CEDH, Commission (première chambre), BEYELER c. l'ITALIE, 30 novembre 1994, 19727/92
Chronologie de l’affaire
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Sur la décision
Référence : | CEDH, Commission (Première Chambre), 30 nov. 1994, n° 19727/92 |
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Numéro(s) : | 19727/92 |
Type de document : | Recevabilité |
Date d’introduction : | 29 juillet 1991 |
Niveau d’importance : | Importance faible |
Opinion(s) séparée(s) : | Non |
Conclusion : | Irrecevable |
Identifiant HUDOC : | 001-26948 |
Identifiant européen : | ECLI:CE:ECHR:1994:1130DEC001972792 |
Texte intégral
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête N° 19727/92
présentée par Ernst BEYELER
contre l'Italie
__________
La Commission européenne des Droits de l'Homme (Première
Chambre), siégeant en chambre du conseil le 30 novembre 1994 en
présence de
MM. A. WEITZEL, Président
C.L. ROZAKIS
F. ERMACORA
E. BUSUTTIL
A.S. GÖZÜBÜYÜK
Mme J. LIDDY
MM. M.P. PELLONPÄÄ
B. MARXER
G.B. REFFI
B. CONFORTI
N. BRATZA
I. BÉKÉS
E. KONSTANTINOV
G. RESS
Mme M.F. BUQUICCHIO, Secrétaire de la Chambre
Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de
l'Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 29 juillet 1991 par Ernst BEYELER
contre l'Italie et enregistrée le 19 mars 1992 sous le N° de
dossier 19727/92 ;
Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la
Commission ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant est un ressortissant suisse né à Bâle en 1921. Il
réside dans cette ville et est propriétaire d'une galerie d'art.
Pour la procédure devant la Commission, le requérant est
représenté par Mes Jean-Flavien Lalive et André Kaplun, avocats à
Genève.
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été présentés par le
requérant, peuvent se résumer comme suit.
1. Le tableau "Le jardinier" de Vincent Van Gogh et ses vicissitudes
1.a Période de 1954 à 1978
Par décret du 8 janvier 1954, le Ministère de l'Education
nationale (qui à l'époque était compétent en matière de biens d'intérêt
culturel ou artistique) déclara le tableau de Vincent Van Gogh nommé
"Le jardinier" comme bien d'intérêt historique et artistique, au sens
de l'article 3 de la loi No 1089 du 1er juin 1939. Le 20 janvier
1954, ce décret fut notifié au propriétaire de l'oeuvre, G. Verusio,
avocat à Rome.
Au début de l'année 1977, le requérant décida d'acquérir ce
tableau par l'intermédiaire de S. Pierangeli, antiquaire romain, et
cela afin de payer un prix inférieur à celui qu'il aurait dû
vraisemblablement verser s'il l'avait acquis directement.
Le 28 juillet 1977, G. Verusio vendit donc l'oeuvre à S.
Pierangeli pour le prix convenu de 600 millions de lires.
Le 29 juillet 1977, le requérant ordonna le transfert de cette
somme, plus 5 millions de lires à titre de rémuneration d'usage pour
S. Pierangeli, contre le document confirmant l'acquisition de l'oeuvre.
M. S. Pierangeli fut crédité de cette somme par un virement bancaire
le 12 août 1977.
Entre-temps, le 3 août 1977 G. Verusio avait déclaré au Ministère
pour le patrimoine culturel la vente du tableau, conformément à
l'article 30 de la loi No 1089 de 1939, ci-dessus mentionnée. Cette
déclaration avait été signée par S. Pierangeli mais pas par le réel
acheteur, qui était le requérant, et n'indiquait pas le lieu de
livraison.
En tout cas, le délai de deux mois prévu par cette dernière loi
s'écoula sans que le Ministère eût exercé son droit de préemption.
Le 21 novembre 1977, S. Pierangeli demanda au bureau
d'exportation de Palerme l'autorisation d'expédier le tableau à
Londres. Dans l'attente de la décision du Ministère quant à l'exercice
du droit de préemption en cas d'exportation au sens de l'article 39 de
la loi No 1089 de 1939.
Par note du 3 décembre 1977, le Ministère renonça à acquérir
l'oeuvre, en affirmant que celle-ci ne présentait pas d'intérêt
suffisant pour justifier son acquisition par l'Etat. Cependant, le
5 janvier 1978, les autorités compétentes refusèrent à S. Pierangeli
l'autorisation d'exporter le tableau, au motif que son exportation
aurait porté un préjudice grave au patrimoine culturel national.
Les 22 mars et 8 avril 1978, le Ministère autorisa la restitution
de l'oeuvre à S. Pierangeli.
1.b Période de 1983 à 1986
Le 1er décembre 1983, S. Pierangeli déclara à des autorités
publiques qui n'ont pas été précisées, qu'il avait acheté le tableau
en question pour le compte du requérant. Le 2 décembre 1983, le
requérant et S. Pierangeli communiquèrent au Ministère l'intention du
"Guggenheim Museum" de Venise d'acquérir le tableau pour le prix de
2.100.000 de dollars, en précisant à nouveau qu'en 1977 le deuxième
avait acheté le tableau pour le compte du premier. Par cette même
communication, ils invitèrent le Ministère à se déterminer quant à
l'exercice du droit de préemption prévu par la loi No 1089 de 1939.
Par note du 9 janvier 1984, le Ministère informa les parties
qu'il n'était pas en mesure d'exercer valablement son droit de
préemption, car en l'absence d'un contrat une simple déclaration
unilatérale de l'intention de vendre n'était pas suffisante. Dans cette
note, qui était adressée à la fois au requérant et à S. Pierangeli, le
Ministère ne faisait de référence ni à la qualité de propriétaire du
requérant, ni à la déclaration du 1er décembre 1983.
Le 30 janvier 1985, le Ministre pour le patrimoine culturel
notifia à Me G. Petretti, représentant du requérant, à certains
services du Ministère ainsi qu'à l'avocat général de l'Etat, une
requête visant à connaître de la décision du propriétaire du tableau
quant à son transfert à Venise pour qu'il soit examiné par le
"Guggenheim Museum". Le 21 février 1985, Me G. Petretti, agissant au
nom et pour le compte du seul requérant, confirma que son client
consentait au transfert du tableau. A cette occasion et suite à une
demande informelle du Ministère, il produisit également une copie de
la déclaration du 1er décembre 1983. Le 9 avril 1985, le Ministère
autorisa le transfert du tableau à Venise.
Par note du 4 octobre 1985 adressée à S. Pierangeli, le Ministère
se référa à la communication du 2 décembre 1983 et demanda les
documents attestant de l'acquisition du tableau par S. Pierangeli pour
le compte du requérant.
Par décret du 23 avril 1986, le Ministre ordonna que le tableau
soit transféré à Rome pour être gardé provisoirement dans la Galerie
d'art moderne et contemporaine.
1.c Année 1988
En janvier 1988, le Ministère demanda à Me H. Peter, qui avait
remplacé Me G. Petretti, des éclaircissements sur le prétendu droit de
propriété du requérant sur l'oeuvre. Le requérant répondit à cette
demande par l'envoi d'une copie des communications des 1er et
2 décembre 1983.
En février 1988, le Directeur général du Ministère téléphona à
Me H. Peter et lui demanda l'autorisation du requérant, en sa qualité
de propriétaire du tableau, d'exposer celui-ci à la Galerie d'art
moderne et contemporaine à Rome. A cette occasion, il manifesta
également l'intérêt de l'Etat italien à acquérir le tableau.
Le 2 mai 1988, le requérant vendit le tableau à la société
américaine "Solomon R. Guggenheim Corp." pour la "Peggy Guggenheim
Collection" de Venise, au prix de 8.500.000 dollars.
Le lendemain, les parties notifièrent le contrat de vente au
Ministère pour le patrimoine culturel, conformément à l'article 30 de
la loi No 1089 de 1939 ainsi qu'à l'article 57 du décret-royal No 363
du 30 janvier 1913.
Par note du 1er juillet 1988, le Ministère informa les parties
qu'il ne pouvait pas reconnaître à cette déclaration les effets prévus
par les dispositions ci-dessus mentionnées, et cela en raison du fait
que le requérant ne disposait pas de titre de propriété valable sur le
tableau. En particulier, le Ministère considéra que la déclaration de
la vente intervenue en 1977 entre G. Verusio et S. Pierangeli, ainsi
que celle du 2 décembre 1983, étaient contraire au but de l'article 30
de la loi No 1089 de 1939 et ne satisfaisaient pas aux conditions de
l'article 57 du décret-royal No 363 de 1913.
Le 5 juillet 1988, le requérant présenta au Ministère une demande
de restitution du tableau, qui était encore gardé dans la Galerie d'art
moderne et contemporaine de Rome. Toutefois, le Ministère ne répondit
pas.
Le 4 août 1988, Me H. Peter réagit à la note du 1er juillet en
affirmant en particulier que dès 1984 l'Etat italien avait considéré
le requérant comme le propriétaire légitime du tableau, en particulier
en lui accordant l'autorisation de le transférer de Rome à Venise et
en lui manifestant son intention de l'acheter.
Le 16 septembre 1988, sur demande informelle des autorités
italiennes, le requérant leur fit parvenir les relevés bancaires
attestant de l'acquisition du tableau par S. Pierangeli pour le compte
du requérant.
Par décret du 24 novembre 1988, le Ministère exerça son droit de
préemption à l'égard du contrat de vente conclu en 1977, en arguant de
l'irrégularité de la notification du 28 juillet 1977, et cela en raison
de ce que les communications des 3 août 1977 et 2 décembre 1983 ne
contenaient pas les éléments prévus à l'article 57 du décret-royal
No 363 de 1913 sous peine de nullité. En effet, le Ministère considéra
qu'à ces dates il n'avait pu avoir connaissance de l'identité réelle
des parties contractantes, le requérant n'ayant pas signé la
notification dudit contrat, ce qui l'avait empêché en toute
connaissance de cause de se déterminer quant à l'exercice du droit de
préemption. Par conséquent, le Ministère estima qu'aux termes de
l'article 61 de la loi No 1089 de 1939, le droit de préemption prévu
par les articles 31 et 32 existait toujours et versa dès lors au
requérant le montant du prix établi par le contrat stipulé en 1977,
soit 600 millions de lires. En outre, le Ministère considéra que
l'intérêt public à acquérir le tableau était justifié par la pénurie
d'oeuvres de Vincent Van Gogh dans les musées italiens et par la
nécessité de rétablir le respect de la loi enfreinte.
Les 30 novembre et 22 decémbre 1988, ce décret fut notifié
respectivement à G. Verusio et au requérant.
2. Procédure relative aux différents recours introduits par le
requérant auprès du T.A.R. du Latium
Entre-temps, les 18/19 et 20/29 octobre 1988, respectivement le
requérant et la société "Solomon Guggenheim Corp." avaient saisi le
T.A.R. d'une demande en annulation de la note du 1er juillet 1988.
Les 16 et 17 janvier 1989, le requérant recourut également à
l'encontre de l'absence de réponse à sa demande de restitution du
tableau du 5 juillet 1988.
Enfin, le 30 janvier 1989 le requérant présenta un dernier
recours auprès du même tribunal, en demandant l'annulation du décret
du Ministère du 24 novembre 1988. Il se plaignit notamment d'un
détournement de pouvoir, de la motivation insuffisante et
contradictoire de la décision incriminée, de l'instruction insuffisante
menée par le Ministère, d'une violation des dispositions pertinentes
de la loi 1089 de 1939 et des articles 1705 et 1706 du Code civil
italien en matière de mandat, et de l'absence d'intérêt public, au
motif qu'on ne pouvait comprendre la raison pour laquelle il existait
un intérêt public en 1988 et pas en 1977. Ensuite, le requérant fit
valoir qu'entre-temps il avait de toute façon acquis la propriété du
tableau par usucapion. Il se plaignit également de ce que l'acte qu'il
contestait avait été pris en raison du fait qu'il était un
ressortissant étranger. Le requérant allégua en outre la violation de
l'article 1224 du Code civil italien, qui régit les dommages en matière
d'obligations pécuniaires, en ce que le prix versé n'avait pas été
réévalué.
Enfin, le requérant demanda au T.A.R. de soulever une question
d'inconstitutionnalité des normes pertinentes de la loi No 1089 de 1939
par rapport aux articles 3, 24, 42 et 97 de la Constitution italienne.
Le T.A.R. prononça la jonction des différents recours et les
rejeta tous par jugement du 16 novembre 1989, notifié au requérant le
26 janvier 1990.
En particulier, le T.A.R. considéra en premier lieu que la
déclaration du 3 août 1977 ne contenait pas tous les éléments
essentiels requis par l'article 57 du décret-royal No 363 de 1913 et
devait dès lors être considérée comme "n'ayant jamais eu lieu". En
effet, la signature de l'acheteur réel n'y avait pas été apposée et le
lieu de livraison en Italie n'était pas indiqué. En outre, le T.A.R.
affirma que le délai de deux mois pour l'exercice du droit de
préemption n'aurait pu courir à partir des communications des 1er et
2 décembre 1983, ces déclarations ne provenant pas du vendeur et ne
satisfaisant pas aux conditions prévues par l'article 57 ci-dessus.
L'incertitude sur le propriétaire réel du tableau ne pouvait en
conséquence faire courir le délai de deux mois. Selon le T.A.R., la
déclaration de l'acte d'aliénation constituait une charge pour les
parties, son absence emportant la sanction du caractère permanent du
droit de préemption au-delà du délai de deux mois.
Le T.A.R. estima également que l'administration concernée avait
dûment motivé l'existence d'un intérêt public légitime à l'acquisition
de l'oeuvre (en particulier, l'absence d'oeuvres importantes de Vincent
Van Gogh dans les collections de l'Etat et la nécessité de protéger les
intérêts publics contre un comportement déloyal des parties). En outre,
il considéra que le fait qu'en 1977 l'Etat n'avait pas exercé à deux
reprises son droit de préemption n'était pas pertinent, car l'existence
d'un intérêt public doit être justifiée par rapport à la situation et
aux exigences actuelles. A cet égard, le T.A.R. souligna que le
Ministère n'avait pu disposer de tous les éléments nécessaires pour
identifier la propriété du tableau et n'avait pu se déterminer quant
à l'exercice du droit de préemption en toute connaissance de cause
qu'en septembre 1988.
En outre, le T.A.R. estima que la nationalité du requérant
n'avait pas été l'élément principal de la décision du Ministère, bien
que ce fait avait constitué un des facteurs dont ce dernier avait tenu
compte au moment de la décision sur l'opportunité d'exercer le droit
de préemption.
Quant à la demande du requérant d'un dédommagement pour n'avoir
pas obtenu une réévaluation du tableau, le T.A.R. considéra que bien
que l'article 31 de la loi No 1089 de 1939 ne laisse pas de marge
d'appréciation pour l'administration, en stipulant notamment que cette
dernière est tenue à verser au propriétaire du bien seulement le prix
convenu par l'acte d'aliénation et cela même en cas de préemption au
sens de l'article 61 (qui renvoie à l'article 31), la demande du
requérant pouvant néanmoins faire l'objet d'une action en dommages-
-intérêts devant les juridictions civiles ordinaires.
Quant aux recours relatifs à la demande du requérant du
5 juillet 1988, le T.A.R. considéra qu'ils n'étaient plus pertinents
compte tenu du décret de préemption du 24 novembre 1988.
Enfin, le T.A.R. considéra que les questions
d'inconstitutionnalité soulevées par le requérant étaient manifestement
mal fondées, le caractère permanent du droit de préemption en l'espèce,
qui venait de limiter le droit de propriété, étant justifié non
seulement par la nature exceptionnelle du bien, mais également par le
comportement fautif des parties.
3. Procédure devant le Conseil d'Etat
Le requérant présenta alors un recours en appel auprès du Conseil
d'Etat. Il fit valoir, entre autres, que la compétence du juge
administratif ne saurait être retenue dans le cas d'espèce, s'agissant
d'un cas d'exercice de pouvoirs inexistants de la part de
l'administration publique, et non pas de l'exercice irrégulier de
pouvoirs existants.
Par arrêt du 19 octobre 1990, déposé au greffe le 30 janvier 1991
et qui n'aurait jamais été notifié au requérant, le Conseil d'Etat
rejeta le recours et confirma dans son intégralité le jugement
du T.A.R.
En particulier, il considéra que compte tenu de ce qu'en l'espèce
il s'agissait d'une déclaration irrégulière et non pas de l'absence
d'une déclaration, la question relevait de la compétence des
juridictions administratives, car il s'agissait d'un cas d'exercice de
pouvoirs existants. Le Conseil d'Etat confirma ensuite qu'étant donné
que la déclaration faite en 1977 ne contenait pas les éléments
essentiels requis par le décret-royal No 363 de 1913, en particulier
l'identité de toutes les parties contractantes, l'administration aurait
pu exercer valablement son droit de préemption à tout moment aux termes
de l'article 61 de la loi No 1089 de 1939, ce droit ne pouvant se
prescrire qu'à partir d'une nouvelle déclaration conforme à la loi et
l'acquisition définitive du bien dans le chef du requérant par
usucapion ne pouvant être acceptée.
Le Conseil d'Etat estima qu'en l'espèce l'exercice du droit de
préemption par l'administration publique était différent du droit de
préemption prévu en droit commun, car il avait constitué une véritable
mesure d'expropriation, l'acte d'aliénation n'étant que la condition
permettant de légitimer une telle expropriation.
Le Conseil d'Etat considéra également les questions
d'inconstitutionnalité des articles 31, 32 et 61 de la loi No 1089 de
1939 soulevées par le requérant comme manifestement mal fondées. Ces
questions se référaient en particulier à l'article 3 de la Constitution
italienne, qui consacre notamment le principe de non-discrimination,
à l'article 42, qui garantit le droit de propriété, et enfin à
l'article 97, qui prévoit le principe d'une bonne administration
publique. Quant à la question relative à l'article 3, le Conseil d'Etat
observa qu'en l'espèce la situation résultant d'une déclaration
d'aliénation irrégulière était différente de celle d'une déclaration
régulière et justifiait dès lors un traitement différencié; quant à
l'article 42, il considéra qu'en matière de propriété de biens protégés
il existent des obligations de loyauté et transparence à la charge des
particuliers en cas d'aliénation; enfin, quant à l'article 97, il
estima que le retard dans l'exercice du droit de préemption de la part
de l'Etat devait être imputé aux comportements irréguliers des
particuliers.
4. Procédure devant la Cour de cassation
Le requérant se pourvut alors en cassation à l'encontre de la
décision du Conseil d'Etat. En effet, la loi italienne prévoit la
possibilité de former un pourvoi en cassation à l'encontre des arrêts
du Conseil d'Etat pour défaut de juridiction. Le requérant affirma en
particulier que son affaire relevait de la compétence des juridictions
civiles ordinaires et souleva encore une fois une question
d'inconstitutionnalité des articles 31, 32 et 61 de la loi No 1089 de
1939 par rapport aux articles 3 et 42 de la Constitution italienne.
Par ordonnance du 11 novembre 1993, la Cour de cassation
accueillit la demande du requérant et considéra que ces questions
d'inconstitutionnalité ne semblaient pas manifestement mal fondées.
La Cour de cassation motiva sa décision en affirmant tout d'abord
que le pouvoir permanent de l'administration publique d'exercer son
droit de préemption soumettait le droit du vendeur à une limitation
constante et entraînait une incertitude permanente sur la situation
juridique du bien. La Cour observa à cet égard que même si la première
déclaration avait été effectuée irrégulièrement, le droit de préemption
aurait pu être néanmoins exercé à partir du moment où l'administration
avait eu connaissance de tous les éléments prescrits par la loi. Etant
donné que cela s'était produit le 16 septembre 1988, par l'acquisition
par le Ministère des relevés bancaires concernant la vente intervenue
en 1977, la Cour nota que le décret de préemption avait été émis et
notifié aux parties concernées plus de deux mois plus tard.
En deuxième lieu, la Cour de cassation fit valoir qu'en
considérant que l'acte de préemption constitue une véritable mesure
d'expropriation, comme le Conseil d'Etat lui-même l'avait affirmé, le
requérant avait été traité de façon différente par rapport à toute
autre personne expropriée. En effet, le propriétaire du bien sur lequel
l'Etat exerce son droit de préemption obtient une indemnisation qui est
calculée de façon tout à fait différente par rapport à celle versée à
la personne expropriée dans d'autres cas et en outre sans possibilité
de révision judiciaire. En effet, si le prix convenu par l'acte
d'aliénation peut constituer une indemnisation adéquate au cas où la
préemption est exercée dans le délai de deux mois prévu par la loi, il
ne le serait plus lorsque le droit de préemption est exercé après
plusieurs années, comme dans le cas d'espèce. En outre, le requérant
avait été traité d'une façon différente même par rapport à un
particulier n'ayant pas du tout déclaré l'acte d'aliénation, car dans
ce dernier cas l'Etat, dans l'impossibilité éventuelle de déterminer
le prix convenu, devrait vraisemblablement lui verser une indemnisation
équivalente à la valeur marchande du bien.
La Cour de cassation observa enfin qu'une éventuelle décision de
la Cour constitutionnelle déclarant le caractère inconstitutionnel des
dispositions en cause entraînerait, entre autres, la compétence de
l'autorité judiciaire ordinaire en la matière, devant laquelle le
requérant pourrait en conséquence attaquer à nouveau la décision
incriminée et faire valoir en particulier la tardivité de l'exercice
du droit de préemption par les autorités italiennes.
Par conséquent, la Cour de cassation suspendit la procédure
devant elle et ordonna la transmission des actes à la Cour
constitutionnelle. L'affaire est à ce jour toujours pendante devant
cette dernière.
GRIEFS
Le requérant se plaint tout d'abord d'avoir été exproprié par les
autorités italiennes d'un bien lui appartenant en l'absence d'une cause
d'utilité publique, en dehors des conditions prévues par la loi et en
violation des principes généraux du droit international. Il en réfère
une violation de l'article 1 du Protocole addtionnel à la Convention.
Le requérant affirme en premier lieu que l'appréciation de
l'utilité publique du tableau faite par le Ministère pour le patrimoine
culturel dans sa décision du 24 novembre 1988, est manifestement
dépourvue de base raisonnable. En effet, le requérant estime que le
fait que le tableau aurait été vendu à un musée, la "Peggy Guggenheim
Collection", ouvert au public et situé sur le territoire italien, ne
pouvait justifier un intérêt raisonnable à l'acquisition du tableau par
l'Etat.
Le requérant affirme ensuite que la décision du 24 novembre 1988
n'est pas conforme à la loi. A cet égard, il soutient que la vente
intervenue en 1977 était tout à fait conforme aux prescriptions de la
loi No 1089 de 1939, et que de toute façon, si le Ministère avait voulu
faire valoir son ignorance quant au vrai propriétaire du bien, il
aurait pu le faire tout au plus au moment où il eut connaissance du
droit de propriété du requérant, donc au début de décembre 1983, et non
pas en 1988. En outre, le requérant fait valoir que le droit de
préemption a été exercé bien après le délai de deux mois à compter de
la notification de l'acte d'aliénation sur lequel le Ministère a exercé
ce droit, et pour un prix qui était nettement inférieur à celui de
l'acte d'aliénation à l'occasion duquel il a exercé son droit,
c'est-à-dire le contrat stipulé avec la société "Peggy Guggenheim
Corp.". Cela serait également contraire au principe de proportionnalité
des restrictions au droit de propriété.
Par ailleurs, le requérant affirme qu'aucune des conditions
posées en droit international n'a été respectée en l'espèce, et
notamment celle prévoyant l'obligation de verser aux non-nationaux une
indemnisation adéquate en cas d'expropriation. Or, à cet égard le
requérant fait valoir que l'Etat italien s'est approprié son bien en
lui versant la somme qui avait été convenue par le contrat de 1977, et
non pas le prix établi par la vente du tableau à la société "Peggy
Guggenheim Corp." ou une somme correspondant à la valeur de marché du
tableau. Le requérant affirme en conséquence que l'Etat italien en a
tiré un enrichissement illégitime par abus de pouvoir.
Le requérant allègue également une violation de l'article 1 du
Protocole additionnel à la Convention combiné avec l'article 14 de la
Convention, considérant que la décision d'exproprier le tableau était
motivée par le fait qu'il n'est pas un ressortissant italien.
Le requérant se plaint en outre d'une violation de l'article 18
de la Convention.
EN DROIT
Le requérant se plaint d'avoir été exproprié par les autorités
italiennes d'un bien lui appartenant en violation de l'article 1 du
Protocole additionnel (P1-1) à la Convention.
Il allègue également une violation de l'article 1 du Protocole
additionnel combiné avec l'article 14 (P1-1+14) de la Convention, en
raison du fait que la décision d'exproprier ce bien était motivée par
sa nationalité.
Le requérant se plaint enfin d'une violation de l'article 18
(art. 18) de la Convention.
La Commission rappelle qu'aux termes de l'article 26 (art. 26)
de la Convention elle ne peut être saisie qu'après l'épuisement des
voies de recours internes et dans le délai de six mois à partir de la
date de la décision interne définitive.
La Commission note que le requérant s'est pourvu en cassation à
l'encontre de l'arrêt du Conseil d'Etat du 19 octobre 1990, en faisant
valoir le défaut de juridiction de ce dernier et en soulevant des
questions d'inconstitutionnalité.
Par ailleurs, la Commission constate que le 11 novembre 1993 la
Cour de cassation a suspendu la procédure devant elle et renvoyé les
actes à la Cour constitutionnelle pour que celle-ci statue sur les
questions d'inconstitutionnalité soulevées, et que la procédure est
toujours pendante devant cette dernière juridiction. La Commission note
également qu'une éventuelle décision de la Cour constitutionnelle
déclarant le caractère inconstitutionnel des dispositions en cause
entraînerait, entre autres, la compétence de l'autorité judiciaire
ordinaire en la matière, devant laquelle le requérant pourrait attaquer
à nouveau la décision incriminée. Dès lors, la Commission considère que
la requête est prématurée et doit être rejetée pour non-épuisement des
voies de recours internes au sens de l'article 27 par. 3 (art. 27-3)
de la Convention.
Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité,
DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE.
Le Secrétaire de la Le Président de la
Première Chambre Première Chambre
(M.F. BUQUICCHIO) (A. WEITZEL)
Textes cités dans la décision