CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE ÇIRAKLAR c. TURQUIE, 28 octobre 1998, 19601/92

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Chronologie de l’affaire

Commentaire1

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CEDH · 28 octobre 1998

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Chambre), 28 oct. 1998, n° 19601/92
Numéro(s) : 19601/92
Publication : Recueil 1998-VII
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Arrêt Findlay c. Royaume-Uni du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 281, § 73
Arrêt Gautrin et autres c. France du 20 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1030-1031, § 58
Arrêt Incal c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1571, § 65, p. 1573, § 72
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Exception préliminaire rejetée (non-épuisement des voies de recours internes) ; Violation de l'Art. 6-1 ; Non-lieu à examiner l'Art. 6-3-d ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - constat de violation suffisant
Identifiant HUDOC : 001-62928
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:1998:1028JUD001960192
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Sur les parties

Texte intégral

AFFAIRE ÇIRAKLAR c. TURQUIE

(70/1997/854/1061)

ARRÊT

STRASBOURG

28 octobre 1998


En l’affaire Çıraklar c. Turquie[1],

La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A[2], en une chambre composée des juges dont le nom suit :

MM.Thór Vilhjálmsson, président,
F. Gölcüklü,
C. Russo,
N. Valticos,
M.A. Lopes Rocha,
J. Makarczyk,
T. Pantiru,
V. Butkevych,
V. Toumanov,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 juin et 24 septembre 1998,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCéDURE

1.  L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 10 juillet 1997, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 19601/92) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Cengiz Çıraklar, avait saisi la Commission le 28 novembre 1991 en vertu de l’article 25.

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu’à la déclaration turque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.


2.  En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance et a désigné pour le représenter devant la Cour (article 30), Me S. Bilge Uslu, avocate au barreau d’Izmir.

3.  La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Gölcüklü, juge élu de nationalité turque (article 43 de la Convention), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 27 août 1997, en présence du greffier, le président a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson,  B. Walsh, C. Russo, N. Valticos, J. Makarczyk, V. Butkevych et V. Toumanov (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A). Par la suite M. Ryssdal, décédé le 18 février 1998, a été remplacé à la présidence de la chambre par M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 § 6, second alinéa, du règlement A) ; décédé le 9 mars 1998, M. Walsh a été remplacé par M. Pantiru, suppléant (article 22 § 1). Ultérieurement, M. Bernhardt, empêché, a été remplacé à la présidence de la chambre par M. Thór Vilhjálmsson (article 21 § 6, second alinéa) et M. M.A. Lopes Rocha, suppléant, a été appelé à compléter celle-ci (article 22 § 1).

4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Ryssdal avait consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement turc  (« le Gouvernement »), le conseil du requérant et la déléguée de la Commission, Mme M. Hion, au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du requérant et du Gouvernement les 30 avril 1998 et 1er mai 1998 respectivement. Le 19 juin 1998, la déléguée de la Commission a informé le greffier qu’elle n’avait pas d’observations à formuler.

5.  Eu égard aux avis exprimés par le requérant, le Gouvernement et la déléguée de la Commission, et convaincue du respect de la condition fixée pour déroger à sa procédure habituelle (articles 26 et 38 du règlement A), la chambre avait décidé de ne pas tenir d’audience en l’espèce et M. Bernhardt avait autorisé le requérant et le Gouvernement à répliquer chacun au mémoire de l’autre.

6.  Les observations complémentaires du Gouvernement et du requérant sont parvenues au greffe les 22 mai et 2 juin 1998 respectivement.

EN FAIT

I.LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A.Le contexte de l’affaire

7.  Le requérant, ressortissant turc né en 1966, réside à Izmir (Turquie). A l’époque des faits il était étudiant à l’université de l’Egée.

8.  Le 16 mars 1990, un groupe d’étudiants organisa sans autorisation une manifestation devant les bâtiments de l’université pour commémorer le décès de sept étudiants de l’université d’Istanbul en 1978 ainsi que la mort de Kurdes au nord de l’Irak en 1988. La police intervint, dispersa la foule et arrêta le requérant ainsi que d’autres manifestants et les plaça en garde à vue.

B.La procédure dirigée contre le requérant

1.Devant la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir

9.  Après avoir été interrogés par la police les intéressés furent, le 19 mars 1990, présentés au parquet de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir.

10.  Le 20 mars 1990, M. Çıraklar et ses coaccusés comparurent devant la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir. Il leur était reproché d’avoir participé à une manifestation non autorisée, résisté aux forces de l’ordre par la violence et fait de la propagande séparatiste.

11.  Par une lettre du 13 avril 1990, le directeur de la sûreté d’Izmir informa le père du requérant que ce dernier avait été arrêté à la suite des événements survenus à l’université de l’Egée, placé en garde à vue, traduit devant la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir et mis en détention provisoire à la maison d’arrêt de Buca.

12.  Devant la cour de sûreté de l’Etat, le requérant contesta les faits tels que présentés par le parquet. Il allégua en outre la partialité de ladite cour sur le fondement de la composition de celle-ci et soutint que son arrestation était constitutive d’une atteinte à ses libertés de pensée, d’expression et d’association.

13.  Se fondant sur le témoignage des policiers qui avaient arrêté le requérant, sur des photos publiées dans un quotidien et sur un enregistrement vidéo, la cour de sûreté de l’Etat constata que l’intéressé avait participé à la manifestation en cause, résisté aux forces de l’ordre et lancé des pierres sur les policiers. Elle observa aussi que ledit enregistrement vidéo révélait que, avant d’intervenir et de procéder à des arrestations, les forces de l’ordre avaient averti les manifestants et leur avaient donné l’ordre de se disperser.

Elle jugea que les déclarations des amis de M. Çıraklar selon lesquelles ce dernier n’avait été que spectateur de l’événement ne reflétaient pas toute la vérité : ces témoins affirmaient avoir vu les policiers arrêter le requérant et son amie, S.D., entre 11 h 30 et 12 heures alors qu’il avait été établi que la manifestation n’avait débuté que vers 12 h 15. Elle refusa par ailleurs d’entendre S.D. en tant que témoin à décharge au motif que cette dernière avait elle-même la qualité d’accusée dans cette affaire.

14.  Par un jugement du 28 décembre 1990, la cour de sûreté de l’Etat, composée de deux juges civils et d’un juge militaire ayant grade de colonel, déclara M. Çıraklar coupable d’avoir, en méconnaissance des dispositions de la loi n° 2911, participé à une manifestation tenue sur la voie publique sans autorisation préalable et fait usage de violence contre les forces de l’ordre, et le condamna à deux ans et six mois d’emprisonnement. Trente de ses coaccusés furent condamnés des mêmes chefs.

2.Devant la Cour de cassation

15.  Le 15 février 1991, le requérant se pourvut en cassation contre le jugement du 28 décembre 1990. Dans son mémoire, il mettait en cause la version des faits retenue par la cour de sûreté de l’Etat ainsi que la manière dont celle-ci avait apprécié les preuves, et critiquait les qualifications retenues par ladite juridiction. Il plaidait en outre que sa condamnation constituait un manquement aux articles 9, 10 et 11 de la Convention.

16.  Par un arrêt du 28 mai 1991, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance.

ii.LE DROIT INTERNE PERTINENT

17.  Les cours de sûreté de l’Etat ont été instaurées par la loi n° 1773 du 11 juillet 1973, conformément à l’article 136 de la Constitution de 1961. Cette loi fut annulée par la Cour constitutionnelle le 15 juin 1976. Par la suite, ces juridictions furent réintroduites dans l’organisation judiciaire turque par la Constitution de 1982. L’exposé des motifs y afférents contient le passage suivant :

« Il peut y avoir des actes touchant à l’existence et la pérennité d’un Etat tels que, lorsqu’ils sont commis, une compétence spéciale s’impose pour trancher promptement et dans les meilleures conditions. Pour ces cas-là, il s’avère nécessaire de prévoir des cours de sûreté de l’Etat. Selon un principe inhérent à notre Constitution, il est interdit de créer un tribunal spécial pour connaître d’un acte donné, postérieurement à sa perpétration. Aussi les cours de sûreté de l’Etat ont-elles été prévues par notre Constitution pour connaître des poursuites relatives aux infractions susmentionnées. Comme les dispositions particulières régissant leurs attributions se trouvent fixées au préalable et que les juridictions en question sont créées avant tout acte (…), elles ne sauraient être qualifiées de tribunaux instaurés pour connaître de tel ou tel acte postérieurement à sa commission. »

18.  La composition et le fonctionnement de ces juridictions sont régis par les dispositions ci-dessous.

A.La Constitution

19.  Les dispositions constitutionnelles régissant l’organisation judiciaire sont ainsi libellées :

Article 138 §§ 1 et 2

« Dans l’exercice de leurs fonctions, les juges sont indépendants ; ils statuent selon leur intime conviction, conformément à la Constitution, à la loi et au droit.

Nul organe, nulle autorité (...) nulle personne ne peut donner des ordres ou des instructions aux tribunaux et aux juges dans l’exercice de leur pouvoir juridictionnel, ni leur adresser des circulaires, ni leur faire des recommandations ou suggestions. »

Article 139 § 1

« Les juges (…) sont inamovibles et ne peuvent être mis à la retraite avant l’âge prévu par la Constitution, à moins qu’ils n’y consentent (…) »

Article 143 §§ 1–5

« Il est institué des cours de sûreté de l’Etat chargées de connaître des infractions commises contre la République – dont les caractéristiques sont énoncées dans la Constitution –, contre l’intégrité territoriale de l’Etat ou l’unité indivisible de la nation et contre l’ordre libre et démocratique, ainsi que des infractions touchant directement à la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat.

Les cours de sûreté de l’Etat se composent d’un président, de deux membres titulaires, de deux membres suppléants, d’un procureur et d’un nombre suffisant de substituts.

Le président, un membre titulaire, un membre suppléant et le procureur sont choisis, selon des procédures définies par des lois spéciales, parmi les juges et les procureurs de la République de premier rang, un titulaire et un suppléant parmi les juges militaires de premier rang, et les substituts parmi les procureurs de la République et les juges militaires.

Les présidents et les membres titulaires et suppléants (…) des cours de sûreté de l’Etat sont nommés pour une durée de quatre ans renouvelable. 

La Cour de cassation connaît des appels formés contre les arrêts rendus par les cours de sûreté de l’Etat.

(...) »

Article 145 § 4

« Le contentieux militaire

(...) le statut personnel des juges militaires (...) est fixé par la loi dans le respect de l’indépendance des tribunaux, des garanties dont les juges jouissent et des impératifs du service militaire. La loi détermine en outre les rapports des juges militaires avec le commandement dont ils relèvent dans l’exercice de leurs tâches autres que judiciaires (...) »

B.La loi n° 2845 instituant des cours de sûreté de l’Etat et portant réglementation de la procédure devant elles

20.  Fondées sur l’article 143 de la Constitution, les dispositions pertinentes de la loi n° 2845 sur les cours de sûreté de l’Etat se lisent ainsi :

Article 1

« Dans les chefs-lieux des provinces de (…) sont instituées des cours de sûreté de l’Etat chargées de connaître des infractions commises contre la République – dont les caractéristiques sont énoncées dans la Constitution –, contre l’intégrité territoriale de l’Etat ou l’unité indivisible de la nation et contre l’ordre libre et démocratique, ainsi que des infractions touchant directement à la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat. »

Article 3

« Les cours de sûreté de l’Etat se composent d’un président et de deux membres titulaires, ainsi que de deux membres suppléants. »

Article 5

« Le président de la cour de sûreté de l’Etat ainsi que l’un des [deux] titulaires et l’un des [deux] suppléants (...) sont choisis parmi les juges (...) civils, les autres membres titulaires et suppléants parmi les juges militaires de premier rang (…) »

Article 6 §§ 2, 3 et 6

« La nomination des membres titulaires et suppléants choisis parmi les juges militaires se fait selon la procédure prévue par la loi sur les magistrats militaires.

Sous réserve des exceptions prévues dans la présente loi ou dans d’autres, le président et les membres titulaires et suppléants des cours de sûreté de l’Etat (…) ne peuvent être affectés sans leur consentement, à un autre poste ou lieu avant quatre ans (…)

(…)


Si, à l’issue d’une instruction menée, selon les lois les concernant, à l’encontre d’un président, d’un membre titulaire ou d’un membre suppléant d’une cour de sûreté de l’Etat, des comités ou autorités compétents décident qu’il y a lieu de changer le lieu d’exercice des fonctions de l’intéressé, ce lieu ou les fonctions elles-mêmes (...) peuvent être modifiés conformément à la procédure prévue dans lesdites lois. »

Article 27 § 1

« La Cour de cassation connaît des appels formés contre les arrêts rendus par les cours de sûreté de l’Etat. »

Article 34 §§ 1 et 2

« Le régime statutaire et le contrôle des (…) juges militaires appelés à siéger aux cours de sûreté de l’Etat (…), l’ouverture d’instructions disciplinaires et le prononcé de sanctions disciplinaires à leur encontre, ainsi que les enquêtes et poursuites relatives aux infractions concernant leurs fonctions (…) relèvent des dispositions pertinentes des lois régissant leur profession (…)

Les observations de la Cour de cassation, les rapports de notation établis par les commissaires de justice (…) et les dossiers des enquêtes menées au sujet des juges militaires (…) sont transmis au ministère de la Justice. »

Article 38

« En cas de proclamation d’un état de siège couvrant tout ou partie de son ressort et à condition qu’elle ne soit pas la seule dans celui-ci, une cour de sûreté de l’Etat pourra, dans les conditions ci-dessous, être transformée en cour martiale de l’état de siège (...) »

C.La loi n° 357 sur les magistrats militaires

21.  Les dispositions pertinentes de la loi sur la magistrature militaire se lisent comme suit :

Article 7 additionnel

« Les aptitudes des officiers juges militaires nommés aux postes (...) de juges titulaires et suppléants des cours de sûreté de l’Etat requises pour l’obtention de promotions et d’avancements en échelon, grade ou ancienneté sont déterminées sur la base de certificats de notation établis selon la procédure ci-dessous, sous réserve des dispositions de la présente loi et de la loi n° 926 sur le personnel des forces armées turques :


a)  Le premier supérieur hiérarchique compétent pour effectuer la notation et établir les certificats de notation pour les officiers militaires juges titulaires et suppléants (…) est le secrétaire d’Etat à la Défense ; vient ensuite le ministre de la Défense.

(…) »

Article 8 additionnel

« Les membres (…) des cours de sûreté de l’Etat appartenant à la magistrature militaire (…) seront désignés par un comité composé du directeur du personnel et du conseiller juridique de l’état-major, du directeur du personnel et du conseiller juridique du commandement des forces dont relève l’intéressé, ainsi que du directeur des Affaires judiciaires militaires au ministère de la Défense (…) »

Article 16 §§ 1 et 3

« La nomination des juges militaires (…), effectuée par décret commun du ministre de la Défense et du premier ministre, est soumise au président de la République pour approbation, conformément aux dispositions relatives à la nomination et à la mutation des membres des forces armées (…)

(…)

Pour les nominations aux postes de juges militaires (…), il sera procédé en tenant compte de l’avis de la Cour de cassation, des rapports des commissaires et des certificats de notation établis par les supérieurs hiérarchiques (…) »

Article 18 § 1

« Le barème des salaires, les augmentations de salaire et les divers droits personnels des juges militaires (…) relèvent de la réglementation concernant les officiers. »

Article 29

« Le ministre de la Défense peut infliger aux officiers juges militaires, après les avoir entendus, les sanctions disciplinaires suivantes :

A.  L’avertissement, qui consiste à notifier par écrit à l’intéressé qu’il doit être plus attentif dans l’exercice de ses fonctions.

(…)

B.  Le blâme, qui consiste à notifier par écrit le fait que tel acte ou telle attitude sont considérés comme fautifs.

(…)

Lesdites sanctions seront définitives et mentionnées dans le certificat de notation de l’intéressé puis inscrites dans son dossier personnel (…) »

Article 38

« Lorsqu’ils siègent en audience, les juges militaires (…) portent la tenue spéciale de leurs homologues de la magistrature civile (…) »

D.L’article 112 du code pénal militaire

22.  L’article 112 du code pénal militaire du 22 mai 1930 dispose :

« Est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement quiconque influence les tribunaux militaires en abusant de son autorité de fonctionnaire. »

E.La loi du 4 juillet 1972 sur la Haute Cour administrative militaire

23.  Selon l’article 22, la première chambre de la Haute Cour administrative militaire est compétente pour connaître des demandes en annulation et en dédommagement fondées sur des contestations relatives au statut personnel des officiers, notamment celles concernant leur avancement professionnel.

PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION

24.  M. Çıraklar a saisi la Commission le 28 novembre 1991. Il soutenait qu’en l’absence de raisons plausibles de soupçonner qu’il avait commis une infraction, son arrestation n’était pas conforme aux exigences de l’article 5 § 1 c) de la Convention, et affirmait avoir subi des traitements contraires à l’article 3 de la Convention lors de sa garde à vue. Il se plaignait aussi, sur le terrain de l’article 5 § 3, de n’avoir pas été « aussitôt » traduit devant un magistrat et, sur celui de l’article 5 § 4, de n’avoir pu introduire un recours devant un tribunal afin de contester la légalité de sa garde à vue. Il alléguait en outre que, en raison de la composition de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir, sa cause n’avait pas été entendue par un tribunal indépendant et impartial comme l’exige l’article 6 § 1. Il voyait par ailleurs une violation des articles 6 § 2 et 8 dans la circonstance que la direction de la sûreté d’Izmir avait informé son père de son arrestation ainsi que des motifs de celle-ci. Il prétendait encore que, en méconnaissance de l’article 6 § 3 c), il n’avait pas bénéficié d’un avocat durant sa garde à vue et que le refus de la cour de sûreté de l’Etat d’entendre certains témoins était contraire à l’article 6 § 3 d). Enfin, il invoquait une violation des articles 9, 10 et 11 résultant de sa condamnation au pénal pour avoir participé à une manifestation dont l’objet était de protester contre la répression de la population kurde d’Irak.

25.  Le 19 janvier 1995, la Commission a retenu la requête (n° 19601/92) en ce qu’elle concerne l’impartialité et l’indépendance de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir ainsi que l’équité de la procédure devant cette juridiction. Dans son rapport du 20 mai 1997 (article 31), elle examine ces griefs conjointement au regard de l’article 6 § 1 et conclut, par trente voix contre une, qu’il y a eu violation de cette disposition. Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt[3].

CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR

26.  Dans son mémoire, le requérant invite la Cour à juger que, du fait de sa composition, la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir qui a connu de sa cause ne constituait un « tribunal indépendant et impartial » et qu’il en résulte une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, et que le refus de ladite juridiction d’entendre son amie comme témoin à décharge s’analyse en une méconnaissance de l’article 6 § 3 d). Il conclut aussi à une violation des articles 3 et 5 de la Convention.

27.  Quant au Gouvernement, il demande à la Cour de reconnaître que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes et de constater l’absence de violation de la Convention.

En droit

I.SUR L’objet du litige

28.  M. Çıraklar invite la Cour à étudier son cas sous l’angle des articles 3, 5 et 6 de la Convention. La Commission n’a déclaré recevables que les griefs tirés de l’article 6 et relatifs à l’impartialité et à l’indépendance de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir, ainsi qu’à l’équité de la procédure devant cette juridiction (paragraphe 25 ci-dessus). Or l’objet du litige dont la Cour est saisie se trouve délimité par la décision de la Commission sur la recevabilité (voir, par exemple, l’arrêt Van Orshoven c. Belgique du 25 juin 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-III, p. 1049, § 33). Il s’ensuit que les deux griefs susmentionnés forment l’unique objet du présent litige.

II.SUR L’EXCEPTION PRéLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

29.  Comme déjà devant la Commission, le Gouvernement soutient que, faute d’avoir saisi le procureur général près la Cour de cassation aux fins de l’introduction d’un recours en rectification de l’arrêt du 28 mai 1991 comme l’y autorisait l’article 322 du code de procédure pénal, M. Çıraklar ne peut passer pour avoir épuisé les voies de recours internes.

30.  Devant la Commission, le requérant a excipé de l’inefficacité de cette procédure.

31.  Dans sa décision sur la recevabilité de la requête, la Commission a rejeté cette exception au motif que le recours dont il est question ne constituait pas « un moyen de droit interne directement accessible au requérant ».

32.  La Cour parvient à la même conclusion. Les parties ne peuvent en effet introduire elles-mêmes un tel recours devant la Cour de cassation. Il leur faut adresser une demande à cette fin au procureur général près la Cour de cassation, lequel décide discrétionnairement de saisir ou non la haute juridiction. Il y a donc lieu de rejeter l’exception. 

III.  Sur les violations alléguées de l’article 6 de la Convention

33.  Le requérant soutient que la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir ne constituait pas un « tribunal indépendant et impartial » et que ladite juridiction a indûment refusé d’entendre son amie comme témoin à décharge. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…)

(…)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(…)

d) (…) obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

(…) »

A.Sur l’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir

1.Thèses des comparants

34.  Selon le requérant, la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir ne pouvait passer pour un « tribunal indépendant et impartial » au sens de l’article 6 § 1 dans la mesure où parmi ses trois membres figurait un juge militaire.

35.  Le Gouvernement soutient que les modalités de désignation et de nomination des juges militaires siégeant au sein des cours de sûreté de l’Etat, ainsi que les garanties dont ils jouissent dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires, répondent aux critères fixés par la Cour en la matière.

La responsabilité desdits magistrats envers les autorités de commandement et le régime de notation professionnelle de ceux-ci n’altéreraient en rien leur indépendance. Les devoirs qui leur incomberaient en tant qu’officiers se limiteraient au respect du règlement disciplinaire et de la courtoisie militaires. Les intéressés seraient à l’abri de toute influence de la part de leurs supérieurs hiérarchiques, car celle-ci serait sanctionnée par le code pénal militaire. Quant au régime de notation, il ne s’appliquerait qu’aux fonctions extrajudiciaires exercées par ces magistrats. Ceux-ci auraient en outre accès aux rapports de notation les concernant et pourraient même en contester le bien-fondé devant la Haute Cour administrative militaire.

De plus, en l’espèce, ni les collègues ni les supérieurs hiérarchiques ou disciplinaires du juge militaire en question, ni les autorités publiques qui l’ont nommé, n’avaient un lien avec les parties au procès.

36.  De l’avis de la Commission, le régime légal concernant la composition et le fonctionnement des cours de sûreté de l’Etat suscite certaines interrogations sur l’indépendance qui doit être la leur, notamment en raison du système de désignation et de notation des magistrats militaires qui y siègent. La participation d’un juge militaire à une procédure pénale engagée contre un civil mettrait en évidence le caractère exceptionnel de ladite procédure et pourrait s’analyser en une intervention des forces armées dans le domaine judiciaire civil. Dès lors, les appréhensions du requérant quant au manque d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat seraient objectivement justifiées et il y aurait violation de l’article 6 § 1.

2.Appréciation de la Cour

37.  La tâche de la Cour consiste à déterminer si, en l’espèce, l’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir sont sujettes à caution du fait que parmi ses trois membres siégeait un juge militaire.


38.  Pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant » aux fins de l’article 6 § 1, il faut notamment prendre en compte le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Findlay c. Royaume-Uni du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 281, § 73).

Quant à la condition d’« impartialité » au sens de cette disposition, elle s’apprécie selon une double démarche : la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel ou tel juge en telle occasion ; la seconde amène à s’assurer qu’il offrait des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime à cet égard. Nul ne conteste que seule la seconde démarche est pertinente dans le cas présent. Elle revient à se demander, lorsqu’une juridiction collégiale est en cause, si, indépendamment de l’attitude personnelle de tel de ses membres, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de celle-ci. Comme en matière d’indépendance, les apparences peuvent revêtir de l’importance ; il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une espèce donnée, d’une raison légitime de redouter d’une juridiction un défaut d’impartialité, l’optique du ou des intéressés entre en ligne de compte. Elle ne joue toutefois pas un rôle décisif : l’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de ceux-ci peuvent passer pour objectivement justifiées  (voir, par exemple, l’arrêt Gautrin et autres c. France du 20 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1030–1031, § 58).

En l’espèce, il se révèle malaisé de dissocier l’impartialité de l’indépendance ; aussi la Cour les examinera-t-elle ensemble (voir l’arrêt Incal c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1571, § 65).

39.  Il est compréhensible qu’un civil – tel M. Çıraklar – poursuivi devant une cour de sûreté de l’Etat pour des infractions considérées ipso facto comme dirigées contre l’intégrité territoriale ou nationale de la Turquie, l’ordre démocratique ou la sécurité de l’Etat (articles 143 de la Constitution et 1er de la loi n° 2845 ; paragraphes 19 et 20 ci-dessus), appréhende d’être jugé par un collège de trois magistrats dont l’un est officier de carrière et relève de la magistrature militaire (voir l’arrêt Incal précité, p. 1573, § 72). Une telle défiance ne suffit toutefois pas pour conclure à une violation de l’article 6 § 1 : il y a lieu d’avoir égard aux garanties offertes à l’intéressé par le statut des juges militaires qui participent aux cours de sûreté de l’Etat.

Il est vrai que ledit statut fournit certains gages d’indépendance et d’impartialité. Ainsi les juges militaires suivent la même formation professionnelle que leurs homologues civils, laquelle leur confère un statut de magistrat militaire de carrière. Pendant leurs fonctions au sein d’une cour de sûreté de l’Etat, ils jouissent de garanties constitutionnelles  identiques à celles dont bénéficient les juges civils ; de plus, ils sont, sauf exceptions et à moins qu’ils n’y renoncent, inamovibles et à l’abri d’une révocation anticipée (paragraphes 19 et 20 ci-dessus) ; en tant que membres titulaires d’une cour de sûreté de l’Etat, ils siègent à titre individuel ; la Constitution postule leur indépendance et interdit à tout pouvoir public de leur donner des instructions relatives à leurs activités juridictionnelles ou de les influencer dans l’exercice de leurs tâches (paragraphes 19 et 22 ci-dessus).

Cependant, d’autres caractéristiques de ce statut le rendent sujet à caution. Parmi celles-ci, il y a d’abord le fait que lesdits juges sont des militaires continuant d’appartenir à l’armée, laquelle dépend à son tour du pouvoir exécutif. Ensuite, ils restent soumis à la discipline militaire et font l’objet de notations à cet égard (paragraphes 19 et 20 ci-dessus). Quant à leurs désignation et nomination, elles requièrent pour une large part l’intervention de l’administration et de l’armée (voir paragraphe 21 ci-dessus). Enfin, leur mandat comme juges à la cour de sûreté de l’Etat n’est que de quatre ans renouvelables.

40.  Il en résulte que le requérant pouvait légitimement redouter que par la présence d’un juge militaire au sein de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir, celle-ci se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Autrement dit, les appréhensions de M. Çıraklar quant au défaut d’indépendance et d’impartialité de cette juridiction peuvent passer pour objectivement justifiées. Or elles n’ont pu se trouver dissipées par la procédure devant la Cour de cassation (voir l’arrêt Incal précité, p. 1573, § 72 in fine).

41.  Bref, il y a eu violation de l’article 6 § 1.

B.Sur le refus de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir d’entendre un témoin à décharge

42.  Le requérant voit une violation de l’article 6 § 3 d) dans le refus de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir d’entendre son amie comme témoin à décharge au motif qu’elle avait la qualité d’accusée dans la même affaire.

43.  Le Gouvernement ne se prononce pas.

44.  La Commission est d’avis qu’« un tribunal dont le manque d’indépendance et d’impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction ». 

45.  Eu égard au constat de violation du droit de M. Çıraklar à avoir sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial auquel elle parvient, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner le présent grief.

IV.Sur l’application de l’article 50 de la Convention

46.  Aux termes de l’article 50 de la Convention,

« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »

47.  Le requérant réclame 262 000 francs français (FRF) pour dommage matériel et 500 000 FRF pour préjudice moral.

48.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande.

49.  M. Çıraklar n’ayant pas précisé la nature du dommage matériel dont il se plaint, la Cour ne peut que rejeter la demande y relative. Quant au dommage moral allégué, il se trouve suffisamment compensé par le constat de violation de l’article 6 § 1.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement ;

2.Dit, par sept voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au grief relatif à l’indépendance et à l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir ;

3.Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 6 § 3 d) de la Convention ;

4.Dit, à l’unanimité, que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante quant au préjudice moral allégué ;

5.Rejette, à l’unanimité, les prétentions du requérant pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 28 octobre 1998.

Signé : Thór Vilhjálmsson

Président

Signé : Herbert Petzold

Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 § 2 de la Convention et 53 § 2 du règlement A, l’exposé des opinions dissidentes de MM. Gölcüklü et Lopes Rocha.

Paraphé : Th. V.
Paraphé :   H. P.


OPINION Dissidente de M. le juge gölcüklü

J’ai voté contre le constat de violation de l’article 6 § 1 quant au grief du requérant selon lequel la cour de sûreté de l’Etat qui l’a jugé n’aurait pas été un tribunal « indépendant et impartial » en raison du fait qu’un juge militaire siégeait en son sein.

Voici mes raisons :

Compte tenu de la situation régnant en Turquie en matière de sécurité et de la participation des forces armées à la lutte contre le terrorisme, les autorités turques ont jugé nécessaire de créer des tribunaux « spéciaux » : les cours de sûreté de l’Etat. On rencontre ce type de juridiction « spécialisée » dans tous les pays en certaines matières comme, par exemple, des tribunaux de commerce ou de conflits de travail.

En deuxième lieu, composées de deux juges civils et d’un juge militaire de carrière ayant une formation de juriste, les cours de sûreté de l’Etat ne sont pas des tribunaux militaires proprement dits, mais des juridictions de l’ordre civil dont les arrêts peuvent être censurés par la Cour de cassation civile de droit commun.

Dans plusieurs affaires, la Cour a reconnu qu’un tribunal spécial dont la composition inclut des « experts » peut être un « tribunal » au sens de l’article 6 § 1. La législation interne des Etats membres du Conseil de l’Europe offre maints exemples de juridictions groupant, à côté de magistrats professionnels, des personnes spécialisées en tel ou tel domaine et dont les connaissances sont souhaitables, voire nécessaires, pour juger certaines affaires, dans la mesure où tous les membres de la juridiction offrent les garanties voulues d’indépendance et d’impartialité (arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme : Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique du 23 juin 1981, série A n° 43 ; Ettl et autres c. Autriche du 23 avril 1987, série A n° 117 ; Barfod c. Danemark du 22 février 1989, série A n° 149, pp. 10–11, § 18).

Quant au juge militaire qui est membre de la cour de sûreté de l’Etat, l’arrêt décrit (paragraphe 39) les garanties constitutionnelles dont il jouit, mais continue en affirmant que certaines caractéristiques de son statut le rendraient sujet à caution. Or les conclusions que la Cour a tirées de ces caractéristiques – le fait que le juge militaire reste soumis à la discipline militaire et que, à cet égard, il ferait l’objet de notation, que dans la désignation et la nomination interviendraient l’administration et l’armée, et que son mandat comme juge à la cour de sûreté de l’Etat ne serait que de quatre ans – ne me convainquent guère.

A ce sujet, je voudrais observer qu’il est possible que les juges civils aussi fassent l’objet de notations, qu’ils soient soumis à un régime disciplinaire, que l’administration intervienne dans leur désignation et leur nomination et que la Cour a reconnu comme suffisants même des mandats de trois ans. A cela, je voudrais ajouter qu’être désigné comme juge


militaire au sein d’une cour de sûreté de l’Etat n’est pas une faveur pour l’intéressé, et qu’à la fin de leur mandat comme juges de la cour de sûreté de l’Etat et faute d’un renouvellement, les juges en question restent des juges militaires pendant toute la durée de leur carrière. Dans plusieurs affaires la Cour a jugé que ni la durée d’un mandat de juge ni l’existence d’un régime disciplinaire ne sont des éléments décisifs pour entacher l’indépendance et l’impartialité d’un tribunal (voir les arrêts Campbell et Fell c. Royaume-Uni du 28 juin 1984, série A n° 80, p. 40, § 80 ; Engel et autres c. Pays-Bas du 8 juin 1976, série A n° 22, pp. 12–13, § 30).

Il est possible qu’il y ait des doutes sérieux quant à l’impartialité d’un tribunal lorsqu’un des juges faisant partie de ce dernier a des relations avec des parties à l’affaire, comme l’a noté M. Alkema, membre de la Commission européenne des Droits de l’Homme, dans son opinion dissidente concernant la présente affaire. En effet, dans le cas d’espèce ni le juge militaire en question, ni les collègues et supérieurs hiérarchiques ou disciplinaires de ce dernier, ni les autorités publiques qui l’ont nommé, n’avaient un lien avec les parties au procès. On peut d’ailleurs supposer que la Cour l’a admis (paragraphe 35 in fine). De plus, le requérant a été arrêté par la police, mais non par les forces armées, et conduit devant le tribunal par la voie ordinaire de droit commun.

Quant à l’argument que la composition du tribunal puisse avoir inspiré des doutes au requérant quant à l’impartialité et l’indépendance du tribunal en question, du fait des « apparences », j’estime que, au vu des garanties constitutionnelles dont jouissent les juges militaires, des appréhensions à cet égard ne sont pas fondées et ne peuvent passer pour objectives.

Affirmer le contraire revient à condamner tout échevinage.

C’est une affirmation sans fondement que de dire, comme le fait la majorité, que « le requérant pouvait légitimement redouter que par la présence d’un juge militaire au sein de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir, celle-ci ne se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause » (paragraphe 40). De quel droit et sur quel point de fait la Cour peut-elle affirmer que la seule présence d’un juge (non juge du cadre de la magistrature civile) a nécessairement pour effet que celui-ci va inciter les deux autres juges à statuer indûment ? J’estime que c’est une imputation diffamatoire à l’encontre et des deux juges civils et du juge militaire.


OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE LOPES ROCHA

J’ai voté pour la non-violation du droit du requérant d’avoir sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial, pour les raisons que j’ai exposées, avec plusieurs de mes collègues, dans mon opinion dissidente dans l’affaire Incal c. Turquie (arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV).


[1]Notes du greffier

.  L’affaire porte le n° 70/1997/854/1061. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

[2].  Le règlement A s’applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 9 (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole. Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.

[3].  Note du greffier : pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1998), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.

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CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE ÇIRAKLAR c. TURQUIE, 28 octobre 1998, 19601/92