Tribunal judiciaire de Nanterre, 6 juillet 2022, n° 20/01194

  • Perquisition·
  • Sociétés·
  • Presse·
  • Secret·
  • Journaliste·
  • Enquête·
  • Enregistrement·
  • Préjudice·
  • Liberté d'expression·
  • Responsabilité sans faute

Sur la décision

Texte intégral

TRIBUNAL

JUDICIAIRE

DE NANTERRE

PÔLE CIVIL

1ère Chambre

JUGEMENT RENDU

LE

06 Juillet 2022

N° RG 20/01194 – N°

P o r t a l i s

DB3R-W-B7E-VQ2Z

N° Minute :

AFFAIRE

S.A.S. SOCIETE

EDITRICE DE

MEDIAPART, agissant poursuites et diligences de son Président, Monsieur

Z A, domicilié en cette qualité audit siège social

C/

AGENT JUDICIAIRE

DE L’ETAT pris en la personne de son représentant légal y domicilié

Copies délivrées le :

DEMANDERESSE

S.A.S. SOCIETE EDITRICE DE MEDIAPART, agissant poursuites et diligences de son Président, Monsieur Z A, domicilié en cette qualité audit siège social

représentée par Me Emmanuel TORDJMAN et Me François de CAMBIAIRE, de la SELARL SEATTLE Avocats, avocat au barreau de

PARIS,

DEFENDERESSE

AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT pris en la personne de son représentant légal y domicilié

représentée par Me Sandrine BOURDAIS, avocat au barreau de PARIS,

L’affaire a été débattue le 22 Juin 2022 en audience publique devant le tribunal composé de :

Marie-Odile DEVILLERS, 1ère Vice-présidente Julien RICHAUD, Vice-président Julia VANONI, Vice-Présidente

en présence de M. B C et Mme D E, auditeurs de justice

qui en ont délibéré.

Greffier lors du prononcé : Henry SARIA, Greffier.

JUGEMENT

prononcé en premier ressort, par décision contradictoire et mise à disposition au greffe du tribunal conformément à l’avis donné à l’issue des débats.

1



EXPOSE DU LITIGE

Estimant avoir été victime, le 4 février 2019, d’une tentative de perquisition dans ses locaux destinée à violer le secret de ses sources en réaction à la publication le 31 janvier 2019 d’un article intitulé « Affaire Macron-F : les enregistrements qui changent tout » comportant la diffusion de six extraits de conversations privées étayant les propos de son journaliste, la SAS Société Editrice de Mediapart (ci-après « la société Mediapart '>), qui édite le journal d’information en ligne Mediapart depuis 2008, a, par acte d’huissier du 4 avril 2019, assigné devant le tribunal de grande instance de Paris l’agent judiciaire de l’Etat (ci-après

< l’AJE »), à titre principal, au titre de la responsabilité sans faute de l’Etat à raison de sa qualité de tiers à l’enquête préliminaire, et, subsidiairement, au titre de sa responsabilité pour faute lourde à raison de sa qualité d’usager du service public de la justice.

Par ordonnance du 17 décembre 2019, le juge de la mise en état du tribunal de grande instance de Paris a ordonné le renvoi de l’affaire devant le tribunal de grande instance de Nanterre pour dépaysement.

Par ordonnance du 29 juillet 2021, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Nanterre a rejeté les demandes principales et subsidiaires de production et de communication forcées de pièces présentées par la société Mediapart.

Dans ses dernières écritures notifiées par la voie électronique le 8 décembre 2021, auxquelles il sera renvoyé pour un exposé de ses moyens conformément à l’article 455 du code de procédure civile, la société Mediapart demande au tribunal, sous le bénéfice de l’exécution provisoire et au visa des dispositions de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, particulièrement de ses articles 5, 6, 10 et 13, de la loi du 29 juillet 1881, de la loi du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources et des articles L 141-1 du code de l’organisation judiciaire, 226-1, 226-2 et 226-3 du code pénal, 56-2 et 76 du code de procédure pénale et 9 et 700 du code de procédure civile: de déclarer la société Mediapart recevable et bien fondée en ses demandes ; à titre principal, de : dire et juger que la société Mediapart est tierce à l’enquête préliminaire 0 ouverte par le procureur de la République de Paris ; dire et juger que la société Mediapart a subi un préjudice anormal, spécial et O

d’une particulière gravité, causé directement par la mesure de perquisition du 4 février 2019;

O condamner l’AJE à réparer le préjudice résultant de la mesure de perquisition du 4 février 2019 sur le fondement du régime de responsabilité sans faute; à défaut, et à supposer qu’il soit révélé que la société Mediapart était un usager du service public de la justice au moment de la mesure de perquisition du 4 février 2019, de : dire et juger que l’enquête préliminaire a été ouverte de manière précipitée par O le procureur de la République de Paris ; dire et juger que l’enquête préliminaire ouverte le 1er février 2019 était O infondée juridiquement ; dire et juger que la mesure de perquisition du 4 février 2019 constitue une O violation de la protection accordée au secret des sources;

O dire et juger que la mesure de perquisition du 4 février 2019 est déloyale et disproportionnée ;

O condamner l’AJE à réparer le préjudice résultant de la mesure de perquisition du 4 février 2019 sur le fondement de la faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’Etat ; dans tous les cas, au titre de la réparation des préjudices subi par la société Mediapart :

O de condamner l’AJE à verser la somme d’un euro à titre de dommages et intérêts à la société Mediapart;

d’ordonner la publication du communiqué judiciaire suivant, en page O

d’accueil du site du ministre de la Justice http://www.justice.gouv.fr/dans les 5 jours de la décision à intervenir et sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard : < Par jugement en date du (…..), le Tribunal de grande instance de Paris a condamné l’agent judiciaire de l’Etat à indemniser Mediapart du préjudice causé par la tentative de perquisition dans ses locaux le 4 février

2


2019, portant gravement atteinte à sa réputation et à la protection du secret des sources journalistiques » ; d’ordonner que cette publication reste parfaitement apparente et en particulier O qu’elle ne soit recouverte d’aucun cache ou dispositif de nature à en réduire la visibilité ;

d’ordonner que cette publication reste visible pendant une durée minimale de O

15 jours, sous astreinte de 1 000 euros par jour manquant ; d’ordonner la publication de la décision à intervenir sous forme d’un O communiqué, dans cinq quotidiens ou hebdomadaires français, au choix de la société Mediapart; de condamner l’AJE à payer à la société Mediapart une somme de 20 000 O euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens de la procédure.

En réplique, dans ses dernières écritures notifiées par la voie électronique le 12 octobre 2021, auxquelles il sera renvoyé pour un exposé de ses moyens conformément à l’article 455 du code de procédure civile, l’AJE demande au tribunal de : débouter la société Mediapart de l’ensemble de ses demandes ; condamner la société Mediapart à payer à l’AJE la somme de 2 500 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile; condamner la société éditrice de Médiapart aux entiers dépens.

L’ordonnance de clôture a été rendue le 13 janvier 2022. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, le jugement, rendu en premier ressort, sera contradictoire en application de l’article 467 du code de procédure civile.

Par jugement du 30 mai 2022, le tribunal judiciaire de Nanterre a, au visa de l’article 339 du code de procédure civile, rouvert les débats sans révocation de l’ordonnance de clôture et renvoyé l’affaire pour plaidoiries à l’audience du 22 juin 2022 devant la 1 ère chambre autrement composée.

MOTIFS DU JUGEMENT

A titre liminaire, le tribunal rappelle que les demandes de « donner acte », de « dire et juger » ou de < constat », expressions synonymes, n’ont, en ce qu’elles se réduisent en réalité à une synthèse des moyens développés dans le corps des écritures, aucune portée juridique (en ce sens 3ème Civ., 16 juin 2016, n° 15-16.469) et, faute de constituer des prétentions au sens de l’article 4 du code de procédure civile, ne méritent, sous cette qualification erronée, aucun examen.

1°) Sur la responsabilité sans faute de l’Etat

Moyens des parties

Au soutien de ses demandes, la société Mediapart expose que, en dépit de l’invocation de l’article 226-2 du code pénal par l’AJE pour définir le cadre de l’acte d’enquête dont elle a été l’objet, sa qualité de tiers à la procédure pénale, non contestée en défense, est acquise. Elle en déduit l’application au litige, à titre principal, du régime de responsabilité sans faute de la puissance publique qui, fondée sur le risque ou la rupture d’égalité devant les charges publiques, ne suppose, pour être caractérisée, que la démonstration d’un préjudice anormal, spécial et d’une certaine gravité ainsi que de l’absence de voies de recours aptes à en permettre la réparation.

Elle souligne, outre sa consécration dans divers instruments nationaux et internationaux de valeur supra légale, le haut niveau de protection de la liberté d’expression exercée par la presse, à raison de son rôle fondamental dans une société démocratique, tant au niveau interne, en particulier à travers celle des sources journalistiques (loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010 et loi du 29 juillet 1881 et article 56-2 du code de procédure pénale), qu’européen (article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales – ci-après « la CESDH » – et son interprétation par les juridictions nationales et par la Cour européenne des droits de l’Homme – ci-après « la Y » dont elle cite les décisions qu’elle estime

-

pertinentes). Elle en déduit la nécessaire interprétation stricte des dérogations à la protection absolue du secret des sources des journalistes.

3



Dans ce cadre, elle prétend que l’acte d’enquête effectué le 4 février 2019 était une perquisition ainsi que l’induisent en particulier les textes opposés par l’AJE, les déclarations du procureur de la République et les circonstances de sa réalisation, et qu’une telle mesure, intrinsèquement coercitive quoique conditionnée par l’assentiment de l’organe de presse, avait pour objet d’identifier les sources des enregistrements publiés le 31 janvier 2019 et constituait une ingérence dans l’exercice de sa liberté garantie par l’article 10 de la CESDH qui n’était ni nécessaire ni proportionnée au but poursuivi dont la légitimité n’est pas établie. Elle ajoute que l’absence de pénétration dans ses locaux et de saisie effective ne retire en rien à la mesure, qui porte en soi atteinte à sa réputation, son effet inhibiteur sur son activité et ses sources, qui peuvent craindre pour la préservation de leur anonymat. Elle en déduit, que seule concernée par un tel acte d’enquête, elle subit un préjudice spécial qui est également anormal et grave au regard de l’intensité de l’atteinte à sa mission journalistique.

En réplique, l’AJE, qui ne conteste pas la qualité de tiers à la procédure de la société Mediapart et la pertinence du régime de la responsabilité sans faute de la puissance publique, expose que, sur signalement du directeur de cabinet du premier ministre consécutif à la publication le 31 janvier 2019 par la société Mediapart de l’article Affaire Macron-F: les enregistrements qui changent tout, le parquet de Paris a saisi le 2 février 2019 la brigade criminelle de Paris d’une enquête préliminaire des chefs d’atteinte à l’intimité de la vie privée, de détention ou diffusion de paroles ou d’images portant atteinte à l’intimité de la vie privée et de détention illicite d’appareils ou de dispositifs technique permettant l’interception de télécommunications ou conversations sur le fondement des articles 226-1, 226-2 et 226-3 du code pénal. Il ajoute que, dans ce cadre, le déplacement opéré au siège social de la demanderesse le 4 février 2019 sur le fondement des articles 56-2 et 76 du code de procédure pénale avait pour « but […] d’obtenir les enregistrements correspondant à la conversation de Monsieur X F et Monsieur G H, aux fins de vérifier leur contenu et d’identifier les moyens utilisés pour cette interception ». Précisant que « le but du transport n’était ainsi en rien de procéder à une fouille des locaux de la société Médiapart mais uniquement d’obtenir, dans les meilleurs délais, et avec l’accord du journal, la remise des enregistrements litigieux », et soulignant l’absence de pénétration dans les lieux et de saisie dans le respect du refus des journalistes, il conteste la qualification de perquisition et de tentative de perquisition.

Il soutient que la société Mediapart ne peut invoquer la responsabilité sans faute sur le fondement de la rupture d’égalité devant les charges publiques puisque l’opération de police n’a engendré pour elle aucun sacrifice financier la traduisant, et qu’elle n’a été exposée à aucun risque en l’absence de recours à la force, d’usage d’armes ou d’emploi de méthodes dangereuses. Il conclut à l’absence de préjudice anormal, spécial et grave, la demande de remise volontaire, qui n’avait de sens qu’à l’égard de la société Mediapart qui était assurément en possession des enregistrements recherchés, n’étant accompagnée d’aucune mesure de contrainte et n’ayant pas été suivie d’effet, circonstances révélant l’inexistence de tout dommage. Il conteste enfin le lien de causalité entre l’acte d’enquête et le préjudice allégué au motif que la demanderesse est seule à l’origine de la communication sur les faits qui étaient sinon couverts par le secret de l’enquête.

Appréciation du tribunal

Sur le régime de l’action

Les parties s’accordent pour reconnaître que, la société Mediapart étant tiers à l’enquête préliminaire support de l’acte du 4 février 2019, l’article L 141-1 du code de l’organisation judiciaire, qui fixe le régime de la responsabilité de l’Etat pour faute lourde ou déni de justice en cas de dommage causé par un dysfonctionnement du service public de la justice à un usager (sur cette dernière précision : Civ. 1ère, 21 décembre 1987, arrêt Guillaume, et sa réaffirmation récente par 1ère Civ., 14 février 2006, n° 04-15.595), est inapplicable, seul celui de sa responsabilité sans faute étant pertinent.

Ce dernier, d’ordre public, est une création ancienne du juge administratif transposée dans la jurisprudence judiciaire (CE, Cames, 21 juin 1895; CE, Commune de Saint-Priest-la-Plaine du Conseil d’Etat du 22 novembre 1946; 2ème Civ., Giry, 23 novembre 1956; 2ème Civ., 24 novembre 1965). Il s’est constitué, en particulier pour les collaborateurs occasionnels du service public de la justice judiciaire et les tiers, autour des caractéristiques propres du préjudice réparable qui doit être anormal, spécial et d’une certaine gravité.

4



Sur ce point, une divergence existe dans les jurisprudences administrative et judiciaire, la première retenant, dans une logique assurantielle, que le seul fait que le dommage trouve son origine dans la participation du collaborateur au service public suffit à engager la responsabilité de la collectivité publique concernée (en ce sens : CE, 26 février 1971, Aragon, n° 77459), quand la seconde maintient l’exigence d’un préjudice comportant ces caractéristiques spécifiques. Cette dernière solution, adoptée par les parties, est intégralement transposable au tiers, qualité reconnue de la société Mediapart. Deux décisions civiles invoquées de part et d’autre éclairent cet état du droit positif pertinent, le tribunal judiciaire étant compétent pour connaître de l’action fondée sur la responsabilité sans faute de l’État en raison du préjudice résultant d’une opération de police judiciaire (CE 15 novembre 2021, n° 443978, solution conforme à T. Conflits, 26 juin 2006, Littmann) : 1ère Civ., 10 juin 1986, n° 84-15.740 :

< Vu l’article L. 781-1 du Code de l’organisation judiciaire, les principes régissant la responsabilité de la puissance publique et, notamment, le principe constitutionnel de l’égalité devant les charges publiques ; Attendu qu’il résulte de la combinaison du texte et des principes précités que si la responsabilité de l’Etat à raison des dommages survenus à l’occasion de l’exécution d’une opération de police judiciaire n’est engagée qu’en cas de faute lourde des agents de la force publique, cette responsabilité se trouve engagée, même en l’absence d’une telle faute, lorsque la victime n’était pas concernée par l’opération de police judiciaire et que cette opération, du fait de l’usage d’armes par le personnel de la police ou par la personne recherchée comporte des risques et provoque des dommages excédant par leur gravité les charges qui doivent normalement être supportées par les particuliers en contrepartie des avantages résultant de l’intervention de la police judiciaire »> ; 1ère Civ., 30 janvier 1996, n° 91-20.266 :

< Vu les principes régissant la responsabilité de la puissance publique à l’égard de ses collaborateurs ;

Attendu que la victime d’un dommage subi en raison de sa qualité de collaborateur du service public peut, même en l’absence de faute, en demander réparation à l’Etat, dès lors que son préjudice est anormal, spécial et d’une certaine gravité ».

Ce régime de responsabilité a fait l’objet d’une systématisation qui suscite un débat entre les parties sur le rôle joué par les notions de risque et de rupture d’égalité devant les charges publiques, l’AJE y voyant des conditions cumulatives d’engagement de la responsabilité de l’Etat quand la société Mediapart en fait des fondements alternatifs à son action, sans en tirer toutefois toutes les conséquences juridiques.

S’il est exact que certaines décisions déterminant le cadre prétorien de la responsabilité sans faute mentionnent le risque ou la rupture d’égalité, d’autres ne s’y réfèrent pas, constat qu’illustrent les deux arrêts cités dans le premier cas, les deux notions sont mobilisées concurremment à deux niveaux distincts, le risque étant une condition préalable au même titre que la qualité de tiers, et la rupture d’égalité se manifestant dans le dommage ; dans le second, seuls les caractères spécifiques du préjudice importent. Historiquement, cette catégorisation, opérée ex post par les commentateurs pour justifier le régime créé sans texte, a fluctué : d’abord centrée sur le risque puis sur la rupture d’égalité, notions parfois combinées ou coexistant, elle a récemment intégré l’idée de garde (CE, GIE Axa Courtage, 11 février 2005, n° 252169), certains déduisant en doctrine de cette évolution, des silences des décisions et des chevauchements des notions ainsi que de leur insuffisance pour expliquer l’intégralité des décisions rendues, que le régime trouve sa justification la plus adéquate et englobante dans l’équité. Ces variations sont révélatrices du statut réel du risque et de la rupture d’égalité : ainsi que le confirment leur absence de mention dans l’arrêt du 30 janvier 1996 et le principe qu’il pose en toute généralité, ces notions servent exclusivement de fondement théorique à l’action sans affecter ses conditions de mise en œuvre, en particulier pour le tiers victime d’un dommage causé par le service public de la justice. Elles ne constituent pas des conditions préalables ou de succès de l’action que la société Mediapart devrait démontrer remplir et seraient sinon redondantes puisqu’elles s’expriment dans les différents caractères du préjudice réparable, le risque se manifestant spécifiquement dans la gravité et l’anormalité du dommage et la rupture d’égalité dans sa spécialité et son anormalité, cette dernière composante apparaissant ainsi essentielle.

5



Aussi, les arguments de l’AJE tirés de l’absence de risque, faute d’usage de moyens dangereux, et de rupture d’égalité, à défaut de charge financière importante, sont inopérants en ce qu’il en déduit le rejet de l’action, la société Mediapart, à qui incombe la charge de prouver son préjudice anormal, spécial et grave, n’ayant pas à justifier a priori qu’elle a été exposée à un risque spécifique ou à une rupture d’égalité devant les charges publiques pour agir et voir sa prétention accueillie.

Surabondamment, la restriction opérée par l’AJE n’est pas convaincante. Rien ne justifie que le risque se limite à celui qui pèserait sur l’intégrité physique ou psychique du collaborateur occasionnel ou du tiers, interprétation qui fermerait l’action à toute personne morale, mais intègre nécessairement celui menaçant, notamment, son activité même. Il en serait ainsi, à la supposer établie, de la possibilité d’un tarissement de ses sources pour un journal d’investigation. Et, la rupture d’égalité ne s’exprime pas nécessairement dans un sacrifice financier d’importance mais dans le fait de supporter seul une sujétion lourde que ne justifient pas la vie au sein d’une collectivité et le bénéfice de ses services publics, tels sa police (en ce sens, cité et communiqué par la société Mediapart : Répertoire de la responsabilité de la puissance publique, juin 2012,

$200 < Ni usagers, ni collaborateurs, les tiers peuvent obtenir réparation, même en l’absence de faute lourde, dès lors que l’intervention du service de la justice leur a causé un préjudice excédant par sa gravité les charges qui doivent normalement être supportées par les particuliers, en contrepartie des avantages résultant du service de la justice »).

Par ailleurs, l’absence de voie de recours, qui serait redondante avec la qualité de tiers à la procédure et qui n’est d’ailleurs pas l’objet d’un débat entre les parties, n’est pas non plus une condition de succès de l’action, les décisions citées par la SAS Société Editrice de Mediapart à ce titre étant fondées sur l’article L 141-1 du code de l’organisation judiciaire qui n’est pas applicable.

Enfin, quoique la responsabilité soit sans faute, la qualification de l’acte d’enquête du 4 février 2019 ainsi que la détermination de ses conditions d’exécution et de son impact sur la liberté d’expression de la société Mediapart et sur la protection du secret des sources à laquelle elle peut prétendre, notamment en considération des dispositions de droit interne et de la CESDH, sont indispensables pour apprécier les caractères du préjudice allégué. Ces différents points seront en conséquence examinés successivement.

Sur la qualification de l’acte d’enquête

Bien qu’il soit soumis aux dispositions de l’article 9 du code de procédure civile, l’AJE ne produit aucune pièce susceptible d’éclairer la juridiction sur le fondement et le cadre juridique de l’acte d’enquête du 4 février 2019. Cette carence probatoire totale n’est pas expliquée alors que même une réquisition doit être mentionnée dans un procès-verbal au sens de l’article D15-5 du code de procédure pénale. Et, le secret de l’enquête n’apparaît pas menacé quand il est exclusivement question, pour l’Etat exerçant son droit de se défendre, de communiquer, sans craindre une révélation d’éléments couverts par celui-ci puisque les conditions d’exécution matérielle de la mesure qui en est l’objet sont connues de la société Mediapart, tout acte précisant les conditions d’habilitation de ses agents. Elle emporte deux conséquences : elle implique par elle-même l’absence de base légale de la mesure pratiquée faute pour ibunal de pouvoir vérifier, dans le respect du principe de la contradiction prescrit par l’article 16 du code de procédure civile, l’exactitude des données factuelles et juridiques avancées par l’AJE ; elle commande de qualifier la mesure au regard des seules circonstances factuelles de son exécution, soit des apparences.

La chronologie des faits, constante, est la suivante : le 18 juillet 2018, le quotidien Le Monde révélait, vidéo à l’appui, que monsieur X F, chargé de la sécurité du Président de la République, était susceptible d’avoir commis, le 1er mai 2018, des violences volontaires sur deux manifestants, place de la Contrescarpe, dans le 5ème arrondissement de Paris, faits ayant fondé, outre l’ouverture d’une enquête par le parquet de Paris des chefs de violences par personne chargée d’une mission de service public et d’usurpation de fonctions et de signes réservés à l’autorité publique, la constitution d’une commission d’enquête parlementaire le 19 juillet 2018 (pièces 1 et 2);


le même jour, la société Mediapart publiait un premier article intitulé « Les zones grises du faux policier de l’Elysée » évoquant la possible « responsabilité de l’Elysée » à raison des « protections » dont aurait bénéficié le collaborateur du le 22 juillet 2018, une information judiciaire était ouverte, messieurs X président de la République (pièce 3); F et G H étant alors mis en examen et placés sous contrôle judiciaire, avec notamment pour obligation de ne pas rentrer en contact l’un avec l’autre (pièce

2); le journal Mediapart publiait par la suite de nombreux articles sur le sujet et ses ramifications potentielles (55 articles à la fin mars 2019) dont certains contribuaient à l’ouverture d’une seconde information judiciaire, monsieur X F étant alors mis en examen le 17 janvier 2019 des chefs d’abus de confiance, de faux et usage de faux documents administratifs et obtention indue de documents administratifs (pièce 9); le 31 janvier 2019, la société Mediapart diffusait l’article Affaire MACRON F: les enregistrements qui changent tout et mettait en ligne, pour l’illustrer, six extraits de conversations entre messieurs X F et G H captées le 26 juillet 2019, enregistrements susceptibles de révéler le non-respect de leurs contrôles judiciaires respectifs par ces derniers ainsi que la protection présidentielle dont se réclamait monsieur X F (pièce 12); le 1er février 2019, un officier de police judiciaire adressait à la société Mediapart, en exécution d’une commission rogatoire délivrée par les juges d’instruction chargés de l’affaire des violences volontaires imputées à monsieur X F, une réquisition portant sur l’intégralité de l’article du 31 janvier 2019 et sur les fichiers audios associés dont sont extraits ceux mis en ligne (pièce 16). Le jour même à 17 heures 41, monsieur Z A, président et directeur de la publication, annonçait une réponse le 4 février 2019 au plus tard (pièce 17); à cette date, à 9 heures 40, monsieur I J, coauteur de l’article litigieux, donnait son accord pour la transmission des éléments sollicités (pièce 18). Toujours le 4 février 2019, tandis que monsieur Z A était interrogé par le tribunal correctionnel saisi d’une action en diffamation initiée par monsieur K L (pièce 13), deux procureurs adjoints du tribunal de grande instance de Paris accompagnés de trois officiers de police judiciaire (un commissaire divisionnaire de la brigade criminelle, un capitaine de police et un brigadier-chef) se sont présentés à 11 heures 10 devant les locaux de la société Mediapart pour, précise l’AJE (page 5 de ses écritures), «< obtenir les enregistrements correspondant à la conversation de Monsieur X F et Monsieur G H, aux fins de vérifier leur contenu et d’identifier les moyens utilisés pour cette interception ». Face au refus opposé par leurs interlocuteurs, dont monsieur I J, les magistrats et officiers de police, qui n’étaient pas munis d’une autorisation du juge des libertés et de la détention, repartaient les mains vides sans avoir franchi le seuil de l’entrée, si ce n’est selon la société Mediapart pour signer un procès-verbal. Plus tard dans l’après-midi, la société Mediapart adressait aux juges d’instruction auteur de la réquisition, par courrier de son conseil, les six enregistrements mis en ligne accompagné d’un septième permettant de confirmer leur date (pièce 18).

En droit, le déplacement, dans le cadre d’une enquête préliminaire, de magistrats et d’officiers de police judiciaire jusqu’au seuil du local d’un tiers à la procédure pour obtenir la remise, avec son accord, d’objets, de documents ou d’informations utiles à la manifestation de la vérité est susceptible de recevoir les qualifications de réquisition ou de perquisition, qui sont deux moyens distincts de recherche et d’obtention d’une preuve. La première, qui s’entend de tout ordre adressé par l’autorité judiciaire habilitée à toute personne de lui remettre une pièce ou une information, peut être réalisée par tout moyen au sens de l’article 77-1-1 du code de procédure pénale. Elle suppose l’assentiment de la personne qui en est l’objet en application de l’article 60-1 du même code (les textes applicables étant pris, ici comme infra, dans leur version applicable au litige), le refus étant sanctionné par une amende sauf pour les personnes, telle la société Mediapart en sa qualité d’entreprise de presse, visées par les articles 56-1 à 56-5 de ce code. La seconde, qui est une mesure d’investigation effectuée en tout lieu et destinée à rechercher, en vue de les saisir, tous documents utiles à la manifestation de la vérité, supposant également l’accord exprès de la personne dans les locaux de laquelle l’opération a lieu, conformément à l’article 76 du code de procédure pénale.

7



Tout en contestant la pertinence de la qualification de perquisition, l’AJE n’en propose pas d’alternative. Pourtant, en l’absence de remise spontanée (la société Mediapart étant sollicitée), la saisie recherchée ne peut intervenir que sur ordre de l’autorité judiciaire dont la nature est précisément en débat. Et, la qualification d’un acte, par hypothèse ordonné avant sa réalisation concrète, ne dépend pas de son résultat effectif mais de l’objectif qu’il poursuit, peu important qu’il se solde par un échec ou soit finalement infructueux : le fait que les autorités présentes devant les locaux de la société Mediapart n’aient pas pénétré, sauf pour éventuellement signer un procès-verbal, ni fouillé les lieux n’est pas décisif si le but du transport était le recueil d’une information ou d’un document conservé sur place. L’échec d’une mesure n’en fait pas un non-évènement et ne permet pas sa requalification rétrospective (solution d’ailleurs retenue, pour une perquisition infructueuse visant des sources mais transposable à une perquisition avortée au regard de la motivation adoptée, par Y, Roemen et Schmit c. Luxembourg, 25 février 2003,

§47: < la Cour est d’avis que l’absence de résultat des perquisitions n’enlève pas à ces dernières leur objet »). Il n’est ainsi pas abusif d’évoquer une tentative de perquisition si la mesure a été infructueuse ou avortée faute d’accord.

Or, l’AJE précise dans ses écritures (page 5) que « le but était d’obtenir les enregistrements correspondant à la conversation de Monsieur X F et Monsieur G H, aux fins de vérifier leur contenu et d’identifier les moyens utilisés pour cette interception », soit des pièces appartenant à la société Mediapart et situées dans ses locaux. Il précise par ailleurs que « la démarche suivie par le parquet […] était menée en application des articles 56-2 et 76 du code de procédure pénale », textes renvoyant aux perquisitions, visites domiciliaires et saisies de pièces à conviction, cadre juridique allégué qui révèle, la visite domiciliaire s’entendant de la pénétration dans le domicile d’un individu et la saisie étant le résultat de la remise ou de la fouille, que la possibilité de franchir le seuil du siège social de la société Mediapart était, a minima, envisagée. Le courrier du procureur de la République de Paris du 24 décembre 2020 (pièce 47) ne dit d’ailleurs pas autre chose : « le transport dans les locaux de Mediapart avait pour but de saisir, avec son assentiment, l’enregistrement litigieux », soit la définition littérale d’une perquisition.

Par-delà cette analyse, les apparences, que la carence probatoire de l’AJE commande de considérer et de retenir, conduisent à conforter la qualification de perquisition, certes infructueuse ou avortée mais néanmoins exécutée jusqu’au refus de la société Mediapart, car : la réquisition pouvant être effectuée par tout moyen, il est peu probable que deux magistrats se déplacent avec trois policiers pour exclusivement solliciter, sans s’être au préalable assurés de la position du requis, une remise volontaire de pièces dont l’importance, ainsi qu’il sera dit infra, était capitale pour l’organe de presse. Ainsi que le confirment la méthode employée par les magistrats instructeurs le 1er février 2019 et la réponse positive rapidement apportée par la société Mediapart, un simple courriel, moins coûteux en temps et en personnel et assurément moins ambivalent, suffisait à atteindre l’objectif annoncé ; la qualité des personnes présentes, appartenant à la hiérarchie intermédiaire du parquet de Paris et, pour l’un d’entre eux, de l’institution policière, confère à l’acte une solennité, certes liée à la qualité d’entreprise de presse de la société Mediapart mais d’autant plus importante que la brigade criminelle était saisie, inutile à une simple réquisition ou demande de communication de pièces. Elle confère en revanche à la mesure un effet d’intimidation, peu important qu’il ne soit pas recherché, qui renvoie à la possibilité d’une coercition bien plus caractéristique de la perquisition que de la réquisition.

Et, monsieur I J, dont il est constant qu’il a directement participé aux faits et dont la qualité de coresponsable du service des enquêtes de la société Mediapart n’enlève rien à la crédibilité de son témoignage qui n’est pas argué de faux, rapporte les propos d’un des magistrats présents en ces termes (pièces 14 et 50): «Monsieur, c’est une visite domiciliaire. En d’autres termes, c’est une perquisition ». Puis, le témoin, qui indique avoir signé un procès verbal, précise que ce dernier, face au refus qui lui était opposé, lui a annoncé qu’il envisageait de revenir muni d’une ordonnance du juge des libertés et de la détention, habilitation qui n’a de sens, conformément à l’article 76 du code de procédure pénale, que dans la perspective d’une perquisition et qui n’est pas prévue en matière de réquisition, l’abstention étant exclusivement sanctionnée par une peine d’amende, au demeurant inapplicable à un organe de presse en vertu des articles 77-1-1 et 60-1 du code de procédure pénale. Cette version des faits est confirmée par un autre journaliste de la société Mediapart, protagoniste également (pièce 51).

8



Enfin, si le tribunal n’est pas lié par les avis ou opinions de tiers à la procédure, il ne peut non plus être hermétique à la réception de l’évènement par le milieu des journalistes qui n’est pas ignorant de la chose judiciaire et des pratiques habituellement mises en oeuvre par l’institution judiciaire dans ses relations avec la presse. Or, la société Mediapart prouve que, dès le lendemain de la réalisation de l’acte d’enquête, les sociétés de journalistes, des rédacteurs et du personnel de divers médias français ne partageant pas nécessairement sa ligne éditoriale ont publié, non sans inquiétude, un communiqué relatif à « la tentative de perquisition de Mediapart »>, cette lecture, reprise en France par Le Monde (pièces 19 et 35), France Culture (pièce 40), Valeurs Actuelles (pièce 42) et Europe 1 (pièce 49) puis relayée outre-Atlantique par le New York Times (Attempted Raid on News Site’s Offices – Prompts Outcry in France) et outre-manche par le Irish Times (The French press and the price of proximity), ayant également été adoptée par différents partis politiques (pièce 15). Cette perception univoque des faits renforce l’analyse du tribunal.

Les textes invoqués par l’AJE, les circonstances de l’acte d’enquête et son objet reconnu ainsi que les attestations produites concordent: la mesure diligentée le 4 février 2019, qui n’a pas produit d’effets à raison du refus de la société Mediapart, doit être qualifiée de perquisition.

Sur l’atteinte à la liberté d’expression et au secret des sources

La caractérisation du préjudice en ses divers éléments (anormalité, spécialité et gravité) passe par celle de l’atteinte à la liberté d’expression alléguée par la société Mediapart qui en est le fait générateur, liberté dont la protection des sources est la pierre angulaire au sens de l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni rendu par la Y le 27 mars 1996 (§39). De ce fait, les moyens et arguments développés par les parties au titre de la faute lourde, qui n’a pas à être appréciée ici, sont pour partie pertinents.

L’importance de la liberté d’expression dans une société démocratique ne fait pas débat. Elle constitue l’un des fondements essentiels de toute société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun, et vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population (Y, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, §49). Elle est garantie par l’application de dispositions internes et européennes.

Elle est ainsi protégée par la possibilité de ne réprimer ses abus, hors dénigrement de produits et services, qu’en vertu des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Plus positivement, elle est consacrée par l’article 10 de la CESDH en ces termes :

< 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations. 2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

Au regard de son importance pour une société démocratique, la Y précisait dans son arrêt Hachette Filipacchi Associés (Ici Paris) c. France du 23 juillet 2009 (12268/03) que « l’article 10§2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine, en particulier, du discours politique (Brasilier c. France, n° 71343/01, §§39-41, 11 avril 2006) et, de façon plus large, dans des domaines portant sur des questions d’intérêt public ou général ». Elle ajoutait que, à la fonction de la liberté de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur des questions d’intérêt public, « s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir », notant que « s’il en était autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » public » (Y, 23 septembre 1994, Jersild c/ Danemark, §30). A cet égard, il est constant que l’article 31 janvier 2019 traitait d’une question

9


d’intérêt général : l’expression ainsi diffusée mérite le plus haut degré de protection, appréciation qui vaut pour celle des sources qui l’ont permise.

A ce titre, la loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes a modifié l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 qui est ainsi rédigé : « Le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public.

[…] Il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi. Cette atteinte ne peut en aucun cas consister en une obligation pour le journaliste de révéler ses sources. Est considéré comme une atteinte indirecte au secret des sources au sens du troisième alinéa le fait de chercher à découvrir les sources d’un journaliste au moyen d’investigations portant sur toute personne qui, en raison de ses relations habituelles avec un journaliste, peut détenir des renseignements permettant d’identifier ces sources. Au cours d’une procédure pénale, il est tenu compte, pour apprécier la nécessité de l’atteinte, de la gravité du crime ou du délit, de l’importance de l’information recherchée pour la répression ou la prévention de cette infraction et du fait que les mesures d’investigation envisagées sont indispensables à la manifestation de la vérité ».

Ces dispositions, qui constituent par ailleurs une limite à toute réquisition au sens de l’article 60-1 du code de procédure pénale, encadrent les perquisitions réalisées dans une entreprise de presse conformément à l’article 56-2 du code de procédure pénale qui dispose que le magistrat qui effectue la perquisition veille à ce que les investigations conduites respectent le libre exercice de la profession de journaliste, ne portent pas atteinte au secret des sources en violation de l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et ne constituent pas un obstacle ou n’entraînent pas un retard injustifié à la diffusion de l’information.

Ces exigences de nécessité et de proportionnalité à un but légitime poursuivi sont identiques à celles retenues par la Y en matière d’atteinte à la liberté d’expression et au secret des sources. Ainsi, la Cour estime que toute ingérence dans son exercice, entendue largement (toute « formalité, condition, restriction ou sanction » selon Y, Wille c.

Liechtenstein, 28 octobre 1999, §43), doit : être prévue par la loi (i.e. disposer d’une base légale suffisante); viser à préserver l’un des buts légitimes limitativement énoncés à l’article 10§2; être nécessaire dans une société démocratique (i.e. répondre à un besoin social impérieux, l’Etat jouissant à cet égard d’une marge d’appréciation restreinte quand la liberté de la presse est en jeu – Y, Damann c. Suisse, 25 avril 2006, §51- et être proportionnée, pour ne pas générer un effet de censure – même arrêt, §57).

L’examen d’une violation de l’article 10 de la CESDH impose un contrôle de proportionnalité étendu portant sur l’adéquation de la mesure à l’objectif poursuivi et l’appréciation de la nécessité de la mesure au regard du but recherché puis de sa proportionnalité, analysée in concreto, la mesure considérée ne devant pas imposer à celui qui la subit des charges démesurées à l’aune du résultat recherché (en ce sens : Y, 24 janvier 2017, Paradiso et Campanelli c. Italie). En présence de libertés de même valeur, le contrôle prend la forme d’une mise en balance.

La perquisition menée le 4 février 2019 dans le cadre d’une enquête préliminaire des chefs d’atteinte à l’intimité de la vie privée, de détention ou diffusion de paroles ou d’images portant atteinte à l’intimité de la vie privée et de détention illicite d’appareils ou de dispositifs techniques permettant l’interception de télécommunications ou conversations sur le fondement des articles 226-1, 226-2 et 226-3 du code pénal, avait pour objet, reconnu par l’AJE, « d’obtenir les enregistrements correspondant à la conversation de Monsieur X F et Monsieur G H, aux fins de vérifier leur contenu et d’identifier les moyens utilisés pour cette interception '>.

Ainsi, la mesure, grave en elle-même pour tout organe de presse, ne tendait pas à la seule obtention des enregistrements, le cas échéant en copie, mais à la vérification de leur authenticité et des modalités de leur captation, investigations qui impliquaient nécessairement un accès au support et à ses éventuelles métadonnées qui sont de nature à permettre, directement ou non, l’identification de la source. Il importe peu à cet égard que la perquisition ait ou n’ait pas eu cette

10


révélation pour objet, dans l’esprit de ceux qui la menaient, dès lors qu’elle avait inévitablement pour effet de la rendre possible, avec, si la mesure avait été tolérée, le risque, sans doute réduit au regard de l’objectif annoncé mais néanmoins envisageable, de révéler accidentellement d’autres sources. Cette démarche constituait donc une ingérence dans la liberté d’expression exercée par la société Mediapart, d’autant plus sérieuse qu’un risque d’atteinte au secret des sources ne peut se concevoir que dans des circonstances exceptionnelles.

A cet égard, la Y a précisé dans son arrêt Financial Times Ltd et autres c. Royaume Uni du 15 décembre 2009 que « la participation de journalistes à l’identification de sources anonymes a un effet inhibiteur » susceptible d’entraver la mission de l’organe de presse, la protection de ses sources constituant, ainsi qu’il a été dit, la pierre angulaire de la liberté d’expression journalistique au sens de l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni rendu par la Y le 27 mars 1996 (§39). A nouveau, l’absence de résultat de la perquisition et le respect du refus de la société Mediapart, n’ôte en rien à la mesure la gravité de ses fins (Y, Roemen et Schmit c. Luxembourg, 25 février 2003, §47, déjà cité). La Cour expliquait ainsi qu’une injonction de divulgation des sources, moins attentatoire à la liberté d’expression qu’une perquisition, « peut avoir un impact préjudiciable non seulement sur les sources, dont l’identité peut être révélée, mais également sur le journal ou toute autre publication visés par l’injonction, dont la réputation auprès des sources potentielles futures peut être affectée négativement par la divulgation, et sur les membres du public, qui ont un intérêt à recevoir les informations communiquées par des sources anonymes » (Y, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas, 14 septembre 2010, §89).

Cette ingérence, à raison de la carence probatoire de l’AJE, n’a aucune base légale prouvée, ce qui emporte en soi sa disproportion et exclut toute justification de l’atteinte, de ce seul fait grave.

En retenant toutefois la présentation des faits livrée par l’AJE, le seul motif allégué de l’ingérence était la nécessité de protéger les intérêts d’autrui, les articles 226-1, 226-2 et 226-3 du code pénal protégeant la vie privée et réprimant spécifiquement certaines modalités de sa violation. Ainsi, sont en balance des intérêts privés et, à travers la protection de ses sources, la liberté d’expression exercée par la société Mediapart pour traiter un débat d’intérêt général d’importance.

L’intérêt privé, qui ne pouvait être que celui des personnes dont les échanges avaient été enregistrés, n’apparaissait pas majeur puisque ces dernières n’ont porté plainte contre le journal que les 14 et 18 février 2019 (pièce 21), soit deux semaines après la perquisition. Si l’absence de plainte préalable au sens de l’article 226-6 du code pénal n’est pas en soi critiquable puisque son dépôt n’est requis que pour mettre en œuvre l’action publique sur le fondement des articles 226-1 à 226-2-1 du même code et non pour réaliser des actes d’enquête, elle est un indice de l’importance que lui accordait les intéressés eux-mêmes, indice pertinent pour la mise en balance des intérêts qu’impliquerait la confrontation des articles 8 et 10 de la CESDH. En pareille hypothèse, au regard de l’objet de l’article et de l’importance de sa contribution à un débat d’intérêt général touchant à la vie politique du pays, l’intérêt privé devait céder devant la protection des sources.

Et, alors que les autorités judiciaires, confrontées à un organe de presse jouissant d’une protection légale accrue, disposaient d’un moyen simple, peu intrusif et non contraignant consistant en l’envoi d’une réquisition, l’emploi immédiat d’une mesure intrinsèquement coercitive, ou susceptible de le devenir en cas de refus, et significativement plus intimidante n’apparaît ni nécessaire, la réponse de la société Mediapart aux juges instructeurs le soir-même le confirmant, ni proportionné au regard de l’objectif poursuivi, qui ne répond d’ailleurs pas à la définition de l'« impératif prépondérant d’intérêt public » énoncé par l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881.

En conséquence, en admettant la base légale proposée par l’AJE, la perquisition litigieuse n’était ni nécessaire dans une société démocratique ni proportionnée à l’objectif poursuivi au sens de la jurisprudence de la Y.

11



Sur le préjudice anormal, spécial et grave

Au regard de la nature de la liberté exercée et de l’atteinte portée à l’un de ses piliers, la disproportion retenue implique par elle-même l’existence d’un préjudice anormal, spécial et grave.

Et, par-delà cette conséquence mécanique de l’inconventionnalité ou de la mise en balance opérée, la société Mediapart justifie subir un tel préjudice en ses différentes composantes.

Spécial, le préjudice l’est à l’évidence puisque la demanderesse est seule concernée par la mesure, peu important qu’elle soit vraisemblablement l’unique détenteur des enregistrements recherchés, sauf à ériger l’absence d’investigation journalistique d’autres organes de presse en seule garantie certaine d’une protection des sources. Il l’est d’autant plus que l’AJE ne conteste pas que, depuis l’adoption de la loi du 4 janvier 2010, aucune perquisition n’avait été conduite dans les locaux d’un journal français. A ces éléments s’ajoute la spécificité de la société Mediapart, qu’elle avance sans être contredite (page 3 de ses écritures), qui tient à l’importance de la révélation de faits susceptibles de devenir ce qu’il est convenu d’appeler des affaires politiques dans son modèle économique et qui l’expose, à suivre le raisonnement de l’AJE, a plus de mesures coercitives que d’autres médias ne pratiquant pas ou peu l’investigation. Alors qu’elle est financée par ses abonnés, ses ressources reposent sur la qualité et la portée des enquêtes qu’elle publie et, partant, sur son aptitude à assurer ses sources, sans lesquelles ses révélations, à les supposer possibles, perdraient significativement en intérêt, qu’elle est à même de garantir leur anonymat.

L’anormalité du préjudice tient à la décorrélation entre l’intensité de l’atteinte et les raisons, avancées sans être étayées, qui la fondent et à l’importance déjà évoquée du secret des sources pour tout journaliste mais particulièrement pour un organe de presse qui fait de l’investigation son cœur de métier (page 3 de ses écritures). Ainsi, il ne peut être considéré comme normal et prévisible pour la société Mediapart de s’exposer au risque d’une perquisition à l’occasion d’une divulgation de données sensibles et de devoir y renoncer pour le prévenir : cette dimension du préjudice exprime le fondement théorique déjà évoqué de la rupture d’égalité devant les charges inhérentes au fonctionnement du service public de la justice.

Enfin, la gravité du préjudice est directement liée à celle de l’atteinte : les sources étant, comme la préservation de leur secret, fondamentales, le risque de leur identification, avec ou sans le concours de l’organe de presse qui n’a pas été en mesure de les protéger, est susceptible de porter un coup sévère à son activité. A cet égard, le préjudice est constitué dès le 4 février 2019, indépendamment de ses suites et de la publicité qu’en a donné la société Mediapart. En soi, la réalisation rapide et en première intention d’une mesure intimidante par nature et à raison de ses circonstances concrètes, en l’absence connue du président et directeur de publication qui peut fragiliser les journalistes présents, et ce parallèlement à l’acceptation d’une réquisition de même objet délivrée par des juges d’instruction, dont la société Mediapart pouvait ignorer que, figurant par hypothèse parmi les actes en cours, elle n’avait pas été nécessairement communiquée au ministère public, cause un préjudice grave à l’organe de presse. Ce dernier est évidemment moral, la société Mediapart ne démontrant aucun préjudice économique tenant notamment à une perte de chiffre d’affaires, à une modification du comportement de ses abonnés ou à une perte d’attractivité quelconque.

Dans cette logique, l’argument de l’AJE tenant à l’autoconstitution de son préjudice par la demanderesse et à l’absence de lien de causalité manque en fait et en droit. Non seulement il était déjà né et caractérisé en tous ses éléments le 4 février 2019 au matin, mais la publicité qu’elle lui a donnée est consubstantielle à l’exercice de sa liberté d’informer, les circonstances particulières déjà analysées pouvant lui laisser entendre, à tort ou à raison, qu’elle faisait l’objet d’une forme de pression destinée à entraver son activité journalistique, point qui a justifié sa conférence de presse et qui a d’ailleurs fondé le soutien de nombreux autres médias. Et, des violations du secret de l’enquête émaillant parfois l’actualité, la société Mediapart pouvait légitimement préférer assumer la divulgation de l’information, attitude apte à limiter l’atteinte à sa réputation qu’une divulgation non anticipée aurait aggravée.

12



Aussi, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les pièces relatives à l’évocation de l’affaire par d’autres médias ou personnalités politiques, qui tiennent à la nature des enregistrements diffusés et sont sans lien avec la perquisition elle-même (pièces 21 à 23), le préjudice de la société Mediapart est caractérisé en tous ses éléments.

Sur les mesures réparatrices

La gravité du préjudice et sa nature, morale, étant acquises, demeure la question de sa réparation et de ses modalités.

Ainsi que le reconnaît la société Mediapart, le litige avant tout porte, pour elle, sur une question de principe et « la condamnation de l’Etat [est] en soi une mesure de nature à réparer les préjudices subis » (page 50 de ses écritures). Par ailleurs, sa communication ultérieure ainsi que le soutien rapidement apporté par d’autres médias lui ont permis de réparer l’essentiel de l’atteinte à sa réputation, qui doit être appréciée au jour du jugement, date non de constitution du dommage mais d’évaluation du préjudice. Aussi, l’AJE sera condamné à payer à la société Mediapart la somme d’un euro en réparation de son préjudice.

Si une publication judiciaire, mesure de réparation complémentaire, est envisageable et peut paraître adéquate en pareille matière, les modalités proposées par la société Mediapart sont inadaptées à l’indemnisation de son préjudice. Ainsi qu’il a été dit, les propos susceptibles de porter atteinte à sa réputation trouvent leur cause non dans la perquisition avortée mais dans la diffusion des enregistrements ou la nature de son activité qui, ainsi que le rappelle la Y, peut déplaire à certains dont les propos n’ont en rien été « crédibilisés » par cette mesure réalisée dans une enquête ne la concernant pas. Une publication sur le site du ministère de la Justice, à l’évidence moins consulté que son propre média en ligne, n’a aucun intérêt, toute dimension punitive étant étrangère au principe de la réparation intégrale.

Aussi, cette demande sera rejetée.

Par ailleurs, en ce que la publication judiciaire est coûteuse, le juge a l’obligation, (en ce sens, au visa de l’article 1382 du code civil: Com. 23 mars 2010 n° 09-13.673 : < attendu que le préjudice doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties ; que les juges qui ordonnent la publication d’une décision de condamnation civile sont tenus d’en préciser le coût maximum »), de fixer le montant maximum des frais publication à la charge de la partie condamnée pour s’assurer que la réparation est intégrale et directement et exclusivement corrélée au préjudice effectivement subi. Aussi, faute pour la société Mediapart de chiffrer le montant maximal des publications qu’elle entend effectuer aux frais de l’AJE (page 51 de ses écritures), sa demande est irrecevable en application des articles 4, 5 et 16 du code de procédure civile.

Enfin, il sera rappelé que la société Mediapart peut, sans autorisation du juge, effectuer, à ses frais et sauf abus, toute mesure de publicité du jugement, (en ce sens, pour une solution dégagée en matière de contrefaçon mais transposable à toute matière : Com., 18 octobre 2017, n° 15-27.136: « attendu, d’une part, que, les décisions de justice étant publiques, les dispositions de l’article L. 615-7-1 du code de la propriété intellectuelle prévoyant qu’en cas de condamnation pour contrefaçon, la juridiction peut ordonner toute mesure appropriée de publicité du jugement, notamment son affichage ou sa publication intégrale ou par extraits dans journaux ou sur les services de communication au public en ligne qu’elle désigne, selon les modalités qu’elle précise et aux frais du contrefacteur, ne sont pas exclusives du droit pour la victime, sauf abus, de procéder, à ses propres frais, à toute autre mesure de publicité de la condamnation prononcée à son bénéfice »).

2°) Sur les demandes accessoires

Succombant au litige, l’AJE, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamné à supporter les entiers dépens de l’instance ainsi qu’à payer à la société Mediapart la somme de 10 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.

Compatible avec la solution du litige et nécessaire au regard de son ancienneté, l’exécution provisoire du jugement sera ordonnée en toutes ses dispositions conformément à l’article 515 du code de procédure civile.

13



PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement, par jugement contradictoire, rendu en premier ressort et mis à la disposition par le greffe le jour du délibéré,

Condamne l’agent judiciaire de l’Etat à payer à la SAS Société Editrice de Mediapart la somme d’UN EURO (1 €) en réparation intégrale de son préjudice ;

Rejette la demande de publication sur le site du ministère de la Justice présentée par la SAS Société Editrice de Mediapart ;

Déclare irrecevables les autres de demandes de publication judicaires présentées par la SAS Société Editrice de Mediapart;

Rejette la demande de l’agent judiciaire de l’Etat au titre des frais irrépétibles ;

Condamne l’agent judiciaire de l’Etat à payer à la SAS Société Editrice de Mediapart la somme de DIX MILLE EUROS (10 000 €) en application de l’article 700 du code de procédure civile;

Condamne l’agent judiciaire de l’Etat à supporter les entiers dépens de l’instance;

Ordonne l’exécution provisoire du jugement en toutes ses dispositions conformément à l’article 515 du code de procédure civile.

Jugement signé par Marie-Odile DEVILLERS, 1ère Vice-présidente et par Henry SARIA, Greffier présent lors du prononcé.

LE PRÉSIDENT LE GREFFIER

14



Chercher les extraits similaires
highlight
Chercher les extraits similaires
Extraits les plus copiés
Chercher les extraits similaires
Collez ici un lien vers une page Doctrine
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
Tribunal judiciaire de Nanterre, 6 juillet 2022, n° 20/01194