CEDH, Cour (deuxième section), UCAK ET KARGILI c. TURQUIE, 28 mars 2006, 75527/01;11837/02

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Deuxième Section), 28 mars 2006, n° 75527/01;11837/02
Numéro(s) : 75527/01, 11837/02
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 13 septembre 2001
Jurisprudence de Strasbourg : Aydin et autres c. Turquie (déc.), no 46231/99, 26 mai 2005
Bati et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 104, CEDH 2004 IV (extraits)
Bayram et Yildirim c. Turquie (déc.), no 38587/97, CEDH 2002 III
Kaya c. Turquie, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 329, § 105
Ceyhan Demir et autres c. Turquie, no 34491/97, § 84, 13 janvier 2005
Hanifi Eren c. Turquie (déc.), no 42428/98, 4 juillet 2002
M.K. c. Turquie (déc.), no 29298/95, 8 juin 1999
Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, §§ 81-88, CEDH 2000 VII
Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000 XI
Velikova c. Bulgarie (déc.), no 41488/98, CEDH 1999 V
Organisation mentionnée :
  • Human Rights Watch
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Partiellement recevable ; partiellement irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-73350
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2006:0328DEC007552701
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Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

des requêtes nos 75527/01 et 11837/02
présentées respectivement par Besra ÜÇAK et Güllüşah KARGILI et autres
contre la Turquie

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 28 mars 2006 en une chambre composée de :

MM.J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
M. Ugrekhelidze, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Vu les requêtes nos 75527/01 et 11837/02 introduites respectivement les 13 septembre 2001 et 14 février 2002,

Vu la décision de la Cour de se prévaloir de l’article 29 § 3 de la Convention et d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de l’affaire no 75527/01,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Mme Besra Üçak est une ressortissante turque, née en 1970 et résidant à Diyarbakir. Elle est la concubine (mariage religieux) d’A.İ. Dağlı. Elle est représentée devant la Cour par Me T. Elçi, avocat à Diyarbakır.

Mme Güllişah Kargılı, MM. Hayreddin Dağlı et Cüneyd Dağlı, nés respectivement en 1969, 1970 et 1954, sont des ressortissants turcs et résident à Diyarbakır. Ils sont respectivement la sœur et les frères d’A.İ. Dağlı. Ils sont représentés devant la Cour par Mes A. Güleç et V. Güleç, avocats à Diyarbakır.

A.  Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties peuvent se résumer comme suit.

Le 14 avril 1995 à 16 heures, le commandement de la gendarmerie du district de Silvan et le bataillon d’infanterie des forces intérieures menèrent une opération contre le PKK[1], dans cinq villages rattachés au district de Silvan, dont le village d’Eşme.

Le jour même fut établi un procès-verbal de transport sur les lieux, recherches et fouilles ainsi qu’un procès-verbal d’arrestation, aux termes duquel :

« (...) Alors que les activités de recherche et de fouilles se poursuivaient près (...) du village d’Eşme, rattaché au district de Silvan, (...) [les forces de l’ordre ont] rencontré [des] personnes suspectes, estimées à 7-8 (...) [elles ont] tenté de se rapprocher de ces personnes, à ce moment ces personnes ont tenté de fuir, quand [les forces de l’ordre] se rapprochèrent de ces personnes, [elles] virent que [les suspects] portaient des vêtements appartenant à l’organisation terroriste PKK, (...) ils résistèrent à leur arrestation et tentèrent de prendre les armes des mains des forces de sécurité, ils tentèrent à nouveau de fuir, quelques-unes tombèrent, (...) les membres de l’organisation furent arrêtés de force, c’est pourquoi, lors de leur arrestation et alors qu’ils tentaient de fuir, ces personnes eurent des traces de coups sur différentes parties du corps (...) »

Toujours le même jour, le commandement de gendarmerie informa le procureur de la République de Silvan de l’arrestation et du placement en garde à vue de sept membres du PKK. Il transmit une liste comportant les noms et états civils des personnes ainsi arrêtées, sur laquelle ne figurait pas le nom d’A.İ. Dağlı.

Selon Mme Üçak, son concubin a été arrêté au cours de l’opération décrite ci-dessus.

Le 20 avril 1995, le père d’A.İ. Dağlı saisit le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat de Diyarbakır (« le procureur de la République de Diyarbakır ») d’une demande tendant à obtenir des renseignements quant au lieu où son fils avait été placé en garde à vue.

Le 24 avril 1995, il réitéra sa demande d’information auprès du procureur de la République de Diyarbakır.

Le 1er mai 1995, il saisit le procureur de la République de Silvan d’une demande d’information quant au lieu où son fils avait été placé en garde à vue, la durée de cette détention ainsi qu’à son état de santé. Il précisa qu’il avait également saisi le procureur de la République de Diyarbakir, lequel aurait affirmé que son fils ne se trouvait pas à Diyarbakir.

Le même jour, le procureur de la République de Silvan saisit le commandement de gendarmerie d’une demande d’information quant à savoir si le disparu avait ou non été placé en garde à vue.

Le 4 mai 1995, le commandement de gendarmerie répondit que l’intéressé avait pris la fuite lors de l’opération en question et n’avait donc pas été arrêté. Les sept personnes arrêtées au cours de cette opération avaient été déférées devant la cour de sûreté de l’Etat de Diyarbakir, laquelle avait ordonné leur placement en détention provisoire. Il transmit également les dépositions de ces personnes.

Le 19 mai 1995, le père du disparu saisit à nouveau le procureur de la République de Diyarbakir d’une demande d’information quant à la situation de son fils, soulignant que le procureur de la République de Silvan lui avait précisé que son fils avait été transféré à Diyarbakir.

Le 11 septembre 1995, le quotidien Evrensel (« Universel ») publia un article intitulé « Voici le disparu », illustré d’une photographie identifiée comme étant celle d’A.İ. Dağlı et sur laquelle il était présenté les yeux bandés, avec un pansement à la main gauche.

Le 22 septembre 1995, la sœur d’A.İ. Dağlı adressa une demande d’information à la cour de sûreté de l’Etat, soulignant que son frère était porté disparu depuis près de six mois.

Le 12 octobre 1995, le père d’A.İ. Dağlı déposa plainte auprès du procureur de la République de Diyarbakır aux fins d’obtenir l’engagement de poursuites contre les responsables de l’arrestation de son fils. Il se fonda pour ce faire sur la photographie publiée le 11 septembre 1995 par le quotidien Evrensel, sur laquelle il affirma avoir identifié son fils. Il demanda à connaître le sort de son fils, manifestant à cet égard des inquiétudes quant à son état de santé et à son maintien en vie.

Le 26 octobre 1995, le père du disparu fut entendu par le procureur de la République de Silvan. Au cours de sa déposition, il confirma avoir formellement identifié son fils sur la photographie publiée dans le quotidien Evrensel. Il précisa qu’au cours de l’opération, son fils avait été blessé par balle à la main, qu’un médecin militaire lui avait fait un pansement et que tout le village avait assisté à son arrestation.

Le 31 octobre 1995, le procureur de la République de Silvan recueillit la déposition de trois villageois qui déclarèrent avoir assisté à l’arrestation du disparu et avoir vu les gendarmes l’emmener seul dans une voiture militaire. Le même jour, il entendit le maire du village (muhtar) qui déclara avoir assisté à l’arrestation litigieuse et vu des gendarmes emmener le disparu. En outre, ce dernier était blessé à une main.

Le 24 novembre 1995, le quotidien Evrensel publia un nouvel article intitulé « L’information « Voici le disparu » d’Evrensel a été confirmée. L’Etat s’est tu, l’armée a parlé : Dağli a été fusillé ». Il peut se lire comme suit :

« (...) Il a été établi par le témoignage d’un soldat qu’Ali İhsan Dağlı a été fusillé.

B.G., soldat d’infanterie lors du placement en garde à vue d’Ali İhsan Dağlı, (...) a dit avoir appris de son capitaine que Dağlı avait été fusillé, mais ne pas savoir qui l’avait tué (...) Dans la déclaration que B.G. fit, après avoir été démobilisé, aux agents de Human Rights Watch, il dit que, le 19 avril 1995 (...) il avait entendu par radio que la patrouille rattachée à son bataillon était tombée sur sept villageois et que l’un d’eux était armé d’un fusil AKM. (...) il souligna qu’Ali İhsan Dağlı (...) avait été blessé par arme au bras par les soldats (...) »

Le 30 novembre 1995, sur saisine du groupe de travail sur les disparitions forcées des Nations Unies, la direction générale du droit international et des relations extérieures du ministère de la Justice (« le ministère de la Justice ») adressa au procureur de la République de Silvan une demande d’information quant à l’allégation selon laquelle A.İ. Dağlı aurait disparu en garde à vue, ce à la lumière des nouveaux éléments résultant de la publication d’une photographie du disparu, prise en garde à vue dans une cellule et le présentant blessé et les yeux bandés.

Le 4 décembre 1995, le procureur de la République de Silvan enjoignit au parquet de Küçükçekmece de recueillir la déposition des responsables de la rédaction du quotidien Evrensel.

Le 10 janvier 1996 fut recueillie la déposition de M. Taner, arrêté lors de l’opération litigieuse, qui identifia le disparu sur la photographie publiée par le quotidien Evrensel. Décrivant les évènements litigieux, il déclara :

« (...) Vendredi matin, avant le lever du soleil, une opération fut tout d’abord menée par les gendarmes (...) Ali İhsan Dağlı avait une kalachnikov à la main. Il y a eu une fusillade. Entre-temps, nous avons été arrêtés et nous sommes rendus. Pendant ce temps, la fusillade continuait. J’ai vu qu’Ali İhsan Dağlı avait été blessé à la main. Plus tard, Ali İhsan Dağlı a été arrêté ; il était blessé. La fusillade a pris fin. Profitant de cette situation, Ali İhsan Dağlı a de nouveau pris la fuite. Tout en fuyant, il faisait feu avec l’arme qu’il avait à la main. C’est là que j’ai vu Ali İhsan pour la dernière fois (...) »

Le 14 février 1996 fut recueillie la déposition du rédacteur en chef du quotidien Evrensel, lequel soutint avoir effectivement publié la photographie d’A.İ. Dağlı mais ne pas être en mesure de préciser comment, pourquoi et par qui cette photographie avait été prise.

Le 12 avril 1996 fut recueillie la déposition de R. Özmen, arrêté au cours de l’opération litigieuse. Il déclara avoir vu les militaires tirer sur le disparu (à la main) alors que celui-ci avait déjà été interpellé. Il soutint l’avoir entendu crier : « Ne me tuez pas, j’ai des enfants » et avoir très nettement reconnu sa voix dans les locaux de la sûreté de Diyarbakır où il avait été placé en garde à vue.

Le 18 avril 1996, le procureur de la République de Silvan informa le ministère de la Justice de la poursuite de l’enquête préparatoire et lui transmit les nouveaux éléments d’enquête en sa possession.

Le 1er août 1996, le ministère de la Justice demanda au procureur de la République de Silvan de procéder à l’audition des personnes arrêtées lors de l’opération litigieuse et poursuivies devant la cour de sûreté de l’Etat.

Le 9 août 1996, le ministère de la Justice saisit à nouveau le procureur de la République de Silvan aux fins d’information quant au stade d’avancement de l’enquête.

Le 14 novembre 1996, le procureur de la République de Mersin recueillit la déposition de M. Demir, arrêté lors de l’opération litigieuse. Celui-ci déclara ne pas connaître le disparu et ne pas l’avoir vu dans la mesure où les gendarmes lui avaient bandé les yeux.

Pour la période postérieure, le Gouvernement produisit de nombreuses lettres échangées entre les différents parquets et les forces de l’ordre concernant l’enquête menée au sujet de la disparition d’A.İ. Dağlı.

Le 4 mai 2000, le parquet de Silvan adopta une décision d’incompétence, se fondant pour ce faire sur les affirmations du commandement de gendarmerie du district de Silvan, selon lesquelles M. Dağlı n’aurait pas été arrêté au cours des opérations menées le jour de sa disparition et ne figurait pas sur les registres de sûreté et de garde à vue de 1995. Il s’appuya également sur le témoignage de R. Özmen, en date du 12 avril 1996, qui avait entendu la voix du disparu dans les locaux de la direction de la sûreté de Diyarbakır. Partant, il transmit le dossier au procureur de la République de Diyarbakır.

Le 29 mai 2000, le procureur de la République de Diyarbakir saisit la direction de la sûreté près la préfecture de Diyarbakir (« la direction de la sûreté ») d’une demande d’information tendant à savoir si le disparu avait ou non été placé en garde à vue au cours du mois de mai 1995.

En réponse, le 5 juin 2000, la direction de la sûreté informa le parquet de Diyarbakir qu’après vérification des fichiers, le disparu n’avait pas été placé en garde à vue et demeurait recherché en tant qu’accusé en fuite en raison de ses activités au sein du PKK.

Le 22 juin 2000, se fondant sur ces affirmations, le procureur de la République de Diyarbakır adopta une décision d’incompétence et renvoya le dossier au parquet de Silvan.

Le 5 octobre 2000 fut recueillie la déposition de A. Kavak, arrêté lors de l’opération litigieuse. Il déclara ne pas connaître le disparu et ne pas l’avoir vu.

Le 24 avril 2001 fut recueillie la déposition, faite en qualité de témoin, de M. Ş. Kiliç, le maire du village d’Eşme, qui déclara notamment :

« Le 14 avril 1995, une opération fut menée par les forces de sécurité près du village d’Eşme (...) comme je suis le maire du village, ils m’ont également placé en garde à vue pour savoir si les personnes arrêtées étaient ou non de notre village (...) pour autant que je m’en souvienne, il y avait cinq ou six personnes en garde à vue, ils me les ont toutes montrées, m’ont demandé si parmi elles j’en connaissais certaines, j’ai dit que je n’en connaissais aucune, d’ailleurs les faits se sont déroulés comme suit, lorsque l’opération fut terminée, ils ont conduit les personnes gardées à vue devant la mosquée du village, tout le village s’est rassemblé là, les gendarmes nous ont demandé à tous si nous les connaissions, personne n’a dit en reconnaître (...) si parmi eux, il y avait eu Ali İhsan Dağli les villageois et moi-même l’aurions vu et reconnu (...) »

Le 14 mai 2001, Mme Üçak fut entendue en qualité de témoin avec l’assistance d’un traducteur. Elle déclara qu’A.İ. Dağlı avait été arrêté le 14 avril 1995 par des gendarmes et ne plus avoir de nouvelles de lui depuis.

Le 25 octobre 2001, le procureur de la République de Silvan adopta à nouveau une décision d’incompétence se fondant sur les écrits du commandement de gendarmerie du district de Silvan, selon lesquels A.İ. Dağlı avait pris la fuite lors de l’opération litigieuse et n’avait donc pas été arrêté. Il transmit par ailleurs le dossier au procureur militaire près le 7e corps d’armée à Diyarbakır, soulignant que l’opération en cause était de nature militaire et relevait en conséquence, quant aux poursuites à mettre en œuvre, de la compétence du procureur militaire en vertu de la législation pertinente.

Le 7 novembre 2001, le procureur militaire s’estima incompétent pour connaître des faits allégués, estimant que ceux-ci n’étaient pas constitutifs d’une infraction militaire. Il transmit le dossier au procureur de la République de Diyarbakır.

Le 3 décembre 2001, au vu des témoignages selon lesquels le disparu avait été arrêté dans le village d’Eşme au terme d’une opération menée conjointement par le commandement de gendarmerie du district de Silvan et les forces de sécurité intérieures du bataillon d’infanterie de Silvan, le procureur de la République de Diyarbakır estima que le cas d’espèce ne relevait pas de la loi no 2845 instituant les cours de sûreté de l’Etat et portant réglementation de la procédure devant elles, et, partant, s’estima incompétent. Il renvoya le dossier de l’affaire au parquet de Silvan.

Le 9 août 2002, le procureur de la République de Silvan dressa un procès-verbal d’examen des registres de garde à vue du commandement de gendarmerie correspondant à l’année 1995. Il fut ainsi établi que le nom du disparu n’avait pas été porté sur ces registres, lesquels portaient uniquement mention du nom de six personnes arrêtées et placées en garde à vue le 14 avril 1995 au terme de l’opération litigieuse, et déférées le lendemain à Diyarbakir.

Le même jour, le procureur de la République de Silvan demanda aux autorités préfectorales de Diyarbakir l’autorisation de poursuivre les agents qui avaient participé à l’opération litigieuse, conformément à la législation relative à la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics, et à l’article 4-i du décret loi instituant une préfecture de la région soumise à l’état d’urgence.

Sur ce, le 14 novembre 2002, la préfecture de Diyarbakir transmit au gouverneur de Silvan un rapport d’examen préliminaire effectué par le commandement du régiment de gendarme de Silvan à propos de quatre agents ayant participé à l’opération litigieuse. Aux termes de celui-ci, A.İ. Dağli aurait pris la fuite lors de l’opération et n’aurait pu être arrêté.

Le 26 novembre 2002, au vu de ce rapport, le sous-préfet de Silvan refusa d’autoriser l’engagement de poursuites contre les agents mis en cause, aucun élément ne permettant d’établir qu’A.İ. Dağli avait été placé en garde à vue. Le même jour, il informa le procureur général de Silvan de ce refus.

Le 2 janvier 2003, Mme Kargılı et MM. Dağlı formèrent opposition contre la décision prise par le sous-préfet de Silvan. Ils soutinrent notamment que leur frère avait été arrêté le 14 avril 1995 et que de nombreux témoins entendus par le parquet de Diyarbakır avaient confirmé cet événement.

De même, le 3 mars 2003, Mme Üçak forma opposition contre la décision du 26 novembre 2002 devant le procureur de la République de Silvan. Elle demanda la transmission de son opposition au tribunal administratif local de Diyarbakir, compétent pour en connaître. Elle demanda également l’engagement de poursuites contre les agents impliqués dans l’opération litigieuse pour mauvais traitements et disparition.

A une date non précisée, l’opposition ainsi formée par les requérants fut rejetée par le tribunal administratif régional de Diyarbakir.

Le 16 juin 2003, au vu du refus d’autorisation de poursuites, le procureur de la République de Silvan adopta une décision de non-lieu à l’égard des agents mis en cause dans la disparition d’A.İ. Dağlı.

Le 20 septembre 2004, se fondant sur les dispositions relatives à des poursuites contre des fonctionnaires applicables à l’époque de l’incident, l’opposition formée par les requérants contre le non-lieu du 16 juin 2003 fut rejetée par le président de la cour d’assises de Siverek.

B.  Le droit et la pratique internes pertinents

A l’époque des faits, si l’auteur présumé d’une infraction est un agent de la fonction publique et si l’infraction a été commise dans l’exercice de ses fonctions, l’enquête préliminaire obéit à la loi de 1913 sur les poursuites contre les fonctionnaires, qui limite la compétence ratione personae du ministère public quant à cette phase de la procédure. En pareil cas, l’enquête préliminaire et, par conséquent, la décision de poursuivre ou non sont du ressort du comité administratif local compétent (celui du district ou du département, selon le statut du suspect). Une fois que la décision de poursuivre est prise, c’est au procureur qu’il incombe d’instruire l’affaire.

Les décisions des comités administratifs locaux sont susceptibles de recours devant le Conseil d’Etat, dont la saisine s’effectue d’office en cas de classement sans suite.

En vertu de l’article 4-i du décret no 285 du 10 juillet 1987 relatif à l’autorité du préfet de la région soumise à l’état d’urgence, la loi de 1913 s’applique également aux membres des forces de sécurité qui relèvent de l’autorité dudit préfet.

Si l’auteur présumé d’un délit est un militaire, la loi applicable est déterminée par la nature de l’infraction. C’est ainsi que s’il s’agit d’une « infraction militaire », au sens du code pénal militaire (loi no 1632), la procédure pénale est en principe conduite conformément à la loi no 353 portant création des tribunaux militaires et réglementation de leur procédure. Si un militaire est accusé d’une infraction de droit commun, ce sont normalement les dispositions du code de procédure pénale qui s’appliquent (article 145 § 1 de la Constitution et articles 9-14 de la loi no 353).

Le code pénal militaire érige en infraction militaire le fait pour un membre des forces armées de mettre en danger la vie d’une personne en désobéissant à un ordre (article 89). En pareil cas, les plaignants civils peuvent saisir les autorités visées au code de procédure pénale ou le supérieur hiérarchique de la personne concernée.

GRIEFS

Les requérants soutiennent que les autorités nationales ont failli à l’obligation de mener une enquête approfondie susceptible d’élucider les circonstances entourant la disparition d’A.İ. Dağlı à la suite de son arrestation. Ils invoquent à cet égard les articles 2, 6 et 13 de la Convention.

De même, ils soutiennent que la disparition de leur proche constitue une violation de l’article 5 de la Convention.

Se fondant sur l’article 3 de la Convention, Mme Üçak se plaint des mauvais traitements prétendument subis par son concubin.

Dans le cadre de la requête no 11837/02, Mme Kargılı et MM. Dağlı allèguent que l’absence d’information quant au sort de leur frère constitue une atteinte à leurs droits protégés par les articles 3 et 8 de la Convention.

EN DROIT

A.  Sur les exceptions du Gouvernement

1.  Qualité de victime des requérants

Le Gouvernement soutient que les requérants, qui ne sont pas les héritiers légaux d’A.İ. Dağlı, n’ont pas qualité pour introduire une requête. Par ailleurs, ils n’ont pas d’intérêt à agir.

Mme Uçak réfute ces allégations et précise qu’elle vivait avec A.İ. Dağlı, lequel a reconnu les trois enfants nés de cette union, ce dont fait état le registre des naissances (dont copie a été versée au dossier). Ces enfants jouissent, en vertu du code civil et de la loi sur les successions, d’une reconnaissance légale.

Mme Kargılı et MM. Dağlı affirment qu’ils sont respectivement sœur et frères d’A.İ. Dağlı et qu’ils ont par conséquent un intérêt à agir.

La Cour rappelle que l’article 34 de la Convention dispose qu’elle « (...) peut être saisie par toute personne physique (...) qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus par la Convention ou ses protocoles (...) ». Il en résulte que pour satisfaire aux conditions posées par cette disposition, tout requérant doit être en mesure de démontrer qu’il est concerné personnellement par la ou les violations de la Convention qu’il allègue. A cet égard, la notion de victime doit, en principe, être interprétée de façon autonome et indépendamment de notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir (voir notamment, Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000‑XI). Il importe également de rappeler que les organes de la Convention ont toujours et de manière inconditionnelle considéré dans leur jurisprudence qu’un parent, un frère, une sœur, un neveu ou une nièce d’une personne dont il est allégué que le décès engage la responsabilité de l’Etat défendeur peuvent se prétendre victimes d’une violation de l’article 2 de la Convention (voir Ceyhan Demir et autres c. Turquie, no 34491/97, § 84, 13 janvier 2005, et Velikova c. Bulgarie (déc.), no 41488/98, CEDH 1999‑V).

En l’espèce, Mme Üçak énonce des griefs en rapport avec la disparition d’A.İ. Dağlı, avec lequel elle a vécu et dont elle a eu trois enfants. Du reste, Mme Kargılı et MM. Dağlı sont respectivement sœur et frères de l’intéressé (en ce qui concerne la qualité de victime des proches parents, voir M.K. c. Turquie (déc.), no 29298/95, 8 juin 1999). Par conséquent, ceux-ci peuvent se prétendre victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, et l’exception du Gouvernement ne peut être retenue.

2.  Non-épuisement des voies de recours internes

Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il convient, selon lui, d’attendre l’aboutissement des procédures engagées dans le but d’élucider les circonstances de la disparition du proche des requérants. De même, ces derniers pouvaient saisir les juridictions civiles et administratives.

Les requérants contestent cette thèse.

La Cour note que le droit turc prévoit des recours administratifs, civils et pénaux contre les actes illicites et délictueux imputables à l’Etat ou à ses agents. En ce qui concerne l’action de droit administratif fondée sur la responsabilité objective de l’administration que prévoit l’article 125 de la Constitution, elle rappelle qu’elle a déjà jugé que le simple octroi de dommages-intérêts ne satisfaisait pas à cette obligation (voir, parmi d’autres, Kaya c. Turquie, arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 329, § 105). En conséquence, les requérants n’avaient pas l’obligation d’intenter la procédure administrative susvisée, et l’exception préliminaire est sur ce point dépourvue de fondement.

En revanche, la Cour estime que l’exception préliminaire du Gouvernement, pour autant qu’elle concerne les recours civils et pénaux, soulève des questions relatives à l’effectivité de l’enquête criminelle qui sont étroitement liées à celles que posent les griefs formulés par les requérants sur le terrain notamment des articles 2 et 13 de la Convention (voir, parmi d’autres, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, §§ 81-88, CEDH 2000‑VII, et Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 104, CEDH 2004‑IV (extraits)).

En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement pour autant qu’elle se rapporte au recours de droit administratif invoqué. Elle la joint au fond pour autant qu’elle concerne les recours offerts par les voies civile et pénale.

3.  Six mois

Le Gouvernement soulève également une exception tirée de la tardiveté de la requête. Il expose que, dans la mesure où les requérants prétendent ne disposer d’aucune voie de recours effective, ils auraient dû introduire leurs requêtes au plus tard dans les six mois suivant la date de l’incident, à savoir le 14 avril 1995.

Les requérants contestent cette thèse.

La Cour observe qu’il s’impose de distinguer les griefs tirés de l’insuffisance de l’enquête menée par les autorités au sujet de la prétendue disparition d’A.İ. Dağlı (aspect procédural de l’article 2, et articles 6 et 13) de ceux tirés de la disparition proprement dite (articles 3, 5 et 8). En effet, selon le dossier, les requérants n’ont entrepris aucune démarche dans le but de participer au déroulement de l’enquête pénale à la suite de la disparition de leur proche et ce jusqu’au 4 mai 2000, date à laquelle la décision du parquet de Silvan a donné un nouvel élan à cette investigation.

Dans ces circonstances, de l’avis de la Cour, pour ce qui est des griefs tirés des articles 3, 5 et 8 de la Convention, les requérants auraient dû les introduire dans un délai de six mois suivant l’incident incriminé ou se faire une idée de l’inefficacité des recours internes dans un délai raisonnable. Dès lors, cette longue période avant la saisine de la Cour doit être analysée comme une négligence de leur part puisqu’ils n’ont en rien démontré l’existence de circonstances spécifiques qui expliqueraient une telle attente (voir, entre autres, Aydın et autres c. Turquie (déc.), no 46231/99, 26 mai 2005). Il s’ensuit que ces griefs sont tardifs et doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

En revanche, en ce qui concerne les griefs qui ont trait à l’insuffisance de l’enquête, la Cour relève qu’à partir du 4 mai 2000, plusieurs actes d’investigation et décisions ont été adoptés par les autorités d’enquête. Les requérants, qui avaient activement participé à cette investigation, ont introduit leurs requêtes alors que celle-ci était toujours en cours. Dès lors, l’on ne saurait leur reprocher un manque de diligence pour la période postérieure à la date précitée (voir, mutatis mutandis, Hanifi Eren c. Turquie (déc.), no 42428/98, 4 juillet 2002, et, a contrario, Bayram et Yıldırım c. Turquie (déc.), no 38587/97, CEDH 2002‑III). Dans ces conditions, la Cour estime que l’exception tirée de la tardiveté pour autant qu’elle concerne l’insuffisance de l’enquête menée au sujet de la disparition d’A.İ. Dağlı (articles 2, 6 et 13) doit être rejetée.

B.  Sur le fond

Les requérants soutiennent que les autorités nationales ont failli à l’obligation de mener une enquête approfondie susceptible d’élucider les circonstances entourant la disparition de leur proche à la suite de son arrestation. Ils invoquent à cet égard les articles 2, 6 et 13 de la Convention.

Le Gouvernement conteste cette thèse.

La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ces griefs posent de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Il s’ensuit que ces griefs ne sauraient être déclarés manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

Par ailleurs, dans ces circonstances et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il convient de mettre fin à l’application de l’article 29 § 3 de la Convention dans le cadre de la requête no 75527/01.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Décide de joindre les requêtes nos 75527/01et 11837/02 ;

Décide de joindre au fond l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes pour autant qu’elle concerne les recours offerts par les voies civile et pénale ;

Déclare recevables, tous moyens de fond réservés, les griefs des requérants tirés de l’insuffisance de l’enquête menée au sujet de la disparition alléguée d’A.İ. Dağlı ;

Déclare les requêtes irrecevables pour le surplus.

S. DolléJ.-P. Costa
GreffièrePrésident


[1]1.  Le Parti des travailleurs du Kurdistan.

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Textes cités dans la décision

  1. CODE PENAL
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CEDH, Cour (deuxième section), UCAK ET KARGILI c. TURQUIE, 28 mars 2006, 75527/01;11837/02