CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE MÜSLIM c. TURQUIE, 26 avril 2005, 53566/99

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Chronologie de l’affaire

Commentaires4

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www.gdr-elsj.eu · 11 février 2014

par Joanna Pétin, CDRE Si l'année 2013 aura marqué l'achèvement du régime d'asile européen commun, le droit applicable à ce régime aura connu des précisions jurisprudentielles de grande importance, des questions préjudicielles tenant à l'interprétation des dispositions des anciens instruments demeurant toujours pendantes devant la Cour de justice de l'UE. Ce 30 janvier 2014, les juges de Luxembourg ont ainsi apporté des précisions sur la protection subsidiaire, et plus particulièrement, sur l'article 15 sous c) de la directive 2004/83/CE, dit directive « Qualification », dans l'affaire …

 

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GRANDE CHAMBRE AFFAIRE TARAKHEL c. SUISSE (Requête no 29217/12) ARRÊT STRASBOURG 4 novembre 2014 Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme. En l'affaire Tarakhel c. Suisse, La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de : Dean Spielmann, président, Josep Casadevall, Guido Raimondi, Mark Villiger, Isabelle Berro-Lefèvre, András Sajó, Ledi Bianku, Nona Tsotsoria, Işıl Karakaş, Nebojša Vučinić, Julia Laffranque, Linos-Alexandre Sicilianos, Helen Keller, André Potocki, Paul Lemmens, Helena Jäderblom, Paul …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Quatrième Section), 26 avr. 2005, n° 53566/99
Numéro(s) : 53566/99
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : A.N. c. France, n° 24088/94, décision de la Commission du 12 octobre 1994, DR. 79-A, p. 40
Mamatkulov et Askarov c. Turquie [GC], n°s 46827/99 et 46951/99, § 66, § 69, 4 février 2005
Chahal c. Royaume-Uni, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, § 80, §§ 85-86
Cruz Varas et autres c. Suède, arrêt du 20 mars 1991, série A n° 201, p. 30, § 76
Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 30 octobre 1991, série A n° 215, p. 34, § 103, p. 37, § 111
Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A n° 161, p. 33, § 85
Fatgan Katani et autres c. Allemagne (déc.), n° 67679/01, 31 mai 2001
Jabari c. Turquie, n° 40035/98, §§ 40 et 49, CEDH 2000-VIII
Kavak c. Allemagne (déc.), n° 61479/00, 26 octobre 2000
Müslim c. Turquie (déc.), n° 53566/99, 1er octobre 2002
T.I. c. Royaume-Uni (déc.), n° 43844/98, CEDH 2000-III, p. 490
Ulf Andersson et Monica Kullman c. Suède, n° 11776/85, décision de la Commission du 4 mars 1986, Décisions et rapports (DR) 46, p. 225
Voulfovitch et autres c. Suède, n° 19373/92, décision de la Commission du 13 janvier 1993, DR 74, pp. 199 et 219
Références à des textes internationaux :
Convention des Nations-Unies de 1951 relative au statut des réfugiés et la situation de droit découlant en Turquie, articles 32 et 33, et la réserve géographique de la Turquie;Résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU : 1483 (2003) du 22 mai 2003, 1511 (2003) du 16 octobre 2003 et 1546 (2004) du 8 juin 2004;Recommandations et Résolutions de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe adoptées entre 1994 et 2004 et relatives à la situation et aux besoins humanitaires de la population irakienne déplacée;Résolution 1326 (2003) de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe du 3 avril 2003
Organisations mentionnées :
  • Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe
  • Human Rights Watch
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Non-violation de l'art. 3 (en cas d'expulsion vers l'Irak) ; Non-lieu à examiner l'art. 2 ; Non-lieu à examiner l'art. 13 ; Non-violation de l'art. 3 ; Non-violation de l'art. 8
Identifiant HUDOC : 001-68896
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2005:0426JUD005356699
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Sur les parties

Texte intégral

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE MÜSLİM c. TURQUIE

(Requête no 53566/99)

ARRÊT

STRASBOURG

26 avril 2005

DÉFINITIF

26/07/2005 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Müslim c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

SirNicolas Bratza, président,
MM.R. Türmen,
M. Pellonpää,
K. Traja,
L. Garlicki,
MmeL. Mijović,
M.J. Borrego Borrego, juges,

et de M. M. O’Boyle, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 mars 2005,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 53566/99) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant irakien, M. Ahmad Hassan Müslim (« le requérant »), a saisi la Cour le 1er décembre 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant, qui s’est vu accorder le bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté jusqu’au 1er avril 2004 par Me M. Özenç, commis d’office par le barreau de Bilecik. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par sa coagente, Mme D. Akçay.

3.  Le requérant alléguait dans sa requête que son expulsion vers l’Irak lui ferait courir le risque de subir des mauvais traitements, voire de perdre la vie, aux mains des agents du parti Baas. Il se plaignait en outre de ne pas avoir disposé en Turquie d’un recours effectif pour faire valoir son statut de réfugié. Il invoquait, en substance, les articles 2, 3 et 13 de la Convention.

4.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

5.  Le 23 février 2001, le Gouvernement a informé le greffe que le titre de séjour du requérant serait renouvelé jusqu’à ce que la Cour statue sur sa requête.

Par une décision du 1er octobre 2002, la chambre a déclaré la requête recevable.

6.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Les parties ont chacune soumis des commentaires sur les observations de l’autre.

7.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8.  Le requérant, M. Müslim, d’origine turkmène, est né en 1973 à Mossoul (Irak) et est ingénieur de profession.

A.  Les faits antérieurs au renversement du régime en Irak

1.  L’épisode litigieux à l’origine de la requête, tel qu’exposé par M. Müslim

9.  Le 17 janvier 1991, le frère du requérant, İbrahim Hassan Müslim, décéda à Koweït pendant la guerre du Golfe. Bien que le décès fut officiellement déclaré comme étant dû à des blessures, donc naturel, un soldat originaire de Tell Afar (une ville près de Mossoul) ayant participé à l’enterrement informa la famille Müslim qu’en réalité leur fils avait été exécuté pour avoir tenté de déserter.

10.  En mai 1994, l’autre frère du requérant, İsmail Hassan Müslim, fut arrêté prétendument pour fabrication de faux papiers. A l’issue d’un procès expéditif, il fut condamné à une peine d’emprisonnement de quinze ans, par un tribunal subissant l’influence de Jasim Al-Tikriti, personnalité puissante de la branche locale du parti politique Baas, à Rasheeda, et proche de Saddam Hussein.

Le requérant fut informé par la suite que son frère œuvrait pour İsmailgizli Tell Afar, une organisation dissidente contre le régime en Irak et faisant partie du mouvement du Front turkmène. Il en déduisit que son frère avait été condamné pour ses activités politiques.

11.  En février 1998, le gouvernement de Saddam Hussein expropria de facto deux cents hectares de terres sis à Tell Afar appartenant au grand-père du requérant, qui s’est vu promettre une indemnité en contrepartie. Or, cette région relevait de l’autorité de Jasim Al-Tikriti, lequel refusa finalement de verser quoi que ce soit, au motif que l’intéressé n’était pas d’origine arabe.

En août 1998, le requérant et son cousin, Hussein Kalaf Shekho, allèrent voir Jasim Al-Tikriti pour discuter de la situation ; cependant, une dispute surgit et Hussein ouvrit le feu sur Jasim Al-Tikriti, qu’il blessa à l’épaule. Hussein prit la fuite, tout comme le requérant qui se réfugia chez une proche à Mossoul.

Le lendemain, Hussein fut arrêté et, sous la torture, il dénonça le requérant comme étant l’instigateur de son acte. Poursuivi par les agents des services secrets irakien, le requérant décida de quitter l’Irak.

12.  Alors qu’il était encore à Mossoul, le requérant parvint à obtenir un passeport irakien valide jusqu’au 30 août 2002, avec l’aide d’un proche auquel il versa 750 000 dinars pour qu’il entreprenne les démarches administratives ; cette personne obtint également au nom du requérant un visa de l’ambassade de Turquie à Bagdad. Pour ce faire, elle fit valoir une ancienne lettre d’invitation adressée au père du requérant par un cousin vivant en Turquie et dont il ressort que la famille Müslim aurait des origines, semble-t-il, ottomanes.

13.  Dans l’intervalle, une autre connaissance travaillant au bureau de recensement du contingent irakien transmit au requérant – par le biais des réseaux du Front turkmène – copie d’un mandat d’arrêt qui aurait été décerné à son encontre. Si l’on en croit la traduction non officielle de ce document, le requérant était recherché par la police, accusé d’espionnage contre le parti Baas et la révolution irakienne ainsi que de trahison du peuple.

14.  Le requérant sortit clandestinement du territoire contrôlé par Bagdad, sans utiliser son passeport, par crainte d’être identifié. Le 22 septembre 1998, il passa ainsi en Irak du Nord et se présenta à Selah Mîrani, un responsable de l’autorité locale, qui lui conseilla de quitter la région, au motif qu’il n’y serait pas à l’abri des agents à la solde de Saddam Hussein. Le requérant paya six cents dollars américains pour sortir, malgré son passeport en cours de validité. De fait, depuis la guerre du Golfe, le trafic frontalier en Irak du Nord était extrêmement désorganisé. A la frontière, des passeurs collectaient les passeports pour les soumettre à des agents, qui seuls décidaient du sort des voyageurs.

Finalement le requérant rentra légalement en Turquie par la poste frontalier de Habur (district de Silopi, département de Şırnak), le 27 septembre 1998, comme l’atteste son passeport.

2.  Les demandes initiales d’asile du requérant et les procédures entamées en conséquence

15.  Le 30 septembre 1998, le requérant s’adressa au bureau d’Ankara du Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (« le Haut commissariat »), demandant à bénéficier de ce statut. Le Haut commissariat enregistra cette demande sous le numéro de dossier 98/PL/180/H-2948, fixa la date de l’entretien au 20 octobre 1998 et désigna pour le requérant un lieu d’hébergement à Bilecik.

16.  Indépendamment de cette démarche, le requérant lança une procédure parallèle devant les services de l’immigration turcs.

Ainsi, le 25 mars 1999, le requérant demanda à la préfecture de Bilecik de lui octroyer le statut de « réfugie temporaire » et de l’autoriser à résider en Turquie, jusqu’à ce qu’il puisse s’établir dans un « tiers pays européen ».

Le 1er octobre 1998, il se présenta à la direction de la sûreté de Bilecik (« la direction »), agissant au nom du ministère de l’Intérieur. Deux agents des services de l’immigration, accompagnés d’un interprète, questionnèrent le requérant et remplirent deux formulaires prévus pour les réfugiés et demandeurs d’asile.

17.  Le 20 octobre 1998, le requérant fut entendu par les responsables du Haut commissariat. A l’appui de sa demande, il produisit notamment copie du mandat d’arrêt susmentionné délivré à son encontre.

Le 8 décembre 1998, le requérant fut de nouveau convoqué et auditionné par un officier du Haut commissariat.

Finalement celui-ci débouta le requérant, considérant qu’il ne répondait pas aux critères énoncés dans la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés (« la Convention de 1951 ») pour obtenir le droit d’asile.

Le 7 janvier 1999, le requérant forma opposition contre cette décision. Dans l’attente, l’administration turque lui fournit un titre de séjour temporaire valable jusqu’au 8 mai 2000.

18.  En mars 1999, le requérant apprit de la part d’un proche en Irak que sa mère était continuellement harcelée et avait été plusieurs fois placée en garde à vue par les membres des forces de sécurité de Mossoul ; elle aurait essuyé des insultes, subi des mauvais traitements et on lui aurait même rasé les cheveux pour la contraindre à avouer où se trouvait son fils, le requérant.

Le 15 mars 1999, la même personne informa le requérant que son cousin Hussein Kalaf Shekho avait été exécuté le 1er mars pour tentative de meurtre, à l’issue d’une procédure dans laquelle le requérant aurait aussi été mis en cause.

19.  Le 7 mai 1999, un officier du Haut commissariat réexamina le dossier du requérant et, sans l’entendre, écarta son opposition. Cette décision ne fut pas signifiée au requérant.

20.  Le 11 mai 1999, la direction écrivit à la préfecture de Bilecik, au ministère des Affaires étrangères (« le ministère ») et au service national de renseignements, pour qu’ils donnent leur avis quant à la demande du requérant, sur la base des deux formulaires susmentionnés et des conditions prévues dans la Convention de 1951 ainsi que du règlement no 94/6169 du 14 septembre 1994 sur les procédures applicables aux demandeurs d’asile. Elle demanda aussi qu’en attendant, le titre de séjour du requérant soit prolongé pour une durée de 6 mois.

21.  Le 8 juin 1999, le frère du requérant, İsmail, alors qu’il purgeait sa peine d’emprisonnement, aurait été lui aussi exécuté. La famille n’aurait pu obtenir la restitution de son corps.

22.  Le 25 juin 1999, sur le fondement des avis émis par la préfecture de Bilecik et le service national de renseignements, la direction conclut que le requérant ne répondait pas aux conditions requises pour obtenir le statut de réfugié provisoire, au sens de la Convention de 1951. Cette décision, notifiée au requérant, l’invitait à en faire appel dans un délai de 15 jours ou à quitter la Turquie dans le même délai, faute de quoi, il pouvait faire l’objet d’une mesure d’expulsion.

Le 1er juillet 1999, le requérant forma opposition contre cet arrêté.

23.  Le 13 juillet 1999, il se présenta au Haut commissariat pour s’enquérir de l’état de son dossier. Il apprit que son opposition avait été était écartée. Aussi demanda-t-il par écrit que son cas soit reconsidéré en tenant compte de la mort de son cousin et de son frère, survenue dans l’intervalle. Il s’appuya en outre sur une lettre de soutien de la part du bureau de Turquie du Front turkmène. Cette lettre, non datée, confirme l’assassinat d’İsmail par le régime de Bagdad, en raison de ses activités dissidentes au sein de İsmailgizli Tell Afar, et précise que le requérant, originaire de Rasheeda (Tell Afar), donc turkmène, risquerait sa vie s’il devait retourner en Irak.

Par conséquent, le 4 août 1999, un autre officier du Haut commissariat examina derechef le dossier du requérant ; il décida de le classer.

24.  Le 9 août 1999, le Haut commissariat notifia au requérant son ultime décision. Celle-ci précisa que l’intéressé n’avait pas dûment démontré que son appréhension d’être persécuté en Irak était fondée sur l’un des motifs prévus par la Convention de 1951, à savoir la race, la religion, la nationalité ou l’appartenance à un groupe social ou à une opinion politique.

Par la suite, le dossier du requérant fut présenté au supérieur hiérarchique des trois officiers du Haut commissariat qui l’avaient traité ; celui-ci entérina les conclusions de ses collègues.

25.  Le 6 janvier 2000, la direction examina l’opposition que le requérant avait formée le 1er juillet 1998 contre l’arrêté d’expulsion. Elle constata d’emblée que le ministère n’avait pas présenté son avis quant au bien-fondé de la demande de l’intéressé. Sans trancher cette question, la direction prit acte de la requête introduite devant la Cour et décida d’office de prolonger le titre de séjour du requérant de trois mois.

Le 2 février 2000, la direction, après avoir reçu l’avis favorable du ministère, revint sur sa position. Considérant que le requérant répondait, en fait, aux conditions requises pour obtenir le « statut de réfugié provisoire », elle l’autorisa à résider provisoirement en Turquie à ce titre.

Le 3 février 2000, la direction informa le requérant et le Haut commissariat de l’autorisation ainsi accordée.

26.  Par des lettres datées des 7 février et 8 mars 2000, le Gouvernement informa la Cour qu’étant muni d’un passeport en cours de validité, le requérant pouvait quitter la Turquie librement et que, même si son recours contre l’arrêté d’expulsion était finalement rejeté, il ne serait aucunement forcé de retourner dans son pays d’origine et demeurerait libre de partir dans le pays de son choix.

27.  Le 12 avril 2000, l’Association des droits de l’homme à Ankara s’adressa au Haut commissariat. Elle expliqua que le requérant avait dû se réfugier en Turquie du fait de ses activités au sein du Front turkmène et qu’il avait sollicité l’assistance du Haut commissariat pour se rendre dans un tiers pays. Soutenant que la vie du requérant serait en danger s’il était expulsé vers Irak, elle pria le bureau de rouvrir son dossier.

28.  Le 30 mai 2000, la validité du titre de séjour du requérant fut prolongée jusqu’au 9 novembre 2000.

Le 11 décembre 2000, la direction écrivit aux services concernés de la police, les informant que le requérant avait été autorisé à résider en Turquie en qualité de « réfugié provisoire » et que son titre de séjour allait être renouvelé tous les six mois jusqu’à son installation dans un pays tiers.

29.  Entre-temps, le requérant informa la Cour, comme le greffe l’avait invité à le faire, qu’il s’était adressé aux ambassades, entre autres, d’Allemagne, des Etats-Unis, du Japon, de Suisse, de Norvège, de France, d’Italie et du Royaume-Uni en vue d’obtenir un visa. D’après les documents produits, ces instances refusèrent de délivrer un visa pour des motifs relevant de leur propre politique quant aux réfugiés et aux demandeurs d’asile politique. L’ambassade du Nigeria fit de même, le requérant n’ayant pu démontrer avoir un quelconque lien avec ce pays.

30.  Le 15 février 2001, l’organisation Human Rights Watch écrivit au Haut commissariat et lança un appel de soutien au requérant, estimant que ses allégations apparaissaient crédibles : l’expropriation de fait de terrains était monnaie courante sous le régime de Saddam Hussein, dont les agents étaient encore actifs dans la région autonome de l’Irak du Nord.

31.  Le 23 février 2001, le Gouvernement informa la Cour qu’il avait été notifié aux autorités compétentes turques de renouveler l’autorisation de séjour du requérant tous les six mois, jusqu’à ce qu’on statue sur sa requête ou jusqu’à ce qu’il soit prêt à partir de son plein gré vers un pays de son choix.

Par une lettre du 11 décembre 2000, la direction confirma cette information, faisant savoir que la procédure de demande d’asile en cours devant les autorités turques avait été suspendue à cette date et que, depuis lors, le titre de séjour du requérant avait déjà été renouvelé à trois reprises pour des durées consécutives de six mois.

32.  Le 22 janvier 2002, le requérant déposa auprès du ministère de l’Intérieur une nouvelle demande d’asile, accompagnée de tous les éléments en sa possession à cette date. Affirmant derechef que sa vie serait en danger en Irak et qu’il y risquerait d’y être « pendu », il pria qu’on le laisse vivre en Turquie ou qu’on le renvoie vers un pays autre que l’Irak.

Le 11 février 2002, la direction demanda à la préfecture de Bilecik d’assurer au requérant qu’il bénéficiait désormais du statut de réfugié temporaire, que son titre de séjour allait être renouvelé tous les six mois, et qu’il n’existait aucun arrêté d’expulsion le concernant.

B.  Les circonstances particulières ayant marqué la période 2002 – mars 2003

33.  Comme les autorités diplomatiques du Gouvernement l’ont confirmé, jusqu’au 20 octobre 2002, les autorités irakiennes ne formulèrent aucune demande d’extradition visant le requérant en vertu de l’accord bilatéral du 2 août 1992 signé à cet effet entre les deux pays.

34.  Le 20 octobre 2002, Saddam Hussein annonça une amnistie générale pour les détenus et condamnés irakiens, y compris ceux jugés pour des crimes politiques. D’après les informations fournies, cette mesure profita également aux irakiens d’origine turkmène, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire irakien. Les médias ont d’ailleurs montré ou décrit la ruée des familles de détenus vers les prisons irakiennes et ont rapporté que plusieurs prisons se seraient totalement vidées de leurs prisonniers, y compris de ceux qui, condamnés pour meurtre ou pour espionnage, étaient initialement exclus de l’amnistie.

C.  La chute du gouvernement de Saddam Hussein et la situation ultérieure en Irak

1.  Le renversement de l’ancien régime

35.  Le 20 mars 2003, une action militaire fut lancée en Irak par des forces multinationales, lesquelles prirent en une vingtaine de jours le contrôle de Bagdad et de Mossoul. Le 8 mai 2003, les dirigeants de l’ex-opposition se réunirent à Bagdad pour former le noyau d’un gouvernement transitoire irakien. Une semaine après, l’accès à la fonction publique fut interdit à tous les anciens dirigeants du parti Baas. Le 3 septembre 2003, le premier gouvernement intérimaire de l’Irak prêta serment.

Le 13 décembre 2003, Saddam Hussein fut arrêté près de Tikrit. Par la suite, le conseil du gouvernement transitoire irakien adopta le texte d’une Constitution provisoire, conformément à la résolution 1546 (2004) du Conseil de sécurité des Nations unies. Le 28 juin 2004, l’autorité provisoire de la coalition militaire étrangère fut dissoute.

Le 30 janvier 2005 eurent lieu les premières élections multipartites en Irak. Les citoyens irakiens se rendirent massivement aux urnes, malgré les attentats qui firent une quarantaine de morts. La liste chiite de l’Alliance unifiée irakienne remporta les élections législatives.

2.  La situation quant à la sécurité durant la période d’après-guerre

36.  Une semaine après l’intervention des forces multinationales, l’Irak fut le théâtre d’une escalade de violence. Hormis les affrontements entre les différentes communautés minoritaires, de multiples attentats à la bombe furent commis par des insurgés et des milices illégales, lesquels prirent pour cible notamment les personnalités et la communauté chiites, les ambassades, les sièges des organisations internationales et des partis politiques locaux, ainsi que les membres de forces de l’ordre et les dirigeants irakiens.

En 2003, deux chefs chiites furent assassinés à Nadjaf, et un responsable du gouvernement transitoire, à Bagdad. Par ailleurs, plus de soixante-dix citoyens trouvèrent la mort dans la région de Bagdad et dans les villes de Kirkouk, Fallouja, Khaldiya, Kerbela et Nadjaf.

En 2004, un leader chiite fut assassiné ; environ trois cents personnes trouvèrent la mort à Bagdad et plus de deux cent soixante à Erbil, Iskendariya, Kerbela, Bassorah, Zoubeïr, Baaqouba et Nadjaf. Le 24 juin 2004, une série d’attaques simultanées perpétrées à Mossoul, Kirkouk, Baaqouba, Falloujah, Ramadi et Bagdad coûta la vie à une centaine d’autres citoyens. Le 28 décembre 2004, trente-quatre policiers, un responsable provincial et huit civils furent tués, dans différentes régions d’Irak.

En janvier 2005, le gouverneur de Bagdad fut tué et des attentats entraînèrent la mort d’un cheikh chiite ainsi que d’une trentaine de membres de cette communauté.

Le 28 février 2005 eut lieu l’attentat suicide le plus meurtrier à Hilla dans la région de Bagdad. Un véhicule piégé fit une centaine de morts et plus de cent trente blessés.

Une grande partie de ces victimes étaient de simples citoyens.

3.  La situation en Irak du Nord

37.  Depuis 1991, le pouvoir central se trouvait privé de facto de son autorité en Irak du Nord, où une zone d’exclusion aérienne avait été établie par les Nations unies (« l’ONU »). Cette zone était gouvernée par le Parti démocratique du Kurdistan (« PDK ») de Massoud Barzani.

Certains experts et organisations non-gouvernementales s’accordent à attirer l’attention sur la tension qui n’aurait cessé de monter, depuis le renversement de l’ancien régime, entre les groupes ethniques composant la population de cette région, notamment dans la ville pétrolière de Kirkouk. Tant les communautés kurdes que turkmènes revendiqueraient cette cité, affirmant y avoir été majoritaires avant son arabisation forcée par Saddam Hussein. L’autorité kurde en place depuis 1991 tenterait plus ouvertement de contrôler la ville et sa région riches en pétrole, désireux d’en faire la capitale du territoire autonome actuel ou de l’Etat indépendant qu’il souhaiterait y instaurer. D’après les analystes, il ne serait pas exclu que le climat existant puisse à l’avenir provoquer une crise régionale, voire précipiter une guerre civile ou le démembrement du pays.

En août 2004, des affrontements survenus entre kurdes et turkmènes dans la ville de Tuz Khurmatu, non loin de Kirkouk, firent huit morts.

D.  Les développements concernant le requérant survenus après l’intervention militaire en Irak

38.  Le 17 juin 2003, un responsable du Haut commissariat s’entretint avec le requérant à la direction de la sûreté de Bilecik. Celui-ci exprima ses craintes face aux menaces actuelles pesant sur la vie des Turkmènes en Irak. Rappelant les querelles du passé qui avaient déjà entraîné la mort de ses frères et cousins, l’humiliation de sa mère et le décès de son père, mort de chagrin, le requérant soutint que sa famille avait été persécutée seulement parce qu’elle possédait des terres convoitées. Le requérant affirma qu’après la guerre en Irak, la situation s’était encore envenimée pour les Turkmènes en l’absence d’une justice et d’un gouvernement, et ce encore plus dans sa région natale où régnait des conflits tribaux entre les Arabes, les Kurdes et les Turkmènes.

Le requérant demanda en outre qu’on le fasse bénéficier de toutes les facilités et les privilèges correspondant à son statut de réfugié temporaire.

39.  Le 10 juillet 2003, le requérant s’adressa au ministère de l’Intérieur, demandant à ce que le processus visant son installation dans un pays tiers soit accéléré. Le 21 juillet 2003, le ministère écrivit à la préfecture de Bilecik afin que celle-ci invite le requérant à reformuler sa demande directement auprès du Haut commissariat, la seule instance habilitée en vertu du règlement no 94/6169 à prendre les mesures nécessaires dans le sens souhaité.

Le 28 juillet 2003, le requérant obtint notification de cet avis.

Le 22 août 2003, il sollicita du Haut commissariat le réexamen de son dossier à la lumière des faits nouveaux. A cet égard, il exposa avoir reçu la veille un coup de fil l’informant que son neveu, Waad İsmail, avait été poursuivi et tué la nuit du 30 juillet 2003, par un groupe armé rôdant sur la route Tell Afer – Mossoul, dans la région contrôlée par les milices du PDK. D’après le requérant, le meurtre de son neveu ne serait qu’un exemple des assassinats qui, bien que non divulgués par la presse, continueraient à être perpétrés aux fins des ambitions kurdes : anciennement cibles des partis kurdes et du régime de Saddam Hussein, les Irakiens comme lui seraient maintenant abandonnées à la merci des premiers, lesquels auraient pour but d’éliminer les propriétaires de terres dans cette zone stratégique.

40.  Le 20 novembre 2003, le requérant écrivit à nouveau à la direction. Il demanda le soutien des ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères pour appuyer son dernier recours devant le Haut commissariat.

Le 5 décembre 2003, préoccupé par la situation de l’intéressé et par celle des centaines d’Irakiens cherchant asile en Turquie, le ministre de l’Intérieur adressa à la préfecture de Bilecik une lettre dont les passages pertinents se présentent ainsi :

« (...) Dans les années 1995-2003, bien que leurs dossiers fussent classés, 149 ressortissants irakiens (...) se sont installés dans un pays tiers avec notre aide, en collaboration avec le Haut commissariat pour les réfugiés des Nations unies. (...) Dans la période 2000-2003, parmi les étrangers en situation illégale (...) et dont les demandes d’asile étaient en cours ou avaient été rejetées, 757 personnes disposant d’un visa ou d’un titre de voyage fourni par un (...) pays tiers ont été autorisés à quitter notre pays. (...) En bref, je vous communique en annexe la lettre de [M. Müslim] qui, admis le 20 février 2000 au bénéfice du statut de réfugié, se trouve maintenant lésé du fait de l’absence d’une solution définitive quant à son cas. La demande formulée par le ressortissant irakien en question, illustre [les défaillances dont souffre notre procédure d’immigration actuelle appliquée de concert avec le Haut commissariat]. Je demande donc :

Au ministère des Affaires étrangères, d’entrer en contact avec le Haut commissariat pour lui faire (...) part de la nécessité d’accélérer les démarches concernant le rétablissement d’Ahmad Hassa Müslim dans un pays tiers ;

A la préfecture de Bilecik, d’informer l’étranger en question que sa demande [a bien été transmise au Haut commissariat] et que désormais il lui appartenait de s’enquérir des démarches ultérieures le concernant directement auprès du Haut commissariat. (...) »

Cette lettre fut signifiée au requérant le 15 décembre 2003.

41.  La Cour n’a pas été informée de l’issue de la dernière procédure devant le Haut commissariat. En revanche, les autorités turques lui indiquèrent que le titre de séjour du requérant avait été validé jusqu’au 1er mai 2005 et qu’à l’heure actuelle il ne faisait l’objet d’aucune décision formelle d’expulsion.

Le requérant, qui souffre d’hématurie, habite encore à Bilecik.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  La Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés et la situation de droit en découlant en Turquie

42.  Il convient d’abord de citer la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés (« la Convention de 1951 ») à laquelle la Turquie est partie. Les articles 32 et 33 de la Convention de 1951 disposent respectivement :

Article 32

« 1.  Les Etats contractants n’expulseront un réfugié en situation régulière sur leur territoire que pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public.

2.  L’expulsion de ce réfugié n’aura lieu qu’en exécution d’une décision rendue conformément à la procédure prévue par la loi (...) »

Article 33

« 1.  Aucun Etat contractant n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.

2.  Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié s’il existe des raisons sérieuses de considérer que l’intéressé représente un danger pour la sécurité du pays où que cette personne, ayant fait l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays. »

43.  La Turquie est actuellement le seul pays qui garde l’idée de « limitation géographique » et maintient la réserve de l’option a) prévue à l’article premier, section B (1) de la Convention de 1951 :

« Aux fins de la présente Convention, les mots ‘événements survenus avant le premier janvier 1951’ figurant à l’article 1, section A, pourront être compris dans le sens de soit a) ‘événements survenus avant le premier janvier 1951 en Europe’, soit b) ‘événements survenus avant le premier janvier 1951 en Europe ou ailleurs’ (...) »

44.  Il s’ensuit que la Turquie n’est pas tenue, au regard du droit international, d’accorder des titres de séjour aux demandeurs d’asile non européens. Toutefois, si le Haut commissariat admet une telle personne au bénéfice du statut de réfugié, la Turquie autorise, en pratique, le séjour de l’intéressé jusqu’à son installation dans un pays tiers par le Haut commissariat.

Concernant les demandeurs d’asile et les réfugiés, il échet de distinguer la procédure qui a cours devant le Haut commissariat de celle à suivre devant les autorités administratives turques. Cette seconde procédure relève du règlement no 94/6169 du 14 septembre 1994 sur les procédures applicables aux réfugiés et aux demandeurs d’asile (« le règlement »). Dans sa version en vigueur à l’époque des faits, l’article 4 du règlement prévoyait que les personnes qui sont entrées légalement sur le territoire turc devaient, dans les cinq jours, s’adresser à la préfecture du département où elles se trouvent et déposer une demande d’asile. D’après l’article 6 du règlement, le ministère de l’Intérieur (« le ministère »), compétent en la matière, tranche les demandes à la lumière des critères découlant de la Convention de 1951 ainsi que de son Protocole, après avoir recueilli les avis du ministère des Affaires étrangères et d’autres autorités concernées, dont le Haut commissariat.

45.  Au cas où l’asile serait accordé, un foyer d’accueil ou un lieu de résidence est mis à la disposition de l’intéressé. Conformément au droit commun, celui-ci peut également bénéficier des possibilités de travail et d’enseignement. Si l’asile n’est pas accordé, le demandeur fait l’objet d’un arrêté ministériel d’expulsion (article 28 du règlement), susceptible d’opposition, dans un délai de 15 jours (article 29 du règlement).

En dernier lieu, le demandeur peut obtenir le contrôle juridictionnel de son dossier en exerçant le recours offert par l’article 125 §§ 1, 4 et 5 de la Constitution, d’après lequel :

« Tout acte ou décision de l’administration est susceptible d’un contrôle juridictionnel.

(...)

Le pouvoir juridictionnel est limité à la vérification de la conformité des actes et des décisions de l’administration au droit. (...)

Si l’exécution d’un acte administratif engendre un préjudice difficile ou impossible à réparer et si, en même temps, cet acte est manifestement contraire à la loi, alors il peut être décidé (...) de surseoir à son exécution.

(...) »

46.  Le 21 janvier 2002, le Gouvernement a fourni l’information suivante.

En vertu de l’application de la réserve géographique de la Turquie, les étrangers dont les demandes ont été rejetées par le Haut commissariat des Nations Unies, ne peuvent en principe continuer à résider en Turquie en tant que réfugiés, étant entendu que la Turquie n’a de toute façon pas l’obligation d’accorder aux demandeurs d’asile non européens ni ce statut ni un droit de résidence.

En principe, les demandeurs d’asile définitivement déboutés sont libres de choisir un pays d’accueil, à condition qu’ils soient munis d’un passeport valide et qu’ils aient obtenu un visa pour ce pays. A défaut, ils sont refoulés à la frontière de l’Etat dont ils sont ressortissants. Cela étant, les ressortissants irakiens n’ayant pas de visa pour un pays tiers ou qui ne disposent plus d’un passeport valide, ont la possibilité de demander que leur renvoi soit assuré vers le nord de l’Irak.

47.  D’après les renseignements recueillis par la Cour, la pratique de l’administration turque semble effectivement varier en ce qui concerne l’expulsion des ressortissants irakiens : ceux titulaires d’un passeport valide mais n’ayant pu obtenir le visa d’un pays tiers, sont refoulés au poste frontalier turc par lequel ils sont entrés (paragraphe 14 ci-dessus).

Du reste, d’après les sources officielles, depuis le 31 août 2003, les autorités turques tiennent compte de la situation d’incertitude régnant en Irak et, conformément aux recommandations de l’ONU, n’exécutent pas les arrêtés d’expulsion pris contre les ressortissant irakiens, y compris ceux dont les demandes d’asile ont été classés sans suite par le Haut commissariat (paragraphe 49 ci-dessous).

B.  Les documents internationaux pertinents

1.  Les travaux du Conseil de sécurité des Nations unies et le Haut commissariat pour les réfugiés

48.  Le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté plusieurs résolutions aux fins du maintien de la sécurité et de la stabilité en Irak, fragilisées après l’intervention des forces multinationales. La résolution 1483 (2003), adoptée le 22 mai 2003, confirmée par la suite par les résolutions 1511 (2003) du 16 octobre 2003 et 1546 (2004) du 8 juin 2004, souligne que l’ONU a la responsabilité principale de faciliter le rapatriement librement consenti des réfugiés et des déplacés dans l’ordre et la sécurité.

A ce sujet, il faut rappeler le rapport que le Haut commissariat a diffusé en septembre 2004 concernant ses recommandations en matière de rapatriement des réfugiés irakiens. Ce rapport analyse la situation d’après guerre en Irak, et conclut que le pays demeure extrêmement instable et qu’il y règne un état d’insécurité dangereux, malgré le transfert du pouvoir aux autorités irakiennes. D’après le Haut commissariat, les violences incriminées en Irak sont notamment perpétrées en vue de la déstabilisation des autorités irakiennes et de faire la pression sur les gouvernements étrangers pour qu’ils retirent leurs troupes déployées dans le pays. Le rapport souligne que, si la situation régnant dans la région de Bagdad est bien connue du public, les conditions de sécurité ne sont pas moins mauvaises dans les autres villes, y compris Mossoul et Kirkouk. Quant au nord de l’Irak, le rapport fait état de ce qui suit :

« In the North, although the overall conditions seem to be better than in the rest of the country, the situation remains tense due to a number of factors. These include the political agenda of and relations between the two main Kurdish parties (...) as well as that of the Kurdish Regional Government authorities (...) with the Interim Iraqi Government, the on-going debate linked to the modalities of the constitutional process, as well as the establishment of a representative government, and the degree of autonomy for the Kurdish populated areas. The situation in Mosul and Kirkuk has been very tense over the past few months and a number of security incidents including explosions, attacks on police stations and pipelines, assassinations or assassination attempts of political figures have occurred in both cities. The most recent was a car bombing which took place on 18 September in Kirkuk and left 23 persons dead and 60 others wounded. »

49.  Dans son rapport, le Haut commissariat envisage un plan de retour volontaire des irakiens dans leur pays sous le contrôle de l’ONU. En revanche, il recommande fermement aux Etats de suspendre, jusqu’à nouvel avis, le renvoi de force des citoyens irakiens vers leurs pays, et de mettre fin à toute mesure économique, dissuasive, punitive ou autre, tendant à acculer ces derniers au retour, y compris les demandeurs d’asile déboutés.

Le 19 novembre 2004, le Haut commissariat a renouvelé l’appel qu’il avait lancé le 10 juillet 2003. Ainsi, il a exhorté les Etats accueillant des demandeurs d’asile irakiens à maintenir l’interdiction des renvois forcés en Irak, les invitant à continuer à protéger les demandeurs d’asile irakiens, eu égard à la situation précaire, la conjoncture humanitaire fragile et les risques de persécution qui perdurent dans le pays. Le Haut commissariat a notamment averti certains Etats ayant récemment fait connaître leur intention d’expulser les demandeurs d’asile déboutés, pour conclure ainsi :

« UNHCR recognises the right of Iraqis to return to Iraq, and while not promoting repatriation, we assist, as and where feasible, those who wish to return on a voluntary basis despite the currently prevailing conditions (...) »

2.  Amnesty international

50.  En juin 2003, Amnesty International a fait part de « son inquiétude concernant d’éventuels retours forcés des réfugiés et demandeurs d’asile irakiens », tout en déclarant ne pas s’opposer au « retour des demandeurs d’asile déboutés, à condition qu’ils aient bénéficié d’une procédure d’asile équitable et satisfaisante » et que tout retour se déroule « dans la sécurité, la dignité et le respect absolu des droits humains ».

Le 27 novembre 2003, Amnesty International a diffusé un communiqué de presse (MDE 14/179/2003), exprimant la crainte de voir certains pays qui « prévoient de renvoyer de force les demandeurs d’asile et les réfugiés irakiens vers leur pays, alors que la situation en matière de sécurité s’est gravement détériorée ces derniers mois et que les conditions ne sont pas favorables au retour ». Amnesty international relevait que des problèmes sérieux continuaient de grever le bilan en matière de rapatriement des réfugiés :

« Le retour des Irakiens doit être complètement volontaire (...). Contraindre physiquement des personnes à rentrer ou les priver de leurs droits de manière à les acculer au retour constituerait non seulement une violation du droit international relatif aux droits humains et relatif aux réfugiés, mais violerait également la résolution 1483 du Conseil de sécurité des Nations unies (...). Amnesty International demeure vivement préoccupée par la dégradation de la situation en Irak. La sécurité est toujours source d’une vive inquiétude, avec l’effondrement de l’ordre public et la menace de persécutions. Nombre de civils irakiens ont été tués par des groupes armés, les forces de la coalition ou des groupes de criminels armés dans diverses régions du pays, y compris dans le nord. (...) La pénurie des services élémentaires et des logements perdure et le chômage génère des dissensions. (...) Au lieu que certains États s’emploient à procéder au renvoi ou à éviter d’accueillir des réfugiés et demandeurs d’asile irakiens, Amnesty International demande aux membres de la communauté internationale de s’efforcer de veiller à (...) assurer dans tout le pays un degré satisfaisant de sécurité et à permettre aux institutions nationales de justice, de maintien de l’ordre et de réforme sociale d’exercer partout leurs activités en suivant une démarche respectueuse des droits. Si ces conditions sont réunies, il sera alors possible d’enrayer le cycle des déplacements et les réfugiés et demandeurs d’asile irakiens pourront commencer à envisager un retour réellement volontaire et durable dans leurs régions d’origine (...) »

3.  Le Conseil de l’Europe

51.  L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté, par le passé, moult textes relatifs à la situation et aux besoins humanitaires de la population irakienne déplacée. Il s’agit entre autres des recommandations 1094 (1989), 1150 (1991), 1151 (1991), 1022 (1994), 1306 (1996), 1348 (1997), 1377 (1998) et de la directive no 545 (1998). Il en va de même en ce qui concerne la situation avant et après l’intervention des forces multinationales en Irak, laquelle a fait l’objet des résolutions 1302 (2002), 1316 (2003), 1326 (2003), 1351 (2003) et 1386 (2004).

Dans sa résolution 1326 (2003), précitée, du 3 avril 2003, l’Assemblée parlementaire appelle les Etats membres du Conseil de l’Europe « à garantir la protection effective des réfugiés et des demandeurs d’asile, y compris en leur accordant une protection durable et l’accès aux territoires des Etats membres. » (§ 29, iii, j.).

EN DROIT

I.  DÉLIMITATION DE L’OBJET DU LITIGE

52.  Dans sa requête originelle, le requérant invoquait, en substance, les articles 2 et 3 de la Convention, soutenant qu’une fois renvoyé en Irak, il finirait comme ses proches exécutés par les autorités de l’ancien régime, lesquelles le tiendraient pour responsable de l’agression commise sur la personne de Jasim Al-Tikriti, membre du parti Baas et proche de Saddam Hussein (paragraphe 11 ci-dessus).

Par la suite, le requérant avait développé une série d’arguments nouveaux tirés d’un manque d’effectivité, au sens de l’article 13, des procédures déroulées jusqu’alors devant les services d’immigration turcs et le Haut commissariat.

Il s’était également plaint de l’impossibilité pour lui de bénéficier des infrastructures économiques et sociales prévues par le règlement no 94/6169 du 14 septembre 1994 (paragraphe 45 ci-dessus).

C’est dans ce contexte que la requête avait été déclarée recevable (Müslim c. Turquie (déc.), no 53566/99, 1er octobre 2002).

53.  La question capitale est de savoir s’il est établi que M. Müslim courrait un risque réel pour sa vie ou s’il pourrait subir des mauvais traitements, au cas où il serait expulsé vers Irak. Or, à l’heure actuelle, l’intéressé bénéficie en Turquie d’un titre de séjour valable jusqu’au 1er mai 2005 et aucun arrêté d’expulsion n’est encore pris à son encontre (paragraphes 41, 47 et 49 ci-dessus).

Eu égard à ces éléments, non controversés, et conformément à sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la date à retenir pour évaluer les risques allégués doit être celle de son examen de l’affaire (Mamatkulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 69, 4 février 2005, et Chahal c. Royaume-Uni, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, §§ 85-86). Nonobstant l’intérêt que les faits antérieurs à l’introduction de la présente requête peuvent présenter pour éclairer la situation actuelle et son évolution probable, ce sont les circonstances présentes qui sont donc déterminantes.

54.  Par conséquent, la Cour ne s’acquitterait pas des tâches qui sont les siennes si elle tentait d’examiner plus avant les arguments originels tirés des craintes de représailles de la part des agents agissant au nom de Saddam Hussein, ou si elle cherchait à confirmer ou infirmer la manière dont les instances turques ont jugé du bien-fondé de ces craintes, telles qu’elles avaient été étayées à l’époque pertinente.

Tout bien considéré, la Cour juge qu’il n’y a plus lieu de statuer sur cette partie de la requête qui se trouve privée de son objet depuis le renversement du régime en Irak (paragraphe 35 ci-dessus) voire avant cet événement (paragraphes 33 et 34 ci-dessus).

55.  Il en va autrement de la situation, prétendument continue, (paragraphe 52 ci-dessus, in fine) quant à l’exclusion alléguée du requérant de l’assistance financière et sociale de l’Etat turc.

La Cour reviendra ultérieurement sur cette situation, qu’elle appréciera sur le terrain des articles 3 et 8 que le requérant invoque.

56.  Cela étant, d’autres arguments nouveaux ressortent des observations écrites que l’intéressé a adressées le 10 juillet 2003 ainsi que de celles qui suivirent : l’intéressé s’appuie désormais sur le climat d’insécurité régnant en Irak depuis l’intervention des forces multinationales (paragraphes 36 et 37 ci-dessus) et critique la manière peu scrupuleuse avec laquelle le dernier dossier qu’il a déposé serait traité par les instances compétentes (paragraphes 38-41 ci-dessus).

En outre, il se plaint de l’absence en droit turc d’un recours effectif, au sens de l’article 13, au cas où son expulsion était décidée.

57.  Il n’est certes pas admis qu’un litige porté devant la Cour puisse être transformé, par des modifications radicales apportées aux arguments à l’appui, en un litige de nature totalement différent. En l’espèce toutefois, le différend à l’origine de la requête introductive d’instance ne saurait passer pour avoir réellement changé de nature, la question principale soumise pour décision étant toujours de savoir si le renvoi éventuel du requérant en Irak serait ou non contraire à la Convention.

Compétente pour traiter toute question de fait ou de droit qui surgit pendant l’instance engagée devant elle (Cruz Varas et autres c. Suède, arrêt du 20 mars 1991, série A no 201, p. 30, § 76), la Cour estime pouvoir se placer sur le terrain des articles 2, 3 et 13 de la Convention et se prononcer sur cette question à la lumière des nouveaux arguments du requérant, d’autant que le Gouvernement, qui s’est vu offrir l’opportunité d’y répondre, ne saurait prétendre que sa capacité à préparer sa défense ait été affectée ou qu’il ait été porté atteinte aux exigences d’une bonne administration de la justice d’une manière qui lèse ses intérêts.

58.  Dans le cadre ainsi délimité, la Cour examinera les faits de la cause sous trois volets, en commençant par ceux qui se situent dans la période d’après guerre en Irak et qui relèvent des articles 2 et 3 de la Convention. Ensuite, la Cour se penchera sur le nouveau grief soulevé au regard de l’article 13 (paragraphe 56 ci-dessus, in fine) et, enfin, sur la doléance évoquée au paragraphe 55.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION

59.  Le requérant affirme qu’il encourrait un risque de subir des traitements contraires à l’article 3, ou que sa vie serait mise en péril en violation de l’article 2 § 1, s’il était expulsé vers l’Irak, où les conditions de sécurité demeurent très mauvaises pour les turkmènes.

Les articles 2 § 1 et 3 de la Convention sont ainsi libellés :

Article 2 § 1

« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A.  Thèses des parties

1.  Le requérant

60.  Le requérant se réfère à l’appel lancé le 10 juillet 2003 par le Haut commissariat aux pays d’accueil de ressortissants irakiens (paragraphe 49 ci-dessus) ainsi qu’à un communiqué de presse intitulé « Iraq: Diffusing an ethnic time bomb – Irak : Propagation d’une bombe à retardement ethnique » et publié le 17 avril 2003 par Refugees International. Il fait aussi valoir un article intitulé « Kurdish looters attack Arabs, Turkmens –Agressions d’Arabes et de Turkmènes par des pillards kurdes », paru le 12 avril 2003 dans un journal de Knight Ridder, lequel analyse la tension avérée entre les communautés kurdes, turkmènes et arabes dans le nord de l’Irak et relate les violences observées notamment à Kirkouk.

61.  Ainsi, il soutient que les raisons pour lesquelles son retour en Irak aurait auparavant mis sa vie en péril subsistent malgré la chute du régime de Saddam Hussein. Il en veut pour preuve le meurtre de son neveu par les milices du PDK (paragraphe 39 ci-dessus), survenu le 30 juillet 2003.

Il affirme qu’il ne sera jamais à l’abri de persécutions, vu le déferlement des crises ethniques éclatées dans le nord du pays. Le requérant évoque ce qu’on a fait subir à sa famille pour la déposséder de ses terres et rappelle à ce sujet la lettre de soutient du Front Turkmène et celle que Human Rights Watch adressée le 15 février 2001 au Haut commissariat (paragraphes 23 et 30 ci-dessus). Il en déduit qu’à ce jour sa situation est plus fragile que celle de quiconque vivant au nord de l’Irak, compte tenu des querelles tribales qui y perdurent pour s’approprier des terrains agricoles dans cette région stratégique contrôlée et convoitée par le pouvoir et les milices kurdes, qui se permettent de sévir comme bon leur semble.

62.  Eu égard aux circonstances susmentionnées, le requérant estime qu’en sa qualité de réfugié provisoire, il avait droit à ce qu’il soit donné suite dans les meilleurs délais à ses dernières demandes, adressées le 10 juillet 2003 au ministère de l’Intérieur et le 22 août 2003 au Haut commissariat, afin d’obtenir le réexamen de son dossier à la lumière des faits nouveaux dûment portés à la connaissance de ces instances (paragraphe 39 ci-dessus).

Il estime que tout refus d’accélérer le réexamen de sa nouvelle demande d’asile et, à défaut, son installation dans un pays tiers ne ferait qu’empirer sa situation.

2.  Le Gouvernement

63.  Le Gouvernement se réfère, entre autres, à l’arrêt G.H.H. et autres c. Turquie (no 43258/98, CEDH 2000-VIII) et avance qu’après l’effondrement du régime de Saddam Hussein, les craintes de persécution du requérant s’avèrent dénuées de fondement, tout comme son estimation exagérée quant aux conditions régnant aujourd’hui en Irak. A cet égard, il fait remarquer que depuis avril 2003, le Haut commissariat évalue sans relâche la situation en matière de sécurité afin d’assurer le retour volontaire des Irakiens déplacés, chose qui serait en partie réalisée.

64.  Le Gouvernement se dit respectueux de ses engagements envers l’ONU et fait remarquer que depuis 31 août 2003 ses autorités ne procèdent pas à l’expulsion forcée des demandeurs d’asile irakiens déboutés, dans l’attente de la concrétisation des travaux du Haut commissariat.

65.  S’agissant de la procédure mise en place pour les demandeurs d’asile, le gouvernement affirme qu’en l’espèce les autorités ont agi en stricte conformité avec leurs engagements internationaux, la législation nationale ainsi que les considérations humanitaires : elles sont allées au-delà des possibilités légales offertes en la matière, en acceptant de prolonger la validité du titre de séjour du requérant jusqu’à ce que la Cour statue sur son affaire.

B.  L’appréciation de la Cour

1.  Risques allégués de subir de mauvais traitements ou d’être tué en Irak

66.  L’interdiction des mauvais traitements énoncée à l’article 3 est tout aussi absolue en matière d’expulsion. Ainsi, chaque fois qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire qu’une personne courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumise à des traitements contraires à l’article 3, la responsabilité de l’Etat contractant – la protéger de tels traitements – est engagée en cas d’expulsion (Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 30 octobre 1991, série A no 215, p. 34, § 103 ; Chahal, précité, § 80).

Pour établir une telle responsabilité, on ne peut éviter d’apprécier la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de l’article 3.

67.  En l’espèce, la Cour a pris note des arguments des parties ainsi que des informations quant à la situation d’après guerre en Irak, qui ressortent des différents communiqués de presse, rapports et textes émanant des institutions non-gouvernementales et internationales (paragraphes 37 et 48‑51 ci-dessus). Il s’en déduit que dans le nord du pays, vers lequel le requérant pourrait se voir renvoyé (paragraphe 47 et ci-dessus), il subsiste des problèmes de sécurité, et que notamment dans la région de Mossoul et de Kirkuk les civils risquent encore d’être pris dans les querelles entres les communautés kurdes, arabes et turkmènes.

68.  Cependant, les preuves fournies à la Cour quant aux antécédents du requérant et au contexte général en Irak n’établissent aucunement que la situation personnelle de l’intéressé pourrait être pire que celle d’autres membres de la minorité turkmène, ni même, peut-être, que celle des autres habitants de l’Irak du Nord, région qui du reste paraît moins touchée par les violences que les autres parties du pays (comparer, mutatis mutandis, Vilvarajah et autres, précité, p. 37, § 111, et Fatgan Katani et autres c. Allemagne (déc.), no 67679/01, 31 mai 2001).

69.  A cet égard, les arguments que le requérant tire des activités clandestines de feu son frère au sein d’une organisation pro-turkmène, hostile à l’ancien régime en Irak (paragraphes 10, 23 et 61 ci-dessus), impliquent des répercussions trop lointaines (Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161, p. 33, § 85, Kavak c. Allemagne (déc.), no 61479/00, 26 octobre 2000) pour permettre de conclure que l’intéressé, qui n’a jamais suggéré avoir pris part dans un quelconque mouvement de la sorte, courra, à ce titre, un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 (Fatgan Katani et autres, précitée, et les références qui y figurent).

Il en va de même des arguments que l’intéressé fonde sur l’expropriation de facto des terrains de sa famille sous le régime de Saddam Hussein : il s’agit là d’une question de droit qu’il appartiendra, le moment venu, aux instances irakiennes de trancher, mais pas d’une circonstance permettant d’inférer que le requérant serait une cible potentielle pour l’une ou l’autre des communautés vivant dans le nord de l’Irak.

70.  La Cour réaffirme qu’une simple possibilité de mauvais traitements en raison d’une conjoncture instable dans un pays n’entraîne pas en soi une infraction à l’article 3 (Vilvarajah et autres, précité, ibidem, et Fatgan Katani et autres, précitée), d’autant moins qu’en l’espèce une évolution démocratique est en cours en Irak et que l’on est en mesure d’espérer que cela entraîne à l’avenir une amélioration de la conjoncture actuelle.

71.  A ce sujet, il convient de rappeler qu’un plan de rapatriement volontaire des réfugiés irakiens est étudié et mis en place par les instances de l’ONU, en ce appuyée par le Conseil de l’Europe. La Cour observe d’ailleurs avec satisfaction que le gouvernement turc s’est interdit de procéder à l’expulsion forcée des demandeurs d’asile irakiens déboutés, comme le requérant, pareille position cadrant avec la feuille de route établie en la matière par le Haut commissariat ainsi qu’avec la résolution 1326 (2003) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (paragraphes 48, 49 et 51 ci-dessus).

2.  La situation actuelle du requérant en tant que demandeur d’asile déjà débouté

72.  La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas d’examiner les demandes d’asile ou de contrôler la façon dont les États contractants remplissent leurs obligations découlant de la Convention de 1951. Sa préoccupation essentielle est de savoir s’il existe des garanties de procédure effectives, de quelque type que ce soit, qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire vers l’Irak (voir, par exemple, T.I. c. Royaume-Uni (déc.), no 43844/98, CEDH 2000-III, p. 490).

73.  En l’espèce, la Cour note que la dernière demande de l’intéressé est toujours en suspens devant le Haut commissariat (paragraphe 41 ci-dessus) et que les autorités turques sont intervenues pour que des démarches en vue de trouver une solution favorable soient entreprises avec célérité (paragraphe 40 ci-dessus). Rien ne donne à penser que cette procédure pourrait déboucher sur une décision expéditive, sans examen approprié des nouvelles prétentions du requérant, qui – à la différence de celles écartées auparavant (paragraphes 15-30 ci-dessus) – puisent dans les problèmes concrets liés à la situation en Irak.

74.  Certes, cet examen peut finalement donner lieu à une décision de rejet, au regard des limitations strictes à l’admission des demandes d’asile sur le terrain de la Convention du 1951. Mais cette question n’a guère de poids, la Cour étant confortée par l’assurance donnée par le gouvernement quant à sa pratique actuelle de rapatriement des demandeurs d’asile irakiens déboutés, et encore plus par les développements observés en la matière sur le plan international (paragraphes 64 et 71 ci-dessus).

Quoi qu’il en soit, le requérant ne pourrait être refoulé sommairement sans qu’intervienne une décision formelle d’expulsion, laquelle sera susceptible d’opposition et, en dernier lieu, d’être contrôlée par les juridictions administratives (paragraphe 45 ci-dessus).

3.  Conclusion

75.  Vu ses constatations précédentes et n’ayant aucun motif de douter de ce que le gouvernement défendeur se conformera à ses engagements internationaux, la Cour conclut à l’absence de motifs sérieux et avérés de croire que l’expulsion éventuelle du requérant exposerait celui-ci à un risque réel de subir des traitements dépassant le seuil minimum fixé par l’article 3.

76.  Ayant pris en compte les allégations de l’intéressé dans le contexte de l’article 3 (paragraphes 66-71 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de les examiner séparément sous l’angle de l’article 2.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13

77.  Le requérant se plaint des défaillances de la procédure et de la pratique en vigueur en Turquie pour les demandeurs d’asile. En rapport avec les griefs précédemment examinés, il invoque l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A.  Thèses des parties

78.  Le requérant allègue que s’il était encore une fois débouté de sa demande, il ne dispose d’aucun recours effectif pour obtenir le contrôle juridictionnel de son dossier, les voies de droit interne étant fermées aux demandeurs d’asile.

79.  Le Gouvernement conteste vivement cette thèse.

B.  Appréciation de la Cour

80.  Le droit à l’examen d’une décision d’expulsion n’est prévu qu’à l’article 1 du Protocole no 7, que la Turquie n’a pas ratifié. Toutefois, prête à partir de l’hypothèse que le grief du requérant dénote une doléance « défendable » au sens de l’article 13, la Cour ne voit aucune raison qui puisse empêcher l’intéressé de se prévaloir, le cas échéant, du mécanisme de contrôle juridictionnel prévu en droit administratif turc (paragraphes 45 et 74 ci-dessus).

Que la Cour ait déjà constaté par le passé certaines carences dans la procédure dont il s’agit (par exemple, Jabari c. Turquie, no 40035/98, §§ 40 et 49, CEDH 2000-VIII) n’a pas de pertinence, dès lors qu’en l’absence d’une quelconque décision d’expulsion exécutable l’examen de la question ne relèverait que de spéculations et suppositions.

81.  Il n’y a donc pas lieu de se prononcer sur cette partie prématurée de la requête.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 8 DE LA CONVENTION

82.  Le requérant invoque, en substance, les articles 3 et 8 de la Convention et se plaint de ses conditions de vie actuelles qui l’empêchent de faire face à ses besoins. L’article 8 de la Convention se lit ainsi :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A.  Thèses des parties

83.  Le requérant affirme que depuis son entrée en Turquie et au mépris de son statut de réfugié provisoire, il est condamné à vivre dans des conditions précaires, les autorités turques lui refusant le bénéfice des infrastructures économiques, sociales et médicales prévues pour les demandeurs d’asile. L’intéressé avance qu’il ne s’est jamais vu proposer un lieu de résidence digne de ce nom et qu’il se trouve actuellement dans l’obligation de subsister, sans aucune aide financière ni une quelconque offre d’emploi, et de se faire soigner à ses propres frais.

Ainsi, le requérant estime être devenu l’otage du gouvernement qui a suspendu tous ses droits dans l’attente de l’arrêt que la Cour rendra dans son affaire.

84.  Le Gouvernement rétorque qu’il n’est aucunement tenu, au regard de la Convention de 1951, d’accorder de tels privilèges aux demandeurs d’asile non européens, nonobstant le fait que, à des fins humanitaires, il a maintes fois autorisé l’entrée de demandeurs d’asile irakiens afin d’améliorer leur situation en coopération avec l’ONU.

Aussi le Gouvernement précise-t-il que l’autorisation de résider accordée jusqu’à présent au requérant ne lui confère aucunement le statut de réfugié en Turquie : son séjour est autorisé à titre temporaire et dans le seul but de faciliter son installation dans un pays tiers avec l’aide du Haut commissariat.

B.  Appréciation de la Cour

85.  Le grief du requérant ne résiste pas à l’examen sous l’angle de l’article 8, qui ne va pas jusqu’à imposer aux Etats l’obligation générale de fournir aux réfugiés une assistance financière pour que ceux-ci puissent maintenir un certain niveau de vie (voir, mutatis mutandis, Ulf Andersson et Monica Kullman c. Suède, no 11776/85, décision de la Commission du 4 mars 1986, Décisions et rapports (DR) 46, p. 225). Il n’en va guère autrement sur le terrain des autres dispositions la Convention et de ses Protocoles. Ainsi que les organes de Strasbourg l’ont maintes fois indiqué, celles-ci ne consacrent pas le droit pour une personne d’entrer ou de séjourner dans un Etat dont il n’est pas ressortissant (Mamatkulov et Askarov, précité, § 66 ; voir aussi Voulfovitch et autres c. Suède, no 19373/92, décision de la Commission du 13 janvier 1993, DR 74, pp. 199 et 219) ni le droit d’y travailler (voir, par exemple, A.N. c. France, no 24088/94, décision de la Commission du 12 octobre 1994, DR. 79-A, p. 40).

86.  En l’espèce, il semble que le requérant ne se trouve pas empêché de maintenir le niveau de vie qu’il a lui-même choisi lorsqu’il s’est réfugié en Turquie et il ne paraît pas être dans un état de nécessité tel que cette solution ne soit pas viable, au point de l’acculer à quitter la Turquie (paragraphe 49 ci-dessus). Si la situation dénoncée constitue pour le requérant une épreuve difficile, celle-ci ne devrait assurément pas être pire que celle de l’ensemble des citoyens plus démunis que d’autres.

La Cour ne voit rien, dans le dossier, qui puisse entraîner la responsabilité de l’Etat défendeur à raison de circonstances susceptibles de tomber sous le coup de l’article 8 ni ne constate une situation qui revêtirait un degré de gravité tel que l’intéressé puisse passer pour être soumis à un traitement contraire à l’article 3.

87.  Partant, il n’y a pas au en l’espèce méconnaissance des dispositions susvisées de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

1.  Dit que, dans l’éventualité de la mise à exécution d’une décision qui pourra être prise en vue de l’expulsion du requérant vers l’Irak, il n’y aurait pas violation de l’article 3 de la Convention ;

2.  Dit que, vu sa conclusion ci-dessus, il ne s’impose pas d’examiner le grief de plus sous l’angle de l’article 2 de la Convention ;

3.  Dit qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

4.  Dit qu’il n’y a pas eu violation des articles 3 et 8 de la Convention à raison des conditions de vie actuelles du requérant en Turquie.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 avril 2005 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Michael O’BoyleNicolas Bratza
GreffierPrésident

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CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE MÜSLIM c. TURQUIE, 26 avril 2005, 53566/99