourrait trouver d’autres qualificatifs, mais celui d’"inhumain" évoque un ordre d’idées totalement différent dont les cinq techniques, même employées cumulativement[8], ne relèvent pas véritablement[9]. Les considérer comme inhumaines revient à dévaloriser les mots de la langue courante parce qu’alors il ne reste rien qui permette de différencier, de distinguer ou de décrire des cas de traitements véritablement inhumains. En effet, si l’on considère comme "inhumains" ce qui cause une souffrance, une tension, un inconfort, une angoisse appréciables, etc., ou entraîne une privation notable de sommeil ou de nourriture, quels mots faudra-t-il trouver alors pour caractériser un traitement beaucoup plus grave pouvant sans guère d’hésitation être considéré comme inhumain? Pour donner des exemples concrets, si mettre quelqu’un debout contre un mur en extension pendant assez longtemps[10] ou lui mettre un capuchon sur la tête pendant un certain temps[11] revient à pratiquer un traitement "inhumain", quel langage faudra-t-il alors utiliser pour décrire le fait de donner à un homme des coups de pied à l’aine ou de le placer dans une cellule entièrement fermée en compagnie d’une bande de rats affamés? Voilà qui serait aussi un simple traitement inhumain, sans doute? Et je dis "simple" parce que si ces derniers cas constituent manifestement un traitement inhumain, ils ne seraient apparemment pas jugés différents des cas précédents relativement mineurs, ni pire qu’eux, si ces cas devaient également être qualifiés d’"inhumains". Si l’on emploie le terme le plus fort pour qualifier tout acte consistant à infliger une douleur ou une tension physique ou psychique, il devient impossible de distinguer les traitements véritablement inhumains ou de leur accorder l’importance qu’ils méritent, car il serait évidemment ridicule d’employer des expressions telles que "très inhumain" ou "gravement inhumain"[12]. A ce moment, presque tout ce qui cause une souffrance physique ou mentale deviendrait "inhumain", ce qui rend absurde la notion tout entière. De même, à supposer que l’on accepte la vision de l’humanité qui semble sous-jacente au fameux distique de Burns sur "l’inhumanité de l’homme pour l’homme"[13], on serait obligé de conclure avec pessimisme que rien n’est plus inhumain que l’humain.

23. L’article 3 (art. 3) de la Convention européenne ne se veut cependant pas paradoxal ni énigmatique de sorte qu’il faudrait des mois de réflexion pour trancher finalement la question de savoir si un traitement donné peut légitimement être considéré comme atteignant à l’inhumain. Il faudrait, selon moi, réserver cette épithète à un acte que l’on peut immédiatement reconnaître pour ce qu’il est: quelque chose de bien plus grave que ce qui s’est produit en l’espèce et de nature différente. "Qu’y a-t-il en un nom?"[14] peut-on demander. La réponse est "tout", si cela conduit à placer tel ou tel comportement dans une fausse catégorie, ce qui a des conséquences à la fois peu appropriées et injustes.

24. De surcroît, je l’ai souligné aux paragraphes 15 et 16 ci-dessus mais je voudrais y insister à nouveau parce que cela met en lumière la véritable difficulté à laquelle on se heurte lorsqu’on est en face de cas limites, le fait qu’un comportement donné est répréhensible, et même très répréhensible, ne suffit pas à le faire tomber sous le coup de l’article 3 (art. 3) ou à le rendre contraire à cet article (art. 3) qui mentionne en effet un type précis d’actes condamnables, et si le comportement répréhensible en question ne relève pas de ce type, alors, pour regrettable que cela soit, il est compatible avec l’article 3 (art. 3). Bien sûr, il ne faut pas pour autant le considérer comme autorisé par cet article (art. 3), mais il ne le viole pas; et s’il faut déplorer pareille conséquence, alors, je l’ai déjà dit, le remède est de modifier la Convention mais ni la Commission européenne ni la Cour ne peuvent le faire.

25. Si, au lieu de rester dans le domaine de la subjectivité, on recherche des critères objectifs pour déterminer ce qu’il faut entendre par inhumain, les dictionnaires fournissent une réponse très claire[15]. Les définitions qu’ils donnent du mot inhumain sont "barbare", "sauvage", "brutal", "cruel"[16]. Dans son arrêt la Cour ne consacre à la question du traitement inhumain qu’un très court passage de cinq ou six lignes (il s’agit du premier alinéa du paragraphe 167) qui contient surtout des affirmations et des hypothèses. Après l’évocation des cinq techniques qui ont été "employées cumulativement, avec préméditation et durant de longues heures" (voir à ce sujet le paragraphe 19 et les notes 8 et 10 ci-dessus), la phrase essentielle est la suivante:

"elles ont causé à ceux qui les subissaient sinon de véritables lésions [ce qui veut dire qu’elles n’en ont pas causées] du moins de vives souffrances physiques et morales; elles ont entraîné de surcroît chez eux des troubles psychiques aigus en cours d’interrogatoire."

La plupart des gens ressentent "des troubles" pendant un interrogatoire qui doit nécessairement revêtir un caractère rigoureux, inquisiteur et quasi hostile; il n’est donc pas surprenant que les rapports médicaux en aient fait état en l’espèce dans certains cas. Mais qu’est-ce qui autorise à employer le terme "vives", qui qualifie les "souffrances" physiques et morales? Le mot est à coup sûr excessif et disproportionné et les témoignages recueillis ne le justifient pas. Pour bien des gens, plusieurs des techniques employées ne se traduiraient pas du tout par des "souffrances" à proprement parler et certainement pas par de "vives" souffrances. Même la station debout contre un mur engendrerait plutôt des sensations telles que tension, douleurs, fatigue, etc. Mais parler de "vives souffrances physiques" revient presque à parler de torture; or l’arrêt rejette la torture en l’espèce. Le genre d’épithètes qui, à mon avis, conviendrait pour décrire le traitement incriminé (traitement qui n’a pas provoqué de lésions) serait "désagréable, rigoureux, dur, grave" et autres qualificatifs du même ordre, mais dire qu’il était "barbare", "sauvage", "brutal" ou "cruel", ce qui constitue le minimum pour conférer l’idée d’inhumain, est un abus de langage et, je le répète, revient à déprécier des mots qu’il faudrait garder pour qualifier des traitements bien pires. Il n’y a là vraiment rien de convaincant. 26. Après le passage du paragraphe 167 que je viens de citer au paragraphe 25 ci-dessus, l’arrêt poursuit:

"Partant [souligné par moi], elles [c’est-à-dire les cinq techniques] s’analysaient en un traitement inhumain au sens de l’article 3 (art. 3)" [souligné par moi].

C’est là une affirmation gratuite. Comme je l’ai déjà fait observer (paragraphe 12) on ne peut pas dire "au sens de l’article 3 (art. 3)" parce que cet article ne fournit pas de définition et ne contient rien qui puisse aider à en donner une. En conséquence, ce que ce membre de phrase signifie véritablement est: "au sens que la Cour a décidé de donner à l’article 3 (art. 3)". Le mot "partant" introduit une affirmation qui découle sans doute surtout de la phrase précédente "elles ont causé ... de vives souffrances", et je ne voudrais pas répéter ce que j’ai dit à ce propos. Là encore, l’argument n’est pas convaincant: il laisse une grande marge d’incertitude pleine de points d’interrogation. Pour ma part, j’estime que la notion de traitement "inhumain" doit être réservée au genre de traitement que (en tenant compte dans une certaine mesure des circonstances) aucun membre du genre humain ne doit infliger à son semblable ou ne peut lui infliger sans attenter gravement à l’essence humaine par opposition à l’essence animale qui le caractérise. Tel est à mon avis le sens qu’on a voulu donner à la notion de traitement "inhumain" dans l’article 3 (art. 3): quelque chose qui équivaut à une atrocité ou, du moins, à un acte de barbarie. Il ne faut donc pas employer ce mot comme une simple figure de style pour qualifier ce qui est un mauvais traitement plutôt qu’un traitement inhumain à proprement parler.

B. Traitements "dégradants"

27. Une grande partie de ce que j’ai dit à propos de l’exagération et de la déformation du sens de l’expression traitement inhumain s’applique également, mutatis mutandis, à la notion de traitement dégradant, encore qu’avec moins de force. A titre d’information, je reproduis dans la note 17[17] ci-dessous certaines définitions que donnent les dictionnaires des notions de "dégradant" et "dégradé"; mais dans la langue de tous les jours, ces termes sont employés dans un sens très vague et figuré (voir note (7) ci-dessus). A partir de là presque tout ce qui est personnellement déplaisant ou désagréable peut être considéré comme dégradant par les intéressés. Dans le contexte de la présente affaire, on peut supposer que le terme désigne, ou devrait désigner, quelque chose de gravement humiliant, dégradant ou déshonorant, comme avoir la tête rasée, être enduit de goudron et de plumes, barbouillé d’immondices, couvert de fumier, obligé de défiler nu devant des étrangers, de manger des excréments, de défigurer le portrait de son souverain ou de son chef d’Etat, ou encore d’être habillé de façon à paraître ridicule ou méprisable, encore que l’on puisse se demander si le Christ a véritablement été atteint dans sa dignité lorsqu’on l’a obligé à revêtir une robe pourpre, à ceindre une couronne d’épines et à porter sa propre croix. Quoi qu’il en soit, les exemples que je viens de donner justifient que l’on se demande s’il est vraiment dégradant d’être privé pendant quelque temps de sommeil et de nourriture, placé un certain temps dans une pièce où règne un bruit continu, ou même "encapuchonné" (après tout, on n’a jamais fait valoir qu’il était dégradant pour un homme d’avoir les yeux bandés avant d’être exécuté bien qu’à vrai dire ceci soit censé être fait pour son bien). Il en va peut-être différemment pour la station debout contre un mur; j’y reviendrai.

28. Il apparaît par conséquent que l’ensemble de la question est beaucoup trop subtil et complexe pour qu’on puisse la traiter de manière satisfaisante en partant du point de vue simpliste exprimé dans l’arrêt. Ce point de vue figure dans les trois ou quatre lignes qui suivent celles du paragraphe 167 que j’ai citées aux paragraphes 25 et 26 ci-dessus. Ces lignes sont les suivantes:

"Les techniques revêtaient en outre un caractère dégradant car elles étaient de nature à créer en eux des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier, à les avilir et à briser éventuellement leur résistance physique ou morale."

C’est tout ce que dit l’arrêt pour définir ou décrire le traitement dégradant et ces lignes appellent de ma part les commentaires suivants:

(a) Les sentiments de "peur, d’angoisse et d’infériorité" sont le lot commun de l’humanité et tout un chacun les éprouve constamment dans la vie de tous les jours: c’est la condition humaine. Et pourtant, nul ne se considère, ou ne considère autrui comme humilié et avili en éprouvant ce genre de sentiments, même si certains les éprouvent très facilement et d’autres seulement pour des raisons plus importantes. Ce n’est donc pas le sentiment subjectif suscité chez l’individu qui humilie ou avilit celui-ci, mais le caractère objectif de l’acte ou du traitement qui engendre ce sentiment, s’il l’engendre, et même s’il ne l’engendre pas: il peut arriver en effet que les fanatiques, à une extrémité, les saints, les martyrs et les héros, à l’autre, subissent le traitement le plus dégradant sans ressentir aucun sentiment d’humiliation ou d’avilissement, mais au contraire de l’exaltation. Le traitement en lui-même n’en demeure pas moins dégradant. L’arrêt applique donc ici un faux critère et ne pose aucune des questions qu’il eût fallu poser, par exemple s’il y a vraiment quelque chose d’humiliant ou d’avilissant dans le fait d’être privé en partie de nourriture un certain temps et si l’on peut véritablement qualifier ce traitement de "dégradant" sans exagérer ou déformer grossièrement le sens de ce mot.

(b) L’expression "briser éventuellement leur résistance physique ou morale" ne fournit pas non plus un critère satisfaisant. Là encore, c’est la nature du traitement qui compte et non pas ses résultats. Il est aisé d’imaginer des moyens de briser la résistance physique et morale d’un individu sans recourir à de mauvais traitements, à la force ou à des actes dégradants. L’alcool est un de ces moyens, et il est souvent efficace. De façon plus générale, la simple persuasion ou la considération et la bienveillance permettront d’arriver au but recherché. Comme il a été si bien dit, "on ne peut se défendre contre la bonté"[18]. Le caractère dégradant ne tient pas au résultat du traitement mais à ses modalités: il peut n’avoir aucun résultat et néanmoins être dégradant en raison de sa nature intrinsèque. Que divers types de traitements - et leur éventail est large – puissent diminuer ou briser la résistance physique ou morale d’un individu, c’est évident, mais le caractère dégradant, si caractère dégradant il y a, ne tient pas au résultat du traitement, mais aux méthodes employées pour le mettre en oeuvre.

29. En conséquence, le raisonnement suivi dans l’arrêt ne me paraît nullement convaincant à cet égard sans compter que je vois une difficulté supplémentaire: un traitement peut effectivement être dégradant sans être nécessairement contraire à l’article 3 (art. 3) en tant que tel. Il n’est guère douteux par exemple que le fait même d’être détenu, gardé à vue et interrogé, même de la manière la plus légitime, est en soi humiliant et généralement considéré comme avilissant. Mais on ne saurait, pour cette simple raison, le considérer comme contraire à l’article 3 (art. 3) de la Convention. Il peut violer d’autres dispositions de la Convention, les articles 5 et 6 (art. 5, art. 6) par exemple, mais là encore, cela ne le rendrait pas contraire à l’article 3 (art. 3). L’élément de coercition est inséparable de la détention et de ses servitudes et il est toujours humiliant d’être contraint de faire quelque chose. Sans aucun doute, une violation de l’article 3 (art. 3) sous ce rapport suppose non seulement que le traitement soit dégradant, mais encore qu’il soit d’une certaine nature et d’une certaine gravité. Or, à cet égard et exception faite peut-être de la station debout contre un mur, il ne me semble pas que l’usage des cinq techniques remplisse ces conditions. Trois de ces techniques ne présentaient aucun caractère dégradant au sens propre du terme, la quatrième (l’encapuchonnement) peut être considérée comme un cas limite (voir le paragraphe 19 ci-dessous sous "encapuchonnement", ainsi que la dernière partie du paragraphe 27). On peut donc dire sans beaucoup exagérer ni déformer le sens du mot, que seule la station debout contre un mur pouvait dépasser les limites. Toutefois, vu que les conclusions de la Cour sur le traitement inhumain et dégradant portaient essentiellement sur l’emploi combiné des cinq techniques, qu’à mon avis aucune de ces techniques ne présentait, à proprement parler, le caractère d’un traitement inhumain et que seule l’une d’elles pouvait assez raisonnablement être assimilée à un traitement dégradant, je n’avais d’autre choix que de voter contre le point 3 du dispositif dans son ensemble.

Point 6 du dispositif - (la Cour dit à l’unanimité qu’"il a existé à Palace Barracks, à l’automne 1971, une pratique de traitements inhumains incompatible avec l’article 3 (art. 3)".)

30. J’ai voté en faveur de ce point, en me fondant sur la situation décrite aux paragraphes 110, 111 et 174 de l’arrêt. Comme le montrent clairement les paragraphes 110 et 111 de l’arrêt, les détenus ont subi de très graves sévices qui, vus globalement, me paraissent constituer un traitement inhumain.

Torture

Point 4 du dispositif - (la Cour dit que "l’emploi des cinq techniques n’a pas constitué une pratique de torture au sens de l’article 3 (art. 3)".)

Point 7 - (se référant au point 6 (supra) et à la pratique existant à Palace Barracks, la Cour dit qu’"il ne s’agissait pas d’une pratique de torture au sens de l’article 3 (art. 3)".)

31. Pour les raisons déjà exposées (voir le paragraphe 12 ci-dessus), l’expression "au sens de l’article 3 (art. 3)" est impropre et aurait dû être omise ou modifiée ainsi: "contraire à l’article 3 (art. 3)".

32. Étant d’accord avec les conclusions figurant aux points 4 et 7 ci-dessus et ayant voté comme la majorité de la Cour je ne me sentirais pas tenu de formuler des observations s’il n’y avait trois faits à relever: premièrement la Commission a, quant à elle, estimé que l’emploi des cinq techniques équivalait à la torture; deuxièmement, cette conclusion de la Commission a fait l’objet d’une large publicité, d’où une acceptation générale, dans la presse notamment, de l’idée que les autorités britanniques concernées se sont effectivement rendues coupables de recours à la torture (et une fois que de telles idées sont devenues courantes, il est difficile de les éliminer); troisièmement, même à la Cour, entre un cinquième et un quart des juges ont estimé que l’emploi des cinq techniques constituait une torture (le vote a donné les résultats suivants: treize contre quatre sur le point 4 et quatorze contre trois sur le point 7). Enfin, les observations de la Cour elle-même sur cette question étant peu substantielles, je pense qu’il est nécessaire de les développer.

33. Comme pour la question des traitements dégradants une grande partie de ce que j’ai dit précédemment au sujet de l’exagération de langage en matière de traitements inhumains et des distorsions qui en résultent s’applique mutatis mutandis à la question de savoir quels traitements équivalent à la torture; aussi pourrai-je être relativement bref. Le critère appliqué par la Cour, bien que valable, se trouve mêlé à divers facteurs qui, vu le caractère absolu de l’article 3 (art. 3), n’ont rien à voir avec la question (voir le paragraphe 14 ci-dessus); mais pour ne pas rompre le fil de mon argumentation, je relègue l’examen de ce point dans la note 19[19] en bas de page.

34. La raison pour laquelle la Cour rejette l’accusation de torture est véritablement mentionnée dans une seule phrase du dernier alinéa du paragraphe 167 de l’arrêt où il est dit que quoique les cinq techniques "aient présenté sans nul doute le caractère d’un traitement inhumain et dégradant ...",

"elles n’ont pas causé des souffrances de l’intensité et de la cruauté particulières qu’implique le mot torture ..."

(Ce passage se termine, après le mot "torture", par les mots "ainsi entendu", dont l’objet et l’effet m’échappent - mais voir la note (19)). Le même critère de l’"intensité" est appliqué également en liaison avec les événements survenus à Palace Barracks à l’automne de 1971. En dépit de cela et malgré sa conclusion selon laquelle il y a eu une pratique de traitements inhumains, la Cour, parlant des actes incriminés, a dit (par. 174, alinéa 3) que

"l’intensité des souffrances qu’ils pouvaient provoquer n’atteignait pas le niveau particulier impliqué par la notion de torture telle que la comprend la Cour ..."

Cette affirmation est complétée par un renvoi à la déclaration précédente dans le paragraphe 167.

35. Tout en souscrivant à ces déclarations - elles sont justes dans les limites qui sont les leurs et indiquent le critère essentiel à appliquer - j’estime qu’elles ne vont pas jusqu’au bout de leur logique: en effet, il ne faut pas seulement qu’une souffrance d’une certaine intensité soit infligée pour qu’on puisse parler de torture; la torture implique également un ordre de souffrance totalement différent de la souffrance qui ne résulte pas de la torture. Il s’agit non pas d’une simple différence de degré mais d’une différence de nature. S’il faut considérer que les cinq techniques s’analysent en tortures, comment alors doit-on qualifier par exemple le fait d’avoir les ongles arrachés, d’être lentement empalé sur un pieu par le rectum, ou rôti sur un gril électrique? Cela aussi, n’est-ce pas tout simplement de la torture? Ou peut-être cela équivaudrait-il tout simplement à une torture "grave"?! Quels mots trouvera-t-on pour indiquer la différence entre un traitement de ce genre et les simples douleurs, fatigues, tensions et désagréments qui résultaient de l’emploi des cinq techniques et qui deviennent dérisoires à côté des supplices atroces, inimaginables, que je viens d’évoquer. Ceux-ci ne relèvent pas du tout de la même catégorie que les cinq techniques et ils ne sauraient leur être comparés. Ce débat n’est pas purement académique comme il pourrait l’être si le genre d’atrocités dont je viens de parler appartenait au passé. Il n’en est rien; en Europe même, il est des pays où tout récemment encore ce genre de pratique était monnaie courante. Ainsi que fera la Commission européenne quand, comme cela peut très bien arriver, elle se trouvera confrontée à un cas de torture véritable? Dira-t-elle simplement qu’on se trouve en présence d’un traitement contraire à l’article 3 (art. 3) de la Convention? La Cour, du moins - heureusement pour elle -, a évité de se tendre ce piège à elle-même.

36. Qu’il me soit permis de conclure cette partie de mon opinion en affirmant ma conviction que si, poussé par le souci louable de faire respecter et appliquer la Convention, on se laisse aller à bannir le bon sens, l’ensemble du mécanisme finira par être discrédité. Il n’y a pas de plus sûr moyen d’arriver à ce résultat que d’affaiblir et de déformer les termes de la Convention en les élargissant de façon à leur faire englober des concepts et des notions qui dépassent leur portée juste et normale.

ARTICLES 5 et 6 COMBINÉS AVEC L’ARTICLE 15 (art. 15+5, art. 15+6)

37. Comme je l’ai dit au premier paragraphe de la présente opinion, je suis d’accord avec la Cour sur tous le points qui, dans le dispositif, traitent des articles susmentionnées (art. 5, art. 6, art. 15). Pourtant, il est un point de méthode qui, sans affecter le fond de l’affaire, a d’importantes conséquences et sur lequel il est à mon avis souhaitable d’attirer l’attention pour être honnête vis-à-vis des gouvernements qui seraient placés un jour dans la situation où se trouvait le gouvernement du Royaume-Uni dans la présente affaire.

ARTICLES 5 ET 15 (art. 5, art. 15)

38. L’article 5 (art. 5) est, dans la Convention européenne, la disposition qui protège la liberté de l’individu en interdisant, en principe, l’arrestation ou la détention sauf pour certains objectifs dûment spécifiés ou dans un certain nombre de cas énumérés. Lorsque, face à un danger public, un gouvernement désire procéder à des arrestations, ou à des détentions, dont il estime qu’elles ne relèveront pas, ou peut-être pas, des exceptions autorisées, l’article 15 (art. 15) lui permet (dans des limites et à des conditions dûment précisées) de le faire en prenant des mesures qui dérogent à ce que seraient autrement ses obligations à cet égard.

39. Il est évident qu’une fois qu’un gouvernement a invoqué l’article 15 (art. 15) - il doit pour cela fournir au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe ce qui équivaut à un avis de dérogation -, la seule question à considérer, ou du moins la principale, est celle de savoir si les circonstances qu’exige l’article 15 (art. 15) pour que les dérogations soient valables existent bien et si ces dérogations elles-mêmes rentrent bien dans les limites stipulées. En bref, il doit s’agir d’un cas de "guerre ou autre danger public menaçant la vie de la nation" et les dérogations ne doivent pas dépasser "la stricte mesure où la situation l’exige". En conséquence, lorsque, comme en l’espèce, le gouvernement requérant allègue l’existence d’actes contraires à l’article 5 (art. 5) mais que le gouvernement défendeur invoque l’article 15 (art. 15), le premier niant que les conditions exigées par cet article (art. 15) soient remplies, l’enquête devrait débuter par cet article; en effet, si cette disposition a été invoquée à bon droit et si les actes ou le comportement incriminés se trouvent justifiés par elle, il sera alors inutile d’examiner si, dans le cas contraire, ces actes ou ce comportement auraient entraîné des dérogations à l’article 5 (art. 5), c’est-à-dire s’ils auraient constitué des infractions à cet article (art. 5). Ce n’est que s’il appert que l’article 15 (art. 15) ne peut pas jouer en faveur du gouvernement défendeur - soit parce qu’il n’existait pas de véritable danger public, soit parce que les actes ou le comportement litigieux ont dépassé ce qui était nécessaire pour faire face à la situation - qu’il deviendra essentiel de rechercher si les actes ou le comportement proprement dits constituaient ou non des violations de l’article 5 (art. 5).

40. On peut s’interroger sur les avantages de cette façon de procéder par rapport à celle jusqu’ici suivie par la Cour. En effet, celle-ci se demande d’abord s’il y a eu, ou s’il y aurait eu sans l’article 15 (art. 15), violation de l’article 5 (art. 5) et, dans l’affirmative, c’est alors seulement qu’elle recherche si l’article 15 (art. 15) est applicable. Il me semble non seulement qu’il y a des avantages manifestes à utiliser la méthode que je propose, mais aussi que ne pas l’adopter risque souvent de placer le gouvernement défendeur dans une fausse situation.

41. Naturellement, si le gouvernement défendeur n’a pas invoqué l’article 15 (art. 15) et se borne à nier qu’il y ait eu violation de l’article 5 (art. 5) (par exemple, parce que l’arrestation ou la détention incriminée relevait d’un des cas autorisés par cette disposition), alors il est clair que seul un examen de la situation sous l’angle de l’article 5 (art. 5) est nécessaire ou possible. Mais là où le gouvernement défendeur a invoqué l’article 15 (art. 15), on peut dire soit que ceci implique une reconnaissance tacite du fait que l’article 5 (art. 5) a effectivement ou probablement été enfreint, soit qu’il devient sans intérêt de considérer la question sauf dans l’hypothèse où, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire, l’article 15 (art. 15) ne pourrait en aucun cas justifier la violation commise. C’est donc ce dernier aspect qui devient fondamental et qu’il faut examiner en priorité! Si la Cour avait suivi cette méthode en l’espèce, elle aurait pratiquement pu supprimer quelque quatorze paragraphes et cinq pages de l’arrêt.

42. Toutefois, cette question a des incidences tant sur le fond que sur la procédure:

(a) Lorsque (comme la Cour l’a constaté en l’espèce) il est de fait qu’il y aurait eu violation de l’article 5 (art. 5) de la Convention si cette disposition avait été considérée isolément, - mais que par le jeu de l’article 15 (art. 15), la violation supposée ou potentielle de l’article 5 (art. 5) est pour ainsi dire rachetée, justifiée ou effacée, - le résultat qui importe véritablement, en fin de compte, c’est tout simplement qu’il n’y a nullement violation de la Convention en tant que telle. Dans ces conditions, il me paraît erroné ou pour le moins inopportun, de donner l’impression - car on aurait cette tendance au début du moins - que la Convention a été violée parce que les actes incriminés, pris en eux-mêmes, auraient dérogé aux garanties de l’article 5 (art. 5). Tout se résume en ceci que, une fois que le gouvernement défendeur a invoqué la justification de l’article 15 (art. 15), on ne saurait considérer en elle-même la situation pouvant exister sur le terrain de l’article 5 (art. 5). Or la méthode actuellement suivie par la Cour consiste à dire tout d’abord qu’il y a eu violation de la Convention du fait des dérogations apportées à tel ou tel article, et à déclarer ensuite qu’en raison des dispositions d’un autre article, ces dérogations sont excusables. Cette méthode est manifestement incorrecte. L’article 15 (art. 15), lorsqu’il s’applique aux faits de la cause, n’excuse pas simplement des actes qui seraient autrement incompatibles avec l’article 5 (art. 5): il les annule en tant que violations de la Convention dans son ensemble, ou du moins il les justifie de sorte qu’il n’en résulte aucune violation.

(b) Ceci étant, il me semble que le système actuel ne met pas l’accent là où il faudrait. Il implique en effet qu’on en vienne à examiner les conséquences pour la partie défenderesse du fait qu’elle a invoqué l’article 15 (art. 15), une fois seulement après avoir établi l’existence d’une violation de l’article 5 (art. 5); la partie en question pourrait ainsi, théoriquement, se voir reprocher de violer la Convention, alors pourtant qu’elle a fait le nécessaire pour invoquer et faire jouer l’article 15 (art. 15), lequel prévoit expressément que, dans certaines circonstances, "toute Haute Partie Contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la (...) Convention". De surcroît, comme il n’y a eu en conséquence aucune violation de la Convention en tant que telle il ne peut pas non plus y avoir eu violation de l’article 5 (art. 5), car l’article 15 (art. 15) a joué rétroactivement pour l’empêcher. La partie défenderesse est donc laissée dans la situation fausse et peu enviable d’avoir d’abord à première vue violé la Convention et d’avoir simplement pour ainsi dire, racheté ensuite cette violation en se retranchant derrière l’article 15 (art. 15); alors qu’en réalité, cette Partie devrait être considérée comme n’ayant jamais violé l’article 5 (art. 5) au titre de tout acte pour lequel elle a invoqué l’article 15 (art. 15) et auquel cet article (art. 15) a été jugé applicable.

ARTICLES 6 ET 15 (art. 6, art. 15)

43. Les considérations que je viens de développer valent également ici. Mais, à mon avis, l’article 6 (art. 6) n’a absolument rien à voir avec la question de la validité de l’arrestation et de la détention des intéressés dans la présente affaire; et pour autant qu’il ait quelque chose à y voir, il ne s’appliquerait qu’à des questions déjà si longuement examinées à propos de l’article 5 (art. 5) qu’il serait superfétatoire de les reprendre. Je suis donc d’accord avec le paragraphe 235 de l’arrêt selon lequel il n’est pas nécessaire de se prononcer à ce sujet; en tout état de cause et a fortiori pour les raisons exposées plus haut aux paragraphes 39 à 42, toute dérogation apportée par le Royaume-Uni aux garanties de l’article 6 (art. 6) deviendrait justifiée et cesserait, en vertu de l’article 15 (art. 15), d’être une dérogation.

ARTICLE 14 (art. 14)

44. Cet article (art. 14) fait obligation aux États parties à la Convention d’assurer sans distinction aucune aux personnes placées sous leur juridiction la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention. Je suis d’accord avec la Cour pour rejeter la thèse du gouvernement irlandais selon laquelle il y aurait eu discrimination parce qu’en Irlande du Nord les autorités ont placé en détention diverses personnes appartenant, ou soupçonnées d’être liées, à des organisations terroristes de l’I.R.A. sans en faire autant pour les organisations "loyalistes" à caractère terroriste. La Cour a rejeté ce point de vue, en gros parce qu’elle a estimé que les deux ensembles de cas n’étaient pas comparables. Pour ma part, j’irai plus loin en soulevant la question de savoir si l’article 14 (art. 14), dont la note 20[20] ci-dessous reproduit le texte, est applicable en quoi que ce soit en l’espèce.

45. En l’espèce, la discrimination alléguée concerne non pas la façon dont la jouissance d’un droit prévu par la Convention est assurée (c’est-à-dire assurée à certains mais pas à d’autres), mais la manière dont la jouissance de ce droit est refusée (refusée à certains mais pas à d’autres). Il pourrait sembler à première vue qu’il ne s’agit que des deux faces d’une même médaille, mais est-ce bien le cas? Il paraît en effet curieux de dire que, puisqu’une catégorie de personnes est privée de liberté d’une manière à première vue contraire à l’article 5 (art. 5), il faut que toutes les autres catégories de personnes placées dans la même situation le soient également. Autant dire que lorsqu’un homme est illégalement détenu, tous devraient l’être - ce qui est certainement absurde - comme le serait également le fait de dire que, lorsqu’un homme est légalement arrêté, tous ceux qu’il est possible d’arrêter légalement devraient l’être. De toute façon, arrêter des gens n’est pas leur accorder un droit mais les en priver, même si c’est pour une juste cause. Le problème est donc négatif en ce sens qu’on inflige un mal (au moins potentiel), en tout cas une incapacité, à certains individus mais pas à d’autres. Peut-on jamais qualifier de discriminatoire au sens normal du terme le fait de faire du mal ou d’infliger une incapacité à certains et non à d’autres, quand bien même ceux-ci le mériteraient? Si la réponse est négative, la question de la discrimination sur le terrain de l’article 5 (art. 5) ne peut absolument pas se poser à partir de la présentation qu’en a faite le gouvernement requérant et il est donc inutile de se demander s’il était juste de ne pas arrêter les terroristes "loyalistes" lorsqu’ont été arrêtés les terroristes de l’I.R.A. C’est là véritablement une fausse antithèse et un faux problème. Il y a peut-être, sous-jacent, un problème plus réel, mais il faudrait alors le formuler et l’aborder différemment et je ne crois pas devoir approfondir cette question ici.



OPINION SEPAREE DE M. LE JUGE EVRIGENIS

N’ayant pas cru pouvoir suivre la majorité de la Cour sur les points 4, 7 et 9 du dispositif de l’arrêt, j’estime de mon devoir d’exposer les motifs de ma différence d’opinion.

a) La majorité de la Cour a considéré que l’emploi combiné des cinq techniques constituait des traitements inhumains et dégradants mais non une pratique de torture au sens de l’article 3 (art. 3) de la Convention. J’estime, par contre, que les actes incriminés, tout en étant des traitements inhumains et dégradants, entraient bien dans la notion de torture. Je partage sur ce point l’avis unanime de la Commission, non contesté devant la Cour par le gouvernement défendeur. Mon désaccord avec la majorité de la Cour porte simultanément sur les deux prémisses de son raisonnement, à savoir aussi bien (i) la définition de la notion de torture et sa distinction par rapport aux traitements inhumains que (ii) l’appréciation de l’emploi combiné des cinq techniques sur le terrain des faits.

(i) La définition de la torture - et partant l’élément distinctif entre torture et traitements inhumains -, dont s’inspire l’arrêt, ne paraît pas être sensiblement différente de celle que la Commission a adoptée dans son rapport. Selon la Commission, la torture est une "forme aggravée de traitements inhumains", ceux-ci étant à leur tour des traitements provoquant "volontairement de graves souffrances mentales ou physiques" (rapport, pp. 377, 379). De son côté, l’arrêt définit la torture comme des "traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances" (paragraphe 167). Les deux définitions mettant l’accent sur les effets causés par les actes en question à la personne qui les subit, il est difficile de distinguer entre ce qui devrait être une "forme aggravée" de "traitements provoquant de graves souffrances", d’une part, et l’infliction "de fort graves et cruelles souffrances", de l’autre. La distinction entre les deux définitions de la notion de torture devient encore plus difficile du fait que la Cour rapproche sa propre définition de celle de l’Assemblée Générale des Nations Unies (Résolution 3452 [XXX] du 9 décembre 1975, articler 1er), qui est en substance identique à celle de la Commission.

Toujours est-il qu’il y a lieu d’entrevoir, à travers cette terminologie peu éclairante en soi, la tendance qui se dessine dans le raisonnement de la majorité de la Cour à placer la distinction entre torture et traitements inhumains à un niveau très élevé dans la graduation de l’intensité des souffrances infligées. En vérité, l’arrêt paraît ne réserver la qualification de torture qu’aux traitements qui sont la cause de souffrances d’une intensité extrême. Je ne saurais partager cette interprétation.

En effet, la notion, de torture qui se dégage de l’arrêt est trop restreinte. En ajoutant à cette notion celle de traitements inhumains et dégradants, les auteurs de la Convention ont voulu, à la suite de l’article 5 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, étendre l’interdiction proclamée par l’article 3 (art. 3) de la Convention - est destinée en principe à la torture (cf. Recueil des Travaux Préparatoires, volume II, pp. 39 et s., 239 et s.) – à d’autres catégories d’actes causant à l’homme d’intolérables souffrances ou portant atteinte à sa dignité, plutôt que de soustraire à la notion traditionnelle de torture certaines formes de torture apparemment moins graves et les soumettre à la qualification moins "infâme" - pour reprendre les termes de l’arrêt - de traitements inhumains. L’intention manifeste d’élargir le champ d’action de l’interdiction de l’article 3 (art. 3) par l’adjonction, à côté de la torture, d’autres catégories d’actes ne saurait avoir pour effet d’entraîner le rétrécissement de la notion de torture. J’ose avancer l’hypothèse que si l’article 3 (art. 3) de la Convention se référait uniquement à la notion de torture, il serait difficile de ne pas admettre que l’emploi combiné des cinq techniques dans le cas d’espèce tomberait sous le coup de cet article (art. 3). Je ne vois pas pourquoi le résultat pourrait être différent du fait que la Convention condamne non seulement la torture mais également d’autres catégories d’actes dans le seul but d’élargir la protection de la personne humaine.

L’interprétation retenue par la Cour en l’espèce semble en outre s’orienter vers une conception de la torture fixée sur des procédés d’infliction de souffrances qui sont déjà dépassés par l’ingéniosité des mécanismes modernes d’oppression. La torture ne suppose plus nécessairement la violence, notion à laquelle se réfère expressément et de façon générique l’arrêt. Elle peut être pratiquée - en fait elle est pratiquée - au moyen de techniques subtiles, mises au point dans des laboratoires pluridisciplinaires qui se veulent scientifiques. Elle vise, à travers de nouvelles formes de souffrances ayant peu de points communs avec la douleur corporelle causée par les supplices conventionnels, à provoquer, ne serait-ce que temporairement, la désintégration de la personnalité humaine, la destruction de l’équilibre mental et psychique de l’homme et l’anéantissement de sa volonté. Je regretterais vivement que la définition de la torture, qui se dégage de l’arrêt, ne puisse pas couvrir ces différentes formes de torture technologiquement raffinée. Une pareille interprétation perdrait de vue la conjoncture et les perspectives historiques dans lesquelles devrait être mise en oeuvre la Convention européenne des Droits de l’Homme.

(ii) Je serais plus affirmatif, par rapport à la majorité de la Cour, quant à l’appréciation, sur le terrain des faits, de l’emploi combiné des cinq techniques. Je suis convaincu que l’utilisation de ces procédés savamment choisis et dosés a dû causer aux personnes qui les ont subis des souffrances physiques, mentales et psychiques d’une intensité extrême, forcément couverts par toute définition, même la plus stricte, de la torture. Les preuves que la Commission, travaillant devant un mur de silence absolu dressé par le gouvernement défendeur, a pu recueillir sur les effets psychiatriques à court ou à long terme qu’a provoqués chez les victimes la pratique en question (paragraphe 167 de l’arrêt), confirment cette conclusion.

b) J’ai voté pour l’existence d’une pratique de torture dans les cas visés au no 7 du dispositif. Je ne pourrais pas qualifier autrement des traitements qui, selon les faits retenus par la Cour (paragraphe 111 de l’arrêt), ont causé chez des détenus des lésions "considérables" et "massives".

c) J’ai voté pour la violation de l’article 3 (art. 3) dans les cas visés au no 9 du dispositif. Les pratiques décrites dans le jugement Moore (paragraphe 124 de l’arrêt) constituaient, à mon avis, des traitements dégradants au sens de cette disposition.



OPINION SEPAREE DE M. LE JUGE MATSCHER

1. Au sujet de la notion de torture (article 3 de la convention) (art. 3)

Suivant l’argumentation de la majorité de la Cour dans la présente affaire, le critère de distinction entre le traitement inhumain et la torture consisterait principalement dans l’intensité des souffrances infligées. Je ne puis, à mon grand regret, me rallier à cette interprétation.

Ma position est voisine de celle de l’avis unanime de la Commission dans la présente affaire (pp. 389-402 du rapport), qui, pour sa part, s’appuie sur l’interprétation des éléments essentiels de l’article 3 (art. 3) de la Convention telle qu’elle a été élaborée dans des précédentes affaires, principalement dans la première affaire grecque (pp. 377-379 du rapport). D’après moi, le critère distinctif de la notion de torture est celui de l’application systématique, calculée (donc délibérée) et prolongée d’un traitement causant des souffrances physiques ou psychiques d’une certaine intensité, le but pouvant être celui d’extorquer des aveux, d’obtenir des renseignements ou, simplement, de briser la volonté d’une personne pour l’obliger à faire quelque chose qu’elle ne ferait pas autrement, ou encore de faire souffrir une personne pour d’autres motifs (sadisme, aggravation d’une peine, etc.).

Il est hors de doute que l’on ne saurait parler de torture au sens de l’article 3 (art. 3) que lorsque le traitement infligé à une personne était de nature à provoquer chez elle des souffrances physiques ou psychiques d’une certaine gravité. Mais je considère l’élément de l’intensité comme étant complémentaire de celui du système: plus la méthode sera étudiée et raffinée, moins les douleurs (en premier lieu les douleurs physiques) qu’elle devra provoquer pour atteindre son but seront aiguës. On connaît les méthodes modernes de torture qui, dans leur aspect extérieur, diffèrent fortement des méthodes brutales et primitives qu’on employait autrefois! Dans ce sens, la torture n’est nullement un degré plus élevé du traitement inhumain. On peut, au contraire, concevoir des brutalités causant des souffrances corporelles bien plus aiguës, sans que pour cela elles entrent nécessairement dans la notion de torture.

D’ailleurs, cette notion de torture, à laquelle je souscris, ne diffère pas, dans son essence, de celles qui ont été élaborées récemment par différents organismes internationaux, notamment par les Nations Unies (voir, par exemple, l’article 1er de la Résolution 3452 [XXX], adoptée par l’Assemblée Générale le 9 décembre 1975). Elle cherche seulement à mettre l’accent sur certains des éléments retenus aussi par celles-ci et qui me paraissent être les plus significatifs.

En ce qui concerne les faits constatés à l’unanimité par la Commission et par la Cour (paragraphes 96-107 de l’arrêt), les cinq techniques, telles qu’elles ont été utilisées dans des centres non identifiés d’interrogatoire, représentaient un système très étudié et raffiné ayant pour but d’obtenir des informations ou des aveux. Employées cumulativement, avec préméditation et durant de longues heures, elles ont causé à ceux qui les subissaient, sinon de véritables lésions, du moins de vives souffrances physiques et morales; elles ont entraîné de surcroît chez eux des troubles psychiques aigus en cours d’interrogatoire. Elles constituent donc un exemple typique de torture au sens de l’article 3 (art. 3) de la Convention.

2. Au sujet de l’article 14 (art. 14) de la convention

A mon avis il y a discrimination au sens de l’article 14 (art. 14) de la Convention lorsqu’une mesure - conforme en elle-même aux exigences du système de la protection des droits fondamentaux garantis par la Convention - est appliquée d’une façon différente à des individus ou à des groupes d’individus relevant de la juridiction d’un État Partie à la Convention, et dès lors que cette différenciation dans le traitement n’est pas justifiée par des motifs objectifs et raisonnables (arrêt du 23 juillet 1968 sur le fond de l’affaire "linguistique belge", série A no 6, pp. 34-35, par. 10). A plus forte raison, il y a discrimination lorsque le traitement différent s’explique par des motifs qui sont basés principalement sur l’un des critères énoncés à titre d’illustration (voir "notamment") à l’article 14 (art. 14) et expressément déclarés discriminatoires.

Dans cette argumentation je me conforme à la position de principe - d’après moi exacte - que cette Cour a adoptée dans l’affaire Engel et autres (arrêt du 8 juin 1976, série A no 22, par. 72) et qui me paraît aussi être sous-jacente au raisonnement de la majorité de la Cour dans la présente affaire, c’est-à-dire qu’il peut y avoir également de la discrimination sur le plan des restrictions - en soi légitimes – aux droits garantis par la Convention. Pour m’exprimer en d’autres termes, il faut donner au libellé de l’article 14 (art. 14) - "jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention" - une étendue conceptuelle plus vaste, pour y inclure, en sus de la jouissance proprement dite, la manière dont les droits et libertés en question ont pu être limités.

En l’espèce, il s’agit de l’application des pouvoirs "extrajudiciaires" de détention et d’internement que la Cour - vu les circonstances qui régnaient en Irlande du Nord à l’époque en question - a, à juste titre, considérés comme compatibles avec le système de protection des droits fondamentaux instauré par la Convention (articles 5 et 6 combinés avec l’article 15) (art. 15+5, art. 15+6).

Le fait que, dans la période allant jusqu’au 5 février 1973, ces mesures n’étaient appliquées qu’à l’encontre des terroristes "républicains" et non contre les terroristes "loyalistes", et que de même dans la période suivante les mesures en question ne frappaient ces derniers qu’à un bien moindre degré, peut être considéré comme étant acquis. Le point crucial est celui de savoir si ce traitement différent a été justifié par des raisons objectives et raisonnables. Dans l’affirmative, la différenciation est légitime; dans la négative, elle constitue une discrimination au sens de l’article 14 (art. 14).

Il est hors de doute que les mesures "extrajudiciaires" ont été introduites à une époque où le terrorisme d’origine "républicaine" avait atteint un niveau élevé. Mais il est également prouvé qu’il existait en même temps un terrorisme de souche "loyaliste", d’une envergure croissante. Que, du point de vue quantitatif, il y ait eu plus d’attentats graves imputables aux terroristes "républicains" ne change rien au fait qu’à cette même époque deux formes de terrorisme sévissaient simultanément en Irlande du Nord. En outre, au moins à partir de 1972, les deux terrorismes étaient aussi comparables quant à leur danger pour l’ordre public du pays. Nonobstant, et jusqu’au 5 février 1973, les autorités britanniques continuèrent d’appliquer les mesures d’exception aux seuls terroristes "républicains".

Les motifs avancés par le gouvernement défendeur pour justifier une telle différenciation ne me convainquent guère, et il faut aussi se rappeler que, sur ce point précis, le gouvernement défendeur s’est montré très réservé dans l’enquête (pp. 107 et s. et 153 et s. du rapport de la Commission), de sorte que la libre appréciation des preuves ne joue pas en sa faveur. L’étude du dossier me paraît plutôt permettre la conclusion que, au-delà du "parti pris" des autorités, qui caractérise la situation générale en Irlande du Nord non seulement dans l’histoire mais aussi à l’époque en question, on hésitait à procéder envers les terroristes "loyalistes" de la même façon énergique et en recourant à des moyens d’exception, parce que l’on craignait les répercussions politiques d’une telle démarche. Cela n’est pas, à mes yeux, une justification basée sur des motifs objectifs et raisonnables. Faute d’une telle justification, le traitement différent, objectivement prouvé, constitue une discrimination au sens de l’article 14 (art. 14) de la Convention.

Il y a aussi un autre point de vue à prendre en considération: si les autorités ont jugé nécessaire, pour faire face au terrorisme, de prendre des mesures d’exception qui ont lourdement pesé sur la population concernée, et si ces mesures n’ont été appliquées qu’envers une seule branche de la population, tandis que, pour combattre une campagne de terrorisme comparable provenant de l’autre côté - dans la mesure où elle a été sérieusement combattue -, on a cru pouvoir se contenter des moyens ordinaires de prévention et de répression, il se pose également la question de savoir si les mesures d’exception étaient vraiment indispensables au sens de l’article 15 (art. 15) de la Convention.


[*] Note du greffe: Tous les numéros renvoient aux pages de la version ronéotée du rapport de la Commission.

[1] Ces techniques sont énumérées et décrites au paragraphe 96 de l'arrêt; voir toutefois le paragraphe 19 ci-dessous.

[2] "Moot" est un terme américain commode pour qualifier "une question qui, au cours d'un procès ou en attendant qu'une affaire soit jugée en appel, a cessé d'avoir une importance pratique" (Radin's Law Dictionary, Oceana Publications, New York, 2e éd. 1970, p. 211); voir également la définition donnée au n° 1, p. 86, de mon opinion séparée dans l'affaire du Cameroun septentrional portée devant la Cour Internationale de Justice (Recueil des arrêts, C.I.J. 1963, p. 97).

[3] Voir mon opinion séparée (en partie dissidente) dans l'affaire Golder portée devant la Cour (paras. 38 et 45) et la conclusion que j'en tire au paragraphe 46 (Série A n° 18).

[4] "Afin d'assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties Contractantes de la présente Convention [souligné par moi], il est institué:

1) une Commission européenne des Droits de l'Homme, ci-dessous nommée 'la Commission';

(2) une Cour européenne des Droits de l'Homme, ci-dessous nommée 'la Cour'."

[5] Cette présentation des choses simplifie à l'extrême une question qui peut en réalité être fort complexe.  Il faudrait la nuancer à divers égards.  Mais ce n'est pas ici le lieu de faire un exposé juridique sur ce sujet.

[6] Il s'agit du rapport de la Commission créée en août 1971 par le ministre de l'intérieur du Royaume-Uni, présidée par Sir Edmund Compton, G.C.B., K.B.E., et chargée d'examiner les allégations de mauvais traitements subis par des détenus (voir paragraphe 99 de l'arrêt).

6a Pour des raisons de commodité, les citations que je donne sont celles fournies par la Commission.  On ne sait pas exactement d'où la Commission a elle-même tiré ses citations, mais il n'est guère douteux que les termes figurant à la page 247 sont bien ceux utilisés dans le rapport Compton.

[7] Exemples d'emplois figurés que chacun connaît: quelqu'un dit "Je trouve que c'est inhumain", en parlant du fait qu'il n'y a pas de wagon-restaurant dans le train.  "C'est dégradant pour ce pauvre homme", entend-on dire à propos d'un employé qui se voit confier tous les travaux désagréables.  "C'est pour moi une véritable torture", dit quelqu'un qui doit rester assis à écouter une conférence ou un sermon ennuyeux.  Il y a ici une leçon à tirer des dangers que peut receler l'hyperbole.

[8] Il est clair que les cinq techniques n'ont pas pu être appliquées simultanément à la même personne, encore que deux ou trois d'entre elles aient pu être combinées.  Ce à quoi l'arrêt se réfère, c'est le fait que chacun des intéressés a été soumis d'une façon ou d'une autre, à un moment ou à un autre, aux cinq techniques et pas seulement à une ou deux d'entre elles.

[9] Bien sûr, elles le pourraient en pratique dans des cas particuliers, par exemple si elles étaient appliquées à des vieillards ou à des infirmes, mais il faut envisager le problème sur la base d'un cas moyen.

[10] Les témoignages sur ce point ne sont pas satisfaisants.  J'en déduis que, le plus souvent, les périodes ont été longues au total mais n'ont pas été continues (voir supra, paragraphe 19 (i) et (vii)).

[11] Il n'a pas été dit que ce capuchon empêchât de respirer normalement.

[12] De même, parler d'actes de "torture" à propos des cas que j'ai cités, et d'autres cas analogues que l'on pourrait imaginer, revient à mal employer ce terme qui possède son propre domaine d'application.  C'est également supprimer la distinction entre torture et traitements inhumains que fait expressément l'article 3 (art. 3) de la Convention.  Bien sûr, toute torture est "inhumaine" mais tout traitement inhumain n'implique pas la torture ou n'équivaut pas à la torture.

[13] Distique tiré de "Man was made to Mourn", dont voici la traduction: "L'inhumanité de l'homme pour l'homme fait gémir des foules innombrables."

[14] Roméo et Juliette, Acte II, Scène 2, ligne 43.

[15] Les principaux dictionnaires que j'ai consultés sont le Shorter Oxford (version abrégée de l'Oxford en plusieurs volumes, mais qui compte toutefois 2500 pages); le remarquable dictionnaire américain Random House Dictionary of the English Language, probablement le meilleur dictionnaire anglais existant en un volume; le Third International de Webster et, dans la catégorie des ouvrages destinés au grand public, l'excellent Penguin English Dictionary du Professeur Garmonsway.

[16] S'agissant de personnes et non d'actes, les dictionnaires emploient des expressions telles que "sans coeur", "insensible", "dénué de bienveillance ou de pitié naturelle", "à qui font défaut les qualités humaines normales de sympathie, pitié, chaleur, compassion, etc."  Toutefois l'absence de tels sentiments, assez naturelle dans les circonstances de l'espèce, ne suffit pas en soi à rendre "inhumains" les actes ou traitements en cause, et c'est la nature de ces actes qu'il faut considérer.  D'autres définitions, par exemple "qui n'appartient pas ou ne ressemble pas à la race humaine", et "qui ne relève pas du type humain ordinaire", sont des lapalissades qui font sourire (voir le poète Burns à la fin du paragraphe 22 ci-dessus).

[17] Au sens littéral "dégradé" (dé-gradé) signifie abaissé à un grade ou à un rang inférieur, à une situation inférieure.  Mais les significations qui nous intéressent ici, telles que les donnent les dictionnaires (voir supra note (15) sont: "rabaisser sur le plan de l'estime, de la réputation ou de la qualité" (Shorter Oxford); "rabaisser sur le plan de la dignité ou de l'estime; faire mépriser" (Random House).  Les autres définitions sont "avilir" (ibid.), "humilier" (Penguin).  Les notions qui conviennent ici sont manifestement humilier, faire mépriser, déprécier et avilir sans doute pour atteindre quelqu'un dans sa dignité d'homme.

[18] Extrait de Outsider in Amsterdam, de Jan van de Weterin, Ed. Corgi, 1977, p. 170.

[19] Précédant le passage du paragraphe 167 de l'arrêt que je cite au paragraphe 34 de mon opinion et qui expose la conception de la Cour de ce que n'est pas la torture, il y a quelques lignes qui apportent une restriction à cette conception et qui indiquent que quoique les cinq techniques aient eu pour but "d'arracher des aveux, dénonciations ou renseignements et aient été appliquées de manière systématique", elles n'ont pas causé des souffrances de l'intensité (...) requise, etc. Cette restriction, formulée en des termes légèrement différents, précède également le deuxième passage que je cite dans ce même paragraphe de mon opinion.

On ne voit pas bien dans quel but il est fait référence à des aveux, dénonciations, etc.  Si l'idée est que de tels objectifs doivent nécessairement exister pour que le traitement en cause puisse constituer une torture, il faut catégoriquement la rejeter.  La torture reste la torture, quel que soit son objectif, même si son seul objet est de provoquer une souffrance, à condition qu'elle soit infligée par la force (il est bien évident que les souffrances que le patient éprouve dans le fauteuil du dentiste, pour intenses qu'elles soient, n'ont pas techniquement le caractère d'une torture, puisque l'intéressé s'y soumet de son propre gré).

Toutefois, la véritable question que pose la référence aux objectifs de la torture est celle de savoir s'il peut y avoir un objectif justifiant son emploi.  Vu les termes stricts de l'article 3 (art. 3) de la Convention, la réponse doit être négative: l'interdiction n'est assortie d'aucune restriction et, partant, elle est absolue (voir le paragraphe 14 ci-dessous).  Cependant, il y a eu des cas où le fait d'arracher des renseignements par la torture ou des sévices extrêmes a permis de sauver des centaines, voire des milliers de vies humaines. A cet égard, l'opinion séparée, - mesurée et aux termes soigneusement pesés - de M. J.E.S. Fawcett, président de la Commission européenne, et consignée aux pages 495 à 497 du rapport de la Commission dans la présente affaire, mérite un examen attentif.

[20] "La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minotiré nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation."

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Textes cités dans la décision

  1. Décret n°72-1012 du 7 novembre 1972
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CEDH, Cour (plénière), AFFAIRE IRLANDE c. ROYAUME-UNI, 18 janvier 1978, 5310/71