CEDH, Commission, H. c. la FRANCE, 5 décembre 1991, 13616/88
Chronologie de l’affaire
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Sur la décision
Référence : | CEDH, Commission, 5 déc. 1991, n° 13616/88 |
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Numéro(s) : | 13616/88 |
Type de document : | Recevabilité |
Date d’introduction : | 14 décembre 1987 |
Niveau d’importance : | Importance faible |
Opinion(s) séparée(s) : | Non |
Conclusion : | Recevable |
Identifiant HUDOC : | 001-24848 |
Identifiant européen : | ECLI:CE:ECHR:1991:1205DEC001361688 |
Sur les parties
- Avocat(s) :
Texte intégral
SUR LA RECEVABILITE
de la requête No 13616/88
présentée par L.H.
contre la France
__________
La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en
chambre du conseil le 5 décembre 1991 en présence de
MM. C.A. NØRGAARD, Président
S. TRECHSEL
F. ERMACORA
G. SPERDUTI
G. JÖRUNDSSON
A.S. GÖZÜBÜYÜK
A. WEITZEL
J.C. SOYER
H.G. SCHERMERS
H. DANELIUS
Sir Basil HALL
M. C.L. ROZAKIS
Mme J. LIDDY
MM. L. LOUCAIDES
A.V. ALMEIDA RIBEIRO
M.P. PELLONPÄÄ
M. J. RAYMOND, Secrétaire adjoint de la Commission ;
Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de
l'Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 14 décembre 1987 par Liliane Hentrich
contre la France et enregistrée le 15 février 1988 sous le No de dossier
13616/88 ;
Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la
Commission ;
Vu les observations du Gouvernement défendeur présentées le 7 mai
1990 ;
Vu les observations en réponse de la requérante présentées le 7
septembre 1990 ;
Vu les observations complémentaires du Gouvernement défendeur
présentées le 19 novembre 1991 ;
Vu les conclusions des parties développées à l'audience
contradictoire du 5 décembre 1991 ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Les faits, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent
se résumer comme suit :
La requérante, ressortissante française, née en 1941, est
domiciliée à Strasbourg.
Dans la procédure devant la Commission, elle est représentée
d'abord par Maître Simone Wetta, puis par Maître Gérard Alexandre,
avocats au barreau de Strasbourg.
Le 11 mai 1979, la requérante et son conjoint achetèrent au prix
total de 150.000 FF un terrain, situé à Strasbourg, affecté à l'usage
agricole, par conséquent non constructible, d'une superficie de 67,66
ares au total sur lequel se trouve un bâtiment. L'acte de vente notarié
fut enregistré le 28 mai 1979.
S'agissant d'un terrain agricole, la vente était affectée d'une
condition suspensive résultant du droit de préemption que pouvait exercer
un organisme de sauvegarde d'entités agricoles (SAFER) dans un délai de
deux mois à compter de la notification de la vente. A l'expiration de
ce délai, le 13 août 1979, l'acte de vente fut à nouveau présenté à
l'enregistrement et la requérante s'acquitta des droits d'enregistrement.
Le 8 février 1980, fut notifiée à la requérante la décision non
motivée, prise par le Directeur général des Impôts, en date du 5 février
1980, d'exercer le droit de préemption fiscal prévu par l'article 668 du
Code général des Impôts (CGI) (1).
La requérante s'est donc vu obligée de céder au profit du Trésor
la propriété au prix d'acquisition, majoré d'un dixième.
Le 31 mars 1980, la requérante engagea une action en annulation
de la décision de préemption devant le tribunal civil de Strasbourg.
Selon elle, cette décision était arbitraire et discriminatoire, lui avait
causé un préjudice matériel important et n'avait pas été prise dans le
délai de six mois à partir de l'acte de vente tel que prévu par la loi.
De surcroît, la décision attaquée aurait violé l'article 6 par. 1 et
par. 2, les articles 13 et 14 de la Convention ainsi que l'article 1 du
Protocole additionnel. Elle offrit de prouver que le prix payé était
sincère et conforme à la valeur vénale.
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(1) Article 668 du C.G.I. : "Sans préjudice des dispositions de l'article
1649 quinquies A et pendant un délai de six mois à compter du jour de
l'accomplissement de la formalité d'enregistrement ou de la formalité
fusionnée, le service des impôts peut exercer au profit du Trésor un
droit de préemption sur les immeubles, droits immobiliers, fonds de
commerce ou clientèles, droit à un bail ou au bénéfice d'une promesse
de bail portant sur tout ou partie d'un immeuble, dont il estime le prix
de vente insuffisant, en offrant de verser aux ayants droit le montant
de ce prix majoré d'un dixième. Le délai de six mois est ramené à trois
mois lorsque la formalité a eu lieu au bureau de la situation des biens.
La décision d'exercer le droit de préemption est notifiée par exploit
d'huissier."
__________________
Le 16 décembre 1980, le tribunal débouta la requérante. En ce
qui concerne l'argument tiré de l'inobservation du délai légal, le
tribunal estima que ce délai devait être calculé à partir du 13 août
1979, date à laquelle l'acte était devenu "translatif de propriété" et
que ce délai avait été respecté par les services fiscaux. Quant à la
violation de l'article 1 du Protocole additionnel le tribunal considéra
que la mesure litigieuse avait été prise en vertu d'une disposition
édictée pour faire face à une fraude fiscale de plus en plus importante,
dans le but d'assurer à l'Etat le paiement des impôts, à savoir le
paiement régulier des droits prélevés sur les actes de vente.
Pour ce qui est de la violation dénoncée de l'article 6 par. 1
de la Convention, le tribunal estima que l'acquéreur visé par la
disposition litigieuse n'était accusé d'aucune infraction, et qu'il
n'était point besoin d'autoriser les intéressés à justifier de l'absence
de toute dissimulation du prix de leur part, dans la mesure où cette
disposition attribuait à l'Etat un privilège dans le but d'assurer le
paiement des impôts.
Quant à la présomption d'innocence, au sens de l'article 6 par.
2 de la Convention, le tribunal releva que la requérante n'avait fait
l'objet d'aucune sanction pour fraude fiscale. Enfin, la mesure
litigieuse ne pouvait être considérée comme discriminatoire, les
services fiscaux ayant liberté totale d'exercer leur droit de préemption
comme ils l'entendent et aucun élément du dossier ne permettant de
considérer que les services se seraient laissé guider par des critères
tels que ceux visés à l'article 14 de la Convention.
La requérante interjeta appel de ce jugement le 23 janvier 1981
et soumit ses conclusions d'appel le 29 avril 1982 en reprenant
l'argumentation développée en première instance et en faisant valoir en
outre que le défaut de motivation de la mesure de préemption attaquée
violait l'article 3 de la loi du 11 juillet 1979 qui prescrit que toute
décision administrative doit obligatoirement comporter l'énoncé des
considérations de droit et de fait qui constituent le fondement de la
décision.
La clôture de la procédure d'appel fut prononcée le 6 janvier
1984. Le 19 février 1985, la cour d'appel de Colmar confirma le jugement
attaqué. Elle considéra que l'argument tiré du défaut de motivation
n'était pas suffisamment sérieux. Quant aux arguments tirés de la
violation des dispositions de la Convention, elle déclara se référer sans
la moindre réserve aux "excellents motifs des premiers juges".
La requérante et son conjoint furent condamnés aux dépens et au
versement de 2.000 FF au profit de la partie adverse au titre de sommes
exposées par celle-ci.
Par arrêt du 16 juin 1987, la Cour de cassation rejeta le
pourvoi dont elle avait été saisie par la requérante et son conjoint.
Sur le premier moyen relatif au calcul du délai, cette
juridiction a estimé :
<...>
"qu'aux termes de l'article 676, alinéa 1er, du Code général
des Impôts, en ce qui concerne les mutations et conventions
affectées d'une condition suspensive, le régime fiscal
applicable et les valeurs imposables sont déterminés en
se plaçant à la date de la réalisation de la condition,
d'où il suit que le point de départ du délai imparti à
l'administration pour exercer son droit de préemption ne peut
qu'être fixé à la même date ; que le moyen n'est donc fondé
en aucune de ses branches <...>".
Sur le deuxième moyen tiré de la violation des articles 1 du
Protocole additionnel et 6 par. 1 et 2 de la Convention, la Cour s'est
exprimée comme suit :
"Mais attendu, en premier lieu, que lorsque l'administration
des impôts use des pouvoirs qu'elle tient de l'article 668
du Code général des Impôts, l'acquéreur évincé peut demander
à un tribunal de se prononcer sur sa contestation tendant à
établir que les conditions d'application du texte susvisé
n'étaient pas réunies ;
Attendu, en second lieu, que l'exercice du droit de préemption
de l'Etat dans les conditions prévues par l'article 668
susvisé n'implique pas que l'acquéreur évincé ait commis
une infraction pénale, d'où il suit que cet exercice n'entre
pas dans les prévisions de l'article 6, alinéa 2 de la
Convention de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des
Libertés Fondamentales <...>".
GRIEFS
La requérante se plaint d'avoir été contrainte de céder sa
propriété aux autorités fiscales et allègue la violation des articles 6
et 13 de la Convention et 1 du Protocole additionnel, ainsi que de
l'article 14 de la Convention combiné avec les dispositions précitées.
1. Elle allègue, en premier lieu, que l'exercice du droit de
préemption a constitué une ingérence arbitraire et donc injustifiée du
droit de propriété, en violation de l'article 1 du Protocole additionnel.
Selon elle, contrairement à la thèse soutenue par le tribunal de
Strasbourg et entérinée par la cour d'appel et la Cour de cassation,
l'exercice du droit de préemption a constitué une véritable expropriation
sans cause d'utilité publique, dont le seul fondement serait la
présomption de fraude fiscale. Il ne s'agirait donc pas d'un contrôle
de l'usage des biens ou d'une mesure en vue d'assurer le paiement d'un
impôt, qui d'ailleurs n'était pas dû par la requérante.
En outre, cette expropriation n'aurait pas été effectuée dans les
conditions "prévues par la loi" au sens de la jurisprudence des organes
de la Convention. En effet, le pouvoir conféré à l'administration par
l'article 668 du Code général des Impôts serait discriminatoire et
parfaitement incontrôlable. Il peut, comme cela aurait été le cas,
frapper des personnes tout à fait étrangères à une fraude fiscale.
La requérante souligne à cet égard que, contrairement à la
procédure contradictoire de redressement, l'administration peut exercer
le droit de préemption selon les circonstances dont l'appréciation lui
appartient, sans qu'elle ait à justifier sa décision, les tribunaux
n'ayant, selon la jurisprudence constante, pas compétence pour en
apprécier l'opportunité ou pour contrôler l'existence de l'insuffisance
du prix (Rapp. Cass. com. : Droit Fiscal 1982, no 9, comm 427).
L'acquéreur évincé n'est pas fondé à établir que le prix est sincère et
correspond à la valeur vénale du bien (Cass. com. 7 déc. 1970, B.O.D.G.I.
13 L 12-71). Ces principes ont été appliqués dans le cas d'espèce ainsi
qu'en témoignent les décisions judiciaires.
De plus, la décision contestée n'aurait pas été motivée, ce
contrairement à la loi no 79-587 du 11 juillet 1979, selon laquelle les
décisions administratives doivent être motivées.
Enfin, un juste équilibre entre les intérêts de l'Etat et ceux
de la requérante n'aurait pas été ménagé. Selon elle, en effet, le
paiment du prix majoré du dixième n'aurait en aucune manière rémédié au
préjudice subi.
2. La requérante se plaint encore d'une violation de l'article 6
par. 1 de la Convention, d'une part, en raison de la durée de la
procédure interne et, d'autre part, en ce qu'elle n'aurait pas bénéficié
du "droit à un tribunal" garanti par cette disposition. Elle soutient à
cet égard que les tribunaux français n'ont pas accepté les moyens de
preuve qu'elle avait proposés, de tels moyens étant, selon elle, d'une
manière générale exclus dans les procédures relatives à la légitimité de
l'exercice du droit de préemption fiscale. De ce fait, il y aurait
également violation de l'article 13 de la Convention.
La violation de l'article 6 par. 1 de la Convention résulterait
également de l'absence de motifs suffisants à l'appui des décisions de
rejet. Une telle justice "expéditive" ne serait donc pas "équitable" au
sens de la disposition précitée.
3. En troisième lieu, la requérante considère que les décisions
litigieuses ont fait peser sur elle une véritable "présomption de
culpabilité" d'avoir commis une fraude fiscale. S'agissant en l'espèce
d'un délit dont le caractère pénal ne peut être nié, la procédure
administrative aurait empiété sur le pénal. Il y aurait dès lors
violation de l'article 6 par. 2 de la Convention, la sanction en question
étant fondée sur la seule présomption de culpabilité.
La requérante relève à cet égard que pour l'administration,
l'exercice du droit de préemption constitue une sanction contre une
fraude fiscale présumée (circulaire P.M. 10.1.1980, J.O. 15.1.1980, N.C.
p. 493). Ainsi, il est dit dans les Recommandations données par
l'administration à ses agents : "en effet, la sanction que constitue la
préemption, doit, en toute équité, atteindre les coupables sans
préjudicier aux droits des tiers étrangers à la fraude ..." (D. Adm. 12
C 2231 par. 57). Dans ses réponses au Parlement, le ministre du Budget
a souligné que "la sévérité de la disposition (art. 668 C.G.I.)
commandait que ce droit ne soit exercé que lorsque l'insuffisance du prix
était spécialement marquée et l'intention de fraude particulièrement
évidente" (Droit Fiscal 2, 1984 Fascicule 125, No 91). Le droit de
préemption n'est donc, dans la pratique, exercé que sur la base d'une
présomption de culpabilité du contribuable d'avoir commis une fraude
fiscale (Linotte, Gaz. Pal. <Doct.> 1983, 468, 469 ; Saint-Alary Houin,
Le Droit de Préemption, 1979, p. 387). 4. Enfin, la requérante
considère avoir fait l'objet d'un traitement discriminatoire, contraire
à l'article 14 de la Convention, combiné avec les dispositions précitées.
Ce traitement résulterait du choix opéré par l'administration quant à la
procédure de préemption de préférence à la procédure contradictoire de
redressement, de la comparaison avec d'autres affaires identiques qui,
elles, auraient donné lieu à des décisions favorables aux acquéreurs et
du fait que la "sanction" prononcée n'a frappé que la requérante et non
les vendeurs.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
La requête a été introduite le 14 décembre 1987 et enregistrée
le 15 février 1988.
Le 14 décembre 1989, la Commission a décidé, en application de
l'article 42 par. 2 b), devenu article 48 par. 2 b) de son Règlement
intérieur, de porter la requête à la connaissance du Gouvernement de la
France et de l'inviter à présenter par écrit ses observations sur sa
recevabilité et son bien-fondé.
Le Gouvernement a présenté ses observations le 7 mai 1990. La
requérante a présenté ses observations en réponse le 7 septembre 1990.
Le 4 juillet 1991, la Commission a décidé de tenir une audience
contradictoire sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête.
Le 19 novembre 1991, le Gouvernement a présenté des observations
complémentaires qui ont été communiquées le 26 novembre 1991 à la
requérante pour information.
L'audience a eu lieu le 5 décembre 1991. Les parties ont comparu
comme suit :
A. POUR LE GOUVERNEMENT
* Mlle Michèle PICARD
Magistrat détaché à la Direction des Affaires juridiques,
Ministère des Affaires étrangères en qualité d'agent
* Mme BAIXAS
Chef de bureau à la Direction générale des Impôts,
Ministère de l'Economie, des Finances et du Budget
* M. Jean-Michel SOMMER
Magistrat à la Direction des Affaires civiles et du
Sceau du Ministère de la Justice
B. POUR LE REQUERANT
* Me Gérard ALEXANDRE
Avocat au Barreau de Strasbourg
EN DROIT
1. La requérante se plaint de l'exercice sur son bien immobilier du
droit de préemption prévu à l'article 668 du Code général des Impôts, ce
qui aurait constitué une ingérence injustifiée, arbitraire et
discriminatoire dans son droit de propriété en violation de l'article 1
du Protocole additionnel et de l'article 14 (P1-1, art. 14) de la
Convention. De plus, cette mesure ferait peser sur elle une présomption
de culpabilité de fraude fiscale, ce qui serait contraire à l'article 6
par. 2 (art. 6-2) de la Convention.
La requérante se plaint également de violations des articles 6
et 13 (art. 6, 13) de la Convention en ce qu'elle n'aurait pas bénéficié
du droit d'accès à un tribunal lui assurant un procès équitable.
Invoquant encore l'article 6 (art. 6) la requérante se plaint également
de la durée de la procédure.
Le Gouvernement oppose à la requérante une exception tirée du
non-épuisement des voies de recours internes, en ce qui concerne le grief
soulevé au titre de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1). Il
soutient que la requérante n'a pas épuisé les voies de recours internes
selon les principes de droit international généralement reconnus en
relevant que la Cour de cassation n'a été saisie que de deux moyens : le
premier portait sur le point de départ du délai de préemption de
l'administration fiscale, le second portait d'une part sur la
non-conformité de l'article 668 du Code général des Impôts avec l'article
6 (art. 6) de la Convention, et notamment le pouvoir discrétionnaire de
l'administration fiscale et, d'autre part, sur l'application de l'article
6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention à la procédure de préemption.
Le Gouvernement rappelle que la Cour de cassation a rendu le 16
juin 1987 trois autres arrêts, dont deux cassant des décisions qui
soulevaient le même problème. Il déduit de la comparaison de ces arrêts
avec celui rendu dans la présente affaire que la requérante n'a pas
soulevé devant la Cour de cassation un moyen permettant à celle-ci
d'exercer son contrôle sur l'acte de préemption.
La requérante réplique notamment qu'elle a invoqué formellement
et en substance devant toutes les instances internes les griefs tirés de
la violation de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1).
La Commission observe que la requérante a expressément invoqué
dans son second moyen de cassation entre autre l'article 1 du Protocole
additionnel (P1-1). La requérante a fait valoir en substance que la
mesure de préemption appliquée à son égard n'était pas compatible avec
cette disposition motif pris de ce que l'article 668 du Code général des
Impôts n'autorise pas l'acquéreur évincé à démontrer sa bonne foi ou le
caractère normal dudit prix. La Commission estime dès lors que la
requérante a, sur le point considéré, épuisé les voies de recours
internes au sens de l'article 26 (art. 26) de la Convention. L'exception
de non-épuisement du Gouvernement ne saurait dès lors être retenue.
Dans ses observations écrites du 7 mai 1990, le Gouvernement
avait soulevé une fin de non-recevoir tirée de l'article L 781 du Code
de l'Organisation judiciaire en ce qui concerne le grief relatif à la
durée de la procédure. Tirant argument de l'arrêt Vernillo rendu le 20
février 1991 par la Cour européenne des Droits de l'Homme, le
Gouvernement a retiré cette fin de non-recevoir à l'audience du 5
décembre 1991.
2. La requérante se plaint d'abord de ce que l'exercice par l'Etat
du droit de préemption a constitué en l'espèce une ingérence arbitraire,
injustifiée et disproportionnée dans son droit au respect de ses biens,
en violation de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1), qui dispose
:
"Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses
biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause
d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi
et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit
que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils
jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens
conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement
des impôts ou d'autres contributions ou des amendes."
Elle estime en outre que l'exercice de ce droit à l'égard de ses
biens est discriminatoire et contraire à l'article 14 (art. 14) de la
Convention, qui dispose :
"La jouissance des droits et libertés dans la présente
Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée
notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la
religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions,
l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité
nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation."
Le Gouvernement soutient que le droit de préemption de
l'administration fiscale prévu à l'article 668 du Code général des Impôts
a un but d'utilité publique, la lutte contre la fraude fiscale, et cadre
donc avec l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1).
Il explique que les services fiscaux ont décidé de préempter le
bien de la requérante après avoir constaté que le prix d'acquisition
était insuffisant. Dans un tel cas le but de la mesure de préemption est
alors de priver de tout bénéfice le contribuable qui n'aurait pas payé
les droits et de dissuader les fraudeurs potentiels. Si le contribuable
est de bonne foi il ne subira aucun préjudice financier puisqu'une
indemnité lui sera versée. En effet, le versement à l'acquéreur évincé
de bonne foi du prix de vente majoré d'un dixième est une compensation
raisonnable compte tenu du but poursuivi par l'administration.
L'importance du préjudice subi est fonction de l'attitude de l'acquéreur
évincé.
Selon le Gouvernement aucune violation de la Convention ne
saurait être décelée.
La requérante réplique que l'exercice du droit de préemption
constitue une expropriation arbitraire puisqu'il suffit à
l'administration des impôts, qui veut faire usage de ce droit de
considérer que le prix indiqué dans l'acte de vente est insuffisant.
De l'avis de la requérante, cette expropriation n'est elle-même
d'aucune utilité publique puisque le but recherché est de dissuader la
dissimulation du prix. Or, ce but peut être légalement atteint par
d'autres moyens que l'exercice du droit de préemption, qui frappe
indistinctement des personnes coupables de fraude fiscale et des
acquéreurs de bonne foi.
La requérante conteste enfin la proportionnalité de la mesure en
indiquant que le versement de 10 % en sus du prix initialement payé par
elle ne couvre que partiellement son préjudice.
La Commission estime que cette partie de la requête pose de
délicates questions de fait et de droit qui ne sauraient être résolues
à ce stade de la procédure et nécessitent un examen qui relève du fond
de l'affaire.
3. La requérante se plaint ensuite de ce que la mesure de préemption
aurait fait peser sur elle une présomption de culpabilité de fraude
fiscale contraire à l'article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention, ainsi
conçu :
"Toute personne accusée d'une infraction est présumée
innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement
établie."
Le Gouvernement considère que le droit de préemption de
l'administration fiscale n'entre pas dans le champ d'application de
l'article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention car il ne suppose aucune
présomption de fraude et que la mesure ne présente aucune des
caractéristiques d'une sanction pénale. Au contraire, l'acquéreur évincé
voit son préjudice réparé.
La Commission estime que cette partie de la requête pose
également de délicates questions de fait et de droit qui ne sauraient
être résolues à ce stade de la procédure et nécessitent un examen qui
relève du fond de l'affaire.
4. La requérante se plaint également d'une violation des articles
6 et 13 (art. 6, 13) de la Convention en ce qu'elle n'aurait pas
bénéficié du droit d'accès à un tribunal lui assurant un procès
équitable, puisqu'elle n'aurait pas été admise, vis-à-vis de
l'administration fiscale, à faire la preuve de sa bonne foi. L'article
6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention dispose notamment :
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable,
par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi,
qui décidera, soit des contestations sur ses droits et
obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute
accusation en matière pénale dirigée contre elle."
L'article 13 (art. 13) de la Convention dispose :
"Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la
présente Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un
recours effectif devant une instance nationale, alors même
que la violation aurait été commise par des personnes agissant
dans l'exercice de leurs fonctions officielles."
Le Gouvernement soutient que la motivation de la décision de
préemption est obligatoire et soumise au contrôle du juge judiciaire. Sur
ce point la Cour de cassation a fixé sa jurisprudence établissant
l'étendue de son contrôle dans plusieurs arrêts rendus le 16 juin 1987,
dont fait partie la décision concernant la requérante, dans laquelle la
Cour de cassation précise que "l'acquéreur évincé peut demander à un
tribunal de se prononcer sur la contestation tendant à établir que les
conditions d'application du texte susvisé (article 668 CGI) n'étaient pas
réunies".
Le Gouvernement ajoute qu'en cette matière la bonne foi est sans
conséquence sur les droits et obligations des acquéreurs car la
préemption n'appréhende qu'une situation matérielle, l'insuffisance du
prix. L'administration fiscale doit rapporter la preuve, non pas de la
mauvaise foi de l'acquéreur, mais de l'insuffisance du prix, preuve
pouvant être combattue par l'acquéreur. Le Gouvernement rappelle
cependant que, par le contenu de son pourvoi, la requérante n'a pas
permis à la Cour de cassation de censurer l'arrêt de la cour d'appel de
Colmar.
La requérante conteste cette argumentation en renvoyant aux
décisions rendues par les juridictions du fond et à l'arrêt de la Cour
de cassation, devant laquelle elle s'était plainte de n'avoir pu à aucun
moment se défendre en établissant sa bonne foi ou le caractère normal du
prix payé.
La Commission estime que cette partie de la requête pose
également de délicates questions de fait et de droit qui ne sauraient
être résolues à ce stade de la procédure et nécessitent un examen qui
relève du fond de l'affaire.
5. La requérante se plaint enfin de la durée de la procédure devant
les juridictions internes dont elle fixe le point de départ du 28 mai
1979, date à laquelle l'administration a eu connaissance de la vente et
instruit secrètement le dossier. Elle invoque sur ce point l'article 6
par. 1 (art. 6-1) de la Convention qui garantit notamment à toute
personne le droit "à ce que sa cause soit entendue <...> dans un délai
raisonnable".
Le Gouvernement estime pour sa part que le point de départ de la
procédure doit être fixé à la date de la saisine du tribunal de grande
instance de Strasbourg, soit le 31 mars 1980.
En ce qui concerne la période à prendre en considération, la
Commission relève que l'assignation devant le tribunal de grande instance
de Strasbourg qui marque le début de la procédure, date du 31 mars 1980.
La Cour de cassation a rendu son arrêt le 16 juin 1987. La procédure
litigieuse a donc duré près de sept ans et trois mois.
Selon la requérante ce laps de temps ne saurait passer pour
raisonnable au sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
Le Gouvernement combat cette thèse et considère que la durée de la
procédure, particulièrement devant la cour d'appel de Colmar, est
essentiellement due au comportement de la requérante.
Faisant application des critères dégagés par les organes de la
Convention, la Commission estime que la durée de la procédure soulève des
problèmes complexes de fait et de droit sous l'angle de l'article 6 par.
1 (art. 6-1) de la Convention qui nécessitent un examen relevant du fond
de l'affaire.
Par ces motifs, la Commission, à la majorité,
DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés
Le Secrétaire adjoint Le Président de
de la Commission la Commission
(J. RAYMOND) (C.A. NORGAARD)
Textes cités dans la décision