CEDH, Cour (première section), AFFAIRE OSMANOĞLU c. TURQUIE, 24 janvier 2008, 48804/99

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Chronologie de l’affaire

Commentaires2

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CEDH · 24 janvier 2008

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CEDH · 18 janvier 2008

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Première Section), 24 janv. 2008, n° 48804/99
Numéro(s) : 48804/99
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Akdeniz c. Turquie, n° 25165/94, § 99, 31 mai 2005
Akkoc c. Turquie, nos. 22947/93 et 22948/93, § 78, CEDH 2000-X
Avsar c. Turquie, n° 25657/94, § 283, CEDH 2001-VII (extraits)
Cakici c. Turquie [GC], n° 23657/94, §§ 80, 87, 98, 105, 106 et 127, CEDH 1999-IV
Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (Article 50), arrêt du 13 juin 1994, série A n° 285-C, pp. 57-58, §§ 16-20
Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A n° 25, § 161
Kaya c. Turquie, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 329, § 105
Kurt c. Turquie, arrêt du 25 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, § 125
McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A n° 324, p. 49, § 161
Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, § 116
Yasa c. Turquie, arrêt du 2 septembre 1998, Recueil 1998-IV, §§ 102-104
L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-III, § 36
Cicek c. Turquie, n° 25704/94, § 165, 27 février 2001
Koku c. Turquie, n° 27305/95, §§ 18, 132, 143 et 195, 31 mai 2005
Mathew c. Pays-Bas, n° 24919/03, § 156, CEDH 2005
McKerr c. Royaume-Uni, n° 28883/95, § 113, CEDH 2001-III
Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos. 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005-VII
Nesibe Haran c. Turquie, n° 28299/95, § 67, 6 octobre 2005
Nuray ?en c. Turquie (No. 2), n° 25354/94, 30 mars 2004
Ogur c. Turquie [GC], n° 21954/93, § 88, CEDH 1999-III
Orhan c. Turquie, n° 25656/94, § 371, 18 juin 2002
Salman c. Turquie [GC], n° 21986/93, § 105, CEDH 2000-VII
Togcu c. Turquie, n° 27601/95, § 112, 31 mai 2005
Niveau d’importance : Importance élevée
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Non-violation de l'art. 2 ; Violations de l'art. 2 ; Violation de l'art. 3 ; Non-violation de l'art. 5 ; Non-violation de l'art. 14+2 et 14+5 ; Dommage matériel et préjudice moral - réparation
Identifiant HUDOC : 001-84669
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2008:0124JUD004880499
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Sur les parties

Texte intégral

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE OSMANOĞLU c. TURQUIE

(Requête no 48804/99)

ARRÊT

STRASBOURG

24 janvier 2008

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Osmanoğlu c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Christos Rozakis, président,
Loukis Loucaides,
Riza Türmen,
Nina Vajić,
Elisabeth Steiner,
Dean Spielmann,
Sverre Erik Jebens, juges,
et de Soren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 décembre 2007,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 48804/99) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant turc d'origine kurde, M. Muhyettin Osmanoğlu (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 25 septembre 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté devant la Cour par M. Mark Muller, M. Tim Otty, M. Kerim Yıldız et Mme Lucy Claridge, du Projet kurde pour les Droits de l'Homme, qui a son siège à Londres, et par Mes Reyhan Yalçındağ, Aygül Demirtaş et Selahattin Demirtaş, avocats exerçant à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent aux fins de la procédure devant les organes de la Convention.

3.  Le requérant alléguait en particulier que son fils avait été placé en garde à vue puis avait disparu dans des circonstances engageant la responsabilité de l'Etat défendeur sur le terrain des articles 2, 3, 5, 8, 13 et 14 de la Convention.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  Par une décision du 15 juin 2006, la Cour a déclaré la requête recevable.

6.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). Après avoir consulté les parties, la chambre a décidé qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience sur le fond (article 59 § 3 in fine du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

7.  Le requérant, Muhyettin Osmanoğlu, est né en 1942 et réside à Diyarbakır. Il est le père d'Atilla Osmanoğlu, né en 1968. Atilla aurait été détenu par la police le 25 mars 1996 puis aurait disparu.

A.  Introduction

8.  Les faits de la cause sont controversés par les parties et feront l'objet de deux exposés distincts.

9.  La version des faits donnée par le requérant est présentée à la partie B ci-dessous. Les observations du Gouvernement concernant les faits se trouvent résumées à la partie C ci-dessous. Les éléments de preuve écrits produits par les parties sont résumés à la partie D.

B.  Les observations du requérant relatives aux faits

10.  Le requérant est un fonctionnaire à la retraite. A l'époque des événements qui ont donné lieu à la présente requête, il vivait avec sa famille à Diyarbakır, où son fils Atilla dirigeait la boutique d'épicerie en gros dont le requérant était propriétaire. Avant de résider à Diyarbakır, le requérant avait vécu avec sa famille à Hazro, une ville voisine, où il était fonctionnaire. En février 1992, le requérant déménagea à Diyarbakır avec sa famille parce qu'un officier avait menacé son fils. En 1994, le requérant fut détenu vingt-huit jours et subit des mauvais traitements pendant sa détention. Par la suite, il fut relaxé pour les faits qui lui étaient reprochés.

11.  Le 25 mars 1996, vers 11 heures, le requérant arriva à la boutique et vit Atilla en sortir, escorté par deux hommes. L'un de ces hommes était blond, élancé et imberbe et avait une « coupe de cheveux à l'américaine ». Le second, trapu et de taille moyenne, avait le teint mat. Ces deux hommes étaient armés et munis de talkies-walkies.

12.  Les deux hommes indiquèrent au requérant qu'ils étaient policiers et qu'ils emmenaient son fils à la direction de la sûreté de manière qu'il pût leur faire des offres de services de cantine. Les hommes emportèrent aussi avec eux une boîte de sucre et un kilo de thé. Lorsqu'ils lui dirent qu'ils rendraient Atilla environ une demi-heure plus tard, ce que confirma son fils, le requérant décida de ne pas intervenir. Il vit que l'on emmenait son fils dans une voiture où se trouvaient deux autres personnes. Des commerçants voisins furent eux aussi témoins de la scène.

13.  Ces deux mêmes hommes s'étaient rendus précédemment dans la boutique, en disant qu'ils venaient de la cantine, et ils avaient invité Atilla à les suivre. Celui-ci s'y étant refusé, ils étaient restés assis dans le magasin pendant environ une heure et avaient donné trois communications téléphoniques, qu'Atilla dit ne pas avoir comprises, les hommes s'étant exprimés par code. Atilla s'était montré préoccupé par l'incident lorsqu'il l'avait rapporté au requérant ce soir-là.

14.  Le soir du 25 mars 1996, Atilla ne revenant pas, le requérant pensa qu'il avait été placé en garde à vue. Le lendemain, il s'adressa au bureau du gouverneur ainsi qu'au parquet général près la cour de sûreté de l'Etat. Il se présenta à nouveau devant le même procureur le 29 mars puis les 1er, 9 et 19 avril. Le 16 mai 1996, il s'adressa une fois encore au parquet.

15.  En réponse à la pétition du 1er avril 1996, le procureur près la cour de sûreté de l'Etat indiqua à l'intéressé que le nom de son fils ne figurait pas dans les registres de garde à vue.

16.  En juin 1996, le requérant fut convoqué devant la cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakır au sujet de ses pétitions. La déclaration qu'il fit et la plainte qu'il déposa furent enregistrées sous le numéro de dossier provisoire 1996/4041. On lui conseilla de prendre contact avec le bureau des homicides à la direction de la sûreté de Diyarbakır à propos de la pétition qu'il avait déposée auprès du bureau du gouverneur. Le requérant envoya une lettre à la direction de la sûreté mais ne reçut pas de réponse si ce n'est une invitation à venir voir s'il ne reconnaîtrait pas le corps de son fils parmi plusieurs dépouilles non identifiées découvertes dans la région.

17.  Enfin, dans les observations qu'il a présentées à la Cour en réponse à celles du Gouvernement sur la recevabilité et le bien-fondé de la cause, le requérant s'est référé à un article publié dans le quotidien Özgür Gündem le 4 juillet 2005 et rapportant dans le détail les aveux prétendus d'un certain Abdulkadir Aygan, soi-disant ancien agent du JİTEM (Jandarma İstihbarat Terörle Mücadele – service des renseignements anti-terroristes de la gendarmerie), décrivant l'enlèvement puis le meurtre de son fils Atilla (paragraphe 28 ci-dessous).

C.  Les observations du Gouvernement relatives aux faits

18.  Le Gouvernement a confirmé que le requérant avait déposé plainte auprès du procureur le 1er avril 1996. Dans cette plainte, le requérant alléguait que son fils avait été emmené par des officiers de police et il demandait où se trouvait son fils.

19.  Lorsqu'il reçut la plainte du requérant, le procureur examina les registres de garde à vue à la direction de la sûreté et conclut qu'Atilla Osmanoğlu n'avait pas été placé en garde à vue. Il n'ordonna aucune enquête au motif qu'aucun registre de garde à vue ne mentionnait qu'Atilla Osmanoğlu eût été détenu et qu'il n'y avait aucune preuve qu'il eût été enlevé ou eût été victime d'un acte illégal.

20.  Le 20 mai 1996, le requérant fit une déposition au bureau des homicides à la direction de la sûreté de Diyarbakır. Sur quoi Atilla Osmanoğlu fut enregistré comme personne disparue et une enquête fut lancée à travers le pays afin de le retrouver.

21.  Après avoir déclaré la requête recevable, la Cour a invité le Gouvernement à lui communiquer une copie du dossier intégral d'enquête sur la disparition d'Atilla Osmanoğlu et à lui indiquer si une enquête avait été ouverte à la suite des aveux prétendus d'Abdulkadir Aygan concernant l'enlèvement et le meurtre du fils du requérant. Le Gouvernement répondit qu'aucune enquête n'avait été menée, que ce soit sur la disparition d'Atilla Osmanoğlu ou sur les aveux prétendus de M. Aygan, ces allégations étant abstraites et non étayées.

D.  Les preuves documentaires produites par les parties

22.  Les renseignements suivants proviennent des documents produits par les parties.

23.  Le 26 mars 1996, le requérant soumit une pétition au bureau du gouverneur de Diyarbakır ; il y déclarait que son fils avait été emmené la veille par deux officiers de police en civil prétendant venir de la cantine de la direction de la sûreté de Diyarbakır. Le requérant indiqua aussi ignorer où se trouvait son fils bien qu'il se fût adressé à toutes les autorités compétentes.

24.  Le 1er avril 1996, le requérant déposa une pétition devant le procureur près la cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakır ; il y indiquait que son fils avait été détenu par des membres des forces de sécurité le 25 mars 1996 et qu'il était sans nouvelles de lui depuis. Il invitait le procureur à l'informer du sort qui avait été réservé à son fils et de son lieu de détention. D'après une mention que le procureur avait ajoutée à la main sur cette pétition le 4 avril 1996, le nom du fils du requérant ne figurait pas dans les registres de garde à vue.

25.  Le 16 mai 1996, le requérant présenta une deuxième pétition au bureau du gouverneur de Diyarbakır, reprenant sa pétition du 26 mars 1996. Il ajouta aussi que son fils n'avait aucun lien avec quelque organisation illégale que ce fût.

26.  Le 20 mai 1996, le requérant fit une déposition au bureau des homicides à la direction de la sûreté de Diyarbakır. Il réitéra la teneur de ses déclarations antérieures et donna une description des deux hommes qui avaient emmené son fils. Il précisa qu'il pourrait les identifier s'il les revoyait. Il ajouta que ces deux mêmes hommes s'étaient rendus dans son magasin l'avant-veille du jour où ils avaient emmené son fils, et qu'en sortant de chez lui ils étaient allés dans une boutique voisine. L'intéressé précisa que l'on pouvait interroger le propriétaire de la boutique voisine pour identifier les policiers.

27.  Le nom d'Atilla Osmanoğlu ne figure pas dans les registres de garde à vue de la direction de la sûreté de Diyarbakır que le Gouvernement a communiqués à la Cour une fois la requête déclarée recevable.

28.  Le 4 juillet 2006, le quotidien Özgür Gündem publia les aveux qu'aurait faits Abdulkadir Aygan. Il rapporta que M. Aygan aurait déclaré qu'Atilla Osmanoğlu avait été enlevé par le JİTEM et qu'un certain Cindi Acet – connu aussi sous le nom de Koçero – lui avait fracassé la tête avec un marteau, de sorte qu'il ne serait plus possible d'identifier le corps. Celui-ci, qui aurait été par la suite jeté dans un camion-citerne désaffecté près de la ville de Silopi, aurait été trouvé le 30 mars 1996 et le procureur de Silopi aurait fait établir un rapport d'autopsie. Le dossier que le procureur avait ouvert se serait vu attribuer le numéro d'enquête provisoire 1996/313. D'après le rapport d'autopsie, le corps était celui d'un homme mesurant 1,75 mètre, pesant 70 kilos, âgé de vingt-cinq à trente ans et aux cheveux foncés. Le visage portait plusieurs entailles profondes et le crâne présentait plusieurs fractures. Le corps avait été enseveli dans la partie du cimetière de Silopi réservée aux corps non réclamés. On aurait montré les photos de ce corps au requérant, mais celui-ci n'avait pu identifier le défunt comme étant son fils.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

29.  Un exposé du droit pertinent figure dans l'arrêt İpek c. Turquie (no 25760/94, §§ 92-106, CEDH 2004-II (extraits)).

EN DROIT

I.  SUR L'EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

30.  Par une lettre qu'il lui a adressée le 29 mai 2007, soit presqu'un an après la décision de recevabilité, le Gouvernement a informé la Cour que le procureur de Diyarbakır avait rendu le 23 juin 2006 une décision de classement sans suite et que le requérant n'avait pas officiellement formé opposition à cette décision. Il a ensuite transmis à la Cour un document d'où il ressort que la décision en question avait été communiquée au requérant le 2 octobre 2006. Le Gouvernement invitait la Cour à déclarer la requête irrecevable faute pour le requérant d'avoir épuisé les voies de recours internes.

31.  Le requérant a plaidé que, contrairement à ce qu'affirmait le Gouvernement, il n'avait pas reçu notification de la décision de classement sans suite. Selon lui, même s'il avait formé opposition à cette décision, l'issue aurait été la même puisque le suspect courait toujours. Quoi qu'il en soit, l'affaire avait déjà été déclarée recevable et le Gouvernement n'avait apporté aucun élément en sens contraire.

32.  Il faut souligner d'emblée que le Gouvernement n'a informé la Cour de la décision de classement sans suite que le 29 mai 2007 alors qu'il aurait pu faire figurer celle-ci dans les observations supplémentaires postérieures à la recevabilité qu'il avait présentées à la Cour le 20 septembre 2006.

33.  La Cour relève que, d'ailleurs, le procureur a pris cette décision le 23 juin 2006 parce que les faits étaient prescrits. Dans la décision, l'infraction était qualifiée de « restriction à la liberté personnelle » ; or, en vertu de la législation interne applicable, ce type d'infraction est prescrit passé un délai de dix ans. Il ne s'agit pas d'une décision prise au terme d'une enquête, mais d'une décision se bornant à entériner la prescription. De fait, comme le reconnaît le Gouvernement, ni la disparition d'Atilla Osmanoğlu ni les aveux prétendus de M. Aygan (paragraphe 21 ci‑dessus) n'ont donné lieu à enquête.

34.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le requérant, qui a adressé de nombreuses demandes, en vain, aux autorités internes afin qu'elles ouvrent une enquête sur la disparition de son fils, n'était pas tenu de former opposition à la décision du procureur de suspendre une enquête qui, de l'aveu même du Gouvernement, n'avait jamais été entamée. Elle rejette donc l'exception préliminaire du Gouvernement.

II.  APPRÉCIATION DES PREUVES ET ÉTABLISSEMENT DES FAITS PAR LA COUR

A.  Arguments des parties

1.  Le requérant

35.  Le requérant soutient qu'il existe des éléments suffisants qui permettent de conclure au-delà de tout doute raisonnable que son fils a été enlevé par des agents de l'Etat. Il a lui-même été témoin oculaire de l'enlèvement et a donné aux autorités une description des deux hommes auteurs de l'enlèvement. En outre, le compte rendu des aveux de M. Aygan paru dans le quotidien serait une preuve venant corroborer ses allégations selon lesquelles l'Etat est impliqué dans la disparition de son fils. Le requérant concède que les informations fournies par M. Aygan constituent seulement des preuves par ouï-dire ; il invite néanmoins la Cour à exercer les pouvoirs que lui confèrent l'article 38 § 1 a) de la Convention et l'article A1 § 3 de l'annexe à son règlement et qu'elle procède à des investigations sur place quant aux événements ayant entouré la disparition de son fils et, en particulier, qu'elle examine et vérifie les informations émanant de M. Aygan, ancien agent de l'Etat.

36.  Comme le cadavre de son fils n'a jamais été formellement identifié, le requérant admet ne pas être en mesure de fournir la preuve concrète du décès de son fils. Toutefois, invoquant la jurisprudence de la Cour relativement à des allégations similaires (en particulier, Akdeniz et autres c. Turquie, no 23954/94, § 88, 31 mai 2001), il soutient qu'il existe une présomption raisonnable d'une mort imputable à l'Etat défendeur, en raison des facteurs suivants :

a)  le laps de temps qui s'est écoulé depuis qu'il a vu son fils pour la dernière fois entre les mains des forces de sécurité ;

b)  le harcèlement que son fils et lui-même ont eu à subir (paragraphe 10 ci-dessus) ;

c)  l'absence de toute preuve écrite de la détention de son fils ;

d)  l'absence de toute explication satisfaisante et plausible de la part de l'Etat et de toute enquête menée par lui ; et

e)  le témoignage par ouï-dire représenté par l'article de journal rendant compte en détail des allégations de M. Aygan.

37.  Le requérant soutient aussi que le gouvernement défendeur ne s'est pas conformé à la demande spécifique de la Cour l'invitant à lui communiquer certaines informations. Par cette demande, qu'elle lui a adressée à l'époque où elle lui a communiqué la requête, la Cour avait invité le Gouvernement à lui fournir une copie de l'intégralité du dossier d'enquête et une copie des registres de garde à vue, mais il ne l'a pas fait. Le requérant prie la Cour de conclure que le Gouvernement a failli à l'obligation que lui impose l'article 38 § 1 a) de la Convention d'aider la Cour dans l'établissement des faits.

38.  Le requérant considère enfin que, la documentation manquante étant fort probablement de nature à corroborer ou à réfuter les allégations qu'il formule, la Cour est en droit de tirer des conclusions quant au bien-fondé desdites allégations. A ce propos, et se référant aux arrêts dans les affaires Akkum et autres c. Turquie (no 21894/93, § 211, CEDH 2005-II (extraits)) et Çelikbilek c. Turquie (no 27693/95, § 70, 31 mai 2005), le requérant plaide que c'est au Gouvernement qu'il incombe d'expliquer de manière convaincante pourquoi les documents dont il s'agit ne pourraient corroborer les allégations.

2.  Le Gouvernement

39.  Le Gouvernement soutient qu'aucun élément du dossier ne permet à la Cour de conclure au-delà de tout doute raisonnable que le fils du requérant a été enlevé puis tué par un agent de l'Etat ou par une personne agissant au nom des pouvoirs publics.

B.  L'article 38 § 1 a) de la Convention et les déductions que tire la Cour

40.  Avant de se livrer à l'appréciation des éléments de preuve, la Cour rappelle que, pour que le mécanisme de recours individuel instauré à l'article 34 de la Convention soit efficace, il est de la plus haute importance que les Etats fournissent toutes facilités nécessaires pour permettre un examen sérieux et effectif des requêtes (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 70, CEDH 1999-IV). Dans les procédures concernant des affaires de ce type, où un individu accuse des agents de l'Etat d'avoir violé les droits qui lui sont garantis par la Convention, il est inévitable que l'Etat défendeur soit parfois seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou de réfuter ces allégations. Le fait qu'un Gouvernement ne fournisse pas les informations en sa possession sans donner à cela de justification satisfaisante peut non seulement permettre de tirer des conclusions quant au bien-fondé des allégations, mais aussi altérer le respect par un Etat défendeur des obligations qui lui incombent au titre de l'article 38 § 1 a) de la Convention (Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, §§ 66 et 70, CEDH 2000-VI).

41.  En outre, lorsque la non-communication par l'Etat de documents capitaux qu'il est le seul à posséder empêche la Cour d'établir les faits, c'est à l'Etat qu'il incombe soit d'exposer de manière concluante pourquoi les documents en question ne peuvent servir à corroborer les allégations du requérant, soit d''expliquer de manière satisfaisante et convaincante comment les événements en question se sont déroulés (Akkum et autres, précité, § 211, et Çelikbilek, précité, § 70).

42.  Pour en venir à la présente affaire, la Cour observe que, lorsqu'elle avait communiqué la requête au Gouvernement, elle avait invité celui-ci à lui fournir une copie du dossier d'enquête et des registres de garde à vue. Le Gouvernement n'a pas donné suite à cette demande, si ce n'est qu'il a produit une déposition du requérant devant la police (paragraphe 26), mais il a indiqué dans ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé que le procureur avait examiné les registres de garde à vue pertinents et qu'il avait pu en conclure que le fils du requérant n'avait pas été placé en garde à vue. Dès lors, il avait jugé inutile d'ordonner une enquête.

43.  Après avoir déclaré la requête recevable, la Cour a une nouvelle fois invité le Gouvernement à lui fournir une copie de l'ensemble du dossier de l'enquête interne. Le Gouvernement lui a communiqué une copie de ce qu'il prétendait être les registres de garde à vue de la direction de la sûreté de Diyarbakır (paragraphe 27 ci-dessus). Le nom du fils du requérant ne figure pas dans les parties pertinentes de ces registres.

44.  La Cour relève que l'obligation évoquée plus haut que l'article 38 de la Convention fait aux Etats de lui fournir toutes facilités nécessaires pour la conduite de son enquête ne vaut qu'une fois l'affaire déclarée recevable. Le Gouvernement lui ayant communiqué une copie des registres de garde à vue une fois la requête déclarée recevable, force est à la Cour de conclure que le Gouvernement s'est bien conformé à ses obligations au titre de l'article 38 § 1 a) de la Convention.

C.  Appréciation des faits par la Cour

45.  Pour l'appréciation des éléments de preuve, la Cour applique en général le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, § 161). Cela dit, il faut souligner d'emblée que ce critère particulier de la preuve prend un sens autonome dans la procédure de la Cour (Mathew c. Pays-Bas, no 24919/03, § 156, CEDH 2005-IX) ; elle n'a jamais eu pour dessein d'emprunter la démarche des autres systèmes juridiques nationaux qui appliquent le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005-VII). Ainsi, conformément à sa jurisprudence constante, en l'absence de preuves directes, la preuve peut résulter d'un faisceau d'indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (ibidem, et les affaires qui y sont citées). Le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l'allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (ibidem).

46.  Pour ce qui est des faits de l'espèce, le requérant soutient que le récit des événements qu'il a fait en tant que témoin oculaire, auquel s'ajoutent les allégations de M. Aygan (paragraphes 17 et 28 ci-dessus), constitue une preuve suffisante à l'appui de son allégation selon laquelle son fils a été enlevé par des agents de la Partie contractante défenderesse.

47.  En ce qui concerne le récit des événements que le requérant, témoin oculaire, a fait, la Cour observe que l'intéressé, aussi bien lorsqu'il s'est adressé aux autorités internes que dans le cadre de la procédure devant la Cour de Strasbourg, a été cohérent en narrant les événements qui se sont terminés par l'enlèvement de son fils dans le magasin dont lui-même était propriétaire. Il a décrit les deux hommes (paragraphe 26 ci-dessus) et a informé les autorités internes que le commerçant voisin avait été témoin que ceux-ci avaient emmené son fils (paragraphe 26 ci-dessus). Malgré cela, les autorités internes n'ont mené aucune enquête sur ses allégations si ce n'est qu'elles ont recueilli sa déposition et ont vérifié les registres de garde à vue.

48.  A ce propos, le fait que le nom du fils du requérant ne figure pas dans les registres de garde à vue n'est pas en soi un élément déterminant ; la Cour a en effet mis en lumière dans un certain nombre d'affaires similaires le caractère imprécis et peu crédible des registres de garde à vue pour cette région particulière de la Turquie pendant la période en question (voir, entre autres, Kurt c. Turquie, arrêt du 25 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, § 125 ; Timurtaş, arrêt précité, § 105 ; Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 105, CEDH 1999-IV ; Çiçek c. Turquie, no 25704/94, § 165, 27 février 2001 ; et Orhan, c. Turquie, no 25656/94, § 371, 18 juin 2002).

49.  Vu ce qui précède, la Cour n'aperçoit aucune raison de douter que le fils du requérant ait bien été emmené, comme le requérant l'allègue, par deux hommes qui s'étaient présentés comme étant des policiers.

50.  Quant aux allégations formulées par M. Aygan (paragraphes 17 et 28 ci-dessus), la Cour observe qu'elle a examiné dans le cadre de l'affaire Nesibe Haran c. Turquie des allégations analogues que cet homme avait formulées à propos du meurtre du mari de la requérante et qu'elle avait conclu ne pouvoir leur accorder aucune importance décisive car « elles n'étaient pas vérifiées et constituaient au mieux des preuves indirectes » (Nesibe Haran c. Turquie, no 28299/95, § 67, 6 octobre 2005).

51.  A ce propos, et en ce qui concerne l'invitation que le requérant lui a faite de mener une enquête sur place afin de vérifier l'exactitude des renseignements fournis par M. Aygan, la Cour estime que pareille enquête incombe aux autorités internes. Elle note d'ailleurs que, selon les indications fournies par le requérant, le commerçant de la boutique voisine auquel les deux hommes qui emmenèrent Atilla avaient rendu visite (paragraphe 26 ci‑dessus) a quitté la région depuis et le requérant ignore son adresse. L'intéressé a aussi signalé à la Cour que ni lui-même ni ses avocats n'avaient pu localiser M. Aygan. Dès lors, la Cour n'a pas la conviction que des investigations en Turquie lui permettraient d'élucider les circonstances de la cause.

52.  La Cour relève qu'elle a spécifiquement invité le Gouvernement à préciser si une enquête avait été ouverte sur les allégations de M. Aygan concernant l'enlèvement et le meurtre du fils du requérant. Le Gouvernement l'a informée qu'aucune enquête n'avait été lancée sur ces allégations, celles-ci étant « abstraites et non étayées ». Comme M. Aygan avait nommé le meurtrier prétendu du fils du requérant et avait fourni des détails sur le meurtre prétendu et l'endroit où le corps aurait été enterré, la Cour marque son désaccord avec le Gouvernement lorsqu'il dit que les allégations étaient vagues. Par contre, les autorités internes n'ayant pas instruit les allégations de M. Aygan, celles-ci demeurent invérifiées et ne sont donc rien d'autre que des preuves indirectes. La Cour examinera le fait que les autorités n'aient pas instruit les allégations de M. Aygan sous l'angle de l'obligation positive qui incombe à l'Etat, en vertu de l'article 2 de la Convention, de mener une enquête effective (paragraphe 91 ci‑dessous).

53.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que, devant les autorités internes comme dans le cadre de la procédure devant elle, le requérant a fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre de lui pour appuyer ses allégations. Néanmoins, même si elle est prête à admettre que le fils du requérant a été emmené par deux hommes qui se sont présentés comme des policiers, elle n'est pas en mesure, à partir des éléments du dossier, d'établir si les deux hommes en question étaient bien des policiers. L'incapacité où elle se trouve résulte directement du fait que le gouvernement défendeur n'ait pas mené d'enquête sur les allégations du requérant. La Cour juge plus opportun de considérer les conséquences de ce manquement lorsqu'elle examinera le grief du requérant selon lequel le Gouvernement n'a pas protégé le droit de son fils à la vie (paragraphes 70‑84 ci-dessous).

54.  Enfin, le requérant considère que la Cour devrait renverser la charge de la preuve faute pour le Gouvernement d'avoir coopéré avec elle à l'établissement des faits et qu'elle devrait exiger du Gouvernement qu'il prouve que les documents non divulgués par lui ne viennent pas corroborer les allégations de l'intéressé (paragraphe 38 ci-dessus). La Cour relève que dans les affaires que le requérant invoque au soutien de cet argument (Akkum et autres et Çelikbilek – paragraphe 38 ci-dessus), elle avait été dans l'incapacité d'établir les faits, le Gouvernement ne lui ayant pas communiqué plusieurs documents de première importance. En l'espèce, par contre, son incapacité à vérifier l'exactitude des allégations du requérant tient à l'absence d'enquête interne, absence que, dans les circonstances de l'espèce, comme elle l'a dit plus haut, il y a lieu d'examiner sous l'angle de l'obligation de protéger le droit à la vie du fils du requérant.

D.  Sur la question de savoir s'il y a lieu de présumer qu'Atilla Osmanoğlu est décédé

55.  Dans l'affaire Timurtaş précitée, la Cour s'est exprimée en ces termes :

« 82.  (...) Le point de savoir si l'absence d'explication plausible de la part des autorités relativement au sort d'un détenu, en l'absence de corps, peut (...) soulever des questions au regard de l'article 2 de la Convention dépend de l'ensemble des circonstances de l'affaire, et notamment de l'existence de preuves circonstancielles suffisantes, fondées sur des éléments matériels, permettant de conclure au niveau de preuve requis que le détenu doit être présumé mort pendant sa détention (...)

83.  A cet égard, le laps de temps écoulé depuis le placement en détention de l'intéressé, bien que non déterminant en soi, est un facteur à prendre en compte. Il convient d'admettre que plus le temps passe sans que l'on ait de nouvelles de la personne détenue, plus il est probable qu'elle est décédée. Ainsi, l'écoulement du temps peut avoir une certaine incidence sur l'importance à accorder à d'autres éléments de preuve circonstanciels avant que l'on puisse conclure que l'intéressé doit être présumé mort. Selon la Cour, cette situation soulève des questions qui dépassent le cadre d'une simple détention irrégulière emportant violation de l'article 5. Une telle interprétation est conforme à la protection effective du droit à la vie garanti par l'article 2, l'une des dispositions essentielles de la Convention (...) »

56.  En l'espèce, la Cour n'a pas jugé établi que le fils du requérant ait été détenu par des membres des forces de l'ordre, mais elle a conclu qu'il avait été enlevé le 25 mars 1996 par deux hommes dans les circonstances qu'alléguait le requérant.

57.  La Cour estime néanmoins que le constat selon lequel l'Etat a été impliqué dans la disparition d'une personne n'est pas une condition sine qua non pour établir si cette personne peut être présumée morte ; dans certains cas, la disparition d'une personne permet en soi de considérer que la vie de celle-ci est en danger. La Cour relève à ce propos que dans un certain nombre d'affaires, elle est parvenue à la conclusion que la disparition d'une personne dans le Sud-est de la Turquie à l'époque considérée pouvait s'analyser comme un danger pour la vie (pour la présomption de mort, voir, entre autres, Akdeniz c. Turquie, no 25165/94, § 99, 31 mai 2005 ; pour l'obligation de mener une enquête effective sur des allégations de disparition afin d'établir les circonstances entourant la disparition et d'en identifier les responsables, voir, entre autres, Toğcu c. Turquie, no 27601/95, § 112, 31 mai 2005, et les affaires qui y sont citées).

58.  Dans nombre de ces affaires, l'appartenance alléguée des victimes au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est un facteur que la Cour a pris en compte lorsqu'elle a estimé que les disparitions mettaient la vie des intéressés en danger vu la situation qui régnait dans le Sud-Est de la Turquie à l'époque. Le fait que nul n'ait donné à entendre que le fils du requérant aurait pu être mêlé à des activités liées au PKK n'en rend pas pour autant sa disparition moins menaçante pour sa vie. La Cour relève que la manière dont l'enlèvement s'est déroulé présente de nombreuses similitudes avec les disparitions de personnes, préalablement au meurtre de celles-ci, qui sont survenues dans le Sud-Est de la Turquie à peu près à la même époque et dont elle a eu à connaître (voir, en particulier, Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 283, CEDH 2001-VII (extraits) ; Nuray Şen c. Turquie (no 2), no 25354/94, 30 mars 2004 ; et Çelikbilek, précité).

59.  Pour les raisons qui précèdent et en l'absence de toute information depuis plus de onze ans quant au lieu où pourrait se trouver Atilla Osmanoğlu – élément que le Gouvernement ne conteste pas –, la Cour admet que cet homme doit être présumé mort.

60.  La Cour va procéder à l'examen des griefs que le requérant tire de divers articles de la Convention.

III.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

61.  L'article 2 de la Convention dispose :

« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2.  La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue ;

c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A.  Sur l'enlèvement et le meurtre allégués d'Atilla Osmanoğlu par des agents de l'Etat

62.  Le requérant allègue que son fils a été enlevé par les forces de l'ordre et doit désormais être présumé mort ; il dénonce une violation de l'article 2 de la Convention.

63.  Le Gouvernement dément que des agents de l'Etat aient été impliqués dans l'enlèvement du fils du requérant.

64.  La Cour a déjà conclu ne pas pouvoir établir qui pourrait être responsable de la disparition d'Atilla Osmanoğlu (paragraphe 53 ci-dessus). Il n'y a dès lors pas eu violation de l'article 2 de la Convention de ce chef.

B.  Sur le manquement allégué à protéger le droit à la vie d'Atilla Osmanoğlu

1.  Le requérant

65.  Le requérant fait valoir que, compte tenu du grave danger qu'une disparition forcée représente pour la vie et de l'urgente nécessité de localiser la personne concernée, le manquement des autorités à lancer une enquête prompte et effective sur la disparition de son fils a eu pour conséquence directe de mettre la vie de celui-ci en danger et s'analyse en une violation de l'obligation positive qu'a l'Etat en vertu de l'article 2 de la Convention de protéger la vie.

66.  Il relève qu'aucune mesure n'a été prise afin de s'enquérir du lieu où se trouvait son fils ou du bien-être de celui-ci dans les tous premiers jours décisifs qui ont suivi l'enlèvement. Bien qu'il eût déposé une pétition au bureau du gouverneur le 26 mars 1996, soit le lendemain de la disparition de son fils, il n'a reçu de réponse des autorités que le 1er avril 1996. Quoi qu'il en soit, la mesure prise le 1er avril 1996 – la vérification des registres de garde à vue par le procureur (paragraphe 24 ci-dessus) – était gravement insuffisante et n'a pas permis à l'Etat de s'acquitter des obligations que lui impose la Convention.

67.  En outre, les autorités n'ont pas suivi les pistes spécifiques qu'il leur avait indiquées, en particulier la description qu'il avait donnée des deux auteurs de l'enlèvement dans sa déposition du 20 mai 1996 devant les autorités (paragraphe 26 ci-dessus). Il y avait expressément signalé qu'il pourrait identifier les deux hommes s'il les revoyait. Or, la seule mesure prise pour répondre aux allégations formulées par lui le 20 mai 1996 a consisté à enregistrer son fils comme personne disparue, et encore avait-il fallu pour cela presque deux mois après l'enlèvement et le dépôt d'au moins sept pétitions par l'intéressé.

2.  Le Gouvernement

68.  Selon le Gouvernement, le procureur a examiné les registres de garde à vue et conclu qu'Atilla Osmanoğlu n'avait pas été placé en garde à vue par la police. Le procureur n'aurait pas ordonné d'enquête au motif qu'aucun registre de garde à vue ne signalait que le fils du requérant eût été détenu et qu'aucun autre élément n'indiquait qu'il eût été enlevé ou eût été victime d'un acte illégal.

69.  Le 20 mai 1996, après que le requérant eut fait une déposition auprès du bureau des homicides à la direction de la sûreté, Atilla Osmanoğlu aurait été enregistré comme personne disparue et une enquête aurait été menée à travers le pays pour le retrouver.

3.  Appréciation de la Cour

70.  La Cour souligne d'emblée que l'enlèvement puis la disparition d'une personne constituent des actes illégaux en droit turc (İpek, précité, § 95). Comme elle a estimé ci-dessus que le fils du requérant avait été enlevé ainsi que son père l'alléguait (paragraphe 49 ci-dessus), il y a lieu de conclure que le fils du requérant a été victime d'un acte illégal.

71.  La Cour n'a pas jugé établi que des agents de l'Etat aient été responsables de la disparition du fils du requérant (paragraphe 53 ci-dessus). Cela n'exclut toutefois pas nécessairement la responsabilité de l'Etat au regard de l'article 2 de la Convention. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la première phrase de l'article 2 § 1 astreint l'Etat non seulement à s'abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-III, § 36).

72.  L'Etat a le devoir primordial d'assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s'appuyant sur un mécanisme d'application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Dans certaines circonstances, ce devoir met à la charge des autorités l'obligation positive de prendre préventivement des mesures d'ordre pratique pour protéger l'individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d'autrui (Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, § 115).

73.  A ce propos la Cour rappelle que, à la lumière des difficultés qu'a la police d'exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, de l'imprévisibilité du comportement humain et des choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources, il faut interpréter cette obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n'oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (Akkoç c. Turquie, nos 22947/94 et 22948/93, § 78, CEDH 2000-X).

74.  Pour qu'il y ait obligation positive, la Cour doit se convaincre que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu'un ou plusieurs individus étaient menacés de manière réelle et immédiate dans leur vie du fait des actes criminels d'un tiers, et qu'elles n'ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d'un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (Osman, précité, § 116).

75.  Quant à savoir s'il existait un risque réel et immédiat pour la vie d'Atilla Osmanoğlu, la Cour a déjà conclu que la disparition d'une personne dans des circonstances comme celles dans lesquelles le fils du requérant a disparu peut être considérée comme mettant la vie en danger (paragraphes 57‑58 ci-dessus). De plus, la Cour a estimé précédemment que la disparition d'une personne dans des circonstances mettant sa vie en danger commande à l'Etat, en vertu de l'obligation positive découlant de l'article 2, de prendre des mesures concrètes de prévention pour protéger le droit du disparu à la vie (Koku c. Turquie, no 27305/95, § 132, 31 mai 2005). Il faut aussi relever à ce propos que la personne disparue dans l'affaire Koku et le fils du requérant en l'espèce avaient fait l'objet de menaces auparavant (paragraphe 10 ci-dessus et Koku, précité, § 18). De plus, dans l'affaire Koku comme dans celle-ci, les autorités furent informées de l'enlèvement le lendemain.

76.  La Cour conclut dès lors que, après sa disparition, le fils du requérant a été exposé à un risque plus réel et immédiat pour sa vie que d'autres personnes à l'époque. Les autorités internes devaient donc, non pas prévenir la disparition – puisqu'elle avait déjà eu lieu – mais prendre des mesures concrètes de prévention afin de protéger la vie du jeune homme, qui était menacée du fait des agissements criminels de tiers (ibidem, § 132).

77.  Sur ce point, la Cour relève que les autorités avaient été averties dès le 26 mars 1996 de l'enlèvement du fils du requérant (paragraphe 23 ci‑dessus). En conséquence, à partir de cette date, elles étaient dans l'obligation de prendre des mesures immédiates pour protéger le droit du jeune homme à la vie. Il faut souligner ici que, de même que pour l'obligation de mener une enquête effective lorsque le recours à la force provoque la mort d'individus, l'obligation de prendre des mesures pour protéger le droit à la vie n'est pas une obligation de résultat mais une obligation de moyens (voir, mutatis mutandis, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 133, CEDH 2001-III). Il suffit au requérant de montrer que les autorités n'ont pas fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour empêcher la matérialisation d'un risque certain et immédiat pour la vie, dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance (Osman, précité, § 116).

78.  Pourtant, comme le reconnaît le Gouvernement, « aucune enquête n'a été ordonnée sur la disparition d'Atilla Osmanoğlu ». A ce propos, la Cour estime qu'une simple vérification des registres de garde à vue ne suffit pas en soi à protéger le droit à la vie du fils du requérant (paragraphe 19 ci‑dessus). Si le Gouvernement fait valoir qu'Atilla Osmanoğlu a été enregistré comme disparu et que des recherches ont été menées « à travers le pays afin de le retrouver » (paragraphe 20 ci-dessus), la Cour observe sur ce point qu'il n'a fourni des précisions ni sur cette enquête prétendue ni sur des documents qui pourraient s'y rattacher (paragraphes 42-43 ci-dessus). Elle ne peut donc accorder aucun poids à la recherche prétendue du fils du requérant « à travers le pays ».

79.  La Cour estime que les autorités d'enquête auraient pu prendre plusieurs mesures fondamentales qui auraient offert des chances raisonnables de retrouver le fils du requérant. A cette fin, le procureur aurait dû commencer par recueillir davantage d'informations auprès du requérant et par interroger les propriétaires des boutiques voisines qui, aux dires de l'intéressé, avaient vu son fils emmener par les deux hommes.

80.  En se fondant sur les descriptions données par le requérant, le procureur aurait pu s'efforcer de vérifier si les deux hommes qui avaient emmené le fils de l'intéressé étaient bien des policiers. La Cour prend d'ailleurs acte du fait que, à la période considérée, il existait sur les routes de la région un grand nombre de postes de contrôle de la police et de la gendarmerie auxquels on aurait pu demander d'être vigilants pour le cas où l'on aurait fait passer le fils du requérant par l'un d'eux.

81.  Qui plus est, pour retrouver Atilla Osmanoğlu, les autorités d'enquête auraient pu prendre les mesures suivantes que le requérant a évoquées dans ses observations et avec lesquelles la Cour marque son accord :

a)  inspection de la gendarmerie ou du commissariat de police ou de tous les autres locaux auxquels le fils du requérant aurait pu être conduit après son enlèvement ;

b)  enquêtes et prise des dépositions des personnes se trouvant en garde à vue à la gendarmerie ou au commissariat de police concernés à l'époque de la disparition, afin de vérifier si le fils du requérant avait ou non été placé en garde à vue ;

c)  enquêtes et prise des dépositions des fonctionnaires de police qui étaient en service les jours en question ; et

d)  tentatives pour retrouver des témoins oculaires éventuels de l'incident.

82.  Comme la Cour l'a relevé ci-dessus, en droit turc, priver irrégulièrement un individu de sa liberté constitue une infraction pénale. Les procureurs sont tenus d'instruire les infractions qui leur sont signalées (İpek, précité, § 96). Malgré cela, en l'espèce, le procureur est demeuré totalement passif, sans qu'on puisse comprendre pourquoi, à une époque où de nombreuses personnes étaient tuées dans cette région de la Turquie (Koku, précité, § 143). Faute d'avoir pris quelque mesure que ce soit, ni le procureur ni les autorités turques de manière générale n'ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour protéger le droit à la vie du fils du requérant après son enlèvement (voir, mutatis mutandis, ibidem.).

83.  A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, alors que des dispositions de droit pénal protégeaient le droit à la vie, le manquement à prendre immédiatement des mesures a compromis le caractère effectif de la protection que ces dispositions offraient en l'occurrence et a donc réduit à néant la protection dont Atilla Osmanoğlu aurait dû bénéficier de par la loi.

84.  La Cour estime dès lors que les autorités n'ont pas pris les mesures raisonnables auxquelles elles auraient pu avoir recours pour empêcher la matérialisation d'un risque certain et immédiat pour la vie d'Atilla Osmanoğlu. Partant, il y a eu violation de l'article 2 de la Convention sous son volet matériel.

C.  Sur le caractère prétendument insuffisant de l'enquête

85.  Le requérant soutient que l'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose l'article 2 de la Convention, combiné avec le devoir général incombant à l'Etat au titre de l'article 1 de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis par la Convention, fait peser sur les Etats l'obligation positive d'enquêter de manière effective sur les plaintes de disparition et de prendre des sanctions effectives à l'encontre des auteurs de disparitions forcées.

86.  Le Gouvernement plaide que les allégations du requérant n'ont donné lieu à aucune enquête parce qu'elles étaient abstraites et non étayées.

87.  La Cour rappelle que l'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose l'article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l'Etat en vertu de l'article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d'enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d'homme (McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, p. 49, § 161, et Kaya c. Turquie, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 329, § 105). A ce propos, la Cour souligne que cette obligation ne se limite pas aux affaires où il apparaît que la mort a été causée par un agent de l'Etat (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 105, CEDH 2000-VII).

88.  L'enquête doit aussi être effective en ce sens qu'elle doit pouvoir conduire à l'identification et à la punition des responsables (Oğur c. Turquie [GC], no 21954/93, § 88, CEDH 1999-III). Il ne s'agit pas d'une obligation de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables qui s'offraient à elles pour obtenir des éléments de preuve se rapportant à l'incident, notamment les dépositions de témoins oculaires (Tanrıkulu, précité, § 109). Toute lacune de l'enquête qui compromet la capacité d'établir la cause de la mort ou d'en identifier le responsable risque de ne pas répondre à ce critère.

89.  Dans ce contexte, il faut encore que l'enquête soit menée rapidement et avec une diligence raisonnable (Yaşa c. Turquie, arrêt du 2 septembre 1998, Recueil 1998-IV, §§ 102-104 ; Çakıcı, précité, §§ 80, 87 et 106 ; et Tanrıkulu, précité, § 109).

90.  Les obligations susmentionnées valent également dans les cas où une personne a disparu dans des circonstances dont on peut considérer qu'elles mettent sa vie en danger. La Cour a déjà conclu à ce propos que l'on pouvait voir dans la disparition du fils du requérant un péril pour la vie du jeune homme (paragraphes 57-58 ci-dessus).

91.  Or, comme le Gouvernement lui-même le concède, aucune enquête n'a été menée sur la disparition du fils du requérant. La Cour regrette aussi que les allégations de M. Aygan n'aient pas incité le Gouvernement à agir. Elle marque son désaccord avec celui-ci lorsqu'il dit que ces allégations étaient abstraites et non étayées ; elle estime quant à elle que les allégations spécifiques en cause méritaient que les autorités internes les examinent. Force est de relever que la décision de ne pas mener d'enquête sur ces allégations au motif qu'elles n'étaient « pas étayées » met en lumière l'illogisme du processus décisionnel : on ne peut en effet constater que des allégations ne sont pas étayées que si on les instruit d'abord.

92.  Compte tenu de l'absence totale d'enquête – absence qui emporte déjà violation de l'article 2 de la Convention sous son volet matériel – la Cour conclut qu'il y a eu aussi violation de l'article 2 sous son volet procédural.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

93.  Le requérant allègue que la manière dont l'Etat l'a traité lui-même à la suite de la disparition de son fils s'analyse en un traitement inhumain et dégradant contraire à l'article 3 de la Convention, qui énonce :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

94.  Il invoque les éléments particuliers suivants au soutien de sa thèse selon laquelle il a été victime d'un traitement contraire à l'article 3 de la Convention :

a)  le lien qui unit un parent à son enfant ;

b)  le fait qu'il a été témoin de l'enlèvement de son fils et que cela lui a causé une grande souffrance morale, faute pour lui d'être intervenu avant le départ de son fils ;

c)  ses tentatives déterminées et réitérées pour obtenir des informations sur la disparition de son fils, dès le lendemain de l'enlèvement, et le fait qu'il a eu à supporter le poids de cette tâche ; et

d)  le fait qu'il s'est constamment heurté à une réaction ineffective et insuffisante des autorités de l'Etat défendeur.

95.  Le Gouvernement considère quant à lui qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention, aucun agent de l'Etat n'ayant été mêlé à la disparition du fils du requérant.

96.  La Cour rappelle que pour savoir si un membre de la famille d'un « disparu » est victime d'un traitement contraire à l'article 3, il faut tenir compte de l'existence de facteurs particuliers conférant à la souffrance du requérant une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif que l'on peut considérer comme inévitable pour les proches parents d'une personne victime d'une atteinte grave aux droits de l'homme. Parmi ces facteurs figureront la proximité de la parenté – dans ce contexte, le lien parent-enfant sera privilégié –, les circonstances particulières de la relation, la mesure dans laquelle le parent a été témoin des événements en question, la participation du parent aux tentatives d'obtention de renseignements sur le disparu, et la manière dont les autorités ont réagi à ses demandes (İpek, précité, §§ 181-183, et les affaires qui y sont mentionnées). La Cour souligne en outre que l'essence d'une telle violation ne réside pas tant dans le fait de la « disparition » du membre de la famille que dans les réactions et le comportement des autorités face à la situation qui leur a été signalée. C'est notamment au regard de ce dernier élément qu'un parent peut se prétendre directement victime du comportement des autorités (Çakıcı, précité, § 98).

97.  En l'espèce, la Cour relève que le requérant est le père du disparu, Atilla Osmanoğlu. Il était présent lorsque son fils a été emmené par les deux hommes se prétendant policiers, cela il y a plus de dix ans, et il est sans nouvelles de son fils depuis. Bien qu'il se soit adressé aux autorités internes pour signaler l'enlèvement et la disparition de son fils et pour leur communiquer les informations dont il disposait sur l'enlèvement, les autorités n'ont nullement agi, si ce n'est qu'elles ont dit à l'intéressé que le nom de son fils ne figurait pas dans les registres de garde à vue (paragraphe 24 ci-dessus).

98.  Compte tenu de ces éléments, la Cour estime que le requérant a connu, et continue de connaître, désarroi et angoisse en raison de la disparition de son fils et de l'incapacité dans laquelle il se trouve de découvrir ce qu'il est advenu de celui-ci. La façon dont les autorités ont traité ses plaintes doit être tenue pour constitutive d'un traitement inhumain contraire à l'article 3.

99.  La Cour conclut en conséquence à la violation de l'article 3 de la Convention en ce qui concerne le requérant.

V.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

100.  Le requérant allègue que son fils est victime d'une violation de l'article 5 de la Convention du fait que les autorités de l'Etat le détiennent de manière arbitraire et sans reconnaître cette détention et/ou en raison du manquement de l'Etat à instruire rapidement et de manière effective les plaintes de l'intéressé et/ou de son refus de le faire.

101.  Le Gouvernement soutient qu'il n'est pas établi au-delà de tout doute raisonnable qu'un agent de l'Etat ou toute autre personne agissant au nom des autorités de l'Etat aient été impliqués dans l'enlèvement et la détention allégués du fils du requérant.

102.  En ce qui concerne l'allégation selon laquelle les autorités de l'Etat détiennent le fils du requérant, la Cour rappelle qu'elle n'a pas été en mesure de dire qui peut être tenu pour responsable de la disparition de cet homme (paragraphe 53 ci-dessus). Il n'existe donc aucune base factuelle venant étayer l'allégation du requérant.

103.  Quant au grief tiré du même article et concernant l'absence d'enquête, la Cour, eu égard à ses constats de violation à raison de l'absence d'enquête, estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément si cette même absence emporte aussi violation de l'article 5 de la Convention.

104.  Dès lors, la Cour conclut à la non-violation de l'article 5 de la Convention.

VI.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

105.  Le requérant soutient que le désarroi et l'angoisse prolongés que lui cause la disparition de son fils depuis plus de onze ans emportent violation de son droit au respect de sa vie familiale tel que le garantit l'article 8 de la Convention. D'après lui, cette violation découle directement du manquement de l'Etat défendeur à protéger les droits de son fils à la vie, à la liberté et à la sûreté, garantis par les articles 2 et 5 de la Convention.

106.  Le Gouvernement conteste la base factuelle des allégations du requérant et de plus ne traite pas spécifiquement des questions soulevées sur le terrain de l'article 8.

107.  Eu égard à ses constats sous l'angle des articles 2 et 3 ci-dessus, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de rechercher s'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention.

VII.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

108.  Invoquant l'article 13 de la Convention, le requérant soutient avoir été privé d'un recours effectif en ce qui concerne ses griefs sur le terrain de la Convention. Selon lui, les graves carences dans la conduite de l'Etat défendeur suffisent pour que la Cour conclue qu'il n'a pas bénéficié d'un recours effectif relativement à la disparition de son fils et qu'il n'a dès lors pas eu accès à toute autre voie de recours qui aurait pu s'offrir à lui, par exemple une action en réparation.

109.  Le Gouvernement ne présente aucune observation à propos des griefs du requérant se rapportant à cet article ;

110.  L'article 13 de la Convention énonce :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

111.  Eu égard à son constat d'une violation de l'article 2 de la Convention sous son volet procédural (paragraphe 92 ci-dessus), la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner les mêmes faits aussi sous l'angle de l'article 13.

VIII.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 2 ET 5 DE LA CONVENTION

112.  Le requérant considère que la disparition de son fils et sa mort présumée ainsi que l'absence d'une enquête effective de la part des autorités comme de tout recours effectif tiennent à la circonstance que lui et son fils sont d'origine kurde. Selon lui, la police et les autres forces de sécurité de l'Etat avaient dans le Sud-Est de la Turquie une pratique discriminatoire consistant à faire plus particulièrement disparaître, de manière forcée ou involontaire, des membres de la population kurde et à les assassiner pendant leur garde à vue.

113.  Le requérant soutient aussi que, en plus de la pratique discriminatoire des disparitions forcées, les membres de la population kurde du Sud-Est de la Turquie étaient l'objet d'une discrimination pour ce qui est de l'instruction de ces disparitions. Le requérant invoque à l'appui de cet argument plusieurs arrêts dans lesquels la Cour a constaté des violations de l'article 2 et/ou de l'article 13 de la Convention, faute pour les autorités d'avoir mené une enquête effective dans des cas concernant exclusivement des membres de la population kurde de Turquie.

114.  Le Gouvernement ne formule aucune observation sur ces griefs.

115.  Pour ce qui est de l'allégation du requérant imputant la disparition et le décès présumé de son fils à l'origine kurde de celui-ci, la Cour souligne qu'elle n'a pas jugé établi que des agents de l'Etat eussent été impliqués dans l'enlèvement. Il n'existe donc aucune base factuelle pour étayer l'allégation du requérant à cet égard.

116.  Quant à la seconde allégation du requérant sous l'angle de cet article, à savoir que l'absence d'enquête sur l'enlèvement de son fils s'explique fondamentalement par l'origine ethnique de celui-ci, la Cour relève que ses constats de violation de la Convention ci-dessus reposent sur l'absence totale d'enquête au niveau interne. Faute d'enquête, il n'existe aucun document ou autre élément qui lui permette de recueillir des informations pour déterminer si le requérant est fondé à alléguer que les autorités d'enquête lui ont réservé un traitement discriminatoire.

117.  Il n'y a donc pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec les articles 2 et 5 de la Convention.

IX.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

118.  L'article 41 de la Convention dispose :

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage matériel

119.  Le requérant fait valoir que son fils Atilla, né en 1968, avait vingt‑huit ans lors de son enlèvement. Atilla avait aussi une compagne – à laquelle il était marié selon les traditions islamiques – et vivait avec elle dans la même maison que le requérant et la femme de celui-ci. Les cinq autres enfants et les deux petits-enfants du requérant habitaient là eux aussi. Le requérant étant trop âgé pour avoir une activité régulière, Atilla dirigeait la boutique au quotidien. Le magasin représentait le principal revenu de toute la famille. Le requérant a dû le fermer à la suite de la disparition de son fils et la famille s'est en conséquence trouvée privée de gagne-pain.

120.  Au moment de la mort d'Atilla, le magasin avait un chiffre d'affaires mensuel d'environ 2 000 nouvelles livres turques (YTL). Le requérant invite la Cour à lui allouer ce montant pour chaque mois qui s'est écoulé depuis la disparition de son fils, ce qui représente un total de 276 000 YTL (soit environ 160 000 euros (EUR)).

121.  Le Gouvernement s'élève contre le montant réclamé par le requérant et fait valoir que celui-ci n'a produit aucun élément prouvant le dommage matériel. Il conteste aussi les demandes pour gains éventuels et invite la Cour à ne pas les accueillir en l'absence de tout justificatif et à ne pas se livrer à des calculs fictifs. Selon lui, elle pourrait, le cas échéant, accorder au requérant en équité une somme pour dommage matériel, mais sans permettre que quiconque exploite la procédure d'indemnisation en déposant des demandes exagérées que ne viennent étayer ni preuves ni documents. Sinon, tout montant serait fictif et entraînerait un enrichissement sans cause.

122.  Il est de jurisprudence constante qu'il doit exister un lien de causalité entre le dommage allégué par le requérant et la violation de la Convention et que la Cour peut dans certains cas accorder une réparation pour manque à gagner (voir, entre autres, Barberà, Messegué et Jarbardo c. Espagne (article 50), arrêt du 13 juin 1994, série A no 285-C, pp. 57-58, §§ 16-20, et Cakiçi, précité, § 127).

123.  La Cour observe que le requérant ne lui a pas communiqué une demande ventilée donnant le détail du manque à gagner qu'a entraîné la disparition de son fils. Toutefois, le fait demeure qu'Atilla Osmanoğlu assurait la subsistance de sa famille. Compte tenu de la situation familiale d'Atilla Osmanoğlu, de son âge et de ses activités professionnelles, qui faisaient vivre sa compagne et sa famille, la Cour juge établi qu'il y a eu un lien de causalité direct entre la circonstance que les autorités n'ont pas protégé le droit d'Atilla Osmanoğlu à la vie et la perte pour sa famille du soutien financier qu'il lui assurait.

124.  Eu égard à ce qui précède, la Cour, statuant en équité, octroie pour dommage matériel 60 000 EUR, qui seront versés sur le compte bancaire dont le requérant est titulaire en Turquie et détenus par celui-ci pour la compagne et les héritiers d'Atilla Osmanoğlu conjointement (voir, mutatis mutandis, Koku, précité, § 195).

B.  Dommage moral

125.  Le requérant soutient que la disparition d'Atilla Osmanoğlu, le fait que les autorités n'ont pas mené d'enquête appropriée sur cette disparition et le fait qu'ils ignorent toujours où se trouve Atilla et s'il est toujours en vie, leur ont causé, à lui et à sa famille un grave traumatisme et une profonde détresse. Il s'en remet à la sagesse de la Cour, qu'il invite à tenir compte de toutes les circonstances de la cause, quant au montant à lui allouer pour dommage moral.

126.  Le Gouvernement considère que, faute de preuves venant étayer les allégations du requérant, il conviendrait de n'accorder à celui-ci qu'une somme symbolique pour dommage moral.

127.  La Cour rappelle les constats de violation des articles 2 et 3 de la Convention auxquels elle est parvenue. En conséquence, et vu les sommes octroyées dans des affaires comparables, elle alloue en équité pour dommage moral 20 000 EUR qui seront versés sur le compte bancaire dont le requérant est titulaire en Turquie et détenus par celui-ci pour la compagne et les héritiers d'Atilla Osmanoğlu conjointement. Elle accorde aussi au requérant 10 000 EUR pour le dommage moral subi par lui à titre personnel en raison de la violation de l'article 3 de la Convention.

C.  Frais et dépens

128.  Le requérant sollicite au total 19 471,24 livres sterling (GBP) et 11 262 EUR pour les honoraires et frais qu'a entraînés la requête. Sa demande comprend :

a)  19 031,24 GBP pour les honoraires de ses avocats travaillant pour le Projet kurde pour les droits de l'homme, qui a son siège au Royaume‑Uni ;

b)  5 325 EUR pour les honoraires de ses avocats exerçant en Turquie ;

c)  440 GBP pour les frais administratifs tels que les frais de téléphone, facsimile, courrier, photocopie et papeterie exposés par ses avocats exerçant au Royaume-Uni ; et

d)  5 937 EUR pour les frais de traduction et les frais administratifs tels que les frais de téléphone, facsimile, courrier, photocopie et papeterie exposés par ses avocats exerçant en Turquie.

129.  Le requérant a produit un état de frais détaillé à l'appui de ses demandes pour les honoraires de ses avocats.

130.  Le Gouvernement s'élève contre la demande formée par les représentants des requérants, qu'il juge excessive. Il soutient que seuls les frais qui ont été réellement exposés peuvent être remboursés ; les requérants ou leurs représentants doivent produire des pièces justificatives à l'appui de toute demande pour frais et dépens. En outre, des chiffres ou listes globaux ne peuvent passer pour pertinents et comme prouvant les dépenses alléguées. Celles-ci doivent être d'un montant raisonnable et doivent avoir été nécessaires. Toutes les demandes afférentes aux dépens doivent s'appuyer sur des factures et tout poste de dépense doit être étayé par des pièces justificatives.

131.  Se livrant à sa propre appréciation à partir des éléments dont elle dispose et prenant en compte les sommes octroyées dans des affaires comparables (voir, entre autres, Koku, précité, § 203), la Cour alloue au requérant 15 000 EUR pour frais et dépens – la taxe sur la valeur ajoutée éventuelle non incluse –, dont le montant net sera versé en livres sterling sur le compte bancaire dont les représentants de l'intéressé sont titulaires au Royaume-Uni.

D.  Intérêts moratoires

132.  La Cour juge que le taux annuel des intérêts moratoires doit être calqué sur celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, augmenté de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention à raison de l'enlèvement du fils du requérant, dont des agents de l'Etat seraient les auteurs, puis de son décès présumé ;

2.  Dit, par quatre voix contre trois, que l'Etat défendeur n'a pas protégé la vie du fils du requérant, au mépris de l'article 2 de la Convention ;

3.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention, faute pour les autorités de l'Etat défendeur d'avoir mené une enquête effective sur les circonstances de la disparition du fils du requérant puis sur son décès présumé ;

4.  Dit, par quatre voix contre trois, qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention en ce qui concerne le requérant ;

5.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 5 de la Convention ;

6.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément le grief du requérant sur le terrain de l'article 8 de la Convention ;

7.  Dit à, l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément le grief du requérant sur le terrain de l'article 13 de la Convention ;

8.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec les articles 2 et 5 de la Convention ;

9.  Dit, par six voix contre une,

a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i)  60 000 EUR (soixante mille euros) pour dommage matériel, somme à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement et à verser sur le compte bancaire du requérant et détenue par lui pour la compagne et les héritiers de son fils Atilla Osmanoğlu ;

ii)  20 000 EUR (vingt mille euros) pour dommage moral, somme à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement et à verser sur le compte bancaire du requérant et détenue par lui pour la compagne et les héritiers de son fils Atilla Osmanoğlu ;

iii)  10 000 EUR (dix mille euros) pour dommage moral, somme à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement et à verser sur le compte bancaire du requérant ;

iv)  15 000 EUR (quinze mille euros) pour frais et dépens, somme à convertir en livres sterling au taux applicable à la date du règlement et à verser sur le compte bancaire des représentants du requérant au Royaume-Uni ;

v)  tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur lesdites sommes ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces sommes seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

10.  Rejette à l'unanimité la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 24 janvier 2008 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren NielsenChristos Rozakis
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion partiellement dissidente commune aux juges Türmen, Vajić et Steiner.

C.L.R.
S.N.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES TÜRMEN, VAJIĆ ET STEINER

(Traduction)

Avec la majorité, nous avons voté pour le constat d'une violation de l'article 2 sous son volet procédural. Nous ne pouvons toutefois suivre la majorité lorsqu'elle conclut à la violation de l'article 2 sous son volet matériel, et ce pour les raisons suivantes.

En cas de disparition pendant une garde à vue et en l'absence d'informations pendant un laps de temps considérable, la personne est présumée avoir trouvé la mort pendant sa garde à vue et, s'il ne fournit aucune explication plausible, l'Etat défendeur voit sa responsabilité engagée pour le décès.

Pour parvenir à une telle conclusion la Cour cherche à établir : 1.  que l'intéressé a été privé de sa liberté dans des circonstances mettant sa vie en danger ; 2.  que ce sont des agents de l'Etat qui ont opéré cette privation ; 3.  qu'il y a eu un manque d'informations ou un refus de reconnaître la privation de liberté (voir, par exemple, Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, § 85, CEDH 2000‑VI , Ertak c. Turquie, no 20764/92, CEDH 2000‑V , Taniş et autres c. Turquie, no 65899/01, CEDH 2005-VIII, et Akdeniz et autres c. Turquie, no 23954/94, 31 mai 2001).

Il est intéressant de noter que la Cour a soigneusement distingué, pour deux motifs, l'affaire Timurtaş, dans laquelle elle a rendu un arrêt de principe, de l'affaire Kurt c. Turquie (arrêt du 25 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III), où elle n'a pas constaté de violation de l'article 2 : a) dans Kurt « il n'y avait pas assez d'indices convaincants selon lesquels le fils de la requérante avait trouvé la mort alors qu'il était en détention » alors que dans Timurtaş « il [avait été] établi (...) qu'Abdulvahap Timurtaş [avait] été conduit en un lieu de détention » ; et b)  « s'il y avait peu d'éléments dans le dossier de l'affaire Kurt qui permettaient d'identifier Üzeyir Kurt comme une personne soupçonnée par les autorités, les circonstances de [l'affaire Timurtaş] ne laiss[ai]ent aucun doute quant au fait qu'Abdulvahap Timurtaş était recherché par les autorités pour ses prétendues activités au sein du PKK » (Timurtaş, précité, § 85).

En l'espèce, il est unanimement admis que l'implication des forces de l'ordre dans la disparition d'Atilla Osmanoğlu, le fils du requérant, n'est pas établie (paragraphes 53 et 56 de l'arrêt).

De plus, il est dit aussi qu'Atilla Osmanoğlu n'avait aucun lien avec le PKK (paragraphe 58).

Compte tenu de ces éléments et conformément à la jurisprudence de la Cour, nous ne pouvons conclure dans les circonstances de l'espèce que la responsabilité de l'Etat défendeur se trouve engagée.

Nous ne pouvons souscrire au point de vue de la majorité, qui estime que « le constat selon lequel l'Etat a été impliqué dans la disparition d'une personne n'est pas une condition sine qua non pour établir si cette personne peut être présumée morte ; dans certains cas, la disparition d'une personne permet en soi de considérer que la vie de celle-ci est en danger » (paragraphe 57 de l'arrêt).

Il est vrai que dans certaines circonstances la disparition d'une personne peut mettre sa vie en danger. Toutefois, dans la présente affaire il s'agit de rechercher si l'Etat défendeur peut être tenu pour responsable de pareille situation mettant la vie en danger bien qu'il soit établi que la disparition n'est pas survenue alors que la victime était aux mains des autorités et que l'Etat n'est pas impliqué dans la disparition. La jurisprudence de la Cour apporte une réponse clairement négative à cette question. L'arrêt Akdeniz auquel se réfère la majorité le confirme. Dans cet arrêt, la Cour s'est exprimée en ces termes : « les onze hommes doivent être présumés morts à la suite de leur détention [c'est nous qui soulignons] par les forces de l'ordre. En conséquence, leur décès engage la responsabilité de l'Etat défendeur » (Akdeniz, précité, § 89).

A ce propos, nous estimons que les similitudes prétendues entre l'enlèvement du fils du requérant et l'enlèvement des personnes que la majorité évoque au paragraphe 58 de l'arrêt ne sont pas suffisantes pour autoriser la conclusion que la disparition d'Atilla Osmanoğlu a mis sa vie en danger. Des parallèles de ce genre n'auraient de valeur que si la Cour devait admettre qu'il existe une pratique administrative d'enlèvements et d'homicides. Or la Cour comme l'ancienne Commission se sont toujours refusées à cette conclusion.

Le présent arrêt ne fait pas apparaître clairement quelles mesures un Etat défendeur est censé prendre dans les cas où il n'est pas tenu pour responsable de la disparition de l'individu dont il est question. La majorité semble indiquer que « l'Etat défendeur a l'obligation de mener une enquête effective sur des allégations de disparitions » (paragraphe 57).

Nous partageons pleinement cette manière de voir. C'est toutefois une question à envisager sous l'aspect procédural de l'article 2 et non sous son aspect matériel. Or, dans le présent arrêt, l'absence d'enquête effective constitue la base du constat d'une violation matérielle de l'article 2 (paragraphe 92). Par ailleurs, la même absence d'enquête effective motive aussi le constat d'une violation de l'article 2 sous son aspect procédural. Il est assez inhabituel dans la jurisprudence que la Cour constate deux violations pour le même motif et sur la base des mêmes faits.

L'obligation positive qui incombe à l'Etat de protéger la vie des personnes relevant de sa juridiction et l'obligation pour lui de mener une enquête effective sur les cas de disparition sont deux notions différentes et il convient de les traiter ainsi.

L'obligation positive pesant sur l'Etat de prendre des mesures pour mettre un individu à l'abri d'actes criminels d'autres individus revêt un caractère préventif. Elle se rapporte à une phase antérieure à la survenance d'un tel incident.

La Cour a toujours interprété de manière relativement étroite cette obligation de l'Etat. Il n'y aura manquement à l'article 2 que si les autorités connaissaient ou auraient dû connaître l'existence d'un risque réel et immédiat pour la vie d'un individu. « Il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n'oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation » (Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998‑VIII, § 116). Cette obligation positive n'exige toutefois pas de l'Etat qu'il réussisse nécessairement à localiser et à poursuivre les auteurs des agressions mortelles (Tekdağ c. Turquie, no 27699/95, § 79, 15 janvier 2004).

En l'espèce, les autorités n'avaient pas été informées avant l'enlèvement d'un risque pour la vie du fils du requérant, lequel n'avait pas demandé non plus de protection ; il n'est pas davantage contesté que les autorités n'ont pas été impliquées dans la disparition de M. Osmanoğlu et que celui-ci ne s'est pas trouvé entre les mains des forces de l'ordre. Les autorités ignoraient où il se trouvait. On n'a même pas su s'il était mort ou vivant. La seule mesure que l'on aurait donc pu raisonnablement attendre des autorités était qu'elles mènent une enquête sur les circonstances de la disparition et établissent si l'intéressé était ou non décédé et, dans la négative, qu'elles découvrent où il se trouvait.

En fait, les « mesures concrètes de prévention » que, selon la majorité, l'Etat aurait dû prendre pour prévenir un risque réel et immédiat pour la vie du fils du requérant après sa disparition (paragraphe 81 de l'arrêt) – enquête, prise de dépositions, recherche de témoins oculaires, etc. – se rapportent toutes à l'investigation examinée sous le volet procédural de l'article 2.

Enfin, la présente cause est à distinguer de l'affaire Koku c. Turquie (no 27305/95, 31 mai 2005), à laquelle se réfère la majorité et où la Cour a constaté une violation dans la mesure où l'Etat défendeur n'avait pas protégé la vie du frère du requérant, au mépris de l'article 2 de la Convention, par les motifs suivants : Hüseyin Koku était un homme politique connu ; il était membre du HADEP et était prétendument mêlé aux activités du PKK. Avant son enlèvement, il avait reçu des menaces de la police, du gouverneur et du maire. A l'inverse, en l'espèce, M. Osmanoğlu n'était pas un personnage politique ; il n'était impliqué dans aucune activité liée au PKK ; il ne faisait l'objet d'aucune menace et il avait accompagné de son plein gré les deux hommes venus à la boutique.

La seconde différence, c'est que le corps de M. Koku a été découvert six mois après la disparition alors que dans la présente affaire le corps de M. Osmanoğlu n'a jamais été retrouvé.

Troisièmement, dans Koku, l'Etat défendeur avait omis de produire plusieurs pièces du dossier d'instruction à la Cour, qui avait donc été amenée à dire que le Gouvernement avait manqué à ses obligations au titre de l'article 38 § 1 a) de la Convention et, en conséquence, à tirer des conclusions de cette défaillance du Gouvernement. En revanche, dans la présente affaire le Gouvernement a coopéré avec la Cour pour l'établissement des faits (paragraphe 44).

Ce sont ces considérations qui nous conduisent à conclure qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 sous son aspect matériel.

Enfin, à la lumière des considérations qui précèdent et des différences exposées ci-dessus entre l'arrêt Koku et le présent arrêt, nous estimons que le constat d'une violation matérielle de l'article 2 faute pour l'Etat défendeur d'avoir pris « des mesures concrètes de prévention » représente un changement radical dans la jurisprudence de la Cour. Nous estimons que pareil changement, avec les implications qu'il est susceptible d'avoir pour certaines affaires à l'avenir, aurait relevé de la Grande Chambre.

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CEDH, Cour (première section), AFFAIRE OSMANOĞLU c. TURQUIE, 24 janvier 2008, 48804/99