CEDH, Cour (cinquième section comité), FOUGASSE c. FRANCE, 2 novembre 2023, 44710/22

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section Comité), 2 nov. 2023, n° 44710/22
Numéro(s) : 44710/22
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 21 septembre 2022
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-229336
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2023:1102DEC004471022
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 44710/22
Alain FOUGASSE
contre la France

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 2 novembre 2023 en un comité composé de :

 Carlo Ranzoni, président,
 Mattias Guyomar,
 Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête no 44710/22 contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Alain Fougasse (« le requérant ») né en 1962 et résidant à Meze, a saisi la Cour le 16 septembre 2022 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

OBJET DE l’AFFAIRE

1.  La requête concerne la condamnation du requérant pour diffamation commise dans le cadre d’un enregistrement vidéo mis en ligne sur YouTube (article 10 de la Convention).

2.  Le requérant était à la tête d’une holding (AFI), qui possédait la société F. et la Sàrl T. Cette dernière fut vendue à la société V. le 26 octobre 2009. Dans le cadre de cette opération de cession, le requérant fit notamment appel aux services de Me G., avocat à Montpellier, pour défendre ses intérêts.

3.  Le 17 août 2017, le requérant enregistra une vidéo qu’il mit en ligne sur la plateforme YouTube, à partir du compte d’un tiers. La retranscription de ses déclarations comporte notamment les éléments suivants :

« Je me suis rendu compte qu’une partie de mes propres avocats censés me défendre, [G.] (...) étaient francs-maçons et avaient œuvré tous les six contre moi ces dernières années » ; « C’est ici qu’entre en jeu mon premier avocat, [G.], franc-maçon corrompu et affairiste qui, je l’apprendrai récemment, avait déjà à l’époque plusieurs casseroles attachées à ses pieds sur des affaires immobilières peu glorieuses, concernant ses bureaux et ses appartements dans Montpellier » ; « Pour revenir à mon avocat, [G.], s’il avait été un avocat honnête et loyal envers moi, j’aurais pu vendre ma société en 2009, au double du prix payé par [la société V.] ».

4.  Le 16 novembre 2017, G. fit citer le requérant devant le tribunal correctionnel de Montpellier pour diffamation (articles 23, 29 alinéa 1 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse).

5.  Par un jugement du 13 février 2020, le tribunal correctionnel déclara le requérant coupable de diffamation envers G. Il le condamna à une peine d’amende de 500 euros (EUR), assortie du sursis, ainsi qu’à payer 3 000 EUR à G. au titre des dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral. Après avoir relevé que le requérant revendiquait les propos diffusés sur YouTube, le tribunal considéra, outre le fait que l’allégation de vente d’une société à moitié prix relevait davantage d’une action en responsabilité contre son avocat, que les faits imputés à ce dernier étaient susceptibles de porter atteinte à son honneur et à sa considération. Il releva que le requérant n’avait pas fait d’offre de preuve dans le délai légal de dix jours, qu’il ne démontrait pas l’appartenance de G. et de l’avocat de la société V. à la franc-maçonnerie ni, a fortiori, l’existence d’une solidarité maçonnique entre eux, qui aurait été à l’origine de la vente de sa société à la moitié de sa valeur. Il ajouta que rien ne permettait de retenir l’existence d’un pacte dans lequel G. aurait été impliqué pour corruption passive. Le tribunal en conclut que le requérant ne rapportait pas la preuve des faits incriminés et qu’il ne justifiait pas avoir réalisé une enquête sérieuse avant de diffuser sa vidéo. Le requérant interjeta appel.

6.  Le 12 avril 2021, la cour d’appel de Montpellier confirma le jugement, tout en réduisant à 2 000 EUR la somme allouée à G. au titre des dommages et intérêts. S’agissant des passages incriminés, après avoir relevé que le requérant ne contestait pas être l’auteur de la vidéo publiée sur YouTube et avoir tenu les propos litigieux, elle se fonda notamment sur les motifs suivants :

« Les termes poursuivis portent atteinte à l’honneur et à la considération de [G.], dès lors que ce dernier est présenté :

- dans le premier passage poursuivi, comme ayant œuvré, dans le cadre de sa profession d’avocat, et en violation de son serment et de sa conscience professionnelle, contre les intérêts de son propre client ; [le requérant] a d’ailleurs souligné à la barre combien il avait vécu douloureusement le sentiment de trahison qu’il éprouve, admettant ainsi qu’il s’agit-là d’une grave critique qu’il adresse à la partie civile ;

- dans le second passage poursuivi, comme « corrompu », « affairiste » ayant plusieurs « casseroles » sur des « affaires immobilières peu glorieuses », toutes choses qui malgré les efforts d’explication et de relativisation de la défense ne peuvent guère être entendues que comme des accusations et dénonciations d’actes répréhensibles ou moralement condamnables ;

- dans le troisième passage poursuivi, comme malhonnête et déloyal, traits de caractère qui si les mots ont un sens déprécient sans conteste la partie civile.

Les propos poursuivis sont en outre suffisamment précis pour faire l’objet d’un débat, en ce compris les expressions « franc-maçon corrompu » et « casseroles immobilières » (...) »

7.  La cour d’appel considéra par ailleurs que la forme donnée à la dénonciation du requérant ne permettait pas de retenir la bonne foi de celui‑ci, par les motifs suivants :

« En effet, [le requérant] n’a cessé de mettre en avant les contentieux qui l’opposaient non seulement à Maître [G.] mais encore à toutes les autres personnes qu’il présente comme membres du pacte de corruption. À la barre, il ne conteste pas avoir été animé par un grand ressentiment né de sa frustration après la vente de sa société.

Les termes visés dans la prévention expriment cette dimension personnelle, quand [le requérant] parle de lui à la première personne, évoque « mes propres avocats », souligne les injustices dont il a été victime en personne.

Ensuite, et surtout, le ton employé par [le requérant] manque de retenue, puisqu’il use de termes visant la personne même de [G.] (à propos de qui, faute d’offre de preuve, on rappelle que les dénonciations sont présumées fausses), et relevant d’un vocabulaire agressif ou vexatoire (« corrompu », « affairiste ») »

8.  Le requérant forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Il souleva trois moyens dans son mémoire ampliatif tirés, notamment, de ce qu’il n’avait pas été mis en mesure de faire valoir que ses propos n’étaient pas diffamatoires et qu’ils relevaient soit du jugement de valeur soit de l’injure et de ce que la cour d’appel avait méconnu l’article 10 de la Convention en excluant sa bonne foi.

9.  Par un arrêt du 17 mai 2022, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant.

10.  Le requérant invoque l’article 10 de la Convention en soutenant que les solutions retenues par les juridictions internes ont entraîné sa violation.

APPRÉCIATION DE LA COUR

11.  La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, qui jouissent au demeurant d’une marge d’appréciation, à laquelle le préambule de la Convention se réfère expressément à la suite de l’entrée en vigueur du Protocole no 15 le 1er août 2021, mais de vérifier la compatibilité avec les exigences de l’article 10 des décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation, et ce en appréciant l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire (Sanchez c. France [GC], no 45581/15, § 198, 15 mai 2023).

12.  En l’espèce, la condamnation pénale du requérant pour diffamation publique envers un particulier constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Cette ingérence était « prévue par la loi », en l’occurrence les articles 23, 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. La Cour a déjà reconnu que cette loi satisfaisait aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité requises par l’article 10 § 2 (Lacroix c. France, no 41519/12, § 36, 7 septembre 2017). Par ailleurs, l’ingérence poursuivait un but légitime, celui de protéger la « réputation ou des droits d’autrui ».

13.  En ce qui concerne l’appréciation de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression, la Cour renvoie aux principes généraux résumés dans l’arrêt Morice c. France ([GC], no 29369/10, §§ 124 à 127, CEDH 2015).

14.  Elle rappelle également que si la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression, les avantages de cet outil s’accompagnent d’un certain nombre de risques, des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, pouvant être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps (Sanchez, précité, §§ 161-162, et Société Éditrice de Mediapart et autres c. France, nos 281/15 et 34445/15, § 88, 14 janvier 2021).

15.  En premier lieu, la Cour constate qu’en l’espèce les propos du requérant ne s’inscrivaient pas dans un « débat d’intérêt général ». En effet, contrairement à ce que la Cour a constaté dans l’arrêt Morice (précité, §§ 153‑174), qui est invoqué au soutien de son grief par le requérant, le message de ce dernier ne concernait pas le fonctionnement de l’appareil judiciaire dans le cadre d’une procédure, mais les modalités de conclusion d’un contrat de droit privé entre des entités commerciales. En outre, les propos litigieux, qui ne peuvent être regardés comme diffusant des informations générales sur le fonctionnement de la justice, concernaient seulement sa situation personnelle, qu’il n’a cessé de mettre en avant dans son message vidéo, comme l’a souligné la cour d’appel (paragraphe 7 ci‑dessus), s’agissant plus précisément de la vente de sa société, selon lui à moitié prix de sa valeur, ce dont il tenait son ancien avocat pour responsable.

16.  De plus, à la différence de l’affaire Morice (précitée, § 166), dans laquelle la Grande Chambre a considéré « que les déclarations du requérant ne pouvaient être réduites à la simple expression d’une animosité personnelle, c’est-à-dire à une relation conflictuelle entre deux personnes », le requérant a reconnu devant la cour d’appel avoir « été animé par un grand ressentiment né de sa frustration après la vente de sa société » (paragraphe 7 ci-dessus). Par ailleurs, dès lors que ses récriminations trouvaient leur fondement dans l’opération de cession d’une société, le requérant aurait pu exercer une action en responsabilité civile, comme l’a souligné le tribunal correctionnel. Au lieu de cela, le requérant a préféré publier un message vidéo sur YouTube, ce qui a eu pour conséquence d’exposer publiquement le contentieux privé qui l’opposait à G., tout en donnant une large diffusion aux accusations qui visaient ce dernier, (voir, mutatis mutandis, Taffin et Contribuables Associés c. France, no 42396/04, §§ 62 et suivants, 18 février 2010).

17.  En deuxième lieu, la Cour rappelle qu’il y a lieu, pour apprécier l’existence d’un « besoin social impérieux » propre à justifier une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, de distinguer avec soin entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (voir, parmi beaucoup d’autres, McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, § 83, CEDH 2002-III, et Fleury c. France, no 29784/06, § 48, 11 mai 2010). Il n’en reste pas moins que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II, et Fleury, précité, § 49).

18.  En l’espèce, les accusations portées à l’encontre de G. s’analysent en une déclaration factuelle selon laquelle ce dernier, ayant plusieurs « casseroles » et étant « corrompu », « affairiste », aurait volontairement agi contre les intérêts du requérant, alors qu’il représentait pourtant ce dernier en sa qualité d’avocat, n’étant pas « honnête et loyal envers [lui] » dans le cadre de la vente de la société T. (voir, mutatis mutandis, Peruzzi c. Italie, no 39294/09, § 60, 30 juin 2015, et Egill Einarsson c. Islande, no 24703/15, §§ 48 et suivants, 7 novembre 2017). Une telle accusation, qui ne reposait sur aucune base factuelle en l’espèce, était d’une particulière gravité et potentiellement lourde de conséquences pour l’avocat mis en cause, tant sur le plan professionnel que déontologique (voir, mutatis mutandis, Taffin et Contribuables Associés, précité, § 63). Or, les avocats jouent un rôle essentiel dans l’administration de la justice et le libre exercice de leur profession est indispensable à la mise en œuvre intégrale du droit fondamental à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention (voir, par exemple, Morice, précité, §§ 132-139, et Mesić c. Croatie, no 19362/18, §§ 74 et 109, 5 mai 2022).

19.  En tout état de cause, il ressort clairement de la motivation des décisions des juridictions internes que si le requérant a tenté de produire des éléments à charge contre G., il n’est cependant pas parvenu à établir la véracité de ses différentes allégations, y compris en ce qui concerne la prétendue appartenance de G. à la franc-maçonnerie ou, indépendamment de cette dernière, l’existence d’un quelconque pacte conclu à son détriment entre G. et les parties adverses lors de la vente de sa société.

20.  Dans ces conditions, la Cour n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause l’appréciation portée par les juridictions nationales.

21.  S’agissant, enfin, de la nature et la lourdeur des peines infligées (Morice, précité, § 127, Fleury, précité, § 51, et Prompt c. France, no 30936/12, § 48, 3 décembre 2015), le requérant n’a été condamné qu’au paiement d’une amende de 500 EUR, qui plus est assortie du sursis, ce qui est particulièrement modéré. Par ailleurs, les dommages et intérêts accordés à G. se sont élevés à 3 000 EUR seulement en première instance, montant ramené à 2 000 EUR par la cour d’appel.

22.  De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut, à l’instar des juridictions internes dont les solutions reposent sur des motifs pertinents et suffisants, que la sanction pénale infligée au requérant n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi et, partant, que le grief tiré de l’article 10 de la Convention est manifestement mal fondé.

23.  Il s’ensuit que la requête doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 23 novembre 2023.

 Martina Keller Carlo Ranzoni
 Greffière adjointe Président

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Textes cités dans la décision

  1. Loi du 29 juillet 1881
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