CEDH, Note d’information sur l'affaire 38263/08, 21 janvier 2021, 38263/08

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Sur la décision

Texte intégral

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 247

Janvier 2021

Géorgie c. Russie (II) [GC] - 38263/08

Arrêt 21.1.2021 [GC]

Article 1

Juridiction des États

Juridiction de la Russie concernant l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud pendant la phase active des hostilités et après leur cessation

Article 2

Article 2-1

Enquête effective

Manquement de la Russie à l’obligation procédurale de mener une enquête effective sur les événements s’étant déroulés au cours de la phase active des hostilités et après leur cessation : violation

Article 2 du Protocole n° 4

Article 2 al. 1 du Protocole n° 4

Liberté de circulation

Pratique administrative quant à l’impossibilité pour les ressortissants géorgiens de retourner dans leurs foyers respectifs en Ossétie du Sud et en Abkhazie : violation

En fait – Comme pour l’affaire Géorgie c. Russie (I), la requête s’inscrit dans le contexte du conflit armé qui a opposé la Géorgie et la Fédération de Russie en août 2008, point culminant d’une longue série de tensions, provocations et incidents entre les deux pays.

Le gouvernement requérant alléguait que, lors d’attaques indiscriminées et disproportionnées menées par l’armée russe et/ou les forces séparatistes placées sous son contrôle, des centaines de civils avaient été blessés, tués, détenus ou portés disparus, des milliers de civils avaient vu détruire leurs biens et leur logement, et plus de 300 000 personnes avaient été forcées à quitter l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Il estimait que ces conséquences et l’absence ultérieure d’enquête engageaient la responsabilité de la Russie sur le terrain des articles 2, 3, 5, 8 et 13 de la Convention, des articles 1 et 2 du Protocole no 1 et de l’article 2 du Protocole no 4.

En droit

Article 1– Juridiction

La Cour opère une distinction entre les opérations militaires menées au cours de la phase active des hostilités et les autres événements qui appellent un examen dans le cadre du présent conflit armé international, dont ceux qui se sont déroulés pendant la phase « d’occupation » ultérieure à la cessation de la phase active des hostilités, ainsi que la détention et le traitement de civils et de prisonniers de guerre, la liberté de mouvement des personnes déplacées, le droit à l’instruction et l’obligation d’enquête.

Phase active des hostilités durant la guerre des cinq jours (du 8 au 12 août 2008)

En l’espèce, c’est la première fois depuis la décision dans l’affaire Banković et autres (portant sur le bombardement par l’OTAN du siège de la radio-télévision serbe à Belgrade), que la Cour est amenée à examiner la question de la juridiction concernant des opérations militaires (attaques armées, bombardements, pilonnages) dans le cadre d’un conflit armé international. Or la jurisprudence de la Cour relative à la notion de juridiction extraterritoriale a évolué depuis cette décision, en ce sens que la Cour a notamment énoncé un certain nombre de critères d’exercice de la juridiction extraterritoriale d’un État, qui doit demeurer exceptionnelle, les deux principaux critères étant le « contrôle effectif » de l’État sur un territoire (modèle spatial de juridiction) et « l’autorité et le contrôle d’un agent de l’État » sur des individus (modèle personnel de juridiction). Par la suite, dans son arrêt Medvedyev et autres c. France, la Cour a explicitement réitéré, en se référant à la décision Banković et autres, qu’un État ne saurait voir sa responsabilité engagée « pour un acte extraterritorial instantané, le texte de l’article 1 ne s’accommodant pas d’une conception causale de la notion de « juridiction » » (voir aussi M.N. et autres c. Belgique (déc.) [GC]).

À cet égard, on peut considérer d’emblée que lors d’opérations militaires – y compris par exemple des attaques armées, bombardements, pilonnages – menées au cours d’un conflit armé international on ne saurait en règle générale parler de « contrôle effectif » sur un territoire. En effet, la réalité même de confrontations et de combats armés entre forces militaires ennemies qui cherchent à acquérir le contrôle d’un territoire dans un contexte de chaos implique qu’il n’y a pas de contrôle sur un territoire. Cette réalité exclut également toute forme d’« autorité et de contrôle d’un agent de l’État » sur des individus. C’est également vrai en l’espèce, puisque la majorité des combats se sont déroulés dans des zones qui étaient auparavant sous contrôle géorgien. Cette conclusion se trouve étayée par la pratique des Hautes Parties contractantes qui consiste à ne pas formuler de dérogation au titre de l’article 15 de la Convention dans des situations où elles se sont engagées dans un conflit armé international hors de leur propre territoire. De l’avis de la Cour, on peut interpréter cette pratique comme signifiant que les Hautes Parties contractantes considèrent qu’en pareille situation elles n’exercent pas leur juridiction au sens de l’article 1.

Cependant, compte tenu notamment du grand nombre de victimes alléguées et d’incidents contestés, du volume des éléments de preuve produits et de la difficulté à établir les circonstances pertinentes, ainsi que du fait que de telles situations sont régies principalement par des normes juridiques autres que celles de la Convention (en l’occurrence le droit international humanitaire ou droit des conflits armés), la Cour n’est pas en mesure de développer sa jurisprudence au-delà de la conception de la notion de « juridiction » telle qu’elle y est établie jusqu’à présent. Si, comme en l’espèce, la Cour se voit confier la tâche d’examiner des actes de guerre et d’hostilités actives survenus dans le cadre d’un conflit armé international hors du territoire d’un État défendeur, c’est aux Parties contractantes qu’il doit incomber de fournir la base juridique nécessaire à une telle tâche. Cela ne signifie pas que les États peuvent agir en dehors de tout cadre juridique ; ils sont en effet tenus dans un tel contexte de se conformer aux règles très précises du droit international humanitaire.

Conclusion : Les événements qui se sont déroulés au cours de la phase active des hostilités ne relevaient pas de la juridiction de la Fédération de Russie au sens de l’article 1 ; irrecevable (onze voix contre six).

Phase d’occupation après la cessation des hostilités (accord de cessez-le-feu du 12 août 2008)

Dans ses observations, le gouvernement défendeur reconnaît une présence militaire russe importante après la cessation des hostilités, et il fournit de nombreuses indications démontrant l’ampleur du soutien économique et financier que la Fédération de Russie a apporté et apporte à l’Ossétie du Sud et à l’Abkhazie. La mission d’enquête de l’UE a elle aussi souligné l’existence d’un lien de dépendance non seulement économique et financier, mais également militaire et politique ; les informations fournies par la mission d’enquête sont également révélatrices du lien de subordination qui préexistait entre les entités séparatistes et la Fédération de Russie, et qui a perduré au cours de la phase active des hostilités et après la cessation des hostilités. Dans son rapport, la mission d’enquête évoquait une « annexion larvée » de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie par la Fédération de Russie.

La Fédération de Russie exerçait donc un « contrôle effectif », au sens de la jurisprudence de la Cour, sur l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et la « zone tampon » pendant la période allant du 12 août au 10 octobre 2008, date de retrait officiel des troupes russes. Même après cette période, la forte présence russe et la dépendance des administrations sud-ossète et abkhaze à l’égard de la Fédération de Russie dont dépendait leur survie, ce qui est démontré notamment par les accords de coopération et d’assistance signés avec cette dernière, indiquent que le « contrôle effectif » sur l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie s’est poursuivi.

Conclusion : Les événements qui se sont déroulés après la cessation des hostilités relevaient de la juridiction de la Fédération de Russie au sens de l’article 1 (seize voix contre une).

Relation entre les dispositions de la Convention et les règles du droit international humanitaire (DIH)

La Cour a examiné l’articulation des deux corpus sous l’angle de chacun des aspects de l’affaire et des articles de la Convention dont la violation est alléguée. À cet égard, elle a vérifié à chaque fois l’existence ou non d’un conflit entre ces deux corpus.

Définition de la notion de « pratique administrative »

Les critères énoncés dans Géorgie c. Russie (I) [GC] définissent un cadre général, mais n’indiquent pas le nombre d’incidents requis pour que l’on puisse établir l’existence d’une pratique administrative ; c’est une question laissée à l’appréciation de la Cour au regard des circonstances particulières de chaque affaire.

Articles 2, 3 et 8 de la Convention et article 1 du Protocole no 1

D’une manière générale, le DIH s’applique dans une situation d’« occupation ». D’après la Cour, la notion d’« occupation » au sens du DIH suppose l’existence d’un « contrôle effectif ». En effet, en cas d’« occupation » au sens du DIH il y a également « contrôle effectif » au sens de la jurisprudence de la Cour, même si le terme « contrôle effectif » est plus large et couvre des situations qui ne constituent pas nécessairement une situation d’« occupation » au sens du DIH. Eu égard aux griefs soulevés en l’espèce, il n’y a pas de conflit entre les articles 2, 3 et 8 de la Convention et 1 du Protocole no 1 et les règles du DIH applicables en situation d’occupation.

À partir du moment où la Fédération de Russie exerçait un « contrôle effectif » sur les territoires d’Ossétie du Sud et de la « zone tampon » après la cessation de la conduite active des hostilités, elle était également responsable des agissements des forces sud-ossètes – notamment de toute une série de milices irrégulières – dans ces territoires, sans qu’il soit nécessaire d’apporter la preuve d’un « contrôle précis » de tous leurs agissements. La Cour dispose de suffisamment d’éléments de preuve permettant de conclure, au-delà de toute doute raisonnable, à l’existence d’une pratique administrative contraire aux articles 2 et 8 de la Convention ainsi qu’à l’article 1 du Protocole no 1 quant aux meurtres de civils et aux incendies et pillages d’habitations dans les villages géorgiens en Ossétie du Sud et dans la « zone tampon ». Compte tenu de la gravité des exactions commises, qui peuvent être qualifiées de « traitements inhumains et dégradants » en raison des sentiments d’angoisse et de détresse éprouvés par les victimes, qui de surcroît étaient visées en tant que groupe ethnique, cette pratique administrative a également méconnu l’article 3.

Conclusion : violation (seize voix contre une).

Articles 3 et 5 (traitement de détenus civils et légalité de leur détention)

Il n’y a pas de conflit entre l’article 3 et les dispositions du DIH, qui prévoient d’une manière générale que les personnes détenues soient traitées avec humanité et dans des conditions décentes. Concernant l’article 5, pareil conflit serait possible (Hassan c. Royaume-Uni [GC], §§ 97-98), mais il n’existe pas en l’espèce car la justification de la détention de civils avancée par le gouvernement défendeur n’est autorisée par aucun des deux corpus.

Les quelque 160 civils géorgiens qui ont été détenus par les forces sud-ossètes dans la cave du « ministère des affaires intérieures d’Ossétie du Sud » à Tskhinvali, vers la période du 10 au 27 août 2008, relevaient de la juridiction de la Fédération de Russie au sens de l’article 1. Il y a eu une pratique administrative contraire à l’article 3 quant à leurs conditions de détention et aux humiliations auxquelles ils ont été exposés, qui doivent s’analyser en des traitements inhumains et dégradants. Par ailleurs, il y a eu une pratique administrative contraire à l’article 5 quant à la détention arbitraire de ces civils.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 3 (traitement de prisonniers de guerre)

Il n’y pas de conflit entre l’article 3 et les dispositions du DIH, qui prévoient que les prisonniers de guerre soient traités avec humanité et détenus dans des conditions décentes.

Les prisonniers de guerre géorgiens qui ont été détenus à Tskhinvali entre le 8 et le 17 août 2008 par les forces sud-ossètes relevaient de la juridiction de la Fédération de Russie au sens de l’article 1. Il y a eu une pratique administrative contraire à l’article 3 quant aux actes de torture dont ils ont été victimes.

Conclusion : violation (seize voix contre une).

Article 2 du Protocole no 4 (liberté de mouvement des personnes déplacées)

Il n’y pas de conflit entre l’article 2 du Protocole no 4 et les dispositions pertinentes du DIH s’agissant d’une situation d’occupation.

Un grand nombre de ressortissants géorgiens qui ont fui le conflit ne résident plus en Ossétie du Sud mais en territoire géorgien incontesté.  Cependant, aux yeux de la Cour, le fait que leurs domiciles respectifs, qu’ils ont été empêchés de rejoindre, se situaient dans des régions sous « contrôle effectif » de la Fédération de Russie et le fait que cette dernière exerçait un « contrôle effectif » sur les frontières administratives suffisent à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 entre la Fédération de Russie et ces ressortissants géorgiens. Une pratique administrative contraire à l’article 2 du Protocole no 4 est résultée de l’impossibilité pour les ressortissants géorgiens de retourner dans leurs foyers respectifs.

Conclusion : violation (seize voix contre une).

Article 2 du Protocole no 1 (allégations de pillages et de destructions d’écoles et de bibliothèques publiques et intimidations des élèves et enseignants d’origine géorgienne)

Il n’y pas de conflit entre l’article 2 du Protocole no 1 et les dispositions pertinentes du DIH s’agissant d’une situation d’occupation.

La Cour ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve permettant de conclure, au-delà de tout doute raisonnable, à l’existence d’incidents contraires à l’article 2 du Protocole no 1.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 2 (obligation d’enquêter)

D’une manière générale, l’obligation de mener une enquête effective sous l’angle de l’article 2 est plus large que celle prévue par le DIH. Par ailleurs, il n’y a pas de conflit quant aux standards applicables à cet égard entre l’article 2 de la Convention et les dispositions pertinentes du DIH.

En l’espèce, eu égard aux allégations de crimes de guerre commises par elle au cours de la phase active des hostilités, la Fédération de Russie avait l’obligation d’enquêter sur les événements litigieux, conformément aux règles pertinentes du DIH et du droit interne. Or le ministère public de la Fédération de Russie avait pris des mesures afin d’enquêter sur ces allégations. De plus, même si les événements qui se sont déroulés au cours de la phase active des hostilités ne relevaient pas de la juridiction de la Fédération de Russie, celle-ci a établi un « contrôle effectif » sur les territoires en question peu de temps après. Enfin, étant donné que tous les suspects potentiels parmi les militaires russes se trouvaient soit en Fédération de Russie soit sur des territoires sous le contrôle de la Fédération de Russie, la Géorgie a été empêchée de mener une enquête adéquate et effective concernant ces allégations. Dès lors, compte tenu de ces « circonstances propres » à l’espèce, la juridiction de la Fédération de Russie au sens de l’article 1 de la Convention est établie concernant ce grief (voir, mutatis mutandis, Güzelyurtlu et autres [GC]).

La Fédération de Russie était donc tenue, au regard de l’article 2 de la Convention, à une obligation procédurale de mener une enquête adéquate et effective non seulement en ce qui concerne les événements postérieurs à la cessation des hostilités, mais également pour ce qui est des événements qui se sont produits au cours de la phase active des hostilités. Eu égard à la gravité des infractions alléguées relativement à la phase active des hostilités, ainsi qu’à l’ampleur et à la nature des violations constatées lors de la période d’occupation, les enquêtes menées par les autorités russes n’ont été ni promptes, ni effectives, ni indépendantes et n’ont donc pas satisfait aux exigences découlant de l’article 2.

Conclusion : violation (seize voix contre une).

Article 38

Le gouvernement défendeur a refusé de fournir les « rapports de combat » au motif que les documents en question relevaient du « secret d’État », et ce malgré les arrangements pratiques proposés par la Cour qui auraient consisté à soumettre des extraits non confidentiels. Il n’a pas non plus présenté à la Cour de proposition concrète qui aurait permis de satisfaire à son obligation de coopération tout en préservant le caractère secret de certaines informations.

Conclusion : violation (seize voix contre une).

La Cour dit aussi, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé par le gouvernement requérant sur le terrain de l’article 13 combiné avec les articles 3, 5 et 8, ainsi qu’avec les articles 1 et 2 du Protocole no 1 et l’article 2 du Protocole no 4.

Article 41: question réservée.

(Voir aussi Géorgie c. Russie (I) [GC], no 13255/07, CEDH 2014 (extraits), Résumé juridique ; Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, CEDH 2014, Résumé juridique ; Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, 29 janvier 2019, Résumé juridique ; Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, CEDH 2010, Résumé juridique ; Banković et autres (déc), no 52207/99, 12 décembre 2001, Résumé juridique ; M.N. et autres c. Belgique (déc.) [GC], no 3599/18, 5 mai 2020, Résumé juridique)

© Conseil de l’Europe/Cour européenne des droits de l’homme
Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.

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