Tribunal administratif de Bastia, 1ère chambre, 9 mars 2023, n° 2200749

  • Corse·
  • Exécutif·
  • Règlement intérieur·
  • Délibération·
  • Constitution·
  • Conseil·
  • Justice administrative·
  • Annulation·
  • Langue française·
  • Rétroactivité

Commentaires sur cette affaire

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. En savoir plus

Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

Vu la procédure suivante :

I. Par une requête et un mémoire, enregistrés sous le n° 2200748 le 15 juin 2022 et le 27 janvier 2023, le préfet de Corse demande au tribunal d’annuler la délibération n° 21/234 AC du 16 décembre 2021 par laquelle l’Assemblée de Corse a approuvé la modification de son règlement intérieur.

Il soutient que :

— la disposition de l’article 1er du règlement intérieur consacrant l’existence du « peuple corse » méconnaît la Constitution dès lors qu’elle porte atteinte aux principes d’indivisibilité de la République et d’unicité du peuple français ;

— l’article 1er du règlement intérieur prévoyant que la langue corse est langue de débats au même titre que la langue française, langue de la République, méconnaît l’article 2 de la Constitution ;

— le règlement intérieur ne peut pas être utilisé à des fins politiques ou comme vecteur d’un souhait de modification institutionnelle.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 22 décembre 2022 et le 10 février 2023, la collectivité de Corse, représentée par Me Muscatelli, conclut :

1°) à titre principal, au rejet de la requête ;

2°) à titre subsidiaire, à ce que l’annulation soit limitée aux seules dispositions contestées et à ce que les effets de l’annulation susceptible d’être prononcée soient différés d’un délai de six mois à compter de la date du jugement à intervenir ;

3°) à ce que le versement de la somme de 2 000 euros soit mis à la charge de l’Etat au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

— la référence faite au peuple corse, déjà employée dans le plan d’aménagement et de développement durable de Corse et dans la délibération n° 89/59 AC du 13 octobre 1988, est dépourvue de caractère novateur ;

— cette référence est dépourvue de caractère normatif et ne méconnaît dès lors pas les dispositions de l’article 1er de la Constitution ;

— la possibilité d’employer la langue corse comme langue des débats ne méconnaît pas les dispositions de l’article 2 de la Constitution dès lors que cette disposition du règlement intérieur n’est pas contraignante et qu’elle permet de s’exprimer en langue corse de manière ponctuelle et non pas exclusive ;

— l’annulation pourrait en tout état de cause être limitée aux seules dispositions attaquées qui sont divisibles des autres articles du règlement intérieur.

II. Par une requête et des mémoires, enregistrés sous le n° 2200749 le 15 juin 2022, le 27 janvier 2023 et le 9 février 2023, le préfet de Corse demande au tribunal d’annuler l’arrêté n° 22/044CE du 8 février 2022 par lequel le président du conseil exécutif de Corse a adopté le règlement intérieur du conseil exécutif.

Il soutient que :

— l’arrêté du 8 février 2022 du président du conseil exécutif de Corse approuvant la version définitive du règlement intérieur est antérieur à l’adoption de ce règlement qui est ainsi entaché de rétroactivité en ce qu’il fixe une date d’effet antérieure à sa signature ;

— la disposition de l’article 1er du règlement intérieur consacrant l’existence du « peuple corse » méconnaît la Constitution dès lors qu’elle porte atteinte aux principes d’indivisibilité de la République et d’unicité du peuple français ;

— l’article 16 du règlement intérieur prévoyant que la langue corse est langue de débats au même titre que la langue française, seule langue officielle de la République, méconnaît l’article 2 de la Constitution ;

— le règlement intérieur ne peut pas être utilisé à des fins politiques ou comme vecteur d’un souhait de modification institutionnelle.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 22 décembre 2022 et le 10 février 2023, la collectivité de Corse, représentée par Me Muscatelli, conclut :

1°) à titre principal, au rejet de la requête ;

2°) à titre subsidiaire, à ce que l’annulation soit limitée aux seules dispositions contestées et à ce que les effets de l’annulation susceptible d’être prononcée soient différés d’un délai de six mois à compter de la date du jugement à intervenir ;

3°) à ce que le versement de la somme de 2 000 euros soit mis à la charge de l’Etat au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

— le règlement intérieur approuvé le 8 février 2022 n’est pas entaché de rétroactivité ;

— la référence faite au peuple corse, déjà employée dans le plan d’aménagement et de développement durable de Corse et dans la délibération n° 89/59 AC du 13 octobre 1988, est dépourvue de caractère novateur ;

— cette référence est dépourvue de caractère normatif et ne méconnaît dès lors pas les dispositions de l’article 1er de la Constitution ;

— la possibilité d’employer la langue corse ne méconnaît pas les dispositions de l’article 2 de la Constitution dès lors que cette disposition du règlement intérieur n’est pas contraignante et qu’elle permet de s’exprimer en langue corse de manière ponctuelle et non pas exclusive ;

— l’annulation pourrait en tout état de cause être limitée aux seules dispositions attaquées qui sont divisibles des autres articles du règlement intérieur.

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :

— la Constitution du 4 octobre 1958 ;

— le code général des collectivités territoriales ;

— la loi n° 94-665 du 4 août 1994 ;

— le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :

— le rapport de M. A,

— les conclusions de M. Halil, rapporteur public,

— et les observations de Me Muscatelli, représentant la collectivité de Corse.

Considérant ce qui suit :

1. Les déférés visés ci-dessus sous les n° 2200748 et n° 2200749, introduits par le préfet de Corse, présentent à juger les mêmes questions et ont fait l’objet d’une instruction commune. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul jugement.

2. Aux termes du deuxième alinéa de l’article L. 4422-38 du code général des collectivités territoriales : « Le représentant de l’Etat dans la collectivité territoriale de Corse a la charge des intérêts nationaux, du respect des lois et du contrôle administratif. () » Le premier alinéa de l’article L. 4423-1 du même code dispose que « Les délibérations de l’Assemblée de Corse, les actes du président de l’Assemblée de Corse ainsi que les délibérations du conseil exécutif, les arrêtés du président du conseil exécutif délibérés au sein du conseil exécutif et les actes du président du conseil exécutif sont soumis au contrôle de légalité dans les conditions fixées au chapitre II du titre IV du livre Ier de la présente partie. » L’article L. 4422-13 du même code prévoit, en ses deux premiers alinéas, que « L’Assemblée établit son règlement intérieur dans le mois qui suit son élection. Ce règlement fixe les modalités de son fonctionnement qui ne sont pas prévues au présent chapitre. / Le règlement intérieur peut être déféré au tribunal administratif. »

3. Lors de sa séance du 16 décembre 2021, l’Assemblée de Corse a, par une délibération n° 21/234 AC, révisé son règlement intérieur qu’elle avait approuvé le 22 juillet 2021 par une délibération n° 21/118 AC. La collectivité de Corse a transmis la délibération au représentant de l’Etat le 22 décembre 2021. Le préfet de Corse a adressé à la présidente de l’Assemblée de Corse et au président du conseil exécutif de Corse, respectivement les 18 et 21 février 2022, deux recours gracieux à l’encontre de la délibération et du règlement intérieur de l’Assemblée de Corse, qui ont été rejetés par un courrier du 15 avril 2022 de la présidente de l’Assemblée de Corse et par une décision implicite née du silence gardé par le président du conseil exécutif. Par ailleurs, le président du conseil exécutif de Corse a adopté le règlement intérieur du conseil exécutif par un arrêté n° 22/044CE du 8 février 2022 qui a été transmis une première fois, le même jour, accompagné d’un projet de règlement intérieur, puis une seconde fois, le 18 février 2022, accompagné de la version définitive de ce règlement. Le préfet de Corse a formé, le 18 février 2022 puis le 2 mars 2022, deux recours gracieux à l’encontre de l’arrêté et du règlement intérieur qui ont été rejetés le 15 avril 2022 par le président du conseil exécutif de Corse. Le préfet de Corse demande au tribunal d’annuler, dans l’instance n° 2200748, la délibération du 16 décembre 2021 de l’Assemblée de Corse, ainsi que, dans l’instance n° 2200749, l’arrêté du 8 février 2022 du président du conseil exécutif de Corse.

4. Ainsi qu’il a été indiqué au point précédent, l’arrêté du 8 février 2022 du président du conseil exécutif de Corse, qui a été pris après délibération le même jour au sein du conseil exécutif, a été transmis au représentant de l’Etat le 18 février 2022 accompagné du règlement intérieur du conseil exécutif. La circonstance qu’il aurait été transmis une première fois, le 8 février, avec un projet de règlement intérieur n’est pas de nature à entacher ce règlement de rétroactivité.

5. Aux termes de l’article 1er du règlement intérieur de l’Assemblée de Corse, dans sa rédaction issue de la délibération du 16 décembre 2021 : « L’Assemblée de Corse et le Conseil exécutif de Corse sont les garants des intérêts matériels et moraux du Peuple Corse. / () / () / Les langues des débats de l’Assemblée de Corse sont le corse et le français. » Le premier alinéa de l’article 1er du règlement intérieur du conseil exécutif énonce que « Le Conseil exécutif de Corse et l’Assemblée de Corse sont les garants des intérêts moraux et matériels du peuple corse. » Sous le titre « Usage du bilinguisme », l’article 16 du même règlement prévoit que « Les membres du Conseil exécutif de Corse et les agents du Secrétariat général du Conseil exécutif utilisent les langues corse et française dans leurs échanges oraux, électroniques, et dans les actes résultant de leurs travaux. »

6. Aux termes du premier alinéa de l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. () »

7. Les dispositions des règlements intérieurs de l’Assemblée de Corse et du conseil exécutif de Corse aux termes desquelles cette assemblée et ce conseil sont les garants des intérêts matériels et moraux du peuple corse sont dénuées de toute portée normative. Il suit de là que les moyens invoqués par le préfet de Corse, tirés de ce que l’article 1er de chacun de ces deux règlements intérieurs méconnaitrait les dispositions de l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958, sont inopérants.

8. Aux termes du premier alinéa de l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « La langue de la République est le français. » L’article 1er de la loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française dispose en ses deux premiers alinéas : « Langue de la République en vertu de la Constitution, la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. / Elle est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics. » Aux termes de l’article 21 de la même loi : « Les dispositions de la présente loi ne font pas obstacle à l’usage des langues régionales et aux actions publiques et privées menées en leur faveur. »

9. Il résulte du premier alinéa de l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 que l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public. Il suit de là que l’article 16 du règlement intérieur du conseil exécutif de Corse, ainsi que l’article 1er du règlement intérieur de l’Assemblée de Corse, en tant que cet article prévoit que le corse est au nombre des langues des débats, méconnaissent les dispositions de l’article 2 de la Constitution.

10. Il résulte de ce qui précède que le préfet de Corse est fondé à demander l’annulation, d’une part, de la délibération n° 21/234 AC du 16 décembre 2021 de l’Assemblée de Corse en tant qu’elle approuve le dernier alinéa de l’article 1er de son règlement intérieur et, d’autre part, de l’arrêté n° 22/044CE du 8 février 2022 du président du conseil exécutif de Corse en tant qu’il adopte l’article 16 du règlement intérieur du conseil exécutif de Corse.

11. En l’absence de toute précision sur le nombre, la nature et l’importance des actes adoptés par l’Assemblée de Corse et par le conseil exécutif depuis l’entrée en vigueur des règlements intérieurs attaqués, il n’apparaît pas que l’adoption de ces actes selon les modalités prescrites par les règlements intérieurs attaqués soit, dans les circonstances de l’espèce, propre à établir que la disparition rétroactive des dispositions critiquées produirait des effets manifestement excessifs.

12. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que l’Etat, qui n’a pas la qualité de partie perdante, verse à la collectivité de Corse une somme que celle-ci réclame au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.

D É C I D E :

Article 1er : La délibération n° 21/234 AC du 16 décembre 2021 de l’Assemblée de Corse est annulée en tant qu’elle approuve le dernier alinéa de l’article 1er de son règlement intérieur.

Article 2 : L’arrêté n° 22/044CE du 8 février 2022 du président du conseil exécutif de Corse est annulé en tant qu’il adopte l’article 16 du règlement intérieur du conseil exécutif de Corse.

Article 3 : Le surplus des conclusions des déférés est rejeté.

Article 4 : Les conclusions de la collectivité de Corse tendant à la modulation dans le temps des effets de l’annulation et à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 5 : Le présent jugement sera notifié au préfet de Corse et à la collectivité de Corse.

Copie en sera transmise au ministre de l’intérieur et des outre-mer.

Délibéré après l’audience du 23 février 2023, où siégeaient :

— M. Vanhullebus, président,

— Mme Castany, première conseillère,

— M. Martin, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 9 mars 2023.

Le président-rapporteur,

Signé

T. AL’assesseure la plus ancienne

dans l’ordre du tableau,

Signé

C. CASTANY

La greffière,

Signé

R. ALFONSI

La République mande et ordonne au préfet de Corse en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

La greffière,

R.ALFONSI

N° 2200748 et 2200749

Chercher les extraits similaires
highlight
Chercher les extraits similaires
Extraits les plus copiés
Chercher les extraits similaires
Collez ici un lien vers une page Doctrine
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
Tribunal administratif de Bastia, 1ère chambre, 9 mars 2023, n° 2200749