CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE TSOMTSOS ET AUTRES c. GRÈCE, 15 novembre 1996, 20680/92
Chronologie de l’affaire
Commentaire • 0
Sur la décision
Référence : | CEDH, Cour (Chambre), 15 nov. 1996, n° 20680/92 |
---|---|
Numéro(s) : | 20680/92 |
Publication : | Recueil 1996-V |
Type de document : | Arrêt |
Niveau d’importance : | Importance faible |
Opinion(s) séparée(s) : | Non |
Conclusions : | Exception préliminaire rejetée (non-épuisement des voies de recours internes) ; Violation de P1-1 ; Dommage matériel - décision réservée ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention |
Identifiant HUDOC : | 001-62623 |
Identifiant européen : | ECLI:CE:ECHR:1996:1115JUD002068092 |
Sur les parties
- Juges : N. Valticos, R. Pekkanen
Texte intégral
En l'affaire Tsomtsos et autres c. Grèce (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée,
conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde
des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")
et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre
composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
F. Gölcüklü,
L.-E. Pettiti,
N. Valticos,
Mme E. Palm,
MM. I. Foighel,
A.B. Baka,
B. Repik,
P. Kuris,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier
adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 juin et
24 octobre 1996,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
_______________
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 106/1995/612/700. Les deux premiers chiffres
en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la
place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur
celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour
avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et,
depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par
ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le
1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
_______________
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne
des Droits de l'Homme ("la Commission") le 8 décembre 1995, dans le
délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la
Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête
(n° 20680/92) dirigée contre la République hellénique et dont cent un
ressortissants de cet Etat avaient saisi la Commission le 3 août 1992
en vertu de l'article 25 (art. 25). La liste des requérants s'établit
ainsi: M. Nikolaos Tsomtsos, M. Ioannis Velissaropoulos,
M. Asterios Katranis, M. Vasiliki Katrani, Mme Athina Sanopoulou,
Mme Konstantina Kagka, Mme Aikaterini Stylianidou, M. Georgios Koutsos,
Mme Magdalini Georgiadou, Mme Despoina Gontsia, M. Ioannis Tsekmes,
Mme Alexandra Marinou, M. Christos Tsilas, M. Dimitrios Karatsovalis,
Mme Fani Kotakou, M. Konstantinos Kotakos, Mme Angeliki Mike,
Mme Aikaterini Tsilopoulou, M. Panagiotis Tsakilis, Mme Fani Samaroudi,
M. Theodoros Zaralis, Mme Efthimia Amerani, M. Thomas Kanakoglou,
M. Polichronis Alpanis, M. Stergios Thomaidis, M. Dimitrios Kefalas,
M. Konstantinos Tsekouras, Mme Vaya Giannakoudaki,
Mme Anastassia Milioni, M. Panagiotis Moraitis,
M. Konstantinos Papadakis, M. Theologos Zafiriou, Mme Ioanna Koufou,
Mme Venetia Patsalaki, Mme Fani Iliadou, Mme Evdokia Samara,
M. Dimitrios Papadopoulos, M. Ioannis Abatzoglou, Mme Maria Kazaki,
Mme Anastassia Polizou, M. Vassileios Kazakis, Mme Vassiliki Tahtsidi,
M. Iraklis Hilis, M. Sotirios Hilis, Mme Diamanto Koboyianni,
Mme Maria Hatzi, Mme Damaskini Panou, Mme Chryssi Hatziloxandra,
Mme Olympia Mylonaki, Mme Evgenia Tsimpinou, Mme Alexandra Maristathi,
M. Dimitrios Fotiou, M. Dimitrios Mikes, Mme Thekla Konstantaridi,
Mme Eleni Gouli, M. Haridimos Tsilopoulos, Mme Maria Tigiri,
M. Dimitrios Parnavelis, Mme Zoï Gavezou, Mme Polymnia Parnaveli,
Mme Anna Parnaveli (agissant en son nom ainsi qu'au nom de ses deux
filles mineures Varvara Parnaveli et Angela Parnaveli),
Mme Foteini Karagali, Mme Aikaterini Pessou, M. Vlassios Karagalis,
M. Grigorios Karagalis, M. Dimitrios Mamoglou, M. Konstantinos Psaras,
M. Petros Hatziyovanakis, M. Ioannis Hatziyovanakis,
Mme Paraskevoula Gani, Mme Sevasti Pananou, M. Theodoros Giannelis,
M. Dimitrios Papailias (agissant au nom de ses trois filles mineures,
Eleftheria Papailia, Theodora Papailia et Theopoula Papailia),
Mme Roda Mouraki, Mme Elissavet Boziou, Mme Evgenia Mouraki,
Mme Efrossini Vlahou, Mme Zoï Kassapidi, Mme Sofia Hyrmpou,
M. Diamantis Hyrmpos, Mme Angeliki Milia, Mme Maria Kliatsou,
M. Georgios Arampatzis, Mme Evdokia Panayiotopoulou,
M. Christos Kraniotis, M. Iossif Perdikopoulos, M. Nissim Taramboulous,
Mme Sofia Orfanou, M. Christodoulos Tsilopoulos,
M. Diamandis Tsakmakas, M. Emmanouil Stoukos, Mme Lemonia Liakou,
M. Nikolaos Kyvernitis, M. Nikolaos A. Kyvernitis,
M. Evgenios Kyvernitis, Mme Chryssoula Petroulia,
M. Athanassios Drakopoulos, Mme Stiliani Triaridi,
Mme Chryssoula Barbayannidi, Mme Dimitra Papadimitriou,
M. Dimitrios Fotiou.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48
(art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration grecque reconnaissant la
juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour
objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la
cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de
l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du
règlement A, les requérants ont manifesté le désir de participer à
l'instance et désigné leurs conseils (article 30).
3. Le 8 février 1996, le président de la Cour a estimé qu'il y
avait lieu, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice,
de confier l'examen de la présente cause à la chambre déjà constituée
le 29 septembre 1995 pour l'examen de l'affaire Katikaridis et autres
c. Grèce (1) (article 21 par. 7 du règlement A).
_______________
1. Affaire n° 72/1995/578/664.
_______________
4. Cette chambre comprenait de plein droit M. N. Valticos, juge
élu de nationalité grecque (article 43 de la Convention) (art. 43), et
M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du
règlement A), les sept autres membres, désignés par tirage au sort
étant M. F. Gölcüklü, M. L.-E. Pettiti, Mme E. Palm, M. I. Foighel,
M. R. Pekkanen, M. B. Repik et M. P. Kuris (articles 43 in fine de la
Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43). Par la suite,
M. A.B. Baka, suppléant, a remplacé M. Pekkanen, empêché (articles 22
par. 1 et 24 par. 1 du règlement A).
5. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6
du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du
greffier, l'agent du gouvernement grec ("le Gouvernement"), les avocats
des requérants et le délégué de la Commission au sujet de
l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38).
Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu
le mémoire des requérants le 18 avril 1996, et celui du Gouvernement
le 19. Le 20 mai, le secrétaire de la Commission a indiqué que le
délégué n'entendait pas formuler d'observations écrites.
Le 10 avril 1996, le président avait autorisé l'emploi de la
langue grecque par les conseils des requérants (article 27 par. 3 du
règlement A) dans la procédure écrite.
6. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont
déroulés en public le 25 juin 1996, au Palais des Droits de l'Homme à
Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. V. Kondolaimos, assesseur délégué de
auprès du Conseil juridique de l'Etat, l'agent,
Mme V. Pelekou, auditeur
au Conseil juridique de l'Etat, conseil;
- pour la Commission
M. L. Loucaides, délégué;
- pour les requérants
Mes T. Houliaras,
C. Horomidis,
I. Horomidis, avocats au barreau de Thessalonique, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Loucaides,
Me I. Horomidis et M. Kondolaimos.
A l'occasion de l'audience, les conseils des requérants et le
délégué de l'agent du Gouvernement ont déposé certains documents dans
lesquels ils précisaient leur argumentation sur l'article 50 de la
Convention (art. 50). Le président les a autorisés à y répondre dans
un délai de trois semaines, ce que les requérants ont fait le
15 juillet 1996. Par une lettre du 19 juillet, le Gouvernement a
indiqué qu'il ne souhaitait pas présenter d'observations.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
A. La genèse de l'affaire
7. Par une décision du 18 juin 1986, le ministre de
l'Environnement, de l'Aménagement du territoire et des Travaux publics
ordonna que la loi n° 653/1977 "relative aux obligations de
propriétaires riverains en matière de percée de routes nationales" soit
appliquée à un projet d'aménagement de certains tronçons de la route
nationale reliant Thessalonique à Nea Moudania, en Chalcidique.
La loi n° 653/1977 présume que les propriétaires d'immeubles
sis au bord d'une route nationale tirent profit lorsqu'il y a
élargissement de cette route, et prévoit que dès lors ils participent
obligatoirement aux frais d'expropriation, s'ils sont expropriés
(paragraphe 23 ci-dessous).
8. Le 20 août 1986, l'Etat procéda, par une décision conjointe
du ministre des Finances et de celui des Travaux publics et en vertu
de la loi n° 653/1977, à l'expropriation d'une partie de chacun des
immeubles des requérants - d'un total de 392 370 m2 -, pour cause
d'utilité publique, en particulier aux fins de la construction de
nouveaux tronçons de la route nationale reliant Thessalonique à
Nea Moudania. Plus précisément, ces propriétés furent utilisées pour
la percée de la route Nea Kallikrateia-Nea Moudania, ainsi que pour
celle d'une desserte agricole d'une largeur d'environ cinq mètres. La
décision précisait que l'expropriation se ferait au profit de l'Etat
et aux frais de celui-ci ainsi que des propriétaires riverains qui en
tireraient profit dans les conditions prévues par la loi.
B. Les recours en annulation devant le Conseil d'Etat
9. Le 27 novembre 1987, les intéressés saisirent le Conseil
d'Etat d'une requête en annulation de la décision du 20 août 1986
(paragraphe 8 ci-dessus). Ils soutenaient, entre autres, que la
loi n° 653/1977 ne s'appliquait pas en l'espèce, car l'élargissement
projeté de la route - laquelle n'avait pas du reste été qualifiée de
"nationale" par le décret présidentiel des 9/20 août 1955 - serait
préjudiciable à leurs propriétés. De plus, le plan cadastral
mentionnait seulement la surface à exproprier et non celle des terrains
entiers ou de la partie non expropriée de ceux-ci de manière à pouvoir
déterminer leur dépréciation.
10. Le 10 janvier 1991, les requérants saisirent le Conseil d'Etat
d'une requête en annulation de la décision ministérielle du
18 juin 1986 (paragraphe 7 ci-dessus). Ils prétendaient que le
ministre compétent avait à tort qualifié de "nationale" la route
reliant Thessalonique à Nea Moudania - qui n'était en fait qu'une
route départementale - et que, par conséquent, la loi n° 653/1977 ne
devait pas s'appliquer en l'occurrence. Plus précisément, ils
soulignaient que les routes nationales sont déterminées, en vertu des
dispositions de la loi n° 3155/1955, par un décret unique et non par
une décision ministérielle; or ni le décret des 9/20 août 1955 ni des
textes postérieurs ne qualifiaient cette route de nationale.
11. Par deux arrêts (n° 492/1992 et 493/1992) du 11 février 1992,
le Conseil d'Etat rejeta les deux requêtes. A l'égard de certains
requérants, il les déclara irrecevables car ceux-ci n'avaient pas
produit un mandat relatif au pouvoir de représentation devant cette
juridiction ou n'avaient pas prouvé leur qualité pour agir. A l'égard
des autres, il les tint pour non fondées au motif notamment que la
route reliant Thessalonique à Nea Moudania avait été qualifiée de
"nationale" par une décision du ministre des Travaux publics du
31 août 1982; or cette décision constituait un acte individuel dont la
légalité ne pouvait pas être contrôlée incidemment. Quant au grief
selon lequel la décision du 20 août 1986, en considérant les requérants
comme des "riverains bénéficiaires", violait les articles 17 et 93
par. 4 de la Constitution, le Conseil d'Etat le rejeta comme
irrecevable: ledit grief se rapportait à la détermination de
l'indemnité, ce qui relève de la compétence des juridictions civiles,
et non à la légalité de la décision attaquée.
C. La détermination du montant unitaire de l'indemnité par les
juridictions civiles
12. Saisi par l'Etat et certains des requérants en vertu du
décret-loi n° 797/1971 relatif aux expropriations (paragraphe 17
ci-dessous), le tribunal de première instance de Thessalonique fixa,
le 24 mai 1988, le montant unitaire provisoire de l'indemnité. Il
releva que les propriétés des intéressés constituaient des terrains
agricoles non inclus dans le plan d'aménagement foncier, cultivables
et certains d'entre eux irrigués; situés à une distance jusqu'à
1 300 mètres de la côte, ils étaient aussi constructibles. Certains
des propriétaires les avaient illégalement divisés en petites parcelles
qu'ils avaient vendues à des tiers, lesquels y avaient construit sans
permis des habitations.
13. Le 4 janvier 1991, la cour d'appel de Thessalonique fixa, à
la demande de certains requérants, le montant unitaire définitif de
l'indemnité (arrêt n° 15/1991). Elle déclara qu'elle ne pouvait pas
examiner l'existence et l'ampleur de l'obligation des propriétaires
riverains de contribuer aux frais de l'expropriation ni l'éventuel
profit qu'ils en tireraient dans le cas concret. Elle rejeta
l'allégation des requérants selon laquelle la loi n° 653/1977 était
inconstitutionnelle et tous les actes de l'administration les
"obligeant à se considérer suffisamment compensés parce que profitant
de la route nationale" étaient nuls. Elle précisa que la valeur des
parcelles non expropriées avait baissé lorsque la superficie des
terrains litigieux ne dépassait pas 750 m2; pour ces parcelles une
indemnité spéciale était accordée en vertu de l'article 13 par. 4 du
décret-loi n° 797/1971. En revanche, les terrains de plus de 750 m2
n'avaient subi aucune dépréciation - car ni les intéressés ni les
experts n'avaient prouvé qu'ils étaient devenus non constructibles -
et donc aucune indemnité spéciale n'était due pour ces terrains.
D. La procédure de reconnaissance des titulaires du droit à
indemnisation
14. Le 18 octobre 1990, l'Etat invita le tribunal de
première instance de Thessalonique à déterminer les titulaires du droit
à l'indemnité fixée en janvier 1991 (paragraphe 13 ci-dessus). Le
5 mars 1991, le tribunal reconnut cette qualité à certains des
requérants (jugement n° 18/1991); il ordonna que ceux-ci devaient
recevoir l'indemnité (placée à la Caisse des dépôts et consignations)
qui correspondait à leur part sur les terrains, ainsi qu'en fonction
de la nature de leur titre de propriété.
15. Toutefois, à cause de l'application de la présomption
irréfragable posée par la loi n° 653/1977, l'Etat n'indemnisa pas les
requérants pour la zone des quinze mètres de largeur visée par ladite
loi. Ces derniers n'exercèrent pas non plus une action en recouvrement
de l'indemnité devant les juridictions civiles.
II. Le droit interne pertinent
A. La Constitution
16. Les articles pertinents de la Constitution de 1975 se lisent
ainsi:
Article 17
"1. La propriété est placée sous la protection de l'Etat.
Les droits qui en dérivent ne peuvent toutefois s'exercer au
détriment de l'intérêt général.
2. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n'est
pour cause d'utilité publique, dûment prouvée, dans les cas
et suivant la procédure déterminés par la loi et toujours
moyennant une indemnité préalable complète. Celle-ci doit
correspondre à la valeur que possède la propriété expropriée
le jour de l'audience sur l'affaire concernant la fixation
provisoire de l'indemnité par le tribunal. Dans le cas d'une
demande visant à la fixation immédiate de l'indemnité
définitive, est prise en considération la valeur que la
propriété expropriée possède au jour de l'audience du
tribunal sur cette demande.
(...)"
Article 93 par. 4
"Les tribunaux sont tenus de ne pas appliquer une loi dont
le contenu est contraire à la Constitution."
B. Le décret-loi n° 797/1971 relatif aux expropriations
17. Le décret-loi n° 797/1971 des
30 décembre 1970/1er janvier 1971 constitue la législation fondamentale
qui régit les expropriations, en application des principes énoncés dans
les dispositions constitutionnelles.
18. Le chapitre A du décret-loi fixe la procédure et les
conditions préalables à l'annonce d'une expropriation.
Selon l'article 1 par. 1 a), si elle est autorisée par la loi
dans l'intérêt public, l'expropriation de propriétés urbaines ou
rurales ou la revendication de droits réels sur celles-ci est annoncée
par une décision conjointe du ministre compétent dans le domaine visé
par l'expropriation et du ministre des Finances.
L'article 2 par. 1 fixe les conditions préalables à une
décision annonçant une expropriation; en particulier: a) un plan
cadastral indiquant la zone à exproprier, et b) la liste des
propriétaires des biens-fonds, la superficie de ceux-ci, leur
délimitation et les principales caractéristiques des bâtiments qui y
sont édifiés.
19. Le chapitre B du décret-loi précise les modalités de mise en
oeuvre de l'expropriation.
La personne concernée doit percevoir une indemnité, selon des
conditions précisément énoncées. L'acquisition de la propriété par la
partie en faveur de laquelle l'expropriation a été décidée (articles 7
par. 1 et 8 par. 1) commence au jour du paiement ou à la date de
publication au Journal officiel du dépôt de l'indemnité auprès de la
Caisse des dépôts et consignations (dans l'hypothèse où l'on n'a pas
terminé d'identifier les bénéficiaires, où la propriété est grevée
d'hypothèques, ou bien en cas de litige quant à l'identité du véritable
bénéficiaire).
Si l'expropriation n'est pas opérée selon les conditions qui
précèdent, dans le délai d'un an et demi à compter du jugement fixant
l'indemnité, elle se trouve levée d'office (article 11 par. 1).
20. Le chapitre D détermine dans le détail la procédure devant
permettre de fixer l'indemnité.
Aux termes de l'article 14, les parties au procès sont: a) la
partie tenue de verser l'indemnité; b) la partie en faveur de laquelle
l'expropriation est décidée; c) la partie qui revendique la propriété
du bien exproprié ou d'autres droits réels sur celle-ci.
L'article 17 par. 1 confie aux tribunaux le soin de fixer
l'indemnité. Il dispose expressément que ceux-ci fixent uniquement le
montant unitaire de l'indemnité, sans préciser le/les bénéficiaires de
celle-ci ou la partie tenue de la verser.
D'après l'article 13 par. 1, l'indemnité se calcule par
rapport à la valeur réelle de la propriété expropriée au moment de la
publication de la décision annonçant l'expropriation.
Aux termes du paragraphe 4 du même article,
"En cas d'expropriation d'une partie d'un immeuble et
lorsque la partie restant au propriétaire subit une
dépréciation substantielle de sa valeur ou se rend
inutilisable, le jugement qui fixe l'indemnité détermine
aussi l'indemnité spéciale pour cette partie. Cette
indemnité spéciale est versée au propriétaire avec celle pour
la partie expropriée."
21. La procédure de fixation de l'indemnité peut comporter
deux phases:
D'abord, la phase de la fixation provisoire: le tribunal
compétent est le juge unique du tribunal de grande instance dans le
ressort duquel se trouve le bien exproprié et qui connaît de l'affaire
une fois saisi d'une requête déposée par une partie intéressée
(article 18).
Ensuite, la phase de la fixation définitive: elle relève de
la cour d'appel dans le ressort de laquelle la propriété expropriée est
située, sur requête introduite par les parties intéressées dans le
délai de trente jours à compter de la notification de la décision de
fixation provisoire ou dans le délai de six mois à compter de sa
publication, si elle n'est pas notifiée (article 19 paras. 1 et 2).
Conformément au paragraphe 6 du même article, ladite requête
bénéficiera uniquement à la personne qui l'a déposée, en vue d'une
augmentation ou d'une diminution du montant provisoirement fixé.
Celui-ci devient définitif pour les personnes qui n'ont pas
déposé rapidement une requête.
Par ailleurs, une requête peut être déposée directement devant
la cour d'appel aux fins d'une décision définitive; celle-ci est
insusceptible de recours (article 20).
22. Le chapitre E du même décret-loi prévoit une procédure
particulière pour l'identification judiciaire des bénéficiaires de
l'indemnité.
Le tribunal compétent pour cette identification est le juge
unique du tribunal de grande instance dans le ressort duquel le bien
exproprié est situé (article 26).
D'après l'article 27 par. 1, le tribunal procède à
l'identification à partir des informations figurant sur le plan
cadastral et la liste des propriétaires fonciers établis par un
ingénieur compétent, dûment agréé par les services du
ministère des Travaux publics, ainsi que de tout autre renseignement
fourni par les parties ou examiné d'office.
La décision prononcée au terme de cette procédure spéciale ne
se prête à aucun recours (article 27 par. 6).
En vertu du paragraphe 4 de l'article 27, le tribunal ne rend
pas de décision si:
a) l'audience ou une déclaration de l'Etat établit que
quelqu'un peut prétendre à la pleine propriété du bien exproprié ou à
un autre droit réel;
b) la propriété ou un autre droit réel prêtent à controverse
entre plusieurs des bénéficiaires allégués, de sorte qu'il y a lieu de
procéder à une enquête sur les prétentions élevées, laquelle doit
comprendre une audience pour chaque partie intéressée ayant engagé une
action;
c) l'audience établit qu'aucun droit réel n'est avéré en
faveur de la partie qui cherche à se voir reconnaître comme
bénéficiaire de l'indemnité.
Selon le paragraphe 2 de l'article 8 du
décret-loi n° 797/1971, une décision définitive sur la reconnaissance
d'une personne donnée comme bénéficiaire est nécessaire pour que la
Caisse des dépôts et consignations verse la somme déposée à titre
d'indemnité après que celle-ci a été fixée en justice.
C. La loi n° 653/1977 relative aux obligations de propriétaires
riverains en matière de percée de routes nationales
23. Les dispositions pertinentes de l'article 1 de la
loi n° 653/1977 des 25 juillet/5 août 1977 sont ainsi libellées:
"1. En cas de percée, en dehors du plan d'urbanisme, de
routes nationales d'une largeur jusqu'à trente mètres, les
propriétaires riverains qui en tirent profit sont astreints
à payer pour une zone d'une largeur de quinze mètres,
participant ainsi aux frais d'expropriation des immeubles sis
sur ces routes. Cette charge ne peut pas toutefois dépasser
la moitié de la surface de l'immeuble concerné.
(...)
3. Aux fins de l'application du présent article, sont
considérés comme propriétaires riverains avantagés ceux dont
les immeubles acquièrent une façade sur les routes percées.
4. Lorsque les ayants droit à indemnité en raison d'une
expropriation sont en même temps débiteurs du paiement d'une
partie de celle-ci, il y a compensation des droits et
obligations.
5. La manière et la procédure de répartition de
l'indemnité entre l'Etat et les propriétaires riverains sont
déterminées par décrets publiés sur la proposition du
ministre des Travaux publics.
(...)"
D. La loi n° 947/1979 relative aux zones constructibles
24. L'article 62 de la loi n° 947/1979 des 10/26 juillet 1979
dispose:
"(...)
9. Les dispositions de l'article 1 de la loi n° 653/1977
(...) s'appliquent aussi en cas d'amélioration de routes
existantes au moyen de nouveaux tracés ou d'élargissement de
ces routes ou des parties de celles-ci, définies par décision
du ministre des Travaux publics (...)
10. Les dispositions de l'article 1 de la loi n° 653/1977
(...) s'appliquent aussi aux routes départementales,
municipales ou communales pour une largeur jusqu'à
quinze mètres (...)"
E. La jurisprudence de la Cour de cassation
25. Par un arrêt (n° 672/1989) du 13 juin 1989
(Savvas Katikaridis et autres c. ministre de l'Economie), la troisième
chambre de la Cour de cassation a jugé:
" (...) Les dispositions de l'article 1 de la
loi n° 653/1977 s'appliquent non seulement en cas de percée
ou d'élargissement d'une route qui se trouve hors du plan
d'urbanisme, mais aussi pour la construction d'un échangeur
et des voies de raccordement liant les immeubles expropriés
à la route nationale. L'article 1 par. 3 de la
loi n° 653/1977 consacre une présomption légale irréfragable
selon laquelle le propriétaire dont l'immeuble acquiert une
façade sur la route percée ou sur la voie de raccordement de
l'échangeur en tire profit. L'institution d'une telle
présomption est en principe tolérée par la Constitution,
lorsque la cause de la présomption est raisonnable et fondée
sur l'expérience commune. La présomption en l'espèce impose
une obligation de participation aux frais de l'ouvrage, qui
sont engagés par l'Etat, sous la forme de
"l'auto-indemnisation" des propriétaires riverains. Cette
obligation pèse sur les propriétaires d'immeubles de chaque
côté, c'est-à-dire sur ceux dont les immeubles acquièrent une
façade sur la route percée ou sur l'échangeur; ces
propriétaires sont considérés comme en tirant profit et sont
obligés [de participer aux frais de construction] d'une zone
d'une largeur égale à la moitié de la route percée, lorsque
celle-ci ne dépasse pas la moitié de la surface de l'immeuble
concerné. La prémisse de cette obligation est que la percée
de la route nationale ou la construction de l'échangeur
modifie de fond en comble la physionomie économique de la
région et multiplie la valeur des immeubles qui se trouvent
des deux côtés de l'ouvrage, de sorte que cela provoque un
enrichissement sans cause de leurs propriétaires; or si cet
enrichissement n'était pas compensé par leur préjudice dû à
l'occupation d'une partie de leur immeuble, cela causerait
une grande difficulté, sinon l'impossibilité, pour l'Etat
d'acquérir les terrains indispensables à l'exécution des
programmes de voirie (...). Assurément, il n'est pas exclu
que, dans certains cas, le même propriétaire, alors qu'il
tire profit de la mise en valeur de l'ensemble de la région,
soit en même temps lésé: la forme ou la taille de son
immeuble peut être modifiée au point d'en rendre impossible
ou d'en diminuer l'utilisation; de même, cette utilisation
(jusqu'à la construction de l'ouvrage) ou la réalisation de
plans de mise en valeur de son immeuble peuvent s'avérer
impossibles ou difficiles. Toutefois, dans cette hypothèse,
le propriétaire lésé peut être indemnisé en vertu de
l'article 13 par. 4 du décret-loi n° 797/1971, qui s'applique
aussi dans les cas visés par la loi n° 653/1977. Par
conséquent, les dispositions de cette loi ne sont pas
contraires aux articles 17 et 4 par. 1 de la Constitution car
elles n'introduisent pas des exceptions injustifiées à
l'encontre des propriétaires riverains. (...)"
26. Toutefois, le 30 novembre 1990, la quatrième chambre de la
Cour de cassation - à laquelle la troisième chambre avait renvoyé
l'affaire - jugea (arrêt n° 1841/1990) que l'article 1 par. 3 de la
loi n° 653/1977 (combiné avec l'article 62 paras. 9 et 10 de la
loi n° 947/1979) ne s'appliquait pas en cas d'expropriation forcée pour
la construction d'un échangeur (pont routier) en dehors du plan
d'urbanisme; une telle construction ne profite pas aux riverains car
elle vise exclusivement à assurer le flux rapide et sûr de véhicules;
de plus, elle les prive de tout accès direct et immédiat à la route
principale initiale sur laquelle donnait auparavant la façade de leurs
immeubles. Elle estima, en outre, que la présomption instituée par cet
article était réfragable, sans quoi ledit article serait contraire à
la Constitution. Enfin, elle renvoya l'affaire devant la formation
plénière de la Cour de cassation pour que celle-ci lève la
contradiction entre les deux chambres (article 580 par. 4 du
code de procédure civile).
27. Le 6 juin 1991, la Cour de cassation, siégeant en formation
plénière (trente-deux juges), trancha en faveur de la position de la
troisième chambre en ces termes (arrêt n° 14/1991):
" (...)
Conformément à l'article 62 par. 9 de la loi n° 947/1979
"relative aux zones constructibles", les dispositions de
l'article 1 de la loi n° 653/1977 s'appliquent aussi en cas
d'amélioration de routes existantes au moyen de nouveaux
tracés ou d'élargissement de ces routes ou des parties de
celles-ci. La liste des cas d'améliorations (...) est
indicative et non exhaustive. Il s'ensuit qu'au sens
véritable de cette disposition, l'amélioration d'une route
nationale comprend la construction d'un échangeur; or
l'expropriation d'immeubles pour l'élargissement d'une telle
route et la construction parallèlement à celle-ci de voies
d'accès à l'échangeur sont régies par les [articles 1
paras. 1, 3, 4 et 5 et 2 par. 2 de la loi n° 653/1977]. Du
reste, ainsi qu'il ressort des dispositions de l'article 1
paras. 1 et 3 de la loi n° 653/1977, la présomption [selon
laquelle les propriétaires tirent avantage d'une telle
amélioration] est irréfragable; la loi n'autorise pas une
procédure qui tendrait à prouver que l'amélioration de la
route ne procure pas d'avantages, et ainsi à renverser cette
présomption.
Enfin, la disposition légale qui énonce ladite
présomption permet aussi d'identifier les personnes pouvant
prétendre à une indemnité à raison de l'expropriation de
leurs immeubles, et le droit à réparation des propriétaires
desdits immeubles ne se trouve pas affecté. Il s'ensuit que
la disposition de cette loi et la présomption irréfragable
qu'elle institue ne méconnaissent pas l'article 17 par. 2 de
la Constitution qui impose l'indemnisation complète du
propriétaire de l'immeuble exproprié. (...)"
Toutefois, une minorité de treize juges estima que la
controverse aurait dû être vidée en faveur de la position de la
quatrième chambre. Selon quatre d'entre eux, l'article 62 par. 9 de
la loi n° 947/1977 ne s'appliquait pas pour les améliorations au moyen
de la construction d'échangeurs et, par conséquent, les propriétaires
riverains n'en tiraient aucun profit. Pour quatre autres, ladite
présomption n'était pas irréfragable mais réfragable car, en matière
d'échangeurs, la différence de niveau entrave l'accès à la route
nationale, ce qui désavantage les immeubles riverains. Enfin,
cinq juges considérèrent que la présomption irréfragable privait les
propriétaires de leur droit de se faire rembourser à la juste valeur
de leurs immeubles au temps de l'expropriation.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
28. M. Tsomtsos et cent trente-huit autres personnes ainsi qu'une
commune ont saisi la Commission le 3 août 1992. Ils alléguaient des
violations des articles 6 par. 1 et 13 de la Convention (art. 6-1,
art. 13) et de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
29. Le 2 décembre 1994, la Commission a rayé du rôle la requête
(n° 20680/92) pour autant qu'elle concernait trente-huit des requérants
et la commune de Nea Kallikrateia; elle a retenu ladite requête quant
au grief tiré de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) et l'a déclarée
irrecevable pour le surplus. Dans son rapport du 18 octobre 1995
(article 31) (art. 31), elle conclut à l'unanimité qu'il y a eu
violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). Le texte intégral
de son avis figure en annexe au présent arrêt (1).
_______________
Note du greffier
1. Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans
l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1996-V), mais
chacun peut se le procurer auprès du greffe.
_______________
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LES REQUERANTS
30. Dans leur mémoire les requérants invitent la Cour
"à accueillir [leur] recours individuel tel que celui-ci a
été complété et amélioré par les mémoires et les prétentions
[qu'ils y ont] ajoutés et, en particulier, [ils] demandent:
I) que le gouvernement grec soit reconnu coupable d'avoir
violé l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) et soit condamné
à [leur] verser une satisfaction équitable;
II) que soit considérée comme satisfaction équitable la
valeur de la bande de quinze mètres telle que celle-ci a été
fixée par l'arrêt n° 15/1991 de la cour d'appel de Salonique,
augmentée de l'intérêt moratoire légal (...), courant depuis
le prononcé de l'arrêt de la cour d'appel (...) jusqu'au
25 juin 1996;
IIa) à défaut et subsidiairement, s'agissant de [certains]
des requérants, qu'il soit jugé que [leur] profit correspond
à l'indemnité due pour une bande de terrain de trois mètres
et que le gouvernement grec soit condamné selon ce qui est
précisé (...), y compris les intérêts;
III) que le gouvernement grec soit condamné, au titre des
frais judiciaires encourus devant les tribunaux nationaux, à
[leur] verser trois millions (3 000 000) de drachmes et, au
titre des frais encourus devant la Commission et la Cour
européennes, à [leur] verser quatre millions (4 000 000) de
drachmes;
IV) que le gouvernement grec soit tenu de [leur] verser ces
montants dans un délai de six mois à compter du prononcé de
l'arrêt de [la] Cour."
EN DROIT
I. SUR L'EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
31. Le Gouvernement soutient en ordre principal, comme déjà devant
la Commission, que les requérants n'ont pas épuisé les voies de recours
internes, ni dans les procédures administratives ni dans les procédures
civiles qu'ils avaient intentées.
En premier lieu, par ses arrêts nos 492/1992 et 493/1992
(paragraphe 11 ci-dessus), le Conseil d'Etat avait déclaré les recours
des intéressés irrecevables soit parce que certains d'entre eux avaient
omis de produire les mandats pour les avocats qui les représentaient,
soit parce que certains autres n'avaient pas justifié d'un intérêt pour
agir, soit, enfin, parce qu'il s'estimait incompétent.
En deuxième lieu, les requérants n'avaient pas intenté devant
les tribunaux civils une action en reconnaissance (anagnoristiki agogi)
ou une action en revendication de l'indemnité à laquelle ils
prétendaient avoir droit, les seules qui leur auraient permis de
contester la validité de la présomption posée par la loi n° 653/1977.
En troisième lieu, les intéressés n'avaient jamais invoqué
dans les instances nationales l'incompatibilité de ladite présomption
avec l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
32. La Cour rappelle que l'article 26 de la Convention (art. 26)
n'exige l'épuisement que des recours accessibles, adéquats et relatifs
aux violations incriminées (arrêt Manoussakis et autres c. Grèce du
26 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV,
pp. 1359-1360, par. 33).
33. Au sujet de la première branche de l'exception, la Cour
estime, à l'instar des requérants et de la Commission, que le
non-respect des formalités invoquées par le Gouvernement n'aurait pu
avoir une incidence sur la règle de l'épuisement que si le
Conseil d'Etat avait examiné au fond les recours de ceux des requérants
qui avaient fourni les pièces pertinentes, c'est-à-dire les mandats et
le plan cadastral sur lequel figuraient les noms des intéressés. Or
le Conseil d'Etat s'est déclaré incompétent.
En ce qui concerne la deuxième branche de l'exception, la Cour
constate que le 6 juin 1991, donc quelques mois après la détermination
du montant unitaire de l'indemnité et la reconnaissance judiciaire des
titulaires du droit à indemnisation (paragraphes 13-14 ci-dessus), la
Cour de cassation siégeant en formation plénière a tranché de manière
définitive la controverse relative au caractère irréfragable de la
présomption posée par la loi n° 653/1977 et a jugé que celle-ci était
compatible avec l'article 17 par. 2 de la Constitution. Toute action
ultérieure des intéressés devant les tribunaux civils était donc vouée
à l'échec.
Quant à la troisième branche de l'exception, la Cour note
qu'elle n'a pas été présentée à la Commission et qu'elle se heurte donc
à la forclusion.
34. Par conséquent, il échet de rejeter l'exception.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1
(P1-1)
35. Les requérants allèguent que la présomption posée par
l'article 1 par. 3 de la loi n° 653/1977 et la consécration de son
caractère irréfragable par la Cour de cassation les ont empêchés de
revendiquer en justice et d'obtenir l'indemnité à laquelle ils avaient
droit en vertu d'une décision judiciaire définitive à la suite de
l'expropriation d'une partie de leurs immeubles. Ils invoquent
l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), ainsi libellé:
"Toute personne physique ou morale a droit au respect de
ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour
cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par
la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes (P1-1) ne portent pas atteinte
au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les
lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des
biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le
paiement des impôts ou d'autres contributions ou des
amendes."
36. Il n'est pas contesté que les intéressés ont été privés de
leur propriété conformément aux dispositions du décret-loi n° 797/1971
et de la loi n° 653/1977, en vue de la construction de nouveaux
tronçons d'une route nationale, et que l'expropriation poursuivait
ainsi un but légitime d'utilité publique.
37. Les requérants critiquent la présomption irréfragable selon
laquelle les propriétaires riverains tirent un avantage de
l'amélioration d'une route nationale, et le fondement - l'expérience
commune - que lui a attribué la Cour de cassation dans son arrêt du
13 juin 1989 (paragraphe 25 ci-dessus). Ils soulignent que certains
arrêts de la cour d'appel de Thessalonique et de la Cour de cassation,
ainsi que les opinions dissidentes de plusieurs juges de cette
dernière, ont contesté le caractère irréfragable de cette présomption
lorsque, comme dans la présente affaire, il était évident que les
propriétaires riverains non seulement ne tiraient aucun avantage de
l'expropriation, mais au contraire subissaient une dépréciation de la
partie de leur propriété qu'ils conservaient. Ils se plaignent du fait
que le fardeau de l'expropriation pour l'amélioration d'une route
nationale, laquelle profite à la société dans son ensemble, repose pour
l'essentiel sur les épaules des propriétaires riverains. Le montant
de la plus-value que ceux-ci en retirent, varie selon le cas et ne
devrait pas être déterminé de manière irréfragable par une disposition
de portée générale.
38. D'après le Gouvernement, ladite présomption ne permet pas en
soi de conclure qu'il existe une disproportion réelle ou apparente
entre l'intérêt général poursuivi et le préjudice allégué par les
propriétaires expropriés. A supposer même que la formulation de
l'article 1 de la loi n° 653/1977 laisse à première vue entrevoir une
telle disproportion, celle-ci serait réduite à un minimum: cet article
limite la participation des propriétaires aux frais de l'expropriation
à concurrence d'une bande de quinze mètres de chaque côté de la route
et précise que cette charge ne peut dépasser la moitié de la surface
de l'immeuble concerné (paragraphe 23 ci-dessus); de plus, l'article 13
par. 4 du décret-loi n° 797/1971 prévoit l'octroi d'une indemnité
supplémentaire pour la partie restante de l'immeuble qui se trouverait,
le cas échéant, dépréciée. Cette indemnité a du reste été accordée aux
requérants en l'espèce; ajoutée à la plus-value que ceux-ci avaient
tirée de la partie des immeubles qu'ils avaient conservés, elle a
compensé pleinement leur droit à indemnisation. Les intéressés
pourraient tout au plus soutenir que la présomption irréfragable les
prive d'un accès effectif aux tribunaux, mais la Commission a déclaré
irrecevable leur grief tiré de l'article 6 de la Convention (art. 6).
39. La Commission, elle, conclut à la violation de l'article 1 du
Protocole n° 1 (P1-1): l'application de la présomption irréfragable a
empêché les requérants de prouver devant le Conseil d'Etat le préjudice
qu'ils prétendaient avoir subi et, en conséquence, de faire valoir leur
droit à une indemnisation complète de la perte de leurs propriétés.
40. La Cour reconnaît que, dans la détermination de l'indemnité
due aux propriétaires de biens expropriés en vue de travaux de voirie,
il peut légitimement être tenu compte des avantages résultant de ces
travaux pour les propriétaires riverains.
Elle observe toutefois que, dans le système appliqué en
l'occurrence, l'indemnité est, dans tous les cas, réduite d'un montant
équivalant à la valeur d'une bande de quinze mètres, sans qu'il soit
permis aux propriétaires intéressés de faire valoir qu'en réalité les
travaux dont il s'agit ont pour effet, soit de ne leur procurer aucun
avantage ou un avantage moindre, soit de leur faire souffrir un
préjudice plus ou moins important.
D'une rigidité excessive, ce système ne tient aucun compte de
la diversité des situations, en méconnaissant les différences résultant
notamment de la nature des travaux et de la configuration des lieux.
Il est "manifestement dépourvu de base raisonnable"
(voir, mutatis mutandis, les arrêts James et autres c. Royaume-Uni du
21 février 1986, série A n° 98, p. 32, par. 46, et Mellacher et autres
c. Autriche du 19 décembre 1989, série A n° 169, p. 26, par. 45). Il
rompt nécessairement, à l'égard d'un grand nombre de propriétaires, le
juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit au respect
des biens et les exigences de l'intérêt général.
41. En l'espèce, les requérants avaient des arguments de poids à
faire valoir pour tenter de prouver que la construction de la nouvelle
route reliant Thessalonique à Nea Moudania, au lieu de revaloriser les
propriétés qu'ils conservaient, contribuait en fait à les déprécier et
à rendre les conditions de l'habitat désavantageuses: le caractère
surélevé de la plupart des tronçons de la route qui est devenue une
voie à circulation rapide, le manque d'accès direct de leurs propriétés
à la route principale, la nécessité de passer par un échangeur distant
de plusieurs kilomètres et la baisse du coefficient relatif à la
hauteur de bâtiments.
42. Les intéressés ont dû ainsi supporter une charge spéciale et
exorbitante que seule aurait pu rendre légitime la possibilité de
prouver en justice le préjudice allégué et de toucher, le cas échéant,
une indemnité en rapport avec l'ampleur de celui-ci.
Il n'y a pas lieu, à ce stade, de rechercher si les requérants
ont réellement subi un préjudice: c'est dans leur situation juridique
même que l'équilibre à préserver a été détruit (voir, mutatis mutandis,
l'arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A
n° 52, p. 28, par. 73).
Il y a donc eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1
(P1-1).
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION (art. 50)
43. Aux termes de l'article 50 de la Convention (art. 50),
"Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou
une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute
autre autorité d'une Partie Contractante se trouve
entièrement ou partiellement en opposition avec des
obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit
interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement
d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette
mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la
partie lésée une satisfaction équitable."
A. Dommage matériel
44. D'après les requérants, le montant du préjudice de ceux
d'entre eux qui ont subi une dépréciation de la partie des immeubles
qu'ils avaient conservés, doit être fixé à la valeur de leur propriété
telle que déterminée par la cour d'appel de Thessalonique
(paragraphe 13 ci-dessus), majorée d'un intérêt moratoire au taux de
30 % l'an pour la période allant du 1er janvier 1991 au 25 juin 1996.
Le préjudice des autres s'élèverait au montant de l'indemnité due pour
la bande de quinze mètres, actualisé de la même manière. Au total, il
s'agirait de 423 746 930,78 drachmes.
45. Le Gouvernement soutient que la Cour ne dispose pas d'éléments
suffisants pour évaluer le dommage matériel subi par les intéressés.
D'une part, ceux-ci n'avaient pas présenté devant les juridictions
grecques une demande précise d'indemnisation accompagnée des calculs
analytiques et des éléments prouvant l'ampleur de leur préjudice.
D'autre part, il serait impossible d'établir une concordance absolue
entre les noms des requérants et les chiffres correspondant aux
immeubles litigieux sur le plan cadastral; il semblerait que, dans
plusieurs cas, les décisions pertinentes des juridictions nationales
concernaient des biens ayant fait l'objet d'une succession. Quoi qu'il
en soit, le préjudice ne saurait excéder le produit du montant unitaire
fixé en justice pour les immeubles expropriés et du nombre de
mètres carrés dont disposait chacun des intéressés.
46. Le délégué de la Commission, lui, ne prend pas position.
47. Dans les circonstances de la cause, la Cour estime que la
question de l'application de l'article 50 (art. 50) ne se trouve pas
en état pour le dommage matériel, de sorte qu'il échet de la réserver
en tenant compte de l'éventualité d'un accord entre l'Etat défendeur
et les intéressés (article 54 paras. 1 et 4 du règlement A).
B. Frais et dépens
48. Les requérants sollicitent en outre le versement de
3 000 000 drachmes pour honoraires d'avocat et frais divers au titre
des procédures menées devant les instances nationales, ainsi que de
4 000 000 drachmes pour celles suivies devant les organes de la
Convention.
49. Le Gouvernement trouve ces prétentions totalement dénuées de
fondement. Il souligne que pour les deux procédures devant le
Conseil d'Etat, les intéressés n'ont payé que 14 000 drachmes car leurs
recours en annulation avaient été déclarés irrecevables. La procédure
de la fixation du montant unitaire d'indemnisation s'est déroulée sans
frais; l'article 17 par. 2 du décret-loi n° 797/1971 prévoit en effet
que toutes les demandes, citations, pièces et décisions sont présentées
sans droit de timbre ni autres frais; le paragraphe 4 du même article
précise de son côté que les frais de justice sont supportés par les
parties tenues à réparation. Enfin, au sujet de la procédure devant
les organes de la Convention, le Gouvernement invoque l'absence
d'audience devant la Commission.
50. Quant au délégué de la Commission, il ne se prononce pas.
51. Eu égard au constat de violation de l'article 1 du
Protocole n° 1 (P1-1), au nombre des requérants et à la complexité de
l'affaire, la Cour, statuant en équité comme le veut l'article 50 de
la Convention (art. 50), alloue aux requérants 4 000 000 drachmes pour
frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
52. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal
applicable en Grèce à la date de l'adoption du présent arrêt était
de 6 % l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L'UNANIMITE,
1. Rejette l'exception préliminaire du Gouvernement;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1
(P1-1);
3. Dit que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les
trois mois, 4 000 000 (quatre millions) drachmes pour frais
et dépens, montant à majorer d'un intérêt non capitalisable
de 6 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au
versement;
4. Dit que la question de l'application de l'article 50 de la
Convention (art. 50) ne se trouve pas en état pour le dommage
matériel;
en conséquence,
a) la réserve sur ce point;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser
par écrit, dans les six mois, leurs observations sur ladite
question et notamment à lui donner connaissance de tout
accord auquel ils pourraient aboutir;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président le
soin de la fixer au besoin.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience
publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le
15 novembre 1996.
Signé: Rolv RYSSDAL
Président
Signé: Herbert PETZOLD
Greffier
Textes cités dans la décision