CEDH, Cour (première section), AFFAIRE DE DIEGO NAFRIA c. ESPAGNE, 14 mars 2002, 46833/99

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Chronologie de l’affaire

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CEDH · 1er mars 2017

 

CEDH · 14 mars 2002

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Première Section), 14 mars 2002, n° 46833/99
Numéro(s) : 46833/99
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Arrêt Barfod c. Danemark du 22 février 1989, série A n° 149, p. 12, § 28
Arrêt De Haes et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 236, § 48
Arrêt Fuentes Bobo c. Espagne du 29 février 2000, n° 39293/98, §§ 43, 44, 48 Arrêt Janowski c. Pologne [GC], n° 25716/94, § 30, CEDH 1999-I
Arrêt Fuentes Bobo c. Espagne du 29 février 2000, n° 39293/98, §§ 43, 44, 48 Arrêt Janowski c. Pologne [GC], n° 25716/94, § 30, CEDH 1999-I
Arrêt Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A n° 298, p. 23, § 31
Arrêt Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], n° 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII
Arrêt Schöpfer c. Suisse du 20 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1053-1054, § 33
Arrêt Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, série A n° 323, p. 26, § 53
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusion : Non-violation de l'art. 10
Identifiant HUDOC : 001-64881
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2002:0314JUD004683399
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Sur les parties

Texte intégral

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE DE DIEGO NAFRIA c. ESPAGNE

(Requête n° 46833/99)

ARRÊT

STRASBOURG

14 mars 2002

DÉFINITIF

04/09/2002

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire de Diego Nafría c. Espagne,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

MmesE. Palm, présidente,
W. Thomassen,
MM.A. Pastor Ridruejo,
Gaukur Jörundsson,
C. Bîrsan,
J. Casadevall,
B. Zupančič, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 13 novembre 2001 et 21 février 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 46833/99) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant de cet Etat, Mariano de Diego Nafría (« le requérant »), a saisi la Cour le 27 janvier 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté devant la Cour par Me Enrique Lillo Pérez, avocat au barreau de Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Javier Borrego Borrego, chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.

3.  Le requérant alléguait que son licenciement en tant qu’employé de la Banque d’Espagne en raison du contenu d’une lettre qu’il envoya au sous-directeur général de la Banque d’Espagne emportait violation de son droit à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 de la Convention. Il se plaignait également que sa cause n’avait pas été entendue équitablement et invoquait les articles 6 §§ 1 et 2 et 13 de la Convention. Il dénonçait aussi une violation de l’article 14 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1.

4.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

5.  Par une décision partielle sur la recevabilité du 14 mars 2000, la chambre a décidé de porter à la connaissance du gouvernement défendeur, en application de l’article 54 § 3 b) du règlement de la Cour, le grief du requérant concernant l’atteinte alléguée à son droit à la liberté d’expression (article 10 de la Convention) et a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.

6.  Par une décision finale sur la recevabilité du 14 décembre 2000, la chambre a déclaré recevable le grief du requérant tiré de l’article 10 de la Convention.

7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

8.  Le 3 juillet 2001, la chambre a décidé, conformément à l’article 59 § 2 du règlement, d’inviter les parties à lui présenter oralement, au cours d’une audience, leurs observations sur le bien-fondé du grief déclaré recevable.

9.  Le 1er novembre 2001, la Cour a recomposé ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a cependant continué à être examinée par la chambre de l’ancienne première section qui l’avait déclarée recevable.

10.  Ainsi qu’en avait décidé la chambre, une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 13 novembre 2001 (article 59 § 2 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
M.Javier Borrego Borrego, chef du service juridique
des droits de l’homme au ministère de la Justice,agent ;

–  pour le requérant
MeE. Lillo Pérez, avocat au barreau de Madrid,conseil.

Le requérant était aussi présent à l’audience.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Borrego Borrego et Me Lillo Pérez.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

11.  Le requérant, ressortissant espagnol, est né en 1943 et réside à Madrid.

12.  Le 2 février 1981, le requérant entra comme fonctionnaire de la Banque d’Espagne en qualité d’inspecteur des établissements de crédit et d’épargne. Le 8 juillet 1986, la Banque d’Espagne accepta sa demande de mise en disponibilité volontaire.

1.  Procédure de sanction diligentée par la Banque d’Espagne à  l’encontre du requérant pour ses activités dans un établissement de crédit privé

13.  Après son départ de la Banque d’Espagne, le requérant occupa divers postes de cadre dirigeant dans plusieurs établissements de crédit privés. En particulier, il fut désigné conseiller d’une société hypothécaire privée, IGS.M.H., poste qu’il occupa jusqu’en 1993.

14.  Au terme d’une procédure de contrôle diligentée par la Banque d’Espagne contre l’établissement de crédit IGS.M.H., le Conseil des Ministres, par une décision du 22 décembre 1993, retira l’agrément administratif à cet établissement et sanctionna les membres de son organe exécutif, parmi lesquels figurait le requérant. Ce dernier se vit infliger la sanction d’interdiction pendant deux ans d’occuper des fonctions d’administration ou de direction dans tout établissement de crédit, et condamner au paiement d’une amende d’un million de pesetas pour infractions graves ou très graves à la législation bancaire.

15.  Le 16 février 1994, le requérant réintégra son poste au sein de la Banque d’Espagne.

16.  L’intéressé introduisit devant le Tribunal suprême deux recours contre la décision du 22 décembre 1993, le premier en invoquant la loi de 1978 sur la protection des droits fondamentaux de la personne et, le deuxième sous forme d’un recours contentieux-administratif. Par un arrêt du 10 janvier 1997, le Tribunal suprême, estimant que les droits de la défense du requérant n’avaient pas été respectés dans la phase administrative au motif que les notifications de la procédure avaient été faites au siège de la société de crédit et non au domicile du requérant, déclara nulle la décision du 22 décembre 1993 et ordonna le remboursement de l’amende payée par le requérant. Par un deuxième arrêt du 8 juillet 1997, le Tribunal suprême confirma son arrêt antérieur en y ajoutant l’obligation pour l’administration de verser au requérant les intérêts légaux correspondant à l’amende.

17.  Par une décision du 11 mars 1997, la Banque d’Espagne, compte tenu de l’arrêt du Tribunal suprême du 10 janvier 1997 et, vu que les faits reprochés au requérant n’étaient pas prescrits, engagea une nouvelle procédure de sanction à l’encontre de celui-ci. Au terme de cette procédure, le ministère de l’Économie et des Finances prononça à l’encontre du requérant, le 19 février 1998, une mesure d’interdiction pendant deux ans d’occuper des fonctions d’administration et de gestion dans tout organe de crédit, et infligea à l’intéressé une amende d’un million de pesetas. Le requérant attaqua cette nouvelle procédure par deux recours devant l’Audiencia Nacional. Par deux arrêts des 6 octobre 2000 et 7 février 2001, celle-ci rejeta les recours pour défaut de fondement.

2.  Licenciement du requérant par la Banque d’Espagne en tant qu’employé de la Banque d’Espagne

18.  Le 27 février 1997, le requérant adressa à E.H.E., sous-directeur général de la Banque d’Espagne, chef du bureau de l’Inspection des services, la lettre suivante :

« Monsieur le Sous-directeur,

D’après l’organigramme de la Banque d’Espagne, l’une des fonctions essentielles du bureau de l’Inspection des services que vous dirigez consiste à surveiller et contrôler l’exécution des lois en vigueur, des règlements et des dispositions prises autant dans les bureaux du centre que dans les succursales.

Dans le cadre de mes fonctions et, partant, de ma responsabilité, je soussigné, Mariano de Diego Nafría, ayant la carte nationale d’identité n° 16.771.673, Inspecteur des établissements de crédit et d’épargne de la Banque d’Espagne, porte à votre connaissance, à tous effets légaux et réglementaires, et ce, même de manière très succincte, les faits et circonstances que je décris ci-après.

Le 22 décembre 1993, le Conseil des Ministres m’a condamné, alors que j’étais totalement innocent, à deux ans d’interdiction d’occuper des fonctions d’administration ou de direction dans tout établissement de crédit et au paiement d’une amende d’un million de pesetas. Il s’agissait là de l’acte final d’une procédure que la Banque d’Espagne a  « instruite » pendant sept mois au mépris de « tout » le système juridique espagnol.

J’énumère quelques-unes des gravissimes irrégularités commises :

a)  J’ai été privé de toute possibilité de défense (violation flagrante de l’article 24 de la Constitution espagnole) puisque la première information que j’aie eue de cette affaire, m’a été donnée par les médias le 24 décembre 1993, une fois que l’accord du Conseil des Ministres fut publié au Journal Officiel du 23 décembre 1993.

b)  Le Secrétariat général de la Banque d’Espagne (...) dissimula aux services juridiques des pièces fondamentales.

c)  La Direction générale de l’Inspection dissimula aux services juridiques des pièces me concernant et faisant état de mon innocence.

d)  L’acte de l’Inspection (...) contient des affirmations fausses en ce qui me concerne.

e)  Les services juridiques (...) présentent à titre de fondements juridiques un tape-à-l’œil argumentaire prétentieux qui ne repose sur rien.

f)  Le chef des services juridiques présente au sous-gouverneur un mémoire (...) renfermant de graves mensonges.

Au bout du compte, et après le dommage infini causé à moi-même et à ma famille, j’ai réintégré la Banque d’Espagne le 16 février 1994 : j’ai alors été soumis pendant vingt mois à un traitement vexatoire, dégradant, inhumain et humiliant, au mépris, une fois encore, de mes droits fondamentaux protégés par la Constitution espagnole.

Des personnes de haut rang de la Banque d’Espagne ne remplissent pas leurs obligations et mentent dans des documents publics, alors que je continue de faire l’objet de discriminations et de décisions arbitraires et prévaricatrices.

En conséquence de quoi :

1.  J’ai introduit deux recours auprès du Tribunal suprême (un recours ordinaire et un autre en protection des droits fondamentaux). Le premier se trouve en attente des délibérations et de l’arrêt. Le deuxième a fait l’objet d’un arrêt très récent dont le contenu est le suivant :

« Jugeons : que nous devons faire droit au recours contentieux-administratif (...) introduit en vertu de la loi 62/1978 par le représentant de M. Mariano de Diego García contre les sanctions qui ont été infligées à celui-ci par décision du Conseil des Ministres du 22 décembre 1993 (...), sanctions que nous déclarons nulles de plein droit pour avoir violé l’article 24.1 de la Constitution, et condamnons l’administration générale de l’Etat au remboursement de l’amende d’un million de pesetas dans le cas où elle aurait été payée par l’intéressé. (...) »

2.  Un recours contre la Banque d’Espagne pour violation, une fois de plus, de mes droits fondamentaux (...) est en cours d’instruction auprès de la chambre sociale du Tribunal supérieur de justice de Madrid.

3.  Mes avocats étudient en ce moment la possibilité d’introduire diverses actions contre plusieurs personnes de la Banque d’Espagne.

4.  J’ai déposé une plainte auprès de l’ordre des avocats de Madrid (...) pour qu’une procédure disciplinaire (et j’espère que la sanction prononcée sera la radiation du barreau) soit ouverte à l’encontre de (suit une liste de cinq noms).

5.  J’ai introduit devant le Défenseur du Peuple (ombudsman) une plainte qui a été déclarée recevable le 28 janvier 1997.

« Par la présente lettre je porte également à votre connaissance la conduite, gravement irrégulière selon moi, de, au moins (suit une liste de noms, notamment de dirigeants de la Banque d’Espagne, à commencer par son Gouverneur). 

Monsieur H.E., en raison de votre responsabilité, de votre probité et de votre droiture, j’attends de vous que vous éclaircissiez les faits et les conséquences qui découleraient, pour des personnes honnêtes et des institutions honorables, d’une connaissance responsable et exigeante de la vérité. »

19.  Le requérant envoya copie de sa lettre à deux collègues de la Banque d’Espagne. Une copie manuscrite de cette lettre fut apposée au tableau d’affichage de son lieu de travail.

20.  Le 11 mars 1997, le Gouverneur de la Banque d’Espagne adressa au requérant une lettre de licenciement libellée en ces termes :

« (...) Je vous communique la décision de cet établissement de se passer de vos services. Cette décision est motivée par les faits suivants :

1.  Votre lettre du 27 février 1997, adressée à M. E.H.E., sous-directeur général de cet établissement (...). Dans cette lettre sont énoncées des affirmations relatives aux actes accomplis par divers départements et services de cet établissement dans la procédure ouverte contre l’IGS de Mercado Hipotecario S.C.H. S.A., dont la teneur est la suivante en ce qui vous concerne : (liste des affirmations émises par le requérant dans sa lettre aux points b) à f), relatives aux irrégularités commises par divers services de la Banque). »

21.  La lettre de licenciement poursuivait ainsi :

« (...)

c)  Vous qualifiez de « gravement irrégulières » les conduites de MM. (suit une liste de noms avec, en premier lieu, le nom du Gouverneur de la Banque d’Espagne). »

2.  Avoir distribué, moyennant photocopies, la lettre en question surs les lieux de travail de cet établissement, à Alcalá, 50 et 522, les 3 et 5 mars (...) lui donnant ainsi une énorme diffusion et portant atteinte au nom et à l’image tant de l’Institution que des personnes auxquelles il y est fait allusion.

Considérant que de tels agissements impliquent un manquement grave et coupable aux obligations contractuelles, cet établissement a décidé de vous licencier, dans l’exercice des droits conférés par l’article 54.2 c) et d) du Statut des Travailleurs, avec effet au jour de la date de la présente lettre. (...)

Le Gouverneur. »

22.  Le 20 mars 1997, le président du Comité national d’entreprise de la Banque d’Espagne adressa une lettre au Gouverneur de la Banque centrale en faisant observer que le requérant avait agi dans le cadre de ses obligations réglementaires d’informer l’Inspection des services des faits qui, de son avis, violaient ses droits en tant que travailleur, et supposaient un fonctionnement anormal de personnes et de services de la Banque centrale. Il exprima sa surprise devant une sanction aussi radicale prise dans une affaire sans aucune répercussion publique, et demanda au Gouverneur de laisser sans effet la décision de licenciement et d’ouvrir une procédure disciplinaire à l’encontre du requérant.

23.  Le requérant attaqua la décision de licenciement devant le tribunal social n° 16 de Madrid en alléguant notamment la violation des articles 14 (principe de non-discrimination) et 20 (droit à la liberté d’expression) de la Constitution. Par un jugement contradictoire rendu le 31 juillet 1997, le tribunal social n° 16 de Madrid annula la décision de licenciement du requérant, estimant que le droit à la liberté d’expression et d’information du requérant avait été méconnu. Sous l’angle de l’article 20 de la Constitution, le tribunal estima notamment que :

« (...) Dans sa lettre du 27 février 1997 rédigée par lui, le requérant impute une série d’actes à ses supérieurs. Il ne les accuse toutefois à aucun moment d’un délit, mais au contraire, il fait allusion aux irrégularités commises, d’ordre administratif, pouvant revêtir une indiscutable importance, sans évoquer d’infractions pénales qui soient visées par le code pénal, telles que faux en documents (...), tous les faits dénoncés se rapportant à sa propre défense. En conséquence, même si les allégations du requérant contenues dans sa lettre du 27 février 1997 revêtent une importance indiscutable, on ne peut considérer qu’elles renferment des accusations de faits délictueux. Cela est primordial dès lors que, selon la jurisprudence citée (du Tribunal constitutionnel), le droit de tout citoyen à exercer le droit garanti par l’article 20 de la Constitution espagnole comprend les affirmations pouvant s’avérer dérangeantes, pour autant qu’elles n’enfreignent pas le droit fondamental qui en constitue la limite, à savoir le droit à l’honneur. Ce droit sera violé, selon la jurisprudence du Tribunal constitutionnel (...) lorsque les imputations émises se réfèrent à des agissements délictueux. En outre, il convient d’accorder une plus grande importance aux circonstances dans lesquelles a eu lieu l’envoi de la lettre du requérant. Ainsi, le requérant a été sanctionné et a fait l’objet d’une différence de traitement dans l’attribution d’un travail effectif (...) de sorte qu’en envoyant la lettre à son supérieur, il n’a fait que se défendre des reproches qui lui étaient adressés.

(...)

En conséquence, on ne saurait considérer que le contenu de la lettre adressée à E.H.E., sous-directeur général de la Banque d’Espagne, ait dépassé les limites de l’exercice d’un droit fondamental.

(...) Quant au fait d’avoir rendu public le contenu de la lettre parmi les travailleurs (...) certes le requérant a remis la lettre personnellement à plusieurs de ses collègues, et l’a aussi déposée au registre. Toutefois, il n’est pas démontré, qu’il ait, en plus, déposé les photocopies dans les différents lieux de travail. (...) Il est indiscutable que la conduite de l’intéressé pourrait nuire à l’image de l’entreprise, mais il est également vrai que la diffusion s’est limitée à l’entreprise, sans qu’il soit prouvé que le requérant ait accompli quelque acte que ce soit tendant à rendre sa lettre publique. (...) En conséquence, on ne peut estimer que le requérant a exercé son droit prévu à l’article 20 de la Constitution espagnole au-delà des limites qui circonscrivent ce droit, de sorte que la résiliation du contrat de travail (...) doit être tenue pour avoir enfreint un droit fondamental, entraînant ainsi la nullité du licenciement. (...) »

24.  La Banque d’Espagne interjeta appel de ce jugement devant le Tribunal supérieur de justice de Madrid. Par un arrêt contradictoire du 14 juillet 1998, le tribunal infirma le jugement entrepris et estima le licenciement conforme aux droits fondamentaux invoqués par le requérant et, en particulier, à l’article 20 de la Constitution, notamment aux motifs suivants :

« (...) le requérant consigna le 27 février 1997, par le biais du registre général de la Banque d’Espagne, une lettre adressée à E.H.E., sous-directeur général, chef du bureau de l’Inspection des services. Copie de cette lettre avec la mention manuscrite « A tous les collègues de la Banque d’Espagne » fut apposée dans les locaux de la banque, 522 rue Alcalá, sur le tableau d’affichage destiné à l’information des syndicats (...) sans qu’il soit démontré que le requérant en ait réalisé la distribution. Quant au contenu de la lettre, il convient de souligner qu’une première partie porte sur la procédure ouverte à l’encontre du requérant et qui, administrativement, donna lieu à la décision du Conseil des Ministres du 22 décembre 1993 et, qu’une autre partie ou un autre aspect, sont étrangers à l’instruction de ladite procédure ou dépourvus de connexion avec elle.

(...) s’agissant (...) du traitement vexatoire et humiliant dont il dit avoir été victime de la part de la banque, en violation de tous les droits fondamentaux, le manquement à leurs obligations dont il taxe des personnes importantes de la banque, ainsi que les mensonges dans des documents publics, décisions arbitraires et prévarications, l’espoir [exprimé par lui] que des personnes citées par lui soient radiées de l’ordre des avocats et les conduites gravement irrégulières qu’il attribue à dix-sept personnes de la banque, parmi lesquelles les dirigeants, ces termes constituent des opinions clairement offensantes et infamantes, car invitant à soupçonner que la façon d’agir de la banque en tant qu’entreprise et de ses dirigeants est contraire aux normes, et portant atteinte et discrédit à ces derniers (...) Les propos figurant dans la lettre ne constituent pas une réaction instantanée et inattendue, ce qui est le propre des excès oraux, mais furent précédés de sérénité et discernement, quant au fond et à la forme (...) Le fait que la lettre n’ait pas été diffusée à l’extérieur n’enlève rien à la gravité de l’atteinte à l’image de l’entreprise en son sein même (...) Il faut dès lors conclure que le requérant a outrepassé le droit à la liberté d’expression en portant atteinte à l’honorabilité de l’entreprise et de ses employés (...) »

25.  Le requérant forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel contre cet arrêt en invoquant les articles 20 (droit à la liberté d’expression et d’information) et 24 (droit à un procès équitable) de la Constitution. Par une décision du 30 novembre 1998, la haute juridiction, reprenant pour l’essentiel les motifs du Tribunal supérieur de justice de Madrid, rejeta le recours pour défaut de fondement.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

26.  Les dispositions pertinentes du Statut des Travailleurs sont ainsi libellées :

Article 54

« Licenciement disciplinaire. – 1. L’employeur peut décider de mettre fin au contrat de travail, par un licenciement du travailleur pour manquement grave et coupable à ses obligations.

(...)

2.  Seront considérées comme manquements au  contrat :

(...)

c)  Les offenses orales ou atteintes physiques à l’employeur ou aux personnes travaillant dans l’entreprise ou aux membres de leurs familles vivant avec eux.

d)  La violation de la bonne foi contractuelle, ainsi que l’abus de confiance dans la réalisation du travail. »

Article 55

« Forme et effets du licenciement disciplinaire.

(...)

7.  Le licenciement justifié entraînera l’extinction du contrat sans droit à indemnisation (...) »

27.  En outre, l’article 20 de la Constitution entre en ligne de compte dans la présente affaire :

Article 20

« 1.  Son reconnus et protégés les droits :

a)  à exprimer et diffuser librement les pensées, idées et opinions oralement, par écrit ou par tout autre moyen de reproduction ;

(...)

d)  à communiquer et recevoir librement des informations véridiques par tous les moyens de diffusion. (...)

2.  L’exercice de ces droits ne peut être restreint par aucune censure préalable.

(...)

4.  Ces libertés trouvent leur limite dans le respect des droits reconnus dans le préssent Titre, dans les dispositions des lois d’application et particulièrement dans le droit à l’honneur, à la vie privée, à son image et à la protection de la jeunesse et de l’enfance. »

28.  L’article 171 de la convention collective de la Banque d’Espagne se lit ainsi :

« Pour autant que la nature de la faute le permet, le licenciement sera réservé aux cas de récidive dans des fautes très graves. »

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

29.  Le requérant soutient que son licenciement par la Banque d’Espagne à la suite de l’envoi d’une lettre au sous-directeur général de la Banque d’Espagne a méconnu son droit à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

30.  La sanction litigieuse s’analyse sans conteste en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Cela ne prête d’ailleurs pas à controverse entre les parties.

31.  Les parties à la procédure s’accordent également à reconnaître que l’ingérence était « prévue par la loi ». Le Gouvernement ajoute qu’elle poursuivait incontestablement l’un des buts légitimes visés au paragraphe 2 de l’article 10 : la protection de la réputation ou des droits d’autrui. En revanche, le requérant estime que l’ingérence ne visait pas de but légitime. La Cour considère quant à elle que l’ingérence était prévue par la loi et visait un but légitime conformément aux exigences du paragraphe 2 de l’article 10.

Reste donc à rechercher si ladite ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce but.

A.  Arguments des parties

1.  Le requérant

32.  Le requérant soutient que son licenciement fut motivé non par le fait qu’il avait envoyé une lettre au chef du bureau de l’Inspection des services de la Banque d’Espagne, dans laquelle il demandait l’ouverture d’une enquête sur des actes irréguliers commis à son encontre, mais par le fait que sa lettre contenait des phrases tenues pour offensantes, et qu’elle avait été distribuée dans les locaux de la Banque d’Espagne, ce qui lui avait assuré une énorme diffusion. Or, selon lui, aucun de ces faits n’a été prouvé. C’est ce qui ressort du jugement rendu par le tribunal social n° 16 de Madrid. D’ailleurs, si les personnes mises en cause dans sa lettre se considéraient réellement comme victimes d’une atteinte à leur honneur, elles auraient pu porter plainte, au civil ou au pénal, contre lui, ce qu’aucune d’entre elles n’a fait. Le requérant soutient que la Banque d’Espagne aurait dû prouver, et la diffusion de sa lettre, et le caractère offensant de son contenu. Or à aucun moment elle n’y serait parvenue. Il estime par ailleurs que l’exercice de la liberté d’expression n’exige pas que le sujet traité soit d’intérêt général. Au demeurant, il se permet de souligner que les grands scandales qui se sont produits au sein de la Banque d’Espagne, ainsi que les graves irrégularités commises par les principaux responsables de cet établissement, ont donné lieu à de multiples articles de journaux. A titre d’exemple, il rappelle que ces scandales ont conduit l’ancien gouverneur de la Banque d’Espagne en prison à un moment où l’actuel gouverneur était gouverneur-adjoint de l’institution. Le requérant souligne qu’il utilisa le moyen écrit de manière réfléchie en ayant pleinement conscience de la portée de son contenu, non pour insulter qui que ce soit, mais pour demander une enquête à la personne responsable auprès de la Banque d’Espagne en lui soumettant des agissements dont il a été victime et signaler à la fin de sa lettre la conduite, selon lui irrégulière, d’une série de personnes qu’il désignait expressément en vue de pareille enquête. Il estime que la mesure de licenciement constitue une mesure de représailles prise à son encontre pour avoir exercé son droit à la liberté d’expression au travers d’un écrit dans lequel il dénonçait des irrégularités commises à son égard par les autorités de la Banque d’Espagne. En conclusion, il est d’avis qu’à aucun moment il n’a outrepassé les limites du droit à la liberté d’expression. Dès lors, la sanction qui lui a été infligée serait clairement disproportionnée et, partant, contraire à l’article 10 de la Convention.

2.  Le Gouvernement

33.  Le Gouvernement considère de son côté que l’ingérence litigieuse était proportionnée. Il fait remarquer en premier lieu que le requérant était un haut fonctionnaire de la Banque d’Espagne appartenant à un corps d’agents publics d’élite au sein de la plus haute institution financière du pays. Par ailleurs, à la différence de l’affaire Fuentes Bobo c. Espagne, n° 39293/98, 29.2.2000, en l’espèce les propos injurieux écrits par le requérant ne s’inséraient dans aucun débat d’intérêt général. Ils constituaient une riposte à une procédure disciplinaire engagée à l’encontre de l’intéressé pour ses activités en tant que conseiller d’une société de crédit privée. De plus, le requérant utilisa le moyen de l’écrit de manière consciente et réfléchie et ce, alors même qu’il venait d’obtenir gain de cause devant le Tribunal suprême au sujet de la sanction que le Conseil des Ministres lui avait imposée. Comme le requérant taxait en particulier les plus hautes instances de la Banque d’Espagne de conduites gravement irrégulières, le caractère offensant et vexatoire des accusations portées par lui est évident. Les propos tenus sont graves et concernaient non seulement les dirigeants de la Banque d’Espagne, mais d’autres catégories de personnel y compris des secrétaires. De par son statut de haut fonctionnaire, le requérant aurait dû mesurer ses critiques à l’encontre de la Banque d’Espagne, institution se devant d’inspirer la confiance du public. Ces accusations ont causé un dommage certain à l’établissement dont il était l’employé. En conclusion, le Gouvernement estime que la mesure de licenciement était proportionnée et justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 10.

B.  Appréciation de la Cour

1.  Principes généraux

34.  La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10 :

a)  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Comme le précise l’article 10, cette liberté est soumise à des exceptions qui doivent cependant s’interpréter strictement, et la nécessité de restrictions quelconques doit être établie de manière convaincante (voir, parmi d’autres, les arrêts Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A n° 298, p. 23, § 31 ; Janowski c. Pologne [GC], n° 25716/94, § 30, CEDH 1999-I ; Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], n° 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII, et Fuentes Bobo précité, § 43).

b)  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique l’existence d’un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que sauvegarde l’article 10 (arrêt Janowski précité, § 30).

c)  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des remarques reprochées au requérant, et le contexte dans lequel il les a faites. Il lui incombe de déterminer notamment si l’ingérence attaquée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (arrêts Janowski précité, § 30, et Barfod c. Danemark du 22 février 1989, série A n° 149, p. 12, § 28). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (arrêts précités, Jersild, p. 24, § 31, et Fuentes Bobo, § 44).

2.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

35.  En l’espèce, la Cour observe que le requérant a été licencié pour avoir adressé au sous-directeur général de la Banque d’Espagne une lettre renfermant des propos et des accusations que les juridictions internes ont considérés comme clairement offensants et infamants pour les personnes directement mises en cause, et comme portant atteinte à l’honorabilité et à l’image de la Banque en tant qu’institution financière et à ses employés. La Cour note que, pour arriver à cette conclusion, le Tribunal supérieur de justice de Madrid procéda à une analyse minutieuse des faits en litige et, notamment, du contexte dans lequel le requérant rédigea la lettre objet de la controverse. Le tribunal accorda une importance déterminante au fait que les termes utilisés dans la lettre ne constituaient pas une réaction instantanée et irréfléchie, ce qui est le propre des excès verbaux, mais qu’ils avaient été exprimés en toute sérénité et lucidité, quant au fond et à la forme.

36.  La Cour n’aperçoit aucune raison de remettre en cause les constatations du Tribunal supérieur de justice de Madrid d’après lesquelles les accusations émises par le requérant étaient de nature à nuire à la réputation d’autrui. Les motifs retenus par cette juridiction se conciliaient avec le but légitime consistant à protéger la réputation des personnes, physiques ou morales, visées dans la lettre du requérant. A cet égard, la Cour rappelle que l’article 10 de la Convention ne garantit pas une liberté d’expression sans aucune restriction. En l’espèce, il s’agit donc uniquement de rechercher si la sanction infligée au requérant était proportionnée au but légitime visé et, partant, « nécessaire dans une société démocratique ».

37.  Pour se prononcer sur cette question, la Cour tiendra compte en particulier des termes utilisés dans la lettre, du contexte dans lequel celle-ci a été rédigée, et de l’affaire dans son ensemble, y compris du fait, souligné par le requérant, que celui-ci utilisa ce moyen écrit « de manière réfléchie en ayant pleinement conscience de la portée de son contenu » (paragraphe 32 ci-dessus). La Cour ne perdra pas de vue le fait que, s’il est indéniable que les membres de la fonction publique bénéficient de la protection de l’article 10 de la Convention, il apparaît légitime pour l’Etat de soumettre ces derniers, en raison de leur statut, à une obligation de réserve. En particulier, la Cour doit tenir compte du fait que, quand la liberté d’expression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabilités » visés à l’article 10 § 2 revêtent une importance particulière (Arrêt Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, série A n° 323, p. 26, § 53).

38.  La Cour observe tout d’abord que les propos litigieux s’inscrivaient dans le contexte particulier d’un conflit d’ordre professionnel opposant le requérant à la Banque d’Espagne à la suite de la procédure de sanction diligentée par la banque nationale à son encontre pour ses activités dans un établissement de crédit privé. Fort de l’arrêt du Tribunal suprême du 10 janvier 1997 déclarant que ses droits de la défense n’avaient pas été respectés dans la phase d’instruction de la procédure de sanction, le requérant adressa une lettre de protestation au sous-directeur général de la Banque d’Espagne, chef du bureau de l’Inspection des services. Ladite lettre comprenait deux parties ; la première faisait état de toute une série d’irrégularités, voire d’infractions, prétendument commises à l’égard du requérant par divers services et personnes de la Banque d’Espagne durant la procédure disciplinaire instruite par celle-ci. Dans la seconde partie, le requérant dénonçait la conduite qu’il qualifiait de « gravement irrégulière », de plusieurs dirigeants de la Banque d’Espagne nommément désignés, à commencer par son Gouverneur. Eu égard à l’arrêt du Tribunal suprême constatant la violation de ses droits de la défense, la Cour pourrait comprendre la réaction du requérant consistant à dénoncer les prétendues irrégularités commises à son égard durant la procédure disciplinaire. En revanche, s’agissant des accusations de conduites gravement irrégulières de plusieurs dirigeants de la Banque d’Espagne, dont son Gouverneur, la Cour constate que ces accusations ne s’inséraient pas dans le cadre d’un quelconque débat public concernant des questions d’intérêt général relatives à la gestion de la banque nationale, domaine dans lequel, la Cour le souligne, les restrictions à la liberté d’expression appellent une interprétation étroite. Certes, le requérant se réfère dans ses écrits à de grands scandales qui se seraient produits au sein de la Banque d’Espagne et qui auraient donné lieu à de multiples articles dans la presse (paragraphe 32 ci-dessus). Toutefois, il ne produit aucun élément démontrant un quelconque lien entre ces prétendus scandales et le litige l’opposant à la Banque d’Espagne.

39.  Il est vrai que, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression (arrêt De Haes et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 236, § 48). Cela étant, il convient de tenir compte de l’équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les réalités du pays, les cours et tribunaux d’un Etat se trouvent mieux placés que le juge international pour préciser où se situe, à un moment donné, le juste équilibre à ménager. C’est pourquoi ils jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité d’une ingérence en la matière, même si cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur les normes pertinentes et sur les décisions les appliquant (arrêt Schöpfer c. Suisse du 20 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1053-1054, § 33).

40. A l’instar du Tribunal supérieur de justice de Madrid, la Cour estime que, formulées de manière générale, sans apporter aucun élément factuel ou commencement de preuve à leur appui, les accusations proférées par le requérant constituaient, de par leur gravité et leur ton, des attaques personnelles gratuites. Un tel comportement se prêtait d’autant plus à la censure qu’en sa qualité de haut fonctionnaire de la plus haute institution financière du pays, le requérant aurait dû faire preuve d’une plus grande retenue dans les termes utilisés.

41. En outre, à la différence de ceux en cause dans l’affaire Fuentes Bobo, la Cour note que les termes litigieux n’ont pas été proférés dans le cadre d’un échange oral rapide et spontané, mais qu’il s’agissait d’assertions écrites, mûrement réfléchies, le requérant admettant qu’il avait pleinement conscience de la portée de leur contenu (cf. l’arrêt Fuentes Bobo précité, § 48).

42.  Dans le cas d’espèce, la Cour note que les juridictions espagnoles ont mis en balance, au regard du droit national, les intérêts en conflit pour conclure que le requérant, haut fonctionnaire de la Banque d’Espagne, avait dépassé les limites acceptables du droit de critique. La Cour estime que l’arrêt du Tribunal supérieur de justice de Madrid jugeant offensant le fait de porter de graves accusations dénuées de tout fondement à l’encontre de plusieurs dirigeants de la Banque d’Espagne, à commencer par son Gouverneur (paragraphe 18 ci-dessus), ne saurait être considéré comme déraisonnable ni, a fortiori, comme arbitraire. Eu égard, aux considérations exposées ci-dessus, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation en sanctionnant le requérant.

43.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ;

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 mars 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Michael O’BoyleElisabeth Palm
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente de M. le juge Casadevall, à laquelle déclare se rallier M. le juge Zupančič.

E.P.
M.O’B.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE CASADEVALL,
À LAQUELLE DÉCLARE SE RALLIER M. LE JUGE ZUPANČIČ

1.  Je n’ai pas voté avec la majorité, car j’estime qu’en l’espèce, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

2.  La Banque d’Espagne est un établissement public par excellence et, partant, ses dirigeants sont désignés en tant que gestionnaires d’un service public et non d’une entreprise privée. Cela entraîne, à mes yeux, deux conséquences : la première est que les dirigeants de la Banque d’Espagne doivent accepter des critiques au même titre que d’autres personnalités publiques ou dirigeants d’administrations publiques ; la deuxième est que la relation employeur-employé est affaiblie en raison des implications logiques découlant de la relation administration-citoyen.

3.  Les termes de la lettre que le requérant a adressée au Gouverneur de la banque ne me semblent pas dépasser les limites du tolérable dans l’exercice de la liberté d’expression. La lettre ne contenait pas d’accusations pénales, mais invoquait à l’encontre des dirigeants de l’entité publique de graves irrégularités que le requérant a portées à la connaissance de l’Inspection des services de la banque aux fins d’enquête. L’affaire présente une grande similitude avec l’affaire Fuentes Bobo c. Espagne, n° 39293/98, 29.2.2000, où, bien que s’agissant de propos beaucoup plus graves, voire d’insultes proférées à la radio, la Cour a conclu à la violation de l’article 10 de la Convention.

4.  Pour s’écarter de la jurisprudence Fuentes Bobo, l’un des arguments de la majorité, soulevé également par le Gouvernement, a été la considération que, dans la présente affaire, « les termes litigieux n’ont pas été proférés dans le cadre d’un échange oral rapide et spontané, mais qu’il s’agissait d’assertions écrites, mûrement réfléchies (…) » (paragraphe 41 de l’arrêt). Or, une telle conscience de la part du requérant quant au contenu et à la portée du texte, me paraît tout à fait logique et nécessaire s’agissant – à tort ou à raison – d’une lettre de dénonciation et de demande d’investigation adressée précisément au sous-directeur général en sa qualité de chef du bureau de l’Inspection des services de la banque.

5.  Pour ma part, je souhaiterais relever certaines similitudes entre les deux affaires :

–  Les propos litigieux s’inscrivaient dans le cadre d’un conflit d’ordre professionnel opposant les requérants à leurs employeurs (la Télévision espagnole pour l’un, et la Banque d’Espagne pour l’autre) ;

–  Les requérants dénonçaient des prétendus dysfonctionnements et de graves irrégularités imputables à des dirigeants des deux établissements publics, avec des propos durs et dérangeants qualifiés d’insultants et offensants par les juridictions nationales ;

–  Les personnes mises en cause par lesdits propos n’ont pas engagé d’actions judiciaires pour diffamation ou injures à l’encontre des requérants[1] ;

–  Au-delà des problèmes personnels des requérants découlant d’un conflit du travail, il y avait, à l’époque des faits, un débat public, avec de multiples articles de presse, concernant des questions d’intérêt général sur le fonctionnement des deux entités publiques (paragraphe 32 de l’arrêt) [2] ;

–  Les requérants se sont vus infliger, dans les deux cas, la sanction maximale prévue par le statut des travailleurs : le licenciement sans droit à indemnisation.

6.  Il y a aussi en l’espèce d’autres aspects significatifs, non retenus par la majorité. Dans la présente affaire, il s’agissait d’une lettre, non publiée ni diffusée, envoyée par le requérant au chef du bureau de l’Inspection des services de la banque[3], tandis que dans l’affaire Fuentes Bobo, les propos litigieux ont été tenus à la radio, à deux reprises, et donc avec une large diffusion[4]. Le Comité national d’entreprise de la Banque d’Espagne a estimé que le requérant avait agi dans le cadre de ses obligations réglementaires, a exprimé sa surprise devant une sanction aussi grave pour une affaire sans aucune répercussion et a demandé l’annulation de la décision (paragraphe 22 de l’arrêt). Il faut encore noter que la sanction du licenciement a été décidée par le Gouverneur de la banque sans que la condition de « récidive », telle qu’elle est prévue dans le droit interne pertinent, soit remplie[5].

7.  Dans le contexte où les faits se sont produits, le licenciement du requérant en raison du contenu de la lettre trouve une difficile justification, à mon avis, au regard du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Bien que la sanction ait été prévue par la loi et qu’elle ait visé la protection de la réputation d’autrui, j’estime que le Gouvernement n’a pas fourni de motifs suffisants pour démontrer que les propos tenus par le requérant étaient de nature à entraîner une nécessité d’ingérence équivalent à un « besoin social impérieux », ni davantage que la mesure de licenciement ait été « nécessaire dans une société démocratique », dans le sens maintes fois rappelé par la Cour.

8.  En tout état de cause et à supposer même que le contenu de la lettre ait dépassé certaines limites, la liberté d’expression mérite que la marge d’appréciation soit plus étroitement définie. Dès lors, le licenciement immédiat du requérant sans droit à indemnisation me paraît disproportionné à l’objectif légitime poursuivi.


[1].  Argument dans l’affaire Fuentes Bobo, § 48 in fine.

[2].  Affirmations du requérant  non démenties par le Gouvernement. La Cour les reprend, mais seulement en partie, § 38 in fine.

[3].  Voir les arrêts des tribunaux espagnols en ce qui concerne la non-diffusion de la lettre. Arrêt du tribunal social non contredit sur ce point par l’arrêt du Tribunal supérieur de justice de Madrid (paragraphes 23 et 24 de l’arrêt).

[4].  Radio COPE, les 29 novembre 1993 et 3 février 1994 (arrêt Fuentes Bobo §§ 24-25)

[5].  Voir la partie « Droit interne pertinent », article 171 de la convention collective de la Banque d’Espagne, paragraphe 28 de l’arrêt.

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Textes cités dans la décision

  1. Constitution du 4 octobre 1958
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CEDH, Cour (première section), AFFAIRE DE DIEGO NAFRIA c. ESPAGNE, 14 mars 2002, 46833/99