CEDH, Cour (plénière), AFFAIRE SCHENK c. SUISSE, 12 juillet 1988, 10862/84

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Chronologie de l’affaire

Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

COUR (PLÉNIÈRE)

AFFAIRE SCHENK c. SUISSE

(Requête no 10862/84)

ARRÊT

STRASBOURG

12 juillet 1988



En l’affaire Schenk[*],

La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière en application de l’article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,

J. Cremona,

Thór Vilhjálmsson,

Mme D. Bindschedler-Robert,

MM. F. Gölcüklü,

F. Matscher,

J. Pinheiro Farinha,

L.-E. Pettiti,

B. Walsh,

Sir Vincent Evans,

MM. R. Macdonald,

C. Russo,

R. Bernhardt,

A. Spielmann,

J. De Meyer,

J.A. Carrillo Salcedo,

N. Valticos,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 mars et 24 juin 1988,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1.   L’affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") et par le gouvernement de la Confédération suisse ("le Gouvernement"), les 15 et 28 juillet 1987 respectivement, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (no 10862/84) dirigée contre la Suisse et dont un ressortissant de cet État, M. Pierre Schenk, avait saisi la Commission le 6 mars 1984 en vertu de l’article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) de la Convention ainsi qu’à la déclaration suisse de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement aux articles 45, 47 et 48 (art. 45, art. 47, art. 48). Elles visent à obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux obligations qui découlent de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).

2.   En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).

3.   La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Mme D. Bindschedler-Robert, juge élu de nationalité suisse (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 août 1987, M. J. Cremona, vice-président de la Cour, en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir lui-même, M. F. Gölcüklü, Sir Vincent Evans, M. C. Russo et M. J.A. Carrillo Salcedo, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

4.   Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et le conseil du requérant au sujet de la nécessité d’une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à l’ordonnance ainsi rendue le 7 septembre, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 30 novembre 1987 et celui du requérant le 4 décembre. Le 22 janvier 1988, le secrétaire de la Commission l’a informé que le délégué s’exprimerait lors des audiences.

5.   Le 14 décembre 1987, le président a fixé au 22 mars 1988 la date d’ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l’opinion des comparants par l’intermédiaire du greffier (article 38 du règlement).

6.   Le 25 février 1988, la Chambre a résolu, en vertu de l’article 50 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière.

7.   Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. O. Jacot-Guillarmod, chef

du service des affaires internationales de l’Office fédéral              

de la justice, agent,

M. C. Vautier, ancien juge cantonal,

M. P. Boillat, Office fédéral de la justice, conseils;

- pour la Commission

M. J.-C. Soyer, délégué;

- pour le requérant

Me D. Poncet, avocat,

Me R. Assael, avocat,

Me M. Hottelier, avocat, conseils.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Jacot-Guillarmod pour le Gouvernement, M. Soyer pour la Commission et Me Poncet pour le requérant.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8.   Citoyen suisse né en 1912 et domicilié à Tartegnin (canton de Vaud), M. Pierre Schenk est administrateur de sociétés.

En 1947, il épousa Josette P., née en 1927. De graves difficultés surgirent entre eux en 1972 et ils cessèrent la vie commune l’année suivante. En 1974, le requérant demanda le divorce, qui fut finalement prononcé le 10 décembre 1981 après accord entre les parties.

A. Genèse de l’affaire

9.   Le 28 février 1981, M. Schenk se rendit dans une agence de publicité d’Annemasse (Haute-Savoie) afin de passer sous le faux nom de Pierre Rochat, domicilié à Lyon, une annonce ainsi rédigée:

"Cherche ancien légionnaire ou même genre pour missions occasionnelles, offre avec numéro tél. adresse et curriculum vitae à RTZ 81 poste restante CH Bâle 2."

A la suite de cette annonce, il choisit un certain M. Pauty qu’il rencontra à plusieurs reprises et qu’il rémunéra pour diverses missions, dont une à Haïti en mai 1981.

10.  Au début de juin 1981, le requérant fut hospitalisé pour une opération.

Arrivé en Suisse le 12 juin, M. Pauty téléphona à Mme Schenk le 18. Il se rendit le lendemain auprès d’elle et se déclara chargé par le mari de la supprimer. Après avoir envisagé la possibilité de tuer M. Schenk ou de laisser croire à la disparition de sa femme pour permettre à M. Pauty de toucher une prime, tous deux allèrent chez le juge d’instruction du canton de Vaud le 20 juin 1981.

B. La procédure d’enquête et d’instruction

11.  Le 20 juin 1981, le juge d’instruction procéda à l’audition de M. Pauty puis chargea les inspecteurs Rochat et Messerli, de la police de sûreté vaudoise, de l’interroger de manière détaillée, ce qu’ils firent le jour même. Quant à Mme Schenk, il l’entendit "verbalement", c’est-à-dire sans établir un procès-verbal de ses déclarations.

Le lendemain, la police vaudoise recueillit la déposition de M. Pauty, pour la seconde fois, ainsi que celle de Mme Schenk.

12.  Le 22 juin, le magistrat instructeur décerna une commission rogatoire en France. Il demandait que, dans le cadre d’une enquête engagée contre inconnu pour tentative d’assassinat, on se livrât à certaines recherches et on autorisât l’inspecteur Messerli à assister aux opérations. Il notait en particulier ceci:

"(...) il serait nécessaire de connaître les activités de M. Pauty de mars à juin 1981 à Paris, de prendre des renseignements sur sa personnalité. Il serait également nécessaire de savoir s’il est vrai que M. Pauty a vu le nommé Schenk, qu’il aurait rencontré au Grand Hôtel, et avec lequel il serait allé acheter un billet d’avion à destination de Haïti."

Après avoir dressé un procès-verbal d’ouverture de la commission rogatoire le 23 juin, la brigade criminelle de la direction de la police judiciaire de Paris entendit M. Pauty le lendemain, en présence de l’inspecteur Messerli. M. Pauty déclara notamment:

"RTZ 81, soit Monsieur SCHENK Pierre, va certainement se manifester prochainement pour me demander des détails au sujet de l’exécution de son épouse Josette SCHENK. Il devrait me faire parvenir ou m’apporter l’argent promis soit 40.000 $.

Vous m’avez convoqué dans vos locaux et je vous demande de m’orienter au sujet de mon comportement à avoir lorsque M. SCHENK me contactera."

13.  S’attendant à un appel du requérant, M. Pauty installa au domicile de sa mère à Houilles, près de Paris, un enregistreur à cassettes relié par un micro à l’écouteur secondaire du poste téléphonique.

D’une cabine sise à Saint-Loup (Suisse), M. Schenk téléphona dans la matinée du 26 juin aux environs de 9 h 30 à M. Pauty qui enregistra la conversation.

Vers 10 h, M. Pauty appela la brigade criminelle où on lui passa M. Messerli, qui prévoyait de regagner Lausanne le même jour par le train de midi; il lui fit entendre l’enregistrement et lui demanda s’il souhaitait recevoir la cassette. M. Messerli accepta la proposition et en informa ses collègues français présents. A peu près une heure plus tard, M. Pauty arriva dans les bureaux de la brigade criminelle et remit la cassette à M. Messerli.

14.  Ce dernier, qui avait téléphoné la veille au juge d’instruction du canton de Vaud, la rapporta dans la soirée à Lausanne. Le 30, il fit écouter l’enregistrement à Mme Schenk pour identification de la voix de son mari. Le même jour, le juge décerna un mandat d’amener contre le requérant.

L’arrestation eut lieu le lendemain, soit le 1er juillet. Chargés par le juge de confronter M. Pauty et M. Schenk, les inspecteurs Rochat et Messerli passèrent l’enregistrement en présence de celui-ci. En outre, le juge se rendit dans les locaux de la police. Il entendit et inculpa le requérant; il s’entretint aussi avec l’avocat, qui avait été autorisé à voir son client.

15.  Le 2 juillet, les inspecteurs informèrent le juge des résultats de la confrontation entre M. Pauty et M. Schenk; ils lui remirent la cassette, qui fut versée au dossier, sous enveloppe, et y demeura sauf pour la réalisation d’une expertise.

Le juge ordonna l’élargissement du requérant. Il fit établir une retranscription de la cassette, qu’il inclut dans le dossier le 12 juillet. A son intention, les inspecteurs dressèrent le 6 août 1981 un rapport circonstancié de l’affaire.

16.  Le 14 août, le dossier fut communiqué à l’avocat du requérant. Celui-ci le restitua le même jour. Le 11 septembre, il demanda une enquête approfondie sur M. Pauty ainsi qu’une expertise de la cassette car l’enregistrement ne lui paraissait pas restituer fidèlement et complètement la conversation téléphonique.

Le 23 septembre, le juge fit livrer la cassette à S.K., directeur d’une fabrique d’enregistreurs, qui s’acquitta de l’expertise avec J.-C. S., l’un de ses collaborateurs. L’expert disposa aussi, à sa demande, de l’appareil utilisé en l’espèce, lequel fut placé sous séquestre à Houilles, le 1er octobre, par la police française en présence de M. Messerli. Il rendit la cassette au juge le 29 octobre et communiqua son rapport le 19 novembre.

17.  Le 3 février 1982, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu ainsi libellée:

"(...)

considérant (...) qu’un certain nombre d’indices viennent étayer, à première vue, les accusations de Richard Pauty,

qu’ainsi, il est étrange que Pierre Schenk ait soigneusement caché sa véritable identité à Richard Pauty et cherché à brouiller toutes les pistes menant à lui (recherche d’un légionnaire dans un journal français, annonce sous un faux nom, usage d’une case postale à Bâle, téléphones unilatéraux à Pauty, etc.),

(...)

que l’enregistrement de la conversation téléphonique du 26 juin 1981 entre Pierre Schenk et Richard Pauty n’est certainement ni tronquée, ni altérée,

qu’elle paraît confirmer les accusations de Richard Pauty,

qu’une audition très attentive laisse toutefois subsister un doute quant à une parfaite compréhension entre les interlocuteurs, Pierre Schenk donnant notamment l’impression de ne pas saisir très bien ce que sous-entend Richard Pauty,

que la personnalité de Richard Pauty, ses antécédents, les explications et propos tenus à Josette Schenk sont tels qu’on ne peut accorder une confiance totale à ses explications,

(...)

qu’en résumé les accusations de Richard Pauty et les indices recueillis paraissent insuffisants pour renvoyer Pierre Schenk en tribunal;

(...)."

18.  Le ministère public ayant interjeté appel le 23 février, M. Schenk répondit au recours par un mémoire du 8 mars: ce n’était pas lui le personnage principal mais M. Pauty qui, selon les renseignements obtenus, "a[vait] été légionnaire, maître d’hôtel dans la marine militaire, cascadeur, agent de protection, indicateur de la police italienne, employé de cirque, chômeur"; le parquet avait raison de recommander l’audition de l’enregistrement qui n’accablait nullement le requérant; M. Pauty n’avait été le jour de l’enregistrement qu’un agent provocateur de la police.

Le 21 avril 1982, le tribunal d’accusation du Tribunal cantonal vaudois renvoya M. Schenk devant le tribunal criminel du district de Rolle pour tentative d’instigation à assassinat. Le 10 juin, il plaça l’intéressé en détention préventive, mais celui-ci exerça un recours et recouvra sa liberté le 22.

C. La procédure devant le tribunal criminel du district de Rolle

1. Les audiences du 9 au 13 août 1982

19.  Les débats en première instance durèrent du 9 au 13 août 1982 devant le tribunal criminel du district de Rolle, composé d’un magistrat de carrière, qui présidait, de deux juges non professionnels et de six jurés. L’accusé se trouvait assisté par son avocat, Me Luthy.

20.  D’entrée de cause, ce dernier déposa des conclusions incidentes tendant à ce que l’enregistrement litigieux fût retiré du dossier. Le tribunal les rejeta le jour même par les motifs suivants:

"(...)

considérant que le dossier contient un enregistrement dont l’accusé demande le retranchement,

qu’il a été fait par Richard Pauty, l’homme de main mandaté par l’accusé,

que cet homme de main a déclaré l’avoir fait dans les circonstances suivantes:

‘J’ai mis la cassette dans l’enregistreur que je possédais (...). J’ai relié l’appareil au moyen d’un micro d’origine sur l’écouteur secondaire du poste téléphonique situé dans l’appartement de ma mère. Pour fixer le micro sur l’écouteur, j’ai utilisé du scotch d’emballage, de couleur marron;’

que cet enregistrement n’a pas été autorisé ou ordonné par l’autorité compétente,

qu’à ce titre, en enregistrant Pierre Schenk à son insu, Pauty pourrait avoir commis l’infraction réprimée par l’art. 179 ter CP [code pénal suisse];

considérant que ce n’est toutefois pas un motif suffisant d’ordonner le retranchement de cet enregistrement du dossier,

qu’en effet, l’art. 179 ter CP n’est applicable que s’il y a une plainte, que Pierre Schenk n’a pas déposée,

qu’ainsi, l’homme de main ne serait de toute façon plus punissable;

considérant que de toute manière le contenu de l’enregistrement aurait pu figurer au dossier, soit parce que le Juge d’instruction aurait mis sous surveillance l’appareil de Pauty, soit simplement parce qu’il suffirait d’entendre Pauty comme témoin sur le contenu de l’enregistrement,

qu’entrer dans les vues de l’accusé, reviendrait à supprimer une bonne partie des preuves des dossiers pénaux,

qu’ainsi, l’arme à feu utilisée sans permis d’achat d’arme devrait être retranchée du dossier,

que c’est pour ce motif que la loi de procédure donne aux juges la possibilité d’apprécier les preuves, leur portée et leur valeur probante,

qu’on ne se trouve pas ici dans le cas d’une preuve illégale au sens de la Convention Européenne;

considérant d’ailleurs qu’il est intéressant de voir que l’accusé paraît avoir varié au cours de l’enquête,

qu’en effet, en page 5 de son mémoire au Tribunal d’accusation, on lit ceci sous la plume du conseil de l’accusé:

‘Le Ministère public recommande l’audition de la conversation téléphonique enregistrée le 26 juin 1981. Il a raison, et on ne peut que s’associer à cette recommandation. Il considère que cet enregistrement est accablant. Il se trompe totalement sur ce point’;

qu’à l’époque, l’accusé raisonnait juste, laissant au Tribunal le soin d’apprécier les preuves figurant au dossier."

21.  Toujours le 9 août 1982, le président fit procéder à l’audition de l’enregistrement. Elle eut lieu dans la salle du tribunal, en présence des membres de celui-ci, des parties ainsi que du public et au moyen d’un lecteur de cassette avec deux haut-parleurs, installés par une maison spécialisée.

22.  Le tribunal entendit le même jour tous les témoins à l’exception de H.R. qui ne comparut pas: trois d’entre eux avaient été cités d’office (M. Pauty, Mme Schenk et H.R.), trois autres à la demande de la défense (R.F., J.M.-Z. et G.G.). L’inspecteur Messerli ne déposa pas car on ne l’avait pas convoqué, d’office ou sur réquisition du ministère public ou de la défense.

Le tribunal ouït en outre, à la place de l’expert S.K., son collaborateur J.-C. S. les 9 et 10 août.

Les dires des intéressés ne donnèrent pas lieu à l’établissement de procès-verbaux.

23.  Le président donna lecture de certaines pièces: l’arrêt de renvoi du tribunal d’accusation; tout ou partie des rapports de police et de renseignements; divers documents, produits par M. Schenk ou mentionnés tant par le procureur général que par la défense (article 341, premier alinéa, du code vaudois de procédure pénale); les déclarations faites au cours de l’enquête par H.R., absent, mais non celles des témoins présents (article 341, second alinéa).

24.  En vertu du code vaudois de procédure pénale, les juges et les jurés disposent du dossier dès l’ouverture des débats. Toutefois, les premiers peuvent exceptionnellement en avoir connaissance plus tôt (article 333), à la différence des seconds (article 386).

2. Le jugement du 13 août 1982

25.  Le tribunal criminel du district de Rolle statua le 13 août 1982. Il reconnut M. Schenk coupable de tentative d’instigation à un assassinat (article 24 par. 2 du code pénal), lui infligea dix ans de réclusion, la peine minimale prévue par la loi, et ordonna son arrestation immédiate.

26.  La partie "En fait" du jugement est ainsi rédigée:

"Le 28 février 1981, Pierre Schenk s’est rendu à Annemasse dans une agence de publicité. Sous le faux nom de Pierre Rochat, domicilié à Lyon, il a fait passer dans trois journaux français, le Provençal, le Progrès de Lyon et France-Soir, le texte suivant:

‘Cherche ancien légionnaire ou même genre pour missions occasionnelles, offre avec numéro tél. adresse et curriculum vitae à RTZ 81 poste restante CH Bâle 2.’

L’employé de l’agence l’a avisé qu’il n’était pas certain que les journaux acceptent de passer une telle annonce. De fait, seul France-Soir l’a insérée. Pierre Schenk a versé Fr. 1.520,57 français à l’Agence. A la suite de cette insertion, il a reçu plusieurs offres dont il a retenu deux, soit celle d’un dénommé Richard Pauty, domicilié à Houilles près de Paris, et celle d’un prénommé Robert. Après avoir rencontré le nommé Robert, Schenk a écarté cette candidature. Il a retenu celle de Pauty, à qui il a donné rendez-vous, à deux reprises en tout cas, en mars-avril 1981, au Grand-Hôtel à Paris, soit dans un hôtel qui n’est pas celui où l’accusé descend habituellement. A ce sujet, il a exposé à l’audience qu’il ne voulait pas que Pauty sache où il était domicilié à Paris. Il s’est présenté comme membre d’une organisation très puissante, avec un siège en Allemagne. Il a affirmé à Pauty être le délégué de cette organisation pour la France. Il lui a dit qu’il serait surveillé durant ses missions.

La première mission confiée à Richard Pauty a concerné un dénommé [H.R.]. Selon Richard Pauty, la mission consistait, moyennant promesse d’une rémunération de 40.000,- dollars, plus les frais, à tuer [H.R.]. Selon Pierre Schenk, Pauty devait casser la figure à [H.R.] ‘de telle façon qu’il s’en souvienne longtemps’; [H.R.] devait s’en sortir avec quelques coups de poing au visage et un oeil au beurre noir. L’accusé a précisé qu’il avait entrepris ces démarches ‘pour faire intimider [H.R.], ou plutôt le corriger’.

Le Tribunal n’a pas réussi à se forger une conviction au sujet de la mission réellement confiée à Pauty. (...)

(...)

Ne voyant rien venir de concret, l’accusé a confié une autre mission à Pauty. Il explique s’être rendu compte que Pauty n’était pas l’homme de main qu’il souhaitait; Pauty lui avait dit avoir été mercenaire incorporé à la CSTM (Compagnie spéciale des troupes métropolitaines) puis ‘videur’, et trafiquant de voitures avec l’Italie. Pierre Schenk a expliqué qu’il avait trouvé Pauty éveillé et malin, de sorte qu’il s’était dit pouvoir lui confier une seconde mission consistant à obtenir des renseignements sur la personne de Josette Schenk. Selon la version de l’accusé, Pauty devait le renseigner sur trois points:

- déterminer quel montant Mme Schenk avait touché dans la succession de son père;

- savoir si elle se faisait construire une maison en Haïti;

- savoir si elle avait dans ce pays des ressources, notamment en raison d’une liaison qu’il ne connaissait pas.

Une quatrième chose l’intéressait aussi, soit savoir si son épouse avait eu des contacts avec les milieux des stupéfiants.

Dans la version de Pauty, il s’agissait d’aller en Haïti, d’exécuter Mme Schenk, moyennant paiement de 40.000,- dollars, en égarant les pistes en simulant un viol, un cambriolage, ou un accident. Il est constant qu’à fin avril 1981, Schenk s’est rendu avec Pauty dans une agence de voyages à Paris. Il lui a payé par Fr. 8.667,- français, un forfait touristique de quinze jours en Haïti et lui a remis en outre Fr. 4.000,- suisses, soit environ Fr. 10.000,- français, pour ses frais. Pauty est parti pour Haïti le 27 avril 1981. Il s’est installé à Port-au-Prince, endroit où Mme Schenk séjourne les trois-quarts de l’année. Pierre Schenk avait remis à Pauty une photo de sa femme, pour qu’il puisse l’identifier. Josette Schenk a quitté Port-au-Prince le 5 mai 1981, et elle est rentrée en Suisse. Constatant que Josette Schenk n’était pas en Haïti, Pauty a fini son séjour et il est rentré en France le 11 mai, sans d’ailleurs avoir obtenu un quelconque renseignement, si ce n’est un seul élément, inexact, savoir que le mari de Josette Schenk était décédé. De retour en France, Pauty a été contacté par Schenk à une date qui n’a pas été établie exactement, mais qui doit être le 14 (selon Schenk), le 15 ou 16 mai (selon Pauty). Schenk prétend avoir appelé Pauty depuis la France. C’est possible, encore que ce ne soit pas établi. Mais il n’est pas établi non plus qu’il l’ait appelé depuis la Suisse. Lors de ce téléphone, Schenk a appris que Pauty revenait bredouille de Haïti. Il l’a chargé alors de venir continuer sa mission en Suisse. Selon Pauty, il devait tuer Josette Schenk dans la semaine du 12 au 18 juin. Selon Schenk, Pauty ne devait justement pas venir cette semaine en Suisse, parce que c’était la date où la fille de dame Schenk devait accoucher. Depuis ce moment, il ne semble pas y avoir eu de contact direct entre Schenk et Pauty jusqu’au 26 juin 1981, date à laquelle Schenk a téléphoné à Pauty. On y reviendra ci-dessous. Le 24 mai 1981, Pauty a envoyé un télégramme à RTZ 81, télégramme dont la teneur est la suivante: ‘Besoin contacts’. A l’époque, Pauty ignorait totalement qui se cachait sous l’identité de RTZ 81. Quelques jours après, soit le 1er juin 1981, alors qu’il entrait à l’hôpital de St-Loup pour une opération et qu’il avait fait croire à Pauty qu’il serait absent pour deux mois en Extrême-Orient, Schenk a envoyé Fr. 3.500,- suisses à Pauty dans une enveloppe expédiée d’Eclépens à l’adresse RD poste restante, 1003 Lausanne-Gare. L’accusé a été opéré au début du mois de juin. Le 12 juin, Richard Pauty est venu en Suisse et s’est mis en quête de Mme Schenk. Il a pris contact avec elle par téléphone le 18 juin au soir, après avoir pris la décision, selon ses dires, de renoncer à ce qu’il dit avoir été sa mission, soit de tuer Mme Schenk soit parce qu’il devait attendre le soi-disant retour de RTZ 81 dans deux mois, pour avoir encore de l’argent, soit parce qu’il se serait rendu compte que quelque chose ne jouait pas dans les explications que lui avait données RTZ 81. Le 19 juin, Pauty a rencontré Mme Schenk. Il lui a expliqué qu’il était chargé de la supprimer. Mme Schenk, effrayée, a demandé à Pauty sur l’ordre de qui, et après quelques explications, elle dit avoir réalisé que l’ordre émanait de son mari. Pauty a alors proposé à Mme Schenk de disparaître quelque temps pour qu’il puisse toucher la prime. Il lui a suggéré, à défaut, de supprimer l’accusé. Finalement Pauty et Mme Schenk sont allés raconter leur histoire à la Police et, le 20 juin 1981, l’enquête démarrait. Pauty a été entendu le 20 juin en Suisse et le 24 juin par la Police française. Le 26 juin 1981, ayant reçu le télégramme du 24 mai, Pierre Schenk a rappelé Pauty depuis l’hôpital de St-Loup. Pauty, qui savait que RTZ 81, soit Pierre Schenk, l’appellerait un jour ou l’autre, a installé une cassette dans l’enregistreur qu’il possédait depuis une année environ, appartenant à son frère. Il a relié l’appareil au moyen d’un micro d’origine directement sur l’écouteur secondaire du poste téléphonique situé dans l’appartement de sa mère. Il a fixé le micro sur l’écouteur au moyen de scotch. Schenk a appelé depuis une cabine téléphonique, quand bien même il avait le téléphone dans sa chambre d’hôpital. Il dit avoir utilisé sept pièces de Fr. 1,- pour cette communication, mais ce fait n’a pas été établi. A l’écoute de la bande enregistrée, on constate qu’une personne inconnue répond au téléphone de Schenk et lui passe Pauty. Schenk demande à Pauty ce qu’il devient et le dialogue suivant s’engage:

R.P. Voilà. Le tra.....

P.S. Je me demandais ce que vous fa...., ce que vous deveniez.

R.P. Oui, non, parce qu’il y a eu des petits problèmes et je n’ai pas, je n’ai pu faire le travail que le 23.

P.S. Le 23?

R.P. Oui, le lundi 23. Lun..., lun..., je crois que c’était le 23 là.

P.S. Mais où est-ce que ça s’est passé?

R.P. Ben, j’ai été chercher des amis en Italie parce que on n’arrivait pas à faire le, parce que comme vous m’aviez dit il y avait comment, il y avait toujours des voisins, etc ... J’y suis allé deux fois et deux fois on m’a vu alors, j’ai attendu qu’elle parte pour aller à la clinique et on a fait un accrochage de voiture; pour faire le constat, et après bon ben ça s’est passé comme ça. Mais enfin je ne sais pas parce que alors le corps, on a pris la voiture et on l’a et je l’ai porté du côté de Montreux. Je ne sais pas si ça a encore été découvert parce que je ne l’ai pas vu dans la presse.

P.S. Mais qu’est-ce que vous allez faire maintenant?

R.P. Comment?

P.S. Qu’est-ce qui va se passer maintenant?

R.P. Ben maintenant je fais le, celui de Paris non?

P.S. Hein?

R.P. Je fais Paris.

P.S. Non, mais j’entends au point de vue de du travail?

R.P. Eh bien je ne sais pas moi. Enfin, y ... y ... Le travail a été fait c’est tout.

P.S. Le travail a été fait et on n’a pas été averti, c’est drôle.

R.P. Ben moi je n’ai pas vu dans les journaux, non plus encore, enfin c’est quand même, comment je dis, c’est je l’ai caché je ne l’ai pas laissé comme ça...

P.S. Bon, écoutez, c’est pas compliqué, moi je vous rappelle dans, dans 8 jours.

R.P. Dans 8 jours?

P.S. Vous êtes par là dans 8 jours?

R.P. Oui, je serai à Paris, oui.

P.S. Oui oui je je, je vous suis hein?

R.P. D’accord.

P.S. Bon. Parce que moi y on ne sait, on n’a rien appris.

Le téléphone se termine par des salutations. Pauty l’a reçu aux alentours de 09 heures 30. A 10 heures il appelait la Brigade criminelle de Paris et vers midi, après avoir fait le trajet de Houilles à Paris, il apportait la cassette à l’inspecteur chargé de l’enquête. Cette cassette a fait l’objet d’un expertise, d’où il ressort que:

1) Le ruban de la cassette n’a pas été ‘monté’, c’est-à-dire édité par le moyen traditionnel de coupures et collages.

2) Les caractéristiques d’enregistrement correspondent exactement à l’enregistreur.

3) Il n’y a pas sur le ruban des restes utilisables d’autres enregistrements.

4) Le bruit de fond de l’enregistrement est très élevé, ce qui est normal, vu le genre de matériel utilisé et la technique d’enregistrement. Mais il en résulte qu’il n’est pas possible d’affirmer qu’il ne s’agit pas d’une copie.

L’expert a précisé qu’il était imaginable que la conversation ait d’abord été enregistrée, puis le ruban ait été ‘monté’, c’est-à-dire que des passages aient été éliminés ou que l’ordre des mots ait été modifié, ou que des passages provenant d’autres enregistrements aient été ajoutés. Finalement, le ruban ainsi obtenu aurait pu être copié sur le magnétophone examiné. L’expert a encore précisé n’avoir ‘trouvé aucun élément’ qui permette de penser qu’il s’agisse d’une telle copie; que cela ne voulait pas dire que cela n’en soit pas une, seulement qu’un montage aurait supposé un opérateur très compétent, disposant d’un matériel perfectionné, et d’un certain temps. A l’audience, l’expert a encore précisé sa pensée de la manière suivante:

Il expose qu’il a détecté quatre points de discontinuité; qu’il n’a pas pu prouver de coupe; qu’il est quasi sûr qu’un montage n’a pas pu être fait, un tel montage aurait nécessité, même avec un équipement prêt à travailler, une journée de travail. L’expert précise encore que, dans l’hypothèse la plus favorable, tant en ce qui concerne le matériel à disposition que l’endroit où techniquement un passage peut être simplement éliminé, la suppression d’un élément nécessiterait une heure à une heure et demie de travail. Il précise qu’il n’a pas détecté la suppression d’un passage.

Entendu au sujet de cet enregistrement, l’accusé a admis que c’était sa voix. Il a déclaré qu’il ne se souvenait pas qu’on ait parlé d’un corps et qu’il avait l’impression que l’enregistrement avait été raccourci.

Le Tribunal, fondé sur les constatations de l’expert, admet que l’enregistrement qui figure au dossier est la réplique fidèle de l’entretien de l’accusé et de Pauty le 26 juin 1981. Il estime, compte tenu de l’absence d’indices d’un quelconque maquillage, et du peu de temps dont a disposé Pauty entre l’appel téléphonique et la remise de la cassette à la Police, qu’un montage de la bande est exclu. Par ailleurs, compte tenu du fait que l’enregistrement contient les salutations initiales et finales, la simple suppression du début ou de la fin de l’enregistrement sans montage, n’entre pas en ligne de compte.

Les 23 et 26 juin 1981, Pauty a envoyé deux télégrammes à RTZ 81, disant, le premier: Lausanne OK. Paris OK avant 30. Besoin US d. pour cigarettes, et le second: contrat effectué. Vérifier Lausanne-Montreux, pas possible preuves. Attends moitié US d. contrat avant HR Paris dispositions. Schenk ne semble pas avoir reçu ces télégrammes.

Recherchant les circonstances générales de la cause, le Tribunal a constaté que les époux Schenk, séparés par une différence d’âge d’une quinzaine d’années, se sont mariés en 1947. Jusqu’en 1969, il n’est pas apparu que ce ménage ait connu des difficultés notables. Il est cependant constant que dame Schenk s’est toujours sentie très seule. En mai 1972, alors que dame Schenk était à la clinique, l’expert [A.] est venu lui parler d’un projet de contrat de mariage et de pacte successoral que Pierre Schenk avait fait préparer. Ce projet, qui prévoyait la séparation de biens, stipulait pour l’essentiel renonciation par Josette Schenk à tous ses droits dans la succession de son mari à la condition qu’elle reçoive au décès de celui-ci l’usufruit, sa vie durant, d’un dossier de titres dont la valeur réelle devait être d’un million et demi au moins, et le revenu annuel de Fr. 60.000,- au moins. Il était en outre prévu que si l’union conjugale venait à être dissoute pour toute autre cause que le décès, Josette Schenk aurait droit à l’usufruit, sa vie durant, d’un dossier de titres d’une valeur réelle d’un million et demi, indexée.

Josette Schenk a refusé de signer cette convention. En 1973, elle a requis des mesures protectrices. La vie commune a pris fin à la fin de 1973. Pierre Schenk a ouvert action en divorce en 1974. Les conjoints ne se sont revus qu’aux audiences du procès, qui a été particulièrement acharné durant plus de sept ans. Au début de février 1981, Josette Schenk a changé d’avocat. Ce dernier semblant favorable à une solution définitive dans le cadre d’un divorce, le conseil de l’accusé en a informé celui-ci et lui a dit ce qu’il entendait faire pour obliger ce nouveau conseil à aborder le problème avec Mme Schenk et pour faciliter la préparation de celle-ci à une révision de sa position actuelle. Le 8 avril 1981, le conseil de l’accusé lui écrivait pour lui dire qu’il espérait pouvoir aboutir prochainement à la fixation d’une date pour l’audience de jugement. En fait, celle-ci a été tenue le 10 décembre 1981, et le jugement de divorce, exécutoire depuis le 2 février 1982, a ratifié une convention accordant notamment à l’épouse une somme d’un million et demi à titre de liquidation du régime matrimonial et une rente viagère mensuelle indexée de Fr. 4.500,-.

L’instruction a permis d’établir que dès le début de la procédure, Pierre Schenk avait des doutes sur la fidélité de son épouse, et soupçonnait particulièrement qu’elle avait eu des relations avant l’ouverture de la procédure et au début de celle-ci, avec un certain [E.].

(...)

L’audience de jugement n’a pas apporté d’autres éléments que ceux qui sont rappelés ci-dessus. L’accusé a persisté dans sa version selon laquelle Pauty était chargé d’obtenir des renseignements, et confirmé que dans son idée Pauty pouvait se procurer les renseignements de la manière qui lui convenait, par exemple en se présentant chez dame Schenk pour un motif quelconque et en obtenant, ‘soit par la voie sentimentale, soit par la voie amicale’, les renseignements demandés. Dans une audition du 1er juillet 1981, l’accusé a précisé qu’il désirait obtenir de Pauty les renseignements requis dans les trente jours si possible. A l’audience, il a déclaré que ce n’était pas le cas, qu’il avait dit à Pauty qu’il serait absent pour un certain temps, - de sorte que celui-ci avait tout le temps - et qu’il avait donné comme indication à Pauty qu’il ne fallait pas venir à Lausanne la semaine du 12 au 18 juin parce que la fille de dame Schenk allait accoucher; qu’enfin il était convenu que Pauty serait payé au soi-disant retour de Schenk de l’étranger sur la base des renseignements qu’il fournirait. De son côté Pauty a confirmé que sa mission en Suisse était de tuer dame Schenk et que voyant qu’il ne toucherait plus d’argent de sitôt de RTZ 81, il avait décidé de changer de tactique.

La personnalité de Richard Pauty n’est pas particulièrement facile à cerner. Né en 1947, il a exercé différents métiers relativement mal définis, il a travaillé comme cascadeur, il a eu différents ennuis avec les autorités civiles et militaires françaises et avec les autorités italiennes. Il est domicilié légalement en Italie, mais en fait à Houilles. Il semble avoir parfois collaboré avec la Police, en particulier italienne, pour des questions de drogue.

Fondé sur les éléments qui précèdent, le Tribunal, dans sa majorité, a acquis la conviction que Pierre Schenk a donné à Richard Pauty la mission de supprimer Josette Schenk. Le Tribunal s’est fondé en partie sur l’enregistrement de la conversation téléphonique du 26 juin 1981. Lorsque Pauty dit qu’il n’a pu faire le travail que le 23, l’accusé lui demande à deux reprises où cela s’est passé, ce qui est une question ridicule s’il s’agissait d’obtenir des renseignements. Lorsqu’au terme d’une longue phrase débitée tout d’un trait et manquant singulièrement de ponctuation où il a été question d’un corps pris dans la voiture, porté du côté de Montreux et qui n’a pas été découvert parce que l’on ne l’a pas vu dans la presse, l’accusé ne répond pas ‘qu’est-ce que c’est que ce galimatias?’, ou ‘je n’ai rien compris’. Il dit et demande à deux reprises ce qui va se passer maintenant. Lorsque Pauty confirme que le travail a été fait, l’accusé ne lui dit pas ‘dans ce cas envoyez-moi votre rapport’ - ce qui serait logique dans une mission de renseignements -, mais il lui dit, et ceci à deux reprises, ‘le travail a été fait et on n’a pas été averti, c’est drôle.’. A ce sujet, l’accusé a expliqué qu’il voulait laisser entendre par là à Pauty que son organisation (imaginaire, censée surveiller Pauty) ne l’avait pas averti. Or on sait que Pauty n’était pas surveillé dans son travail; on sait aussi que ‘l’organisation’ n’existait pas; qu’à l’époque l’accusé, hospitalisé, ne pouvait savoir si Pauty avait pris contact ou pas avec Mme Schenk; que d’ailleurs à l’époque tel avait bien été le cas, de sorte que l’accusé était dans l’impossibilité absolue - dans l’optique d’une mission de renseignements - de savoir si Pauty avait ou non accompli sa mission de renseignements. Or la réplique de l’accusé n’a de sens que si celui-ci sait que le travail n’a pas été fait et il ne peut le savoir que si le fait est de notoriété publique, par exemple parce que la presse - que Pauty mentionne d’ailleurs - en a parlé. Cet élément accrédite à lui seul la version de Pauty. Mais il y a en outre tous les autres éléments qui ressortent du dossier: le luxe incroyable de précautions dont l’accusé s’est entouré; le fait que durant des années l’accusé a été contraint de verser une pension à son épouse, alors que les torts de celle-ci, que l’accusé connaissait sans pouvoir les prouver, auraient commandé probablement une appréciation différente de la situation; le fait que la convention sur effets accessoires allait ratifier cette situation; le fait qu’il est totalement invraisemblable de vouloir envoyer un ancien soi-disant légionnaire, sans formation, sans culture, sans envergure, en Haïti, puis en Suisse pour obtenir des renseignements assez anodins et qui de toute manière n’étaient pas d’une utilité évidente dans le cadre du divorce; le fait qu’après l’échec de la mission [H.R.] et de la mission en Haïti - d’où Pauty aurait au moins pu revenir en sachant si Josette Schenk s’était ou non fait construire une maison -, il n’y avait aucun motif d’envoyer en Suisse le dit Pauty, sans aucune relation dans ce pays; le fait que l’accusé a dépensé plus d’une dizaine de milliers de francs suisses pour obtenir, si l’on suit sa version, des renseignements bien anodins; le fait enfin qu’à aucun moment l’accusé n’a fait mine de déposer plainte pour dénonciation calomnieuse.

L’accusé expose qu’il n’avait aucun motif de tuer [H.R.]. Mais objectivement, il n’en avait guère davantage de le faire rosser six ans après une prétendue offense, de manière anonyme et au moment de l’ouverture de nouveaux pourparlers commerciaux. Que l’engagement de détectives privés n’ait pas donné d’excellents résultats ne signifiait pas qu’une sorte de légionnaire plus ou moins indicateur en donnerait de meilleurs. Dans un bataillon, on n’a pas idée quand on est intelligent - et l’accusé l’est - de remplacer l’officier de renseignements par le commandant d’une compagnie de grenadiers. Que la procédure de divorce soit en passe d’aboutir ne changeait rien au fait qu’une liaison établie après huit ans de séparation n’aurait plus guère d’effet sur la pension, et que le moment où il faudrait liquider le régime matrimonial et payer une pension que Pierre Schenk savait obtenue indûment approchait. Le fait que Pauty n’a pas reçu d’acomptes importants n’est pas déterminant, dès lors qu’on peut comprendre que le commanditaire ait voulu attendre de voir le résultat avant de payer. Cette méfiance pourrait d’ailleurs expliquer que Pauty ait retourné sa veste. L’accusé estime qu’il n’est pas pensable que Pauty n’ait reçu aucun acompte important alors qu’il n’avait aucun moyen de retrouver RTZ 81 dont il ignorait l’identité. C’est juste dans l’optique d’une mission unique, mais pas dans l’optique de plusieurs missions. En outre l’argument est applicable aussi à une mission de renseignements. On notera au passage que s’il s’était agi de renseignements, peu importe que Pauty vienne en Suisse dans la semaine où la fille de dame Schenk devait accoucher.

L’accusé a encore émis des hypothèses, savoir que Pauty aurait trafiqué l’enregistrement et l’aurait utilisé plus ou moins avec le concours de Mme Schenk. Mais cette hypothèse ne repose sur rien de matériel dans le dossier. Il faut encore relever au sujet de l’enregistrement que l’accusé, qui est dur d’oreilles (il souffre en effet d’une diminution de l’acuité auditive de 50 %), prétend n’avoir pas compris ce que disait Pauty au téléphone. Cette version n’est pas compatible avec les questions et réponses concises et claires de l’accusé, ni avec le fait qu’il ne dit jamais n’avoir pas ou mal entendu ce que lui dit son correspondant. C’est donc fondé sur cet ensemble d’éléments que le Tribunal a acquis la conviction qu’en ce qui concerne Mme Schenk, la mission confiée à Pauty était de la tuer.

En ce qui concerne [E.], la mission de "correction" n’a reçu aucun commencement d’exécution. Quant à la mission [H.R.], le Tribunal n’est pas parvenu à se forger une conviction.

L’enquête ouverte contre l’accusé a abouti à un non-lieu en sa faveur. Sur recours du Ministère Public, l’accusé a été renvoyé devant le Tribunal criminel de Rolle. Durant l’enquête, il a été détenu préventivement durant quinze jours.

Les renseignements recueillis sur le compte de l’accusé sont favorables. Il est honorablement connu à Rolle. Il est propriétaire d’un importante fortune. Il n’a jamais eu affaire avec la Police et n’a jamais été condamné."

D. La procédure devant la cour de cassation pénale du Tribunal cantonal vaudois

27.  Le requérant forma un pourvoi en cassation. Il dénonçait notamment l’enregistrement: d’après lui, ce dernier avait été obtenu de façon illicite, postérieurement à l’ouverture de l’enquête, dans le but de disposer d’une preuve à charge; en outre, son utilisation enfreignait la loi pénale et il avait joué, comme preuve directe, un rôle dans le jugement.

Dans un préavis du 23 septembre 1982, le procureur général du canton de Vaud conclut au rejet du recours, estimant que "l’enregistrement litigieux a[vait] été effectué dans le cadre d’une procédure pénale et à la demande d’agents de la police judiciaire". Il ne fournissait pas de plus amples renseignements sur ce point.

28.  Le 15 novembre 1982, la cour de cassation pénale du Tribunal cantonal vaudois rejeta le pourvoi dans les termes suivants:

"Le jugement attaqué indique expressément que le tribunal s’est fondé en partie sur l’enregistrement litigieux. Il n’est au surplus pas douteux que celui-ci était de nature à exercer une influence peut-être décisive, du moins non négligeable, sur l’issue de l’action pénale.

La procédure pénale est soumise à la maxime inquisitoire, le but du procès étant établir, en serrant au plus près la réalité, les faits de la cause, puis d’appliquer le droit à la situation retenue. Cela étant, on ne saurait écarter d’emblée tout moyen de preuve dont la provenance serait illicite ou délictueuse. Cependant, la recherche de la vérité ne doit pas se faire au prix du sacrifice de valeurs parfois plus importantes (Walder, Rechtswidrig erlangte Beweismittel im Strafprozess, RPS [Revue pénale suisse] 1966, p. 36 ss). Pour Clerc (Initiation à la justice pénale en Suisse, p. 150, no 145), la justice a le devoir d’exercer son office conformément aux règles de la bonne foi.

Selon la jurisprudence, peu abondante, l’utilisation de moyens de preuve obtenus de manière illégale n’est inadmissible que dans les cas où de tels moyens ne pourraient être obtenus selon le droit en vigueur, mais non si seule a été violée une règle de procédure qui n’était ni destinée ni propre à empêcher la recherche d’une preuve (RO [Arrêts du Tribunal fédéral suisse] 96 I 437, c. 3 b, JT [Journal des Tribunaux] 1972 I 217 rés.; RO 103 Ia 206 = JT 1979 IV 16; Belschaw, 3.9.1980; OG ZH [cour d’appel du canton de Zurich]; SJZ [Schweizerische Juristen Zeitung] 1981, no 28, p. 130; KG ZH [cour de cassation du canton de Zurich]; BZR [Blätter für Zürcherische Rechtsprechung] 1974, no 44, p. 106 ss). Mais la distinction faite entre l’illégalité ou l’irrégularité est souvent délicate (Hauser, Probleme und Tendenzen im Strafprozess, RPS 1972 p. 129, 130).

Le critère posé par la jurisprudence a été jugé peu satisfaisant par la doctrine (Hauser, op. cit., p. 131; Hauser, Kurzlehrbuch des schweiz. Strafprozessrechts, p. 147; Walder, Rechtswidrig erlangte Beweismittel im Strafprozess, RPS 1966, p. 37 s.; Hutzli, Die verfassungsmässigen bundesrechtlichen Schranken im einzelstaatlichen Strafprozess, thèse, Berne 1974, p. 227).

Il n’est en tout cas pas décisif pour l’admissibilité d’une preuve, qu’elle ait été obtenue grâce à une infraction pénale.

Walder constate que ce n’est pas tant, en règle générale, le moyen de preuve comme tel que la façon dont la preuve a été obtenue qui peut exclure son utilisation (p. 41); il distingue la violation d’un droit important de celle d’une simple règle d’ordre; et le moyen de preuve obtenu judiciairement de celui qui est obtenu de façon extrajudiciaire (p. 43). Pour lui, certains moyens de preuve ne peuvent être utilisés directement, alors que leur utilisation indirecte, c’est-à-dire l’utilisation des preuves obtenues grâce à eux, est possible (p. 45); ou du moins ne peut-on faire abstraction de l’utilisation qui en a été faite (p. 47). Walder conclut que l’on doit examiner de cas en cas si la violation du droit est d’un si grand poids que le moyen de preuve obtenu illégalement ne peut être utilisé, ce que seule une pesée des intérêts et des droits en présence permet de déterminer (p. 59). C’est ainsi que cet auteur admet que les renseignements obtenus sur la commission d’un crime grave, mais en violation par exemple des dispositions légales sur les téléphones, sont tout à fait utilisables (p. 51).

Pour Hauser (Kurzlehrbuch, p. 147), il faut apprécier l’interdiction de la preuve en fonction de la protection qui en est la base; doivent être écartées les preuves obtenues en violation d’une interdiction tendant à éviter des risques relatifs à l’établissement de la vérité, par exemple l’aveu extorqué.

D’une manière générale, on admet qu’il est interdit aux organes de l’enquête d’utiliser la contrainte, les menaces, ou de recourir à de fausses déclarations ou à des questions captieuses (Pfenniger, Probleme des schweiz. Strafprozessrechts, p. 191; Hauser, Kurzlehrbuch, p. 146, par. 57 II 2 et p. 151, par. 58 III 2; Walder, op. cit., p. 52).

L’examen de ce qui précède à la lumière de l’art. 6 al. 2 (art. 6-2) de la Convention européenne des droits de l’homme, qui subordonne la condamnation d’un accusé à ce que sa culpabilité ait été légalement établie, ne conduit pas à des distinctions différentes (v. notamment Poncet, La protection de l’accusé par la CEDH [Convention européenne des Droits de l’Homme], p. 89 s.). Selon l’art. 8 ch. 2 (art. 8-2) CEDH, une ingérence de l’autorité publique dans la vie privée ou la correspondance n’est admissible que si elle est prévue par la loi et constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire notamment à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales.

Dans un arrêt Klass et consorts du 6 septembre 1978, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que l’existence de dispositions législatives accordant des pouvoirs de surveillance secrète de la correspondance, des envois postaux et des télécommunications est, devant une situation exceptionnelle, nécessaire dans une société démocratique. Elle a posé, quant au choix des modalités du système de surveillance, que le législateur dispose d’un certain pouvoir discrétionnaire (Cour européenne des droits de l’homme, série A, no 28, ch. 48 et 49, p. 23; voir les arguments devant la Commission européenne des droits de l’homme, Annuaire CEDH 1974, p. 179 ss, sp. p. 185 ss).

Antérieurement, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a estimé, le 5 mai 1971, que l’enregistrement sur bande magnétique, à l’insu des participants ou de l’un d’entre eux, d’une conversation privée constitue en principe une ingérence dans la vie privée, et que l’utilisation, par le tribunal, de l’enregistrement comme moyen de preuve ne viole pas le droit au procès équitable garanti à l’art. 6 ch. 1er (art. 6-1) CEDH (Annuaire de la CEDH 1971, p. 903 ss). La Commission a exprimé un avis identique (Annuaire 1969, p. 157 ss).

Plus récemment, la Commission européenne des droits de l’homme a noté, dans une affaire allemande, que quelque regrettable qu’il soit, le fait que, d’une manière générale, les autorités chargées de l’écoute téléphonique n’aient pas pleinement respecté les instructions qui leur avaient été données ne constitue pas en soi une violation de la Convention, notamment de son art. 8 ch. 1er (art. 8-1) (13 décembre 1979, Décisions et rapports, vol. 18, p. 184, 185).

Il n’est pas sans intérêt de noter encore que la Commission a admis, d’une part, que des officiers de police judiciaire recueillent des confidences de personnes ayant un intérêt légitime à garder l’anonymat, sans quoi nombre de renseignements nécessaires à la répression des infractions pénales ne seraient jamais portés à la connaissance des autorités responsables des poursuites, d’autre part, que soient prises en considération des déclarations d’un informateur, alors que l’attention des jurés avait été attirée sur la valeur d’une déclaration non confirmée à l’audience sous la foi du serment et que l’accusé avait pu faire entendre divers témoins contestant l’existence des faits en question (4 mai 1979, Décisions et rapports, vol. 16, p. 203 s.).

On peut déduire de ce qui précède que les juridictions et autorités d’application de la CEDH ne sont pas plus strictes que ne l’est le Tribunal fédéral dans la jurisprudence citée.

Les règles énoncées et discutées ci-dessus, concernant les organes de l’enquête, ne sauraient s’appliquer sans autre aux preuves obtenues illégalement par des personnes privées. Certains procédés inadmissibles de la part de ceux-là ne le seront pas nécessairement pour ceux-ci (Walder, op. cit., p. 42). Les auteurs admettent par exemple que la victime de menaces ou d’un chantage peut se trouver dans la nécessité, pour en avoir une preuve qui est difficile, de procéder à un enregistrement clandestin des déclarations de l’auteur (Hauser, Kurzlehrbuch, p. 148; Walder, op. cit. p. 48). En ce qui concerne les actes d’un enquêteur privé, les avis sont partagés. Hauser estime qu’il n’y a pas lieu de distinguer celui-ci de l’enquêteur officiel, les dangers d’une falsification de l’état de fait étant d’ailleurs plus graves (Kurzlehrbuch, p. 148). La jurisprudence a laissé la question ouverte (RO 99 V 15; RO 103 Ia 216, cons. 9b; SJZ 1981 no 28, cons. 2b p. 132).

L’enregistrement par la police d’une conversation téléphonique en Suisse aurait été illicite sans l’autorisation du juge. Mais celle-ci pouvait être octroyée, s’agissant d’une enquête instruite à raison d’un crime, étant donné l’art. 179 octies CP. En lui-même, l’enregistrement contesté ne tombe pas sous le coup de l’interdiction de la preuve, que l’on se place sur le plan du droit suisse ou sur celui des normes dégagées par la Cour européenne des droits de l’homme. Si l’on peut concéder au recourant que, même en l’absence de toute plainte, l’enregistrement privé du téléphone de Pauty à l’accusé revêt en soi le caractère d’une infraction (RO 81 IV 90 cons. 3a, JZ 1955 IV 140), on doit en revanche constater que la norme violée, l’art. 179 bis CP, protège la sphère individuelle et ne tend pas à éliminer des risques d’erreur.

Au surplus, si l’on veut recourir à la balance des intérêts et des droits en présence, comme le préconise Walder, on constate que, dans la seule mesure de la différence entre une écoute autorisée et un enregistrement qui ne l’est pas, la violation du domaine privé ne doit pas l’emporter sur l’intérêt général à la découverte du coupable d’un crime grave.

Quant au moyen utilisé par Pauty pour obtenir les déclarations compromettantes du recourant, il est sans doute contraire aux règles de la bonne foi, du moment qu’il a consisté à présenter mensongèrement la mission de tueur comme accomplie, ce qui revenait, de la part de Pauty, à tendre un piège à son interlocuteur. Cependant, si la provocation de l’autorité à commettre une infraction est condamnable, le stratagème conduisant un malfaiteur à avouer un crime ne l’est pas (Clerc, Les moeurs de la police et la morale, in Varia Juridica 1982, p. 149 en particulier). Ainsi, l’emploi de la violence et même la tromperie pour escroquer une déclaration sont illicites; en revanche, le recours à une ruse est permis (Clerc, op. cit., p. 146). Il est de pratique fréquente de la part des autorités lorsque la vie de personnes prises en otage est en danger par exemple. Au demeurant, un même procédé peut être licite dans un cas et immoral dans un autre (op. cit., p. 151).

Il découle de ceci que le moyen utilisé reste en l’espèce dans les limites du tolérable qu’impose la lutte contre le crime. Le mensonge n’a du reste porté que sur un point, savoir l’accomplissement de l’acte envisagé.

En définitive, selon les règles du droit suisse, le moyen de preuve contesté est utilisable, et ne viole pas les droits fondamentaux du recourant. Bien que l’enregistrement ait été effectué et recueilli par la police en France, il est superflu de se préoccuper de droits plus étendus que la législation étrangère pourrait éventuellement accorder. Au demeurant, la France connaît également les écoutes téléphoniques et l’enregistrement des conversations téléphoniques alors même que le Code pénal français réprime lui aussi un tel enregistrement non autorisé par l’autorité compétente (Précis Dalloz, Procédure pénale, 1980, p. 34, art. 368 al. 1 et 372 al. 2 CPF). En outre, bien que la France ne punisse pas la tentative d’instigation, la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale du 20 avril 1959, à laquelle Suisse et France ont adhéré, aurait permis à la Suisse de requérir une telle surveillance, par commission rogatoire. En effet, contrairement à la Suisse, la France n’a émis aucune réserve subordonnant l’exécution de toute commission rogatoire impliquant une mesure coercitive à la punissabilité de l’acte incriminé dans les deux pays requérant et requis. La surveillance téléphonique est assimilée à une telle mesure (Romanens, Die Telefonüberwachung als Gegenstand der Rechtshilfe in Strafsachen, thèse Berne 1974, p. 108).

Le recourant fait encore valoir qu’une écoute officielle eût donné toutes garanties sur le caractère exact et complet de l’enregistrement. Sans doute un enregistrement officiel présente de par sa nature une force probante plus grande que celle d’un enregistrement privé, étant donné les manipulations possibles dans ce second cas. Les circonstances de l’enregistrement étaient toutefois connues en l’espèce, et les juges ont disposé d’un rapport d’expertise pour les besoins de laquelle et la cassette et l’appareil enregistreur ont été examinés. Le tribunal connaissait également le laps de temps écoulé entre la prise de son et la remise de la bande enregistrée à la police. Il pouvait ainsi apprécier la valeur du mode de preuve en regard de son authenticité.

Quant à l’usage d’une ruse ou d’un procédé captieux, il est également propre à affecter la force probante des déclarations ainsi recueillies. Les premiers juges ont toutefois été à même d’apprécier l’influence de ce procédé sur la valeur des déclarations de l’accusé, l’enregistrement ayant en outre porté sur une conversation téléphonique entière. A cet égard également, le moyen de preuve contesté est admissible."

E. La procédure devant le Tribunal fédéral

29.  M. Schenk attaqua l’arrêt de la cour de cassation pénale vaudoise devant le Tribunal fédéral, au moyen d’un recours de droit public et d’un pourvoi en nullité qui formulaient les mêmes griefs à l’encontre de l’enregistrement litigieux. Il soutenait en substance que ce dernier était illégal; que le tribunal criminel aurait donc dû l’écarter du dossier; que faute de l’en retirer, il avait violé notamment l’article 36, alinéa 4, de la Constitution, garantissant l’inviolabilité du secret des communications, et l’article 11 de la loi vaudoise d’application du code pénal du 27 février 1980, ainsi que les articles 6 par. 2 et 8 (art. 6-2, art. 8) de la Convention.

1. Le recours de droit public

30.  Le 7 septembre 1983, le Tribunal fédéral (cour de cassation pénale) rejeta le recours de droit public par les motifs suivants:

"a) On peut admettre que les éléments constitutifs de l’infraction prévue à l’art. 179 ter CP sont réunis en ce qui concerne l’enregistrement litigieux. On remarquera cependant que Pauty a procédé à cette prise de son en vue de prouver la véracité de ses dires, alors qu’une enquête pénale dirigée contre lui pour tentative d’assassinat était pendante. Si plainte avait été déposée du chef de l’art. 179 ter, il n’est pas certain que le jugement aurait abouti au prononcé d’une peine. Mais cette question peut demeurer indécise. En effet, les dispositions du Code pénal et de la LVCP [loi vaudoise d’application du code pénal] relatives aux écoutes téléphoniques ont trait à la définition des écoutes licites et illicites ainsi qu’à la sanction de ces dernières. Elles ne contiennent aucune règle au sujet de leur validité comme preuve dans un procès.

b) Il est vrai que le droit suisse autorise cette atteinte aux droits de la personnalité et au secret des communications que constituent les écoutes téléphoniques seulement lorsque cette mesure a été ordonnée par l’autorité compétente, approuvée par un juge. En conclure que tout indice provenant d’une écoute non autorisée ne peut en aucun cas être utilisé comme moyen de preuve serait se montrer trop absolu et conduirait souvent à des résultats absurdes (voir Hans Walder, Rechtswidrig erlangte Beweismittel im Strafprozessrecht, in RPS 1966 p. 36 ss. et Klaus Rogall, Gegenwärtiger Stand und Entwicklungstendenzen der Lehre von den strafprozessualen Beweisverboten, in Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft 1979, p. 1 ss., notamment p. 15; voir aussi Karl Heinz Gössel, Kritische Bemerkungen zum gegenwärtigen Stand der Lehre von den Beweisverboten im Strafverfahren, in Neue juristische Wochenschrift 1981 p. 649). Il convient dans un tel cas de mettre en balance, d’une part, l’intérêt de l’État à ce que le soupçon concret soit confirmé ou infirmé et, d’autre part, l’intérêt légitime de la personne concernée à la sauvegarde de ses droits personnels; pour ce faire, toutes les circonstances essentielles doivent être prises en considération.

En République fédérale allemande, la Cour constitutionnelle est arrivée à la même solution. Dans un cas où une personne était soupçonnée d’avoir commis une soustraction fiscale, une escroquerie et un faux dans les titres, cette autorité a refusé toute valeur probante à un enregistrement fait à titre privé; dans l’hypothèse où des intérêts supérieurs de la communauté auraient impérativement exigé que l’on renonce à garantir la protection de l’intérêt personnel de la personne concernée; ainsi, il ne serait généralement pas contraire au droit constitutionnel, en cas de nécessité, de permettre à l’autorité d’utiliser un enregistrement opéré par un tiers et propre à identifier un criminel ou à innocenter une personne accusée à tort, cela en présence d’infractions graves telles que les crimes contre la vie humaine et l’intégrité corporelle, les atteintes graves à l’ordre constitutionnel et aux libertés démocratiques et à des biens juridiques de même importance (Entscheidungen des Bundesverfassungsgerichts 34 - 1973 - p. 238 ss., notamment 249).

Sont à comparer ici, d’une part, l’intérêt à confirmer ou infirmer les soupçons concrets d’instigation à assassinat pesant sur Schenk et, d’autre part, l’intérêt qu’avait ce dernier à ce que sa conversation avec Pauty demeurât secrète. Force est de constater que l’intérêt public à ce que la vérité soit établie au sujet d’un délit impliquant le meurtre d’une personne l’emporte face à l’intérêt de Schenk au secret d’une conversation téléphonique qui ne porte nullement atteinte à sa sphère intime mais se rapporte exclusivement à l’exécution d’une mission confiée à Pauty. La protection du domaine secret d’une personne ne saurait impliquer qu’un tel enregistrement soit écarté du dossier pénal alors qu’existent de forts soupçons ayant pour objet un délit très grave (voir Rogall, op. cit., 1979, p. 29 ss.).

En outre, il n’est pas sans intérêt de souligner que le droit suisse autorise l’écoute téléphonique d’un individu soupçonné d’être mêlé à un crime. Il la soumet certes à l’autorisation d’un juge, mais l’enregistrement d’une conversation n’est pas en soi un mode de preuve auquel l’État aurait renoncé par principe et pour sauvegarder un intérêt supérieur de l’individu. Ce mode de preuve n’est pas à comparer avec le sérum de vérité, la contrainte ou la torture, moyens absolument prohibés par l’ordre public. Dès lors, rien n’aurait empêché juridiquement que le même enregistrement, opéré en Suisse sur la ligne de la cabine téléphonique de l’hôpital où séjournait Schenk, soit réalisé conformément au droit et soit versé au dossier. Il suit de là qu’une atteinte aux droits personnels dont le droit suisse admet qu’elle ne viole pas la constitution - lorsque certaines conditions sont réunies - peut être qualifiée de légère lorsqu’elle aurait pu être ordonnée conformément à l’art. 179 octies al 2 CP (voir ATF [Arrêts du Tribunal fédéral suisse] 96 I 440).

c) En l’espèce, compte tenu du fait que Schenk était fortement soupçonné d’avoir participé à un crime devant entraîner la mort d’une personne, que le juge eût pu ordonner à bon droit l’enregistrement de sa conversation du 26 juin 1981 avec Pauty, que c’est ce dernier qui y a procédé alors qu’une enquête était dirigée contre lui pour tentative de meurtre ou assassinat et que cette conversation ne portait pas sur des faits de caractère intime, le Tribunal criminel du district de [Rolle] pouvait refuser d’écarter la bande magnétique du dossier et l’apprécier comme preuve sans violer le droit constitutionnel suisse. En procédant de la sorte, cette autorité n’a pas non plus violé les art. 6 et 8 (art. 6, art. 8) CEDH." (Arrêts du Tribunal fédéral suisse, vol. 109, Ière partie, pp. 246-248)

2. Le pourvoi en nullité

31.  Toujours le 7 septembre 1983, le Tribunal fédéral (cour de cassation pénale) rejeta aussi le pourvoi en nullité. En particulier, il déclara irrecevable le moyen tiré de l’audition, par le tribunal criminel, de l’enregistrement téléphonique: il s’agissait là d’un problème d’administration des preuves qui relevait de la procédure cantonale.

F. La mise en liberté du requérant

32.  Le 6 juillet 1983, M. Schenk sollicita pour raison de santé une suspension de l’exécution de sa peine. Le chef du Département vaudois de la justice, de la police et des affaires militaires la lui ayant refusée le 7 décembre, il introduisit un recours de droit administratif que le Tribunal fédéral rejeta le 21 février 1984.

33.  En août 1983, le requérant fut transféré à l’hôpital gériatrique de Chamblon pour y subir sa peine.

Le 5 décembre 1984, il bénéficia d’une mesure de grâce partielle, octroyée par le Grand Conseil du canton de Vaud et comportant remise de peine, compte tenu en particulier de son état de santé. Il recouvra sa liberté le 8 décembre 1984.

II. LA LÉGISLATION INTERNE APPLICABLE

34.  En matière d’écoutes, le code pénal suisse contient les dispositions suivantes:

Article 179 bis

"Celui qui, sans le consentement de tous les participants, aura écouté à l’aide d’un appareil d’écoute ou enregistré sur un porteur de son une conversation non publique entre d’autres personnes,

celui qui aura tiré profit ou donné connaissance à un tiers d’un fait qu’il savait ou devait présumer être parvenu à sa propre connaissance au moyen d’une infraction visée au premier alinéa,

celui qui aura conservé ou rendu accessible à un tiers un enregistrement qu’il savait ou devait présumer avoir été réalisé au moyen d’une infraction visée au premier alinéa,

sera, sur plainte, puni de l’emprisonnement ou de l’amende."

Article 179 ter

"Celui qui, sans le consentement des autres interlocuteurs, aura enregistré sur un porteur de son une conversation non publique à laquelle il prenait part,

celui qui aura conservé un enregistrement qu’il savait ou devait présumer avoir été réalisé au moyen d’une infraction visée au premier alinéa, ou en aura tiré profit, ou l’aura rendu accessible à un tiers,

sera, sur plainte, puni de l’emprisonnement pour un an au plus ou de l’amende."

Article 179 quinquies

"N’est pas punissable en vertu de l’article 179 bis, 1er alinéa, ni de l’article 179 ter, 1er alinéa:

celui qui aura écouté, au moyen d’un poste téléphonique ou d’une installation accessoire autorisée par l’Entreprise des PTT, ou qui aura enregistré sur un porteur de son, une conversation transmise par une installation téléphonique soumise à la régale des téléphones,

celui qui aura écouté, au moyen d’un poste téléphonique ou d’une installation accessoire appartenant à l’installation principale, ou qui aura enregistré sur un porteur de son, une conversation transmise par une installation non soumise à la régale des téléphones."

Article 179 octies

"N’est pas punissable celui qui, en vertu d’une autorisation expresse de la loi, ordonne des mesures officielles de surveillance de la correspondance postale, téléphonique ou télégraphique de personnes déterminées ou prescrit l’utilisation d’appareils techniques de surveillance (article 179 bis et s.), à condition qu’il demande immédiatement l’approbation du juge compétent.

L’approbation visée au 1er alinéa peut être donnée aux fins de poursuivre ou de prévenir un crime ou un délit dont la gravité ou la particularité justifie l’intervention, ou un acte punissable commis au moyen du téléphone."

35.  Aux termes de son article 5, le code pénal suisse peut trouver à s’appliquer à une infraction commise à l’étranger contre un Suisse:

"Le présent code est applicable à quiconque aura commis à l’étranger un crime ou un délit contre un Suisse, pourvu que l’acte soit réprimé aussi dans l’État où il a été commis, si l’auteur se trouve en Suisse et n’est pas extradé à l’étranger, ou s’il est extradé à la Confédération à raison de cette infraction. La loi étrangère sera toutefois applicable si elle est plus favorable à l’inculpé.

L’auteur ne pourra plus être puni à raison de son acte s’il a subi la peine prononcée contre lui à l’étranger, si cette peine lui a été remise ou si elle est prescrite.

S’il n’a pas subi à l’étranger la peine prononcée contre lui, elle sera exécutée en Suisse; s’il n’a subi à l’étranger qu’une partie de cette peine, le reste sera exécuté en Suisse."

PROCEDURE SUIVIE DEVANT LA COMMISSION

36.  M. Schenk a saisi la Commission le 6 mars 1984 (requête no 10862/84). Il se prétendait victime d’une violation de son droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance, lequel inclut le droit au secret des communications téléphoniques (article 8) (art. 8). Il alléguait en outre la méconnaissance de son droit à un procès équitable, en raison de l’utilisation de l’enregistrement litigieux comme moyen de preuve (article 6 paras. 1 et 3) (art. 6-1, art. 6-3). Enfin, il dénonçait une atteinte au principe de la présomption d’innocence, sa culpabilité n’ayant pas été établie "légalement" (article 6 par. 2) (art. 6-2).

37.  La Commission a statué sur la recevabilité de la requête le 6 mars 1986. Elle a rejeté, pour non-épuisement des voies de recours internes, le grief relatif à l’article 8 (art. 8), qui visait la confection de l’enregistrement: M. Schenk n’avait pas porté plainte contre le ou les auteurs de ce dernier. En revanche, elle a retenu la requête quant à l’utilisation de la cassette, tout en précisant que le problème posé sur le terrain de l’article 6 par. 2 (art. 6-2) relevait en fait de la notion de procès équitable.

Dans son rapport du 14 mai 1987 (article 31) (art. 31), elle arrive, par onze voix contre deux, à la conclusion qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Le texte intégral de son avis et des deux opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt.

CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT

38.  Lors des audiences du 22 mars 1988, le Gouvernement a confirmé les conclusions de son mémoire. Il y invitait la Cour à

"conclure qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention".

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 (art. 6)

A. Article 6 par. 1 (art. 6-1)

39.  M. Schenk allègue en premier lieu que la confection de l’enregistrement de sa conversation téléphonique avec M. Pauty et son utilisation comme moyen de preuve ont enfreint l’article 6 par. 1 (art. 6-1), ainsi rédigé:

"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)."

40.  Selon lui, l’écoute téléphonique fut réalisée à l’instigation de la police suisse. Sans doute la Commission a-t-elle rejeté, pour non-épuisement des voies de recours internes, le grief présenté sur le terrain de l’article 8 (art. 8) quant à la confection de l’enregistrement; néanmoins, le contrôle du caractère équitable du procès imposerait que l’on se fonde sur les faits tels qu’ils se sont passés, surtout quand il s’agit, comme en l’espèce, d’une circonstance déterminante.

La Cour constate que le moyen déclaré irrecevable par la Commission concernait uniquement l’article 8 (art. 8). Elle n’a pas compétence pour l’examiner comme tel (voir, entre autres, l’arrêt Guzzardi du 6 novembre 1980, série A no 39, p. 39, par. 105), mais cela ne l’empêche pas de l’étudier sous l’angle d’une autre disposition pertinente, en l’occurrence l’article 6 par. 1 (art. 6-1).

41.  M. Schenk affirme en outre que l’emploi d’un élément de preuve illégalement obtenu suffit à rendre inéquitable le procès, et que sa condamnation s’appuyait essentiellement sur l’enregistrement. Une "pesée des intérêts" en conflit - l’intérêt public à établir la vérité au sujet d’un crime et l’intérêt privé à préserver le secret d’une conversation téléphonique - lui paraît certes nécessaire, mais d’après lui elle doit avoir lieu avant l’écoute, et non après coup, et jamais hors de la légalité.

Il avance, pour le surplus, deux arguments. D’une part, il déplore que l’inspecteur Messerli n’ait à aucun moment été convoqué à comparaître comme témoin: assurément, la défense ne le cita ni pendant l’instruction ni à l’audience de jugement, mais cette omission s’expliquerait dans le premier cas par l’attente - exaucée - d’un non-lieu (paragraphe 17 ci-dessus), dans le second par le fait que M. Messerli était persuadé de la culpabilité de l’accusé (paragraphe 15 ci-dessus). D’autre part, M. Schenk critique les conditions dans lesquelles eut lieu l’audition de la cassette devant le tribunal criminel de Rolle: selon lui, on aurait dû installer des écouteurs et même prendre des dispositions particulières pour tenir compte de sa surdité.

42.  Le Gouvernement estime nécessaire de distinguer selon que l’autorité a recouru à un procédé illégal pour obtenir ou confectionner un moyen de preuve ultérieurement utilisé par un juge, ou que l’acte illicite émanait d’une personne privée qui a remis ensuite le moyen de preuve à l’autorité. Il ajoute qu’il échet de peser les intérêts en cause et que d’ailleurs l’enregistrement ne constituait pas le seul élément de preuve; il se réfère aux décisions judiciaires rendues en l’espèce.

43.  Le Gouvernement ne conteste pas que l’enregistrement litigieux a été recueilli illégalement. Les juridictions suisses saisies de l’affaire l’auraient elles-mêmes reconnu.

Ainsi, le tribunal criminel de Rolle a constaté que l’enregistrement "n’a[vait] pas été autorisé ou ordonné par l’autorité compétente" (paragraphe 20 ci-dessus).

Selon la cour de cassation pénale du Tribunal cantonal vaudois, "on [pouvait] concéder au recourant que, même en l’absence de toute plainte, l’enregistrement privé du téléphone de Pauty au requérant revêt[ait] en soi le caractère d’une infraction" (paragraphe 28 ci-dessus).

Enfin, d’après le Tribunal fédéral "on [pouvait] admettre que les éléments constitutifs de l’infraction prévue à l’art. 179 CP [étaient] réunis" (paragraphe 30 ci-dessus).

44.  Les trois juridictions ont néanmoins accepté l’enregistrement comme moyen de preuve.

Le tribunal criminel de Rolle a notamment considéré que "de toute manière le contenu de l’enregistrement aurait pu figurer au dossier, soit parce que le Juge d’instruction aurait mis sous surveillance l’appareil de Pauty, soit simplement parce qu’il suffirait d’entendre Pauty comme témoin", et qu’"entrer dans les vues de l’accusé reviendrait à supprimer une bonne partie des preuves des dossiers pénaux" (paragraphe 20 ci-dessus).

La cour de cassation pénale du Tribunal cantonal vaudois a relevé qu’"En lui-même, l’enregistrement contesté ne tomb[ait] pas sous le coup de l’interdiction de la preuve", que "si l’on [voulait] recourir à la balance des intérêts et des droits en présence (...), la violation du domaine privé ne [devait] pas l’emporter sur l’intérêt général à la découverte du coupable d’un crime grave" et que "le moyen utilisé rest[ait] en l’espèce dans les limites du tolérable qu’impose la lutte contre le crime" (paragraphe 28 ci-dessus).

Quant au Tribunal fédéral, il a estimé que "l’intérêt public à ce que la vérité [fût] établie au sujet d’un délit impliquant le meurtre d’une personne l’emport[ait] face à l’intérêt de Schenk au secret d’une conversation téléphonique qui ne port[ait] nullement atteinte à sa sphère intime" (paragraphe 30 ci-dessus).

45.  Aux termes de l’article 19 (art. 19) de la Convention, la Cour a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les États contractants. Spécialement, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention.

46.  Si la Convention garantit en son article 6 (art. 6) le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui dès lors relève au premier chef du droit interne.

La Cour ne saurait donc exclure par principe et in abstracto l’admissibilité d’une preuve recueillie de manière illégale, du genre de celle dont il s’agit. Il lui incombe seulement de rechercher si le procès de M. Schenk a présenté dans l’ensemble un caractère équitable.

47.  Elle constate d’abord, avec la Commission, qu’il n’y a pas eu méconnaissance des droits de la défense.

Le requérant n’ignorait pas que l’enregistrement litigieux se trouvait entaché d’illégalité parce que non ordonné par le juge compétent. Il eut la possibilité, dont il usa, d’en contester l’authenticité et d’en combattre l’emploi, après en avoir au début approuvé l’audition (paragraphe 18 ci-dessus). Que ses efforts en ce sens aient échoué n’y change rien.

En outre, M. Schenk réclama et obtint, dès la phase de l’instruction, une enquête sur M. Pauty (paragraphe 16 ci-dessus).

De surcroît, son avocat aurait pu interroger ce dernier - convoqué comme témoin - pendant les débats devant le tribunal criminel de Rolle (paragraphe 22 ci-dessus).

Enfin, M. Schenk ne fit pas citer comme témoin l’inspecteur Messerli, pourtant chargé de l’enquête et de la commission rogatoire exécutée en France à l’invitation des autorités suisses (paragraphe 12 ci-dessus).

48.  La Cour attache aussi du poids à la circonstance que l’enregistrement téléphonique n’a pas constitué le seul moyen de preuve retenu pour motiver la condamnation. Le tribunal criminel de Rolle refusa d’écarter des débats la cassette car il eût suffi d’ouïr M. Pauty comme témoin sur le contenu de l’enregistrement (paragraphe 20 ci-dessus). Il entendit en outre plusieurs autres témoins, cités d’office - comme Mme Schenk - ou convoqués à la demande de la défense (paragraphe 22 ci-dessus). Il prit soin de préciser, en divers endroits de son jugement, qu’il s’appuyait sur des éléments distincts de l’enregistrement mais corroborant les raisons, tirées de celui-ci, de constater la culpabilité de M. Schenk. Particulièrement significatif à cet égard est le passage suivant:

"Le Tribunal s’est fondé en partie sur l’enregistrement de la conversation téléphonique du 26 juin 1981. (...) Mais il y a en outre tous les autres éléments qui ressortent du dossier: le luxe incroyable de précautions dont l’accusé s’est entouré; le fait que durant des années l’accusé a été contraint de verser une pension à son épouse, alors que les torts de celle-ci, que l’accusé connaissait sans pouvoir les prouver, auraient commandé probablement une appréciation différente de la situation; le fait que la convention sur effets accessoires allait ratifier cette situation; le fait qu’il est totalement invraisemblable de vouloir envoyer un ancien soi-disant légionnaire, sans formation, sans culture, sans envergure, en Haïti, puis en Suisse pour obtenir des renseignements assez anodins et qui de toute manière n’étaient pas d’une utilité évidente dans le cadre du divorce; le fait qu’après l’échec de la mission [H.R.] et de la mission en Haïti - d’où Pauty aurait au moins pu revenir en sachant si Josette Schenk s’était ou non fait construire une maison -, il n’y avait aucun motif d’envoyer en Suisse le dit Pauty, sans aucune relation dans ce pays; le fait que l’accusé a dépensé plus d’une dizaine de milliers de francs suisses pour obtenir, si l’on suit sa version, des renseignements bien anodins; le fait enfin qu’à aucun moment l’accusé n’a fait mine de déposer plainte pour dénonciation calomnieuse." (paragraphe 26 ci-dessus)

Il en ressort clairement que la juridiction pénale prit en considération un ensemble d’éléments de preuve afin de se former une opinion.

49.  En conclusion, l’utilisation de l’enregistrement litigieux comme pièce à conviction n’a pas privé le requérant d’un procès équitable et n’a donc pas enfreint l’article 6 par. 1 (art. 6-1).

B. Article 6 par. 2 (art. 6-2)

50.  M. Schenk allègue aussi que sa culpabilité n’a pas été établie "légalement", en raison de l’emploi d’un enregistrement obtenu illégalement. Il y voit une violation du principe de la présomption d’innocence, garanti par l’article 6 par. 2 (art. 6-2), ainsi libellé:

"Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie."

Le Gouvernement conteste cette affirmation.

Pour la Commission, le grief relève en réalité de la notion de procès équitable. La référence à la disposition en cause résulterait d’une interprétation erronée. A l’audience devant la Cour, le délégué a ajouté qu’en l’occurrence l’accusé avait bénéficié de la présomption d’innocence jusqu’à l’établissement légal de sa culpabilité, les juridictions suisses ayant déclaré le procès parfaitement légal dans son ensemble, malgré l’inobservation d’une "disposition pénale".

51.  Aux yeux de la Cour, le compte rendu des audiences du 9 au 13 août et le texte du jugement du 13 août 1982 (paragraphes 19-23 et 26) ne donnent aucunement à penser que le tribunal criminel de Rolle ait traité M. Schenk en présumé coupable avant de le condamner. La simple présence de la cassette dans le dossier ne saurait suffire à étayer l’allégation du requérant, de sorte que là non plus il n’y a pas eu manquement aux exigences de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 8 (art. 8)

52.  M. Schenk se prétend enfin victime d’une violation de son droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance, lequel inclut le droit au secret des communications téléphoniques. Il invoque l’article 8 (art. 8) de la Convention, ainsi libellé:

"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui."

Selon lui, la Commission n’a déclaré irrecevable que le grief relatif à la confection de l’enregistrement litigieux. En conséquence, il invite la Cour à examiner sous l’angle de l’article 8 (art. 8) l’utilisation de la cassette comme moyen de preuve et à la juger contraire aussi à cette disposition. Il avance les éléments suivants: livraison de la cassette à la police et emploi par celle-ci; remise au juge d’instruction et écoute à laquelle ce dernier procéda; transmission du dossier au procureur général puis au tribunal d’accusation; communication aux avocats par voie postale; possibilité de consultation par de nombreuses personnes, comme les employés du greffe; présence de la cassette dans le dossier du tribunal criminel de Rolle et audition pendant les débats.

Pour sa part, le Gouvernement tient pour clos le débat concernant les griefs fondés sur l’article 8 (art. 8) et se réfère au rapport de la Commission.

53.  La Cour relève que le rejet, pour non-épuisement des voies de recours internes, décidé le 6 mars 1986 concernait uniquement "le grief portant sur la confection de l’enregistrement litigieux" (paragraphe 37 ci-dessus). Dès lors, rien ne l’empêcherait de se pencher sur la question de l’utilisation. Toutefois, il n’y a pas lieu à pareil examen en l’espèce, car le problème se trouve absorbé par celui - déjà traité sous l’angle de l’article 6 (art. 6) - de l’utilisation de la cassette au cours de l’instruction et du procès.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par treize voix contre quatre, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 2 (art. 6-2);

3. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas lieu d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de l’article 8 (art. 8).

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le 12 juillet 1988.

Rolv RYSSDAL

Président

Pour le Greffier

Jonathan L. SHARPE

Chef de division au greffe de la Cour

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 52 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes:

- opinion dissidente commune à MM. Pettiti, Spielmann, De Meyer et Carrillo Salcedo;

- opinion dissidente commune à MM. Pettiti et De Meyer;

- opinion dissidente de M. De Meyer.

R.R.

J.L.S.



OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES PETTITI, SPIELMANN, DE MEYER ET CARRILLO SALCEDO

La majorité de la Cour a considéré que l’article 6 (art. 6) de la Convention ne règle pas "l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui dès lors relève au premier chef du droit interne". Elle a estimé que la Cour ne pouvait "exclure par principe et in abstracto l’admissibilité d’une preuve recueillie d’une manière illégale, du genre de celle dont il s’agit" et devait "seulement (...) rechercher si le procès" avait "présenté dans l’ensemble un caractère équitable"[1].

La Cour a sans doute relativisé la portée de son arrêt en le rattachant au cas litigieux, mais elle ne pouvait, à notre sens, éluder le problème de l’illégalité de la preuve.

A notre plus grand regret, nous ne pouvons nous rallier au point de vue de la majorité, car, à notre avis, le respect de la légalité dans l’administration des preuves n’est pas une exigence abstraite ou formaliste. Au contraire, nous estimons qu’il est d’une importance capitale pour le caractère équitable d’un procès pénal.

Aucune juridiction ne peut, sans desservir une bonne administration de la justice, tenir compte d’une preuve qui a été obtenue, non pas simplement par des moyens déloyaux, mais surtout d’une manière illégale. Si elle le fait, le procès ne peut être équitable au sens de la Convention.

En l’espèce, il n’est pas contesté que "l’enregistrement litigieux a été recueilli illégalement"[2].

Même si les juges qui ont statué sur l’accusation portée contre le requérant se sont, comme le constate l’arrêt, appuyés sur des "éléments distincts de l’enregistrement mais corroborant les raisons, tirées de celui-ci, de constater la culpabilité" de l’intéressé[3], il n’en reste pas moins qu’ils ont "accepté l’enregistrement comme moyen de preuve"[4] et qu’ils ont fondé "en partie"[5] leur décision sur la cassette litigieuse.

Pour ces raisons, nous sommes arrivés à la conclusion que, dans la présente affaire, il y a eu violation du droit au procès équitable, garanti par l’article 6 (art. 6) de la Convention.



OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES PETTITI ET DE MEYER

Il nous semble que la Cour aurait dû considérer les faits aussi bien sous l’angle de l’article 8 (art. 8) de la Convention que sous l’angle de son article 6 (art. 6).

Cela nous aurait sans doute conduit, l’un et l’autre, à constater une violation de chacun de ces articles (art. 8, art. 6).



OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE DE MEYER

A mon avis, les faits constatés dans l’arrêt révélaient, tant en ce qui concerne la confection de l’enregistrement litigieux qu’en ce qui concerne son utilisation en justice, tout autant une violation du droit du requérant au secret de ses communications téléphoniques qu’une violation de son droit à ce que sa cause fût entendue équitablement.

Il est vrai que la requête avait été déclarée irrecevable par la Commission dans la mesure où elle se rapportait à la confection de l’enregistrement.

Mais nous étions saisis de l’"affaire"[6] et, par là même, de "toutes les questions de fait et de droit" qui se posaient au cours de son examen[7].

De plus, la confection et l’utilisation de l’enregistrement litigieux se trouvaient en "relation directe"[8] l’une avec l’autre: elles constituaient un ensemble difficilement dissociable, aussi bien en droit qu’en fait. La confection de l’enregistrement était la condition préalable et nécessaire de son utilisation, tout comme celle-ci était en même temps le but et le "prolongement"[9] de celle-là. L’une et l’autre donnaient lieu à des griefs qui étaient, non seulement "manifestement connexes"[10] et "étroitement liés"[11], mais essentiellement identiques.

Rien ne devait dès lors nous empêcher d’examiner le processus litigieux dans son ensemble. Tout indiquait qu’en chacune de ses deux phases il avait violé chacun des deux droits fondamentaux dont il s’agissait.


[*] Note du greffe: L'affaire porte le n° 8/1987/131/182.  Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes (à la Commission) correspondantes.

[1] par. 46 de l'arrêt.

[2] par. 43 de l'arrêt.

[3] par. 48 de l'arrêt.

[4] par. 44 de l'arrêt.

[5] paras. 26 et 48 de l'arrêt.

[6] Article 45 (art. 45) de la Convention.

[7] Arrêt De Wilde, Ooms et Versyp, 18 juin 1971, série A n° 12, p. 29, par. 49.  Voir aussi les arrêts Handyside, 7 décembre 1976, série A n° 24, p. 20, par. 41, et Klass et autres, 6 septembre 1978, série A n° 28, p. 17, par. 32.

[8] Voir les arrêts Stögmüller, 10 novembre 1969, série A n° 9, p. 41, par. 7, et Matznetter, même date, série A n° 10, p. 31, par. 5.

[9] Voir les arrêts Stögmüller, précité, loc. cit., et Matznetter, précité, p. 32, par. 5, ainsi que les arrêts Weeks, 2 mars 1987, série A n° 114, p. 21, par. 37, et Olsson, 24 mars 1988, série A n° 130, pp. 28-29, par. 56.

[10] Voir les arrêts Delcourt, 17 janvier 1970, série A n° 11, p. 20, par. 40, Winterwerp, 24 octobre 1979, série A n° 33, p. 28, par. 72, Bönisch, 6 mai 1985, série A n° 92, p. 17, par. 37, et James et autres, 21 février 1986, série A n° 98, p. 46, par. 8.

[11] Voir les arrêts Delcourt, précité, loc. cit., et Winterwerp, précité, loc. cit.

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Textes cités dans la décision

  1. Constitution du 4 octobre 1958
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CEDH, Cour (plénière), AFFAIRE SCHENK c. SUISSE, 12 juillet 1988, 10862/84