Le Fiscal by Doctrine / Part. 1 - Sources du droit fiscal international / Ss-part. 2 - Sources du droit de l’UE / Chap. 5 - La mise en oeuvre du droit dérivé de l'UE / Sect. 3 - Jurisprudence de la Cour de justice et droit dérivé fiscal

Section 3 - Jurisprudence de la Cour de justice et droit dérivé fiscal
La connaissance de la portée des dispositions de droit dérivé applicables en matière fiscale serait très imparfaite sans un examen attentif des arrêts par lesquels les juridictions fixent l’interprétation qui doit en être retenue. Il s’agit bi Recours en annulation en sûr d’abord, du juge national, juge de droit commun de l’application du droit de l’UE, mais aussi, de manière ultime, de la Cour de justice, qui harmonise l’interprétation du droit de l’UE à l’échelle des 27 États membres. Or, sa jurisprudence en matière fiscale est particulièrement abondante. Les quelques lignes qui suivent visent non pas à en retracer le contenu – ce qui serait largement redondant avec les chapitres précédents de la présente partie – mais à exposer les voies d’accès à la Cour de justice.
Sous-section 1 - Renvoi préjudiciel en interprétation
Comme indiqué au n° 101140 ci-dessus, tout contribuable a la possibilité, dans le cadre d’un litige l’opposant à l'administration fiscale devant le juge national, de suggérer que la Cour de justice soit interrogée à titre préjudiciel sur l’interprétation à retenir de règles du droit de l’UE.
Ces questions préjudicielles en interprétation sont particulièrement fréquentes en matière fiscale ; elles ne portent pas seulement sur la portée des stipulations des traités (V. n° 35), mais aussi sur celle des directives fiscales – directive TVA, mère-fille, fusions, accises, etc..
La Cour se reconnaît compétente pour interpréter le droit de l’UE non seulement lorsqu’il régit la situation en litige devant le juge national, mais aussi lorsqu’il « ne régit pas directement la situation en cause, mais que le législateur national a décidé, lors de la transposition en droit national des dispositions d'une directive, d'appliquer le même traitement aux situations purement internes et à celles régies par la directive, en sorte qu'il a aligné sa législation interne sur le droit communautaire », comme elle l’a jugé s’agissant de la transposition de la directive « fusions » aux Pays-Basi.
Exemple
On peut noter d’ailleurs que, de façon cohérente, face aux dispositions de transposition qui étendent le champ de la règle européenne aux situations internes, le juge de l’impôt français s’efforce d’en retenir une interprétation uniforme, à la lumière de la directive, pour prévenir toute discrimination entre situations internes et transnationales, à condition que la lettre de la loi le permettei.
Au-delà des hypothèses de surtransposition, cette jurisprudence joue également en cas de transposition anticipée : la question préjudicielle en interprétation d’une directive est recevable alors même que la loi nationale applicable au litige l’aurait transposée avant qu’elle soit applicablei.
Sous-section 2 - Renvoi préjudiciel en appréciation de validité
L’article 267 du TFUE donne également compétence à la Cour de justice pour statuer sur les renvois préjudiciels en appréciation de validité des actes pris par les institutions de l’UE : tout justiciable peut ainsi s’opposer à l’application d’un tel acte en faisant valoir qu’il est invalide, en particulier au regard des règles de compétence ou de procédure fixées par le traité. À la différence de l’interprétation, la compétence de la Cour pour l’invalidation du droit de l’UE est exclusivei : les juridictions nationales ne peuvent invalider ces actes.
Les renvois préjudiciels en appréciation de validité des actes adoptés en matière fiscale sont bien moins fréquents que les renvois en interprétation ; pourtant, cette voie est tout à fait ouverte au contribuable, autant à l’encontre des directives et règlements que des actes d’exécution.
Exemple
Ainsi, la Cour de justice a déclaré invalide la décision du Conseil 89/688 relative au régime de l’octroi de mer dans les DOM en tant qu’elle autorisait la France à le maintenir jusque fin 1992i.
Le renvoi préjudiciel en appréciation de validité peut également porter sur les dispositions d’une directive fiscale de portée générale, telle que la directive TVA. La Cour a ainsi examiné la validité, au regard du droit à un recours effectif et du principe de l’égalité des armes garantis à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, de l’article 1er, § 2, et de l’article 2, § 1, c) de cette directive, qui soumettent à la TVA les prestations de services des avocats fournies aux justiciables ne bénéficiant pas de l’aide juridictionnelle dans le cadre d’un régime national d’aide juridictionnellei.
La déclaration d’invalidité d’un acte de droit de l’UE a en principe un effet rétroactif, à l’instar de son annulation prononcée sur recours en annulation (V. n° 102660 et s.).
Toutefois, « lorsque des considérations impérieuses de sécurité juridique le justifient », la Cour de justice se reconnaît le pouvoir d’indiquer ceux des effets de l’acte concerné qui doivent être considérés comme définitifsi.
Exemple
Ainsi, lorsqu’elle a déclaré invalide la décision de la Commission de ne pas soulever d’objections à l’encontre du régime d’aides français en faveur des radios locales, la Cour de justice a décidé de limiter les effets de cette déclaration pendant deux mois, sauf pour les entreprises ayant déjà introduit une réclamation en restitution de la taxe sur les régies publicitaires qui faisait partie intégrante de ce régime d’aidei.
Sous-section 3 - Recours en annulation
Au-delà de la possibilité d’interroger la Cour de justice à titre préjudiciel sur l’interprétation ou la validité du droit de l’UE, le traité a ouvert celle d’attaquer directement, devant la Cour, certains actes adoptés par les institutions, dans les deux mois de leur publication. Ce recours en annulation est ouvert non seulement aux institutions et États membres, mais aussi, en vertu de l’article 263, alinéa 4 du TFUE, à toute personne physique ou morale qui est destinataire de l’acte attaqué ou qui est « concernée directement et individuellement » par lui.
La jurisprudence de la Cour de justice interprète toutefois strictement ces conditions de recevabilité, si bien que son prétoire n’est, en réalité, pas ouvert aux contribuables souhaitant contester les actes législatifs adoptés par l’UE en matière fiscale.
D’abord, elle exige que le justiciable ait intérêt à agir contre l’acte attaqué, et retient de cet intérêt une conception beaucoup plus stricte que le juge administratif français. La Cour juge ainsi qu’« un tel intérêt suppose que l’annulation de cet acte soit susceptible, par elle-même, d’avoir des conséquences juridiques et que le recours puisse ainsi, par son résultat, procurer un bénéfice à la partie qui l’a intenté » ; « l’intérêt à agir d’un requérant doit être né et actuel et doit, au vu de l’objet du recours, exister au stade de l’introduction de celui-ci, sous peine d’irrecevabilité, et perdurer jusqu’au prononcé de la décision juridictionnelle, sous peine de non-lieu à statuer »i. Il appartient au requérant d’apporter la preuve de son intérêt à agiri.
Ensuite, le requérant doit établir qu’il est directement et individuellement concerné par l’acte (il s’agit d’une condition distincte, qui ne dispense pas de vérifier s’il a par ailleurs intérêt à agiri). Le critère de l’ « affectation directe » est particulièrement difficile à remplir lorsque le contribuable attaque un acte législatif : en effet, « l'affectation directe du requérant [...] requiert que la mesure communautaire incriminée produise directement des effets sur la situation juridique du requérant et qu'elle ne laisse aucun pouvoir d'appréciation aux destinataires de cette mesure qui sont chargés de sa mise en œuvre, celle-ci ayant un caractère purement automatique et découlant de la seule réglementation communautaire sans application d'autres règles intermédiaires »i.
Le critère de l’affectation individuelle conduit quant à lui à ne couvrir, pour l’essentiel, que les actes dont le requérant est destinataire. En effet, « une personne physique ou morale autre que le destinataire d’une décision ne saurait prétendre être concernée individuellement par celle-ci que si la décision l’atteint en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui la caractérise par rapport à toute autre personne et, de ce fait, l’individualise d’une manière analogue à celle dont le destinataire le serait »i.
Ainsi, même si la recevabilité du recours en annulation d’une directive n’est pas par principe excluei, le critère de l’affectation directe et individuelle fait obstacle à ce que le contribuable puisse emprunter cette voie directe.
Exemple
A ainsi été jugé irrecevable, faute d’affectation individuelle, le recours en annulation présenté par une entreprise à l’encontre de dispositions de la directive TVAi.
Remarque
Remarque : En revanche, ces critères de recevabilité du recours en annulation ne s’opposent pas toujours à ce que le contribuable qui bénéficie d’un avantage fiscal constitutif d’une aide d’Etat ou ses concurrents introduisent un recours en annulation contre les décisions de la Commission relatives à l’autorisation ou à l’interdiction de ce régime d’aide. En effet, selon la jurisprudence de la Cour de justice, de telles décisions ont, comme tous les actes non-législatifs de portée générale, le caractère d’ « acte réglementaire »i ; or, le traité de Lisbonne a assoupli les conditions de recevabilité des recours en annulation contre ce type d’acte, qui n’est plus soumise à la condition relative à l’affectation individuelle ; il faut seulement que l’acte concerne directement le requérant et qu’il ne comporte pas de mesures d’exécutioni. Or, la CJUE juge, d’une part, que la condition d’affectation directe est remplie à l’égard d’un concurrent du bénéficiaire de l’aide lorsque la décision de la Commission laisse entiers les effets d’un régime dont il a, dans une plainte adressée à cette institution, fait valoir qu’il n’était pas compatible avec les règles de concurrence et le plaçait dans une situation concurrentielle désavantageusei. D’autre part, elle retient qu’une décision de ne pas ordonner la récupération d’une aide ne nécessite aucune mesure d’exécutioni. Il en résulte que, dans ce cas, les 2 conditions de recevabilité du recours propres à l’extension issue du traité de Lisbonne sont remplies.
Sous-section 4 - Règlement des différends entre États membres
En vertu de l’article 273 du TFUE, « La Cour de justice est compétente pour statuer sur tout différend entre États membres en connexité avec l'objet des traités, si ce différend lui est soumis en vertu d'un compromis ». La compétence de la Cour suppose alors non seulement l’existence d’un différend entre États membres, mais également sa connexité avec l'objet des traités et, surtout, l’existence d’une stipulation compromissoire liant les deux États et prévoyant la soumission du différend à la Cour.
Rien ne s’oppose à ce que les États membres fassent usage de cette possibilité en matière fiscale, soit par l’adoption de clauses compromissoires visant à régler un différend précis, soit même en insérant, dans les conventions fiscales bilatérales qui les lient, des stipulations générales par lesquelles ils s’engagent à soumettre à la Cour les différends résultant de l’application de la convention.
Ainsi, la Cour s’est reconnue compétente pour trancher un différend opposant l’Allemagne à l’Autriche dans l’interprétation de la convention fiscale bilatéralei (différend portant, en l’espèce, sur l’interprétation de la notion de revenus de « créances avec participation aux bénéfices » qui, à la différence des autres intérêts, sont imposables non seulement dans l’État de résidence du bénéficiaire, mais peuvent être également imposés dans l’État de la source). D’une part, elle juge que, « eu égard à l’effet bénéfique de l’atténuation des doubles impositions sur le fonctionnement du marché intérieur », la condition de connexité avec l’objet des traités est remplie. D’autre part, elle juge que, même en l’absence de clause compromissoire spécialement adoptée en vue de régler ce différend, la condition tenant à l’existence d’un compromis est remplie du fait de stipulations générales de la convention austro-allemandei, antérieure à la naissance de ce différend, par laquelle les États parties se sont engagés à soumettre à la Cour l’ensemble des difficultés qui pourraient s’élever quant à l’interprétation ou à l’application de ladite convention et qui n’auraient pas été résolues dans le cadre d’un règlement amiable.
CJCE, 17 juill. 1997, aff. C-28/95, Leur-Bloem [Dr. fisc. 1997, n° 38, comm. 979 ; RJF 10/1997, n° 1002], dans le prolongement de CJCE, 18 oct. 1990, aff. C-297/88 et C-197/89, Dzodzi.
V. CE, 9e-10e, 17 juin 2011, n° 314667, Sté Finaparco et 324392, SARL Méditerranée Automobiles, concl. P. Collin [Dr. fisc. 2011, n° 37, comm. 502, concl. P. Collin, note P.-F. Racine ; RJF 10/2011, n° 1035 ; RJF 11/2011, p. 1019, chron. C. Raquin], s’agissant de l’interprétation de la notion de fusion à la lumière de la directive « fusions ». – CE, 10e-9e, 15 déc. 2014, n° 380942, SA Technicolor, concl. E. Crepey, s’agissant de l’interprétation de la condition de conservation des titres pour l’application du régime mère-fille : grâce à une interprétation uniforme à la lumière de la directive, cette décision juge non sérieuse une QPC tirée d’une différence de traitement entre situations internes et transnationales. - CE, 8e-3e, 20 déc. 2017, n° 414974, Sté Worms et Cie, concl. B. Bohnert [Dr. fisc. 2018, n° 12, comm. 229, note M. Seraille ; RJF 3/2018, n° 254, concl. B. Bohnert], s’agissant là aussi du régime mère-fille.
V. Concl. J. Kokott ss. CJUE, 10 sept. 2009, aff. C-45/08, Spector Photo Group et Van Raemdonck, pt 31. D’ailleurs, la Cour juge que le juge national doit interpréter la loi interne de transposition anticipée à la lumière de la directive (CJCE, gde. ch., 5 oct. 2004, aff. C-397/01 à C-403/01, Pfeiffer, pt 113).
CJCE, 22 oct. 1987, aff. 314/85, Foto-Frost.
CJCE, 9 août 1994, aff. C-363/93, Lancry[RJF 10/1994, n° 1154].
V. CJUE, 28 juill. 2016, aff. C-543/14, Ordre des barreaux francophones et germanophone.
CJCE, 10 mars 1992, aff. C-38/90, Lomas, pt 23.
CJCE, gde. ch., 22 déc. 2008, aff. C-222/07,Régie Networks, pts 121 et s.
V. par ex. CJUE, 17 sept. 2015, aff. C-33/14 P, Mory, pts 55 et s.
CJUE, 20 déc. 2017, aff. C-268/16 P, Binca Seafoods, pts 44 et s.
CJUE, 17 sept. 2015, aff. C-33/14 P, Mory, pts 55 et s.
CJCE, 5 mai 1998, aff. C-386/96, Dreyfus, pts 43 et s. - TPI, 27 juin 2000, aff. T-172/98, Salamander.
Trib. UE, 1er juill. 2010, aff. T-335/08, BNP Paribas, pts 64 et s.
Trib. UE, 2 mars 2010, aff. T-16/04, Arcelor, pt 94.
Ord. TPI, 14 mai 2008, aff. T-29/07,Lactalis.
CJUE, gde. ch., 6 nov. 2018, C-622/16 P, Montessori, point 28 et s.
TFUE, art. 263, fin du 4e al. - V. CJUE, 3 oct. 2013, aff. C-583/11 P, Inuit Tapiriit Kanatami e.a./Parlement et Conseil, pt 57.
CJUE, gde. ch., 6 nov. 2018, aff. C-622/16 P, Montessori, pt 43.
CJUE, gde. ch., 6 nov. 2018, aff. C-622/16 P, Montessori, pt 62.
CJUE, gde. ch., 12 sept. 2017, aff. C-648/15, Autriche c/ Allemagne, pts 22 à 30.
Conv. fisc. France - Autriche, revenus et fortune, 1993, art. 25, §5