CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE VERENIGING WEEKBLAD BLUF! c. PAYS-BAS, 9 février 1995, 16616/90

  • Retrait·
  • Sécurité nationale·
  • Information·
  • Saisie·
  • Gouvernement·
  • Commission·
  • Pays-bas·
  • Ingérence·
  • Secret d'état·
  • Diffusion

Chronologie de l’affaire

Commentaires sur cette affaire

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. En savoir plus

Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

COUR (CHAMBRE)

AFFAIRE VERENIGING WEEKBLAD BLUF! c. PAYS-BAS

(Requête no16616/90)

ARRÊT

STRASBOURG

09 février 1995



En l’affaire Vereniging Weekblad Bluf! c. Pays-Bas[1],

La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A[2], en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,

F. Matscher,

C. Russo,

A. Spielmann,

S.K. Martens,

Mme E. Palm,

Sir John Freeland,

MM. D. Gotchev,

K. Jungwiert,

ainsi que de M. H. Petzold, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 août 1994 et 27 janvier 1995,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1.   L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 9 décembre 1993, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 16616/90) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas et dont une association de droit néerlandais, Vereniging Weekblad Bluf!, avait saisi la Commission le 4 mai 1988 en vertu de l’article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration néerlandaise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 10 (art. 10) de la Convention.

2.   En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, la requérante a manifesté le désir de participer à l’instance et a désigné son conseil (article 30), que le président a autorisé à employer la langue néerlandaise (article 27 par. 3).

3.   La chambre à constituer comprenait de plein droit M. S.K. Martens, juge élu de nationalité néerlandaise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 24 janvier 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. F. Matscher, M. C. Russo, M. A. Spielmann, Mme E. Palm, Sir John Freeland, M. D. Gotchev et M. K. Jungwiert, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43).

4.   En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement néerlandais ("le Gouvernement"), l’avocate de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire de la requérante le 17 mai 1994 et celui du Gouvernement le 26. Le 3 août, le secrétaire de la Commission l’a informé que le délégué s’exprimerait à l’audience.

5.   Le 4 juillet 1994, la Commission avait produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l’y avait invitée sur les instructions du président.

6.   Ainsi qu’en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 24 août 1994, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. K. de Vey Mestdagh, ministère des Affaires étrangères,

agent,

Mme M.L.S.H. Groothuisje, ministère de la Justice,

Mme M.J.T.M. Vijgen, ministère de la Justice, conseillers;

- pour la Commission

M. H. Danelius, délégué;

- pour la requérante

Me E. Prakken, avocate, conseil,

M. R.E. de Winter, chargé de cours

à l’université d’Etat de Maastricht, conseiller.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. de Vey Mestdagh, M. Danelius, Me Prakken et M. de Winter.

EN FAIT

I.   LES CIRCONSTANCES DE LA CAUSE

7.   Association ayant son siège à Amsterdam, la requérante publiait à l’époque considérée un hebdomadaire intitulé Bluf!, destiné à des lecteurs de gauche. Ce périodique a depuis lors cessé de paraître.

8.   Au printemps 1987, la rédaction de Bluf! entra en possession d’un rapport trimestriel du service de sécurité intérieure (Binnenlandse Veiligheidsdienst, "le BVD"). Daté de 1981 et classé "confidentiel", ce document visait principalement à informer de ses activités les agents du BVD et d’autres fonctionnaires appelés à accomplir des missions pour lui. Il montrait qu’à l’époque, le BVD s’intéressait, entre autres, au parti communiste néerlandais et au mouvement antinucléaire. Il parlait également du projet de la Ligue arabe d’établir un bureau à La Haye et fournissait des informations sur les activités des services de sécurité polonais, tchécoslovaque et roumain aux Pays-Bas.

La rédaction de Bluf! envisageait de le publier avec un commentaire en tant que supplément à son numéro 267 du 29 avril 1987.

A. La saisie

9.   Le 29 avril 1987, avant l’envoi aux abonnés et la parution de la revue, le directeur du BVD dénonça au procureur de la Reine (Officier van Justitie) le projet de publication dudit rapport et fit valoir que sa distribution était de nature à enfreindre les articles 98a paras. 1 et 3 ainsi que 98c par. 1 du code pénal (Wetboek van Strafrecht - paragraphe 20 ci-dessous). Dans sa lettre, il précisa:

"Bien qu’à mon avis, les différentes contributions prises séparément ne contiennent pas (ou plus) de secrets d’Etat, elles constituent, prises ensemble et lues conjointement, un élément dont la confidentialité est exigée dans l’intérêt de l’Etat ou de ses alliés. Cela tient à ce que la conjonction des faits donne un aperçu, dans les différents secteurs d’intérêt, des informations disponibles, des activités et de la manière d’opérer du BVD."

1. L’instruction judiciaire préparatoire

10.  Le même jour, à la demande du procureur de la Reine, une instruction préparatoire (gerechtelijk vooronderzoek) contre X fut ouverte. Le juge d’instruction (rechter-commissaris) du tribunal d’arrondissement (arrondissementsrechtbank) d’Amsterdam ordonna la perquisition des locaux de la requérante et fit saisir l’ensemble du tirage du numéro 267 de Bluf!, y compris l’annexe. La police aurait omis d’emporter les plaques offset restées sur les presses de l’imprimerie. Trois personnes furent arrêtées mais relâchées le lendemain.

11.  Dans la nuit du 29 avril 1987, le personnel de la requérante, à l’insu des autorités, réussit à réimprimer le numéro saisi. Quelque 2 500 exemplaires en furent vendus le lendemain, jour férié de l’anniversaire de la Reine, dans les rues d’Amsterdam. Les autorités décidèrent de ne pas y mettre un terme de façon à n’occasionner aucun trouble à l’ordre public.

12.  Le 6 mai 1987, le juge d’instruction clôtura l’instruction au motif qu’il ne disposait d’aucun élément pour continuer les recherches. Par une lettre du 2 juin 1987, le procureur de la Reine informa la requérante de l’arrêt des poursuites à l’encontre des trois personnes arrêtées lors de la saisie: pour deux d’entre elles, les preuves réunies s’avéraient insuffisantes; la troisième avait joué un rôle minime.

2. Les plaintes de la requérante

13.  Entre-temps, le 1er mai 1987, en vertu de l’article 552a du code de procédure pénale (Wetboek van Strafvordering - paragraphe 21 ci-dessous), la requérante s’était plainte de la saisie auprès de la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement d’Amsterdam et avait demandé la restitution des exemplaires confisqués, de leurs annexes et des bandes d’expédition afin qu’ils pussent être adressés aux abonnés dans les délais.

Cette requête fut rejetée le même jour pour autant qu’elle concernait les exemplaires du journal avec son supplément. La juridiction considérait que, en raison de leur contenu, il n’était pas "hautement improbable" que le retrait de la circulation du périodique (onttrekking aan het verkeer) fût ordonné dans le cadre de la procédure pénale. En revanche, elle rendit l’encart intitulé "Une contribution au musée historique juif" et les bandes d’expédition.

14.  Par un arrêt du 17 novembre 1987 (Nederlandse Jurisprudentie (NJ) 1988, no 394), la Cour de cassation repoussa les pourvois de l’intéressée et du ministère public contre cette décision. Au sujet du moyen de la requérante déduit de la violation de l’article 7 de la Constitution (paragraphe 19 ci-dessous), elle déclara que le droit garanti par cette disposition trouvait sa limite dans l’expression "sous réserve de la responsabilité de chacun au regard de la loi" et que la saisie des imprimés à diffuser figurait parmi les mesures susceptibles de sauvegarder les intérêts que les articles 98 et 98a du code pénal entendent protéger.

15.  Dans l’intervalle, le 12 mai 1987, la requérante avait déposé une seconde plainte devant la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement d’Amsterdam. Invoquant l’article 10 (art. 10) de la Convention, elle mettait en cause la légalité (rechtmatigheid) de la saisie. A titre subsidiaire, elle demandait la restitution des objets confisqués au motif que, suite à la clôture de l’instruction judiciaire, ladite mesure avait perdu sa justification.

Le 11 janvier 1988, le tribunal la débouta. Il estima qu’il s’agissait d’une plainte identique à celle du 1er mai 1987 et qu’aucun élément nouveau ne justifiait la restitution. S’appuyant sur la communication du ministère public selon laquelle ce dernier introduirait une demande de retrait de la circulation du journal dès l’arrêt de la Cour de cassation sur le pourvoi contre la décision du 1er mai, le tribunal considéra qu’on ne pouvait encore exclure l’adoption de ladite mesure. En conséquence, il rejeta l’argument de la requérante tiré de la décision de ne pas poursuivre (paragraphe 12 ci-dessus).

B. La mesure de retrait de la circulation

16.  Le 25 mars 1988, le procureur de la Reine demanda au tribunal d’arrondissement d’Amsterdam d’ordonner le retrait de la circulation du numéro 267 de Bluf!.

17.  Le 21 juin 1988, le tribunal, se fondant sur les articles 36b et 36c du code pénal (paragraphe 20 ci-dessous), accueillit la requête: les objets saisis visant à commettre le délit défini aux articles 98 et/ou 98a par. 1 joint au par. 3 du code pénal, leur possession non contrôlée heurtait la loi et l’intérêt général; en outre, le maintien de la "sécurité nationale" justifiait ladite mesure au regard de l’article 10 (art. 10) de la Convention.

18.  Par un arrêt du 18 septembre 1989 (NJ 1990, no 94), la Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante.

Selon elle, le tribunal avait clairement établi qu’un délit, visé soit à l’article 98a par. 1 combiné avec le par. 3 soit à l’article 98, avait été commis et il n’était pas tenu d’opérer un choix entre les dispositions indiquées. Les articles 36b par. 1 4o et 36c par. 1 5o trouvaient à s’appliquer alors même que ni la requérante ni aucune autre personne n’avaient eu à répondre de leurs actes dans la procédure pénale. La réimpression et la diffusion du numéro litigieux après la saisie n’y mettaient pas non plus obstacle, puisque le fait de rendre publique l’information, visé à l’article 98, n’avait pas nécessairement pour conséquence que le secret ne devait pas être maintenu. Ensuite, les articles 98 et 98a contenaient des prescriptions légales visées par les articles 7 de la Constitution et 10 (art. 10) de la Convention; la saisie et le retrait de la circulation tendant à sauvegarder les intérêts protégés par les articles 98 et 98a, ils s’inscrivaient dans le cadre des restrictions autorisées au droit à la liberté d’expression. Le tribunal, en se référant à la sécurité nationale, avait clairement montré qu’il s’agissait en l’occurrence de données dont la confidentialité était requise dans l’intérêt de l’Etat. Enfin, la saisie et le retrait de la circulation ne pouvaient être assimilés à la soumission à la condition de l’"autorisation préalable" quand bien même le public ne pouvait prendre connaissance des opinions et idées contenues dans l’imprimé.

II.   LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution

19.  L’article 7 par. 1 de la Constitution dispose:

"Nul n’a besoin d’une autorisation préalable pour exprimer ses opinions ou idées par voie de presse, sous réserve de la responsabilité de chacun au regard de la loi."

B. Le code pénal

20.  Les dispositions pertinentes du code pénal se lisaient ainsi à l’époque:

Article 36b par. 1

"Le retrait de la circulation d’objets saisis peut être prononcé:

1o par le jugement condamnant une personne du chef d’un délit;

(...)

4o par une ordonnance judiciaire distincte à la requête du ministère public."

Article 36c

"Sont susceptibles de retrait de la circulation tous les objets:

(...)

5o qui sont fabriqués pour, ou destinés à, commettre le délit; pour autant qu’ils soient d’une nature telle que leur possession non contrôlée heurte la loi ou l’intérêt général."

Article 98

"1. Quiconque, délibérément, communique ou met à la disposition d’une personne ou d’un organisme non autorisé à en prendre connaissance, toute information dont le secret est requis dans l’intérêt de l’Etat ou de ses alliés, ou bien tout objet dont il est possible d’extraire ladite information, encourt, s’il sait ou doit raisonnablement soupçonner qu’il s’agit d’une telle information, une peine d’emprisonnement d’au maximum six ans ou d’une amende de cinquième catégorie.

2. Encourt la même peine quiconque, délibérément, communique ou met à la disposition d’une personne ou d’un organisme non autorisé à en prendre connaissance, toute information provenant d’un lieu interdit et concernant la sécurité de l’Etat ou de ses alliés, ou bien tout objet dont il est possible d’extraire ladite information, s’il sait ou doit raisonnablement soupçonner qu’il s’agit d’une telle information."

Article 98a

"1. Quiconque divulgue délibérément une information visée à l’article 98 (...) encourt, s’il sait ou doit raisonnablement soupçonner qu’il s’agit d’une telle information, une peine d’emprisonnement d’au maximum quinze ans ou d’une amende de cinquième catégorie.

2. (...)

3. Les actes accomplis pour préparer l’infraction telle que définie aux alinéas précédents sont punissables d’un emprisonnement d’au maximum six ans ou d’une amende de cinquième catégorie."

Article 98c

"1. Encourt une peine d’emprisonnement d’au maximum six ans ou d’une amende de cinquième catégorie:

1o celui qui, sans y avoir été autorisé, prend ou garde en sa possession toute information visée à l’article 98;

(...)"

C. Le code de procédure pénale

21.  Les principales dispositions du code de procédure pénale mentionnées en l’espèce sont les suivantes:

Article 94

"Sont susceptibles d’être saisis tous les objets qui peuvent servir à l’établissement de la vérité ou dont la confiscation ou le retrait de la circulation peuvent être ordonnés."

Article 104 par. 1

"Au cours de l’enquête judiciaire préparatoire, le juge d’instruction est habilité à saisir tous les objets susceptibles de confiscation."

Article 552a par. 1

"Par requête, les intéressés peuvent se plaindre de la saisie, de l’usage fait des objets confisqués, du retard de l’ordre de restitution [desdits objets] (...)"

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

22.  Vereniging Weekblad Bluf! a saisi la Commission le 4 mai 1988. Invoquant l’article 10 (art. 10) de la Convention, elle se plaignait de la saisie et du retrait ultérieur de la circulation du numéro 267 de son périodique Bluf!. De surcroît, elle dénonçait une violation des articles 6 paras. 1, 2 et 3 a) (art. 6-1, art. 6-2, art. 6-3-a) de la Convention et 1 du Protocole no 1 (P1-1) en ce que, suite à la clôture de l’instruction judiciaire, elle n’avait pas eu l’occasion de se défendre contre l’accusation à la base des deux mesures précitées et aurait été privée de sa propriété sans une procédure adéquate.

23.  Le 29 mars 1993, la Commission a retenu la requête (no 16616/90) quant au premier grief et l’a déclarée irrecevable pour le surplus. Dans son rapport du 9 septembre 1993 (article 31) (art. 31), elle conclut, par seize voix contre deux, à une infraction à l’article 10 (art. 10). Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt[3].

CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT

24.  Dans son mémoire, le Gouvernement estime

"que les exigences de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) de la Convention ont été remplies en l’espèce, de sorte qu’il n’est pas question d’infraction à l’article 10 (art. 10) de la Convention".

EN DROIT

I.   SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 10 (art. 10) DE LA CONVENTION

25.  La requérante soutient que la saisie puis le retrait de la circulation du numéro 267 de Bluf! ont violé son droit à la liberté d’expression. Elle invoque l’article 10 (art. 10) de la Convention, ainsi libellé:

"1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article (art. 10) n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire."

26.  Le Gouvernement conteste cette thèse, tandis que la Commission y souscrit en ce qui concerne le retrait de la circulation.

A. Existence d’"ingérences"

27.  La Cour relève que les mesures incriminées s’analysent en des ingérences d’une autorité publique dans l’exercice par la requérante de sa liberté de communiquer des informations et des idées. Aucun des comparants ne le conteste d’ailleurs.

B. Justification des ingérences

28.  De telles ingérences violent l’article 10 (art. 10) sauf si elles étaient "prévues par la loi", tournées vers un but légitime au regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) et "nécessaires, dans une société démocratique", pour l’atteindre.

1. "Prévues par la loi"

29.  Le Gouvernement estime que la saisie trouve son fondement dans les articles 94 et 104 du code de procédure pénale (paragraphe 21 ci-dessus) et le retrait de la circulation dans les articles 36b par. 1 4o et 36c 5o du code pénal (paragraphe 20 ci-dessus). En effet, le numéro 267 de Bluf! communiquait des informations dont le secret s’imposait dans l’intérêt de l’Etat, infraction visée aux articles 98 et 98a du code pénal (paragraphe 20 ci-dessus).

30.  D’après la requérante, la saisie et le retrait de la circulation d’un imprimé, tel le présent hebdomadaire, ne sont conformes au principe fondamental de la prééminence du droit contenu dans la notion "prévues par la loi" que s’ils s’inscrivent dans le cadre d’une procédure pénale. Vu l’importance du droit à la liberté d’expression, seule pareille procédure offrirait des garanties suffisantes. Or, en l’espèce, cette condition n’aurait pas été remplie, de sorte que le ministère public obtint la saisie et le retrait sans avoir dû prouver contradictoirement qu’il s’agissait d’informations dont le secret était requis.

En outre, les procédures suivies auraient méconnu le droit néerlandais du fait, entre autres, que la culpabilité de l’intéressé n’aurait jamais été établie et que l’article 7 de la Constitution interdirait les mesures préventives en matière de publication. Enfin, la saisie et le retrait ne constitueraient pas des sanctions au sens du paragraphe 2 de l’article 10 (art. 10-2), mais des mesures d’opportunité.

31.  La Commission juge suffisante la circonstance que les mesures litigieuses s’appuyaient sur les articles 98a et 98c du code pénal.

32.  La Cour ne saurait accepter l’argument selon lequel l’article 10 (art. 10) s’opposerait à une saisie et à un retrait de la circulation d’un imprimé décidés en dehors d’une instance pénale. Il doit être loisible aux autorités nationales de prendre de telles mesures dans le seul but de prévenir la divulgation punissable d’un secret sans pour autant poursuivre pénalement l’auteur de celle-ci, pourvu que le droit national offre à l’intéressé des garanties de procédure suffisantes. Or le droit néerlandais remplit cette condition en lui permettant de se plaindre aussi bien d’une saisie que d’un retrait de la circulation (paragraphe 21 ci-dessus), possibilités que la requérante a utilisées.

Quant à la deuxième allégation de la requérante, la Cour rappelle qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, entre autres, l’arrêt Chorherr c. Autriche du 25 août 1993, série A no 266-B, p. 36, par. 25). En l’occurrence, la Cour de cassation a, par deux fois (paragraphes 14 et 18 ci-dessus), examiné puis rejeté les arguments de la requérante. Pour sa part, la Cour européenne n’aperçoit aucun motif de considérer que le droit néerlandais n’a pas été correctement appliqué.

En conclusion, les ingérences étaient "prévues par la loi".

2. "But légitime"

33.  La requérante concède qu’au moment de la saisie, l’interdiction de la publication du rapport trimestriel aurait peut-être pu en théorie servir le but de la "sécurité nationale". Elle affirme en revanche que dès la diffusion de la réimpression du numéro 267, il n’en allait pas de même puisque plus aucun secret n’existait.

34.  D’après le Gouvernement, les personnes et les groupes représentant une menace pour la sécurité nationale pouvaient savoir, à la lecture de ce document, si et dans quelle mesure le BVD était au courant de leurs activités subversives. La manière dont l’information était présentée pouvait aussi les renseigner sur les méthodes et activités des services secrets. Ils avaient donc la possibilité d’utiliser ces renseignements au détriment de la sécurité nationale.

35.  La Cour reconnaît que le bon fonctionnement d’une société démocratique fondée sur la primauté du droit peut exiger des institutions comme le BVD qui, pour être efficace, doit opérer en secret et recevoir la protection nécessaire. Un Etat peut ainsi se protéger des agissements des individus et des groupes qui tentent de porter atteinte aux valeurs essentielles d’une société démocratique.

36.  Eu égard aux circonstances particulières de l’affaire et aux termes mêmes des décisions des juridictions compétentes, les ingérences visaient sans contredit la protection de la sécurité nationale, but légitime au regard de l’article 10 par. 2 (art. 10-2).

3. "Nécessaires dans une société démocratique"

37.  Selon la requérante, les mesures de saisie et de retrait destinées à éviter la distribution du numéro 267 de Bluf! n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique à la protection de la sécurité nationale, le rapport, vieux de six ans, ayant été affecté, à sa parution en 1981, du taux de confidentialité le plus bas. En outre, elles auraient perdu leur pertinence à la suite de la diffusion de la réimpression dudit numéro puisque le secret des informations avait été éventé. En s’abstenant d’intervenir, l’Etat aurait reconnu que leur confidentialité ne revêtait pas une importance primordiale. En tout cas, on ne saurait faire abstraction de l’intention évidente de la requérante d’apporter, par cette publication, sa contribution au débat public alors en cours aux Pays-Bas sur les activités du BVD.

38.  Le Gouvernement soutient que la saisie obéissant aux exigences de l’article 10 par. 2 (art. 10-2), il en allait de même de sa prolongation et du retrait ultérieur puisqu’ils visaient à ne pas laisser tomber le rapport entre les mains de personnes non autorisées. Les informations en question auraient dû rester confidentielles. Il appartiendrait à l’Etat de décider de la nécessité d’imposer et de maintenir pareil secret. L’Etat serait aussi le mieux placé pour apprécier l’éventuelle utilisation des renseignements par des éléments subversifs au détriment de la sécurité nationale. Dans cette optique, il devrait bénéficier d’une large marge d’appréciation.

Les autorités néerlandaises se seraient abstenues d’empêcher la distribution de la réimpression uniquement de peur de troubler gravement l’ordre public vu la foule immense présente dans les rues d’Amsterdam le 30 avril 1987, jour de l’anniversaire de la Reine. Le retrait de la circulation serait demeuré effectif après cette date, car la diffusion n’aurait été que locale et modeste. Le chiffre de 2 500 exemplaires vendus, avancé par la requérante, serait exagéré. Par ailleurs, considérer que les mesures n’étaient plus efficaces à la suite de la diffusion du périodique aboutirait à accepter que "le crime paye".

Enfin, la présente affaire différerait des affaires Weber c. Suisse (arrêt du 22 mai 1990, série A no 177, p. 23, par. 51), Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2) (arrêt du 26 novembre 1991, série A no 217, p. 30, par. 54) et Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande (arrêt du 29 octobre 1992, série A no 246-A, p. 31, par. 76). Contrairement à la première, les autorités néerlandaises avaient engagé des poursuites pour éviter la publication incriminée et, contrairement aux deux autres, les informations contenues dans le rapport ne pouvaient être obtenues par d’autres moyens.

39.  Au vu de ces arguments, il y a lieu de rechercher s’il existait des raisons suffisantes au titre de la Convention pour justifier les mesures de saisie et de retrait.

40.  En raison de la nature des tâches confiées au service de la sécurité intérieure, dont personne ne conteste l’utilité, la Cour, comme la Commission, reconnaît qu’une telle institution doit jouir d’un haut degré de protection lorsqu’il y va de la divulgation des informations concernant ses activités.

41.  Néanmoins, on peut se demander si celles que contenait le rapport revêtaient un caractère suffisamment délicat pour justifier qu’on en empêchât la diffusion. Le document en question datait de six ans au moment de la saisie. Ensuite, il était de nature assez générale, le chef du service de sécurité ayant lui-même admis qu’en 1987 les informations litigieuses, prises séparément, n’étaient plus des secrets d’Etat (paragraphe 9 ci-dessus). Enfin, il portait la simple mention "confidentiel", ce qui représente un degré peu important de secret. Il s’agissait en fait d’un document destiné aux agents du BVD et d’autres fonctionnaires appelés à accomplir des missions pour lui (paragraphe 8 ci-dessus).

42.  A l’instar de la Commission, la Cour n’estime pas devoir trancher la question de savoir si la saisie opérée le 29 avril 1987, considérée isolément, pouvait passer pour "nécessaire".

43.  Le retrait, lui, doit être examiné à la lumière de l’ensemble des événements. Après la saisie du journal, les éditeurs ont réimprimé un nombre important d’exemplaires et les ont vendus dans les rues d’Amsterdam où il y avait beaucoup d’affluence (paragraphes 11 et 38 ci-dessus).

En conséquence, lors du retrait, les informations en question avaient déjà fait l’objet d’une large diffusion. Certes, le nombre de 2 500 exemplaires avancé par la requérante est contesté par le Gouvernement. Néanmoins, la Cour n’aperçoit pas de raisons de douter que, dans tous les cas, un nombre important en a été vendu et que le rapport du BVD a été largement divulgué.

44.  A ce dernier égard, la Cour rappelle avoir déjà conclu à l’absence de nécessité d’empêcher la divulgation de certaines informations dès lors qu’elles avaient déjà été rendues publiques (arrêt Weber précité, pp. 22-23, par. 49) ou avaient perdu leur caractère confidentiel (arrêts Observer et Guardian c. Royaume-Uni du 26 novembre 1991, série A no 216, pp. 33-35, paras. 66-70, et Sunday Times (no 2) précité, pp. 30-31, paras. 52-56).

45.  Certes, en l’espèce, une différence existe dans le degré de publicité. Toutefois, les informations en question ont été rendues accessibles à un grand nombre de personnes qui ont pu à leur tour les communiquer à d’autres. En outre, les événements ont été commentés par les médias. Dès lors, la protection de l’information en tant que secret d’Etat ne se justifiait plus et le retrait de la circulation du numéro 267 de Bluf! n’apparaissait plus nécessaire pour atteindre le but légitime poursuivi. Il aurait été cependant parfaitement possible de poursuivre les auteurs du délit.

46.  Bref, faute de nécessité dans une société démocratique, il y a eu violation de l’article 10 (art. 10).

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION

47.  Selon l’article 50 (art. 50) de la Convention,

"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."

48.  Les prétentions formulées par la requérante visent uniquement le remboursement des frais et dépens afférents aux instances suivies devant les juridictions nationales puis les organes de la Convention. Déduction faite des montants reçus au titre de l’assistance judiciaire aux Pays-Bas et devant la Commission, elles s’élèvent à 77 773 florins, plus 13 052 florins de taxe sur la valeur ajoutée (TVA).

49.  Le Gouvernement souligne que la requérante a bénéficié de l’aide judiciaire tant sur le plan interne que devant les organes de la Convention. Estimant que seuls les dépens et honoraires devant lesdits organes pourraient entrer en ligne de compte, il note le caractère très élévé de leur montant.

50.  Quant au délégué de la Commission, il ne se prononce pas.

51.  Eu égard à sa jurisprudence en la matière et à la somme qu’elle a versée par la voie de l’assistance judiciaire, la Cour fixe en équité à 60 000 florins le montant à payer pour frais et dépens, TVA comprise.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,

1.   Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention;

2.   Dit que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, 60 000 (soixante mille) florins pour frais et dépens;

3.   Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 9 février 1995.

Rolv RYSSDAL

Président

Herbert PETZOLD

Greffier


[1] L'affaire porte le n° 44/1993/439/518.  Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

[2] Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9).  Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.

[3] Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 306-A de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.

Chercher les extraits similaires
highlight
Chercher les extraits similaires
Extraits les plus copiés
Chercher les extraits similaires
Collez ici un lien vers une page Doctrine
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE VERENIGING WEEKBLAD BLUF! c. PAYS-BAS, 9 février 1995, 16616/90