CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE KARAMAN c. TURQUIE, 15 janvier 2008, 6489/03

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Chronologie de l’affaire

Commentaires2

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CEDH · 15 janvier 2008

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CEDH · 11 janvier 2008

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Deuxième Section), 15 janv. 2008, n° 6489/03
Numéro(s) : 6489/03
Type de document : Arrêt
Date d’introduction : 24 janvier 2003
Jurisprudence de Strasbourg : Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, CEDH 2000 I
Beneficio Cappella Paolini c. Saint-Marin, no 40786/98, §§ 9, 33, CEDH 2004 VIII
Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, arrêt du 20 novembre 1995, série A no 332
Van der Mussele c. Belgique, arrêt du 23 novembre 1983, série A no 70, p. 23, § 48
García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999 I
Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002 VII
Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004 IX
Malhous c. République tchèque (déc.), no 33071/96, CEDH 2000 XII
Motais de Narbonne c. France, no 48161/99, §§ 9, 19, 2 juillet 2002
Ouzounis et autres c. Grèce, no 49144/99, § 24, 18 avril 2002
Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, § 46 in fine, CEDH 2004 VIII
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Violation de P1-1 ; Satisfaction équitable réservée
Identifiant HUDOC : 001-84356
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2008:0115JUD000648903
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Sur les parties

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KARAMAN c. TURQUIE

(Requête no 6489/03)

ARRÊT

(fond)

STRASBOURG

15 janvier 2008

DÉFINITIF

15/04/2008

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Karaman c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

 Françoise Tulkens, présidente,
 András Baka,
 Riza Türmen,
 Mindia Ugrekhelidze,
 Vladimiro Zagrebelsky,
 Antonella Mularoni,
 Dragoljub Popović, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 décembre 2007,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 6489/03) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Mustafa Karaman et Mme Nimet Karaman (« les requérants »), ont saisi la Cour le 24 janvier 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants sont représentés devant la Cour par Me Ö. Yıldız, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

3.  Les requérants se plaignent d'une atteinte injustifiée à leur droit au respect de leurs biens garantis par l'article 1 du Protocole no 1.

4.  Le 19 décembre 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête. Se prévalant de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

5.  Les requérants sont nés respectivement en 1939 et 1949. Ils résident à Istanbul.

6.  Le 26 août 1997, les requérants procédèrent à la parcellisation de leur terrain d'une surface de 13 625 m2 sis à Sultançifliği, Istanbul. Par un acte notarié, ils firent d'abord cession de 2 335,89 m2 de ce terrain pour la construction des routes, conformément au plan d'urbanisation. Par ailleurs, ils cédèrent une parcelle de 3 165 m2 à la mairie de Sultançifliği pour la construction d'un établissement de santé.

7.  Cependant, le 13 février 1998, la mairie divisa la parcelle cédée pour la construction d'un établissement de santé en trois lots. Le premier de 2 037 m2 fut vendu à un tiers, le deuxième de 127 m2 inscrit au registre foncier au nom de la mairie et le troisième de 1 000 m2 vendu au Trésor public pour la construction d'un établissement de santé.

8.  Le 6 septembre 1999, se fondant sur l'alinéa 3 de l'article 244 du code des obligations qui régit la donation conditionnelle (paragraphe 14 ci-dessous), les requérants saisirent le tribunal de grande instance d'Üsküdar. Ils réclamèrent une indemnité pour le lot vendu à des tiers et demandèrent la restitution du titre de propriété du lot inscrit au nom de la mairie. Ils soutinrent notamment que cette dernière n'avait pas respecté les conditions fixées pour la cession du bien en question.

9.  Par un jugement du 29 juin 2000, le tribunal donna intégralement gain de cause aux requérants. Pour ce faire, il considéra que la vente d'un lot du terrain à une tierce personne et l'inscription d'un autre au nom de la mairie ne pouvaient passer pour conformes au but fixé par la partie demanderesse qui avait cédé ces biens à l'administration. Il décida par conséquent d'enjoindre l'administration de verser aux requérants la somme de 10 187 000 000 livres turques, assortie d'intérêts moratoires, en contrepartie du premier lot vendu à un tiers, et d'annuler le titre de propriété de la marie sur le deuxième lot et de l'inscrire au nom des requérants.

10.  A la suite d'un pourvoi formé par la marie, le 30 janvier 2001, la Cour de cassation infirma le jugement de première instance. Elle considéra notamment :

« (...) En vertu de l'article 35 de la loi sur l'expropriation, les anciens propriétaires ne peuvent plus revendiquer un droit de propriété ou une compensation en raison du transfert de leur bien – au titre de l'aménagement – conformément à la législation sur l'urbanisation pour la réalisation d'œuvres d'intérêt général, tels que routes, espaces verts, etc. Il en va de même en ce qui concerne les biens qui ont fait l'objet d'une parcellisation à titre privé et ont été cédés à l'usage de l'intérêt public avec le consentement de leur propriétaire.

[En l'espèce,] alors que le bien immobilier litigieux constituait à l'origine un terrain de 13 000 m2, il a été l'objet d'un aménagement et la part en question a été cédée avec le consentement de son propriétaire à l'administration défenderesse. Un établissement de santé a été bâti sur une partie de ce terrain. La partie demanderesse réclame une indemnité pour le lot vendu à des tiers et demande également l'annulation du titre de propriété de l'autre lot appartenant à la mairie et l'inscription sur le registre foncier à son nom. Cependant, un acte d'abandon ne pouvait être considéré comme un don conditionnel. »

11.  Le 6 juillet 2001, la Cour de cassation rejeta la demande en révision de l'arrêt.

12.  Le 30 octobre 2001, statuant sur renvoi, le tribunal se conforma à l'arrêt de cassation et débouta les requérants de leur demande. Pour ce faire, il fit siennes les considérations de la Cour de cassation.

13.  Les 29 janvier et 11 novembre 2002, la Cour de cassation confirma le jugement du 30 octobre 2001 en rejetant le pourvoi et la demande en révision de l'arrêt.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

14.  L'alinéa 3 de l'article 244 du code des obligations dispose que, dans le cadre de la donation conditionnelle, le donateur peut révoquer sa donation si le donataire n'exécute pas, sans motif légitime, les conditions sous lesquelles la donation avait été faite ; il peut aussi demander de la récupérer à hauteur de l'enrichissement du donataire.

15.  En vertu de l'article 35 de la loi sur l'expropriation, les anciens propriétaires ne peuvent plus revendiquer un droit de propriété ou une compensation en raison du transfert de leur bien – au titre de l'aménagement – conformément à la législation sur l'urbanisation pour la réalisation d'ouvrages d'intérêt général, tels que routes, espaces verts, etc. Il en va de même en ce qui concerne les biens qui ont fait l'objet d'une parcellisation à titre privé et ont été cédés à l'usage de l'intérêt public avec le consentement de leur propriétaire.

16.  Le Gouvernement se réfère à une série d'arrêts rendus par la Cour de cassation concernant l'application de l'article 35 de la loi sur l'expropriation (nos 1996/5090 du 28 mai 1996, 2002/685 du 2 avril 2002, 2001/3361 du 11 mars 2001, 2000/8413 du 29 mai 2000 et 2005/12736 du 24 novembre 2005). Dans ces arrêts, la Haute juridiction a toujours rejeté la demande en restitution des biens cédés par les anciens propriétaires à l'administration.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

17.  Les requérants allèguent une violation de l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. »

18.  Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

19.  La Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Arguments des parties

20.  Les requérants soulignent qu'ils avaient cédé une parcelle correspondant à 3 165 m2 de leur bien à l'administration pour la réalisation d'un ouvrage d'intérêt public et que seuls 1 000 m2 ont été utilisés à cette fin. Cependant, se fondant sur l'article 35 de la loi sur l'expropriation, la Cour de cassation n'a pas accueilli leur demande tendant à la restitution des 127 m2 inscrits au nom de la mairie et à l'obtention d'un dédommagement résultant de la vente de 2 165 m2 du terrain à une tierce personne. A leurs yeux, cette situation n'est pas compatible avec le droit de propriété.

21.  Par ailleurs, ils soutiennent que l'article 35 de la loi sur l'expropriation ne peut trouver son application en l'espèce, dans la mesure où ils ne demandent pas la restitution des 2 335,89 m2 cédés à l'administration pour la construction des routes (paragraphe 6 ci-dessus) ni celle des 1 000 m2 sur lesquels un établissement de santé a été bâti. A cet égard, ils soulignent que, par un jugement du 29 juin 2000, le tribunal de grande instance d'Üsküdar leur a donné gain de cause. Ils font valoir qu'en vertu de l'article 244 du code des obligations, le donateur peut révoquer sa donation si le donataire n'exécute pas, sans motif légitime, les conditions sous lesquelles la donation avait été faite (paragraphe 14 ci-dessus).

22.  D'après le Gouvernement, les requérants n'ont ni « un bien » ni « une espérance légitime », au sens de la jurisprudence de la Cour, d'obtenir la jouissance du droit de propriété sur le bien litigieux. Il soutient qu'il ne s'agit que d'une application du droit interne. A cet égard, selon les juridictions internes, c'est l'article 35 de la loi sur l'expropriation qui devait s'appliquer au cas d'espèce et non le code civil. Par conséquent, en droit turc, un transfert de propriété effectué en faveur de l'administration dans le but de la réalisation d'un ouvrage d'intérêt public ne peut être assorti d'une condition et l'ancien propriétaire ne peut revendiquer un droit de propriété ou une compensation résultant du transfert de ce bien.

23.  A l'appui de ses thèses, le Gouvernement se réfère à une série d'arrêts rendus par la Cour de cassation concernant l'application de l'article 35 de la loi sur l'expropriation (paragraphe 16 ci-dessus) et soutient qu'il existe une jurisprudence établie quant à l'application de la disposition précitée. Il rappelle qu'il revient aux juridictions internes au premier chef d'interpréter et d'appliquer le droit interne.

2.  Appréciation de la Cour

24.  La Cour rappelle que l'article 1 du Protocole no 1 protège des « biens », notion qui peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d'obtenir la jouissance effective d'un droit de propriété. Par contre, il ne garantit pas un droit à acquérir des biens (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004‑IX). Lorsqu'il y a controverse sur le point de savoir si un requérant a un intérêt patrimonial pouvant prétendre à la protection de l'article 1 du Protocole no 1, la Cour est appelée à définir la situation juridique de l'intéressé (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, CEDH 2000‑I).

25.  A cet égard, la Cour rappelle la jurisprudence constante des organes de la Convention selon laquelle des « biens » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 peuvent être soit des « biens existants » (voir Van der Mussele c. Belgique, arrêt du 23 novembre 1983, série A no 70, p. 23, § 48 ; Malhous c. République tchèque (déc.), no 33071/96, CEDH 2000‑XII), soit des valeurs patrimoniales, y compris des créances, pour lesquelles un requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » de les voir concrétiser (voir, par exemple, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, arrêt du 20 novembre 1995, série A no 332 ; Ouzounis et autres c. Grèce, no 49144/99, § 24, 18 avril 2002). En revanche, ne sont pas à considérer comme des « biens » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 l'espoir de voir revivre un droit de propriété qui s'est éteint depuis longtemps, ni une créance conditionnelle qui se trouve caduque par suite de la non-réalisation de la condition.

26.  Dans le cas d'espèce, les requérants ont tout d'abord cédé une parcelle de leur bien immobilier à l'administration pour la réalisation d'un ouvrage d'intérêt public, à savoir un établissement de santé. Cependant, constatant que l'administration s'était contentée de n'affecter qu'une partie de ce bien à cet usage, ils ont introduit devant les juridictions civiles une action tendant à l'obtention, d'une part, d'une indemnité résultant de la perte d'une partie de leur propriété et, d'autre part, du titre de propriété du restant du bien. Pour ce faire, ils se sont prévalus des dispositions du code des obligations.

27.  L'on peut certainement considérer que l'objet de la procédure ainsi engagée ne portait pas sur des « biens existants » et que les requérants n'avaient pas la qualité de propriétaires au moment où ils ont introduit leur action civile (comparer avec Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002‑VII). Cependant, dans l'affaire Beneficio Cappella Paolini c. Saint-Marin (no 40786/98, § 33, CEDH 2004‑VIII), qui portait sur un bien régulièrement exproprié puis non utilisé, la Cour a jugé que l'utilisation partielle des terrains expropriés pose un problème quant au respect du droit de propriété, eu égard, entre autres, au changement de destination consécutif à l'approbation du nouveau plan d'occupation des sols. Il en va de même quant à l'affaire Motais de Narbonne c. France (no 48161/99, § 19, 2 juillet 2002), dans laquelle la Cour a jugé contraire à l'article 1 du Protocole no 1 l'écoulement d'un laps de temps notable entre la prise d'une décision portant expropriation d'un bien et la réalisation concrète du projet d'utilité publique fondant l'expropriation.

28.  Certes, dans les deux affaires précitées, il s'agissait de procédures d'expropriation, alors qu'en l'espèce, le transfert du bien a eu lieu à la suite d'une cession effectuée par les requérants eux-mêmes au profit de l'administration. Quoi qu'il en soit, dès lors que ce transfert a été effectué en vue de la réalisation d'un ouvrage d'intérêt public, le raisonnement développé par la Cour dans les affaires précitées peut a fortiori trouver à s'appliquer et ce quelque soit le régime qui réglemente à l'origine le transfert en question (voir, mutatis mutandis, Beneficio Cappella Paolini, précité, § 9 ; Motais de Narbonne, précité, § 9). Au surplus, dans l'affaire Beneficio Cappella Paolini précitée (§ 33), la Cour a considéré que l'utilisation partielle des terrains expropriés pose un problème quant au respect du droit de propriété eu égard en particulier à l'absence en droit interne d'une disposition prévoyant la restitution des terrains expropriés et non utilisés pour le but d'utilité publique prévu lors de l'expropriation.

29.  En l'espèce, la Cour est d'avis que les requérants peuvent légitimement espérer la restitution de la portion du bien en question, laquelle n'a été utilisée ni pour le but d'utilité publique pour lequel la cession avait eu lieu ni pour tout autre but d'utilité publique. Pour la Cour, un droit de ce genre peut s'analyser – à tout le moins – en une « valeur patrimoniale » et a donc le caractère d'un bien, au sens de la première phrase de l'article 1 du Protocole no 1.

30.  A ce sujet, la Cour observe que la Cour de cassation a considéré que les règles de droit privé portant sur une cession conditionnelle ne s'appliquaient pas à des biens transférés à l'administration dans le but de la réalisation d'un ouvrage d'intérêt public. Se référant à l'article 35 de la loi sur l'expropriation, elle a ainsi conclu qu'en tant qu'anciens propriétaires du bien litigieux, les requérants n'avaient aucun droit d'en revendiquer la propriété. A cet égard, la Cour rappelle qu'elle ne peut connaître que de façon limitée des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions internes, auxquelles il revient au premier chef d'interpréter et d'appliquer le droit interne (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I). Ceci étant, la Cour ne juge pas utile de se pencher dans l'abstrait sur la loi applicable en la matière ; il lui incombe de vérifier si la façon dont le droit interne a été interprété et appliqué dans les cas soumis à son examen se concilie avec la Convention (voir, mutatis mutandis, Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, § 46 in fine, CEDH 2004‑VIII).

31.  Il n'est pas contesté entre les parties que les requérants ont cédé une partie de leur bien à la municipalité pour la réalisation d'ouvrage d'intérêt public et qu'une partie seulement a été affectée à cette fin. Par ailleurs, comme le souligne le tribunal de grande instance d'Üsküdar dans son jugement du 29 juin 2000, qui fut infirmé par la Cour de cassation, la non-affectation de ce bien à la réalisation d'un ouvrage d'intérêt public ne pouvait passer pour conforme au but fixé par la partie demanderesse qui avait cédé le bien à l'administration (paragraphe 9 ci-dessus).

32.  En effet, l'on ne peut considérer comme justifiée la décision de non-restitution du bien en raison de son affectation partielle à la réalisation d'un ouvrage d'intérêt public (voir, dans le même sens, Beneficio Cappella Paolini, précité, § 33), contrairement à la condition prévue lors de sa cession à l'administration. L'autorité publique, qui n'a invoqué aucun autre but d'utilité publique pouvant justifier la non-restitution du bien, a ainsi tiré bénéfice d'un statut créé par l'article 35 de la loi sur l'expropriation, lequel régissait le statut des biens cédés à l'administration « pour la réalisation d'œuvres d'intérêt général, telles que routes, espaces verts, etc. » ou « à l'usage de l'intérêt public » (paragraphe 15 ci-dessus).

33.  Par conséquent, l'interprétation donnée par la Cour de cassation de l'article 35 de la loi sur l'expropriation consistant à dire que les anciens propriétaires ne peuvent plus revendiquer un droit de propriété ou une compensation en raison du transfert de leurs biens à l'administration, nonobstant leur non-affectation à la réalisation d'ouvrages d'intérêt public, est de nature à rompre le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits individuels.

34.  A la lumière des considérations ci-dessus et au vu de l'ensemble des éléments du dossier, l'application de l'article 35 de la loi sur l'expropriation n'était pas compatible avec les exigences de l'article 1 du Protocole no 1. Il y a donc eu violation de cette disposition.

II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

35.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage, frais et dépens

36.  A titre de dommage, les requérants réclament le versement d'une indemnité reflétant la valeur actuelle du bien en question. Selon eux, cette valeur s'élève au minimum à 866 000 nouvelles livres turques (YTL) [environ 497 511 euros (EUR)], correspondant au rapport entre le prix actuel du m2 appliqué dans la zone (400 à 500 YTL selon eux) et sa surface (2 165 m2). Ils n'ont présenté aucune demande au titre des frais et dépens.

37.  Le Gouvernement prie la Cour de rejeter les prétentions des requérants.

38.  Selon la Cour, ces prétentions tendent à la réparation d'un dommage exclusivement matériel. Elle estime que, dans les circonstances de la cause, cet aspect de la question de l'application de l'article 41 ne se trouve pas en état. Il y a donc lieu de le réserver en tenant compte de l'éventualité d'un accord entre l'État défendeur et les intéressés.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Déclare, à la majorité, la requête recevable ;

2.  Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

3.  Dit, à l'unanimité, que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état pour le dommage relatif à la violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

      en conséquence,

a)  la réserve ;

b)  invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans le délai de six mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c)  réserve la procédure ultérieure et délègue à la présidente de la chambre le soin de la fixer au besoin.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 janvier 2008 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 Sally Dollé Françoise Tulkens
 Greffière Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion séparée dissidente du juge Popović.

F.T.
S.D.


OPINION DISSIDENTE DU JUGE POPOVIĆ

Je regrette de ne pouvoir me rallier à l'opinion de la majorité de la chambre dans cette affaire, et ce pour les raisons suivantes.

1.  Dans le cadre de l'aménagement du territoire, les requérants ont volontairement cédé un terrain à bâtir à l'administration afin que celle-ci y construise un établissement de santé. L'administration a réalisé la tâche envisagée, mais ce faisant elle a vendu une partie du terrain – environ 30 % – à une tierce personne.

Pour cette raison, les requérants ont saisi les juridictions nationales afin de demander « la restitution du titre de propriété » du lot vendu au tiers. Ces juridictions ont conclu : a) qu'il ne s'agissait pas en l'espèce d'un don relevant du droit privé, et b) qu'était applicable la loi sur l'expropriation, d'après laquelle il n'y avait pas lieu à indemnisation parce qu'il n'y avait pas eu expropriation à cause du caractère volontaire de la cession de la propriété du bien.

2.  La majorité a soutenu dans le jugement : « les requérants peuvent légitimement espérer la restitution de la portion du bien en question, laquelle n'a été utilisée ni pour le but d'utilité publique pour lequel la cession avait eu lieu ni pour aucun autre but d'utilité publique ». Pour la majorité, « un droit de ce genre peut s'analyser – à tout le moins – en une « valeur patrimoniale » et a donc le caractère d'un bien au sens de la première phrase de l'article 1 du Protocole no 1. »

Contrairement à l'opinion majoritaire, je suis d'avis que le « droit » revendiqué par les requérants concernait un bien qui leur avait appartenu mais qui ne se trouvait plus dans leur patrimoine au moment de la demande et qui ne pouvait par conséquent s'analyser en une « valeur patrimoniale ». La propriété de la parcelle, qui représentait l'objet du litige entre l'administration et les requérants, avait été légalement transférée à l'État turc. De plus, les requérants ont eux-mêmes demandé aux tribunaux internes « la restitution du titre de propriété » qu'ils avaient volontairement transféré.

Les requérants n'avaient pas non plus une espérance légitime au sens de l'article 1 du Protocole no 1 parce qu'en droit turc, le transfert de propriété en faveur de l'administration en vue de la réalisation d'un but d'utilité publique ne peut être assorti d'aucune condition. Seule une condition de ce genre aurait pu être susceptible de prouver l'existence d'une espérance légitime au sens de l'article 1 du Protocole no 1. Il faut toutefois ajouter que l'administration, en construisant l'établissement de santé, a réalisé le but d'utilité publique qui était à l'origine du transfert de propriété effectué par les requérants et en représentait le motif.


3.  Pour résumer mon raisonnement, je dirais que mon opinion repose sur trois points principaux. Tout d'abord, il n'y a pas eu d'expropriation, ne serait-ce que de fait, à cause de la cessation volontaire de la propriété du bien en question. Ensuite, les requérants ont avoué eux-mêmes qu'ils n'étaient pas propriétaires du bien au moment de l'introduction de leur demande devant la justice nationale. Enfin, il n'y a pas lieu de conclure que les requérants avaient une espérance légitime au sens de l'article 1 du Protocole no 1.

Le concept d'espérance légitime est d'origine jurisprudentielle mais, à mon sens, ce concept ne peut pas être interprété de la manière suggérée par la majorité de la chambre. Pour pouvoir être reconnue, l'espérance légitime a besoin d'être enracinée dans le droit positif de l'État membre. Tel était le cas dans les affaires classiques de la jurisprudence de la Cour en la matière. Pour ne citer que deux exemples, je mentionnerais les affaires Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande (arrêt du 29 novembre 1991, série A no 222) et Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique (arrêt du 20 novembre 1995, série A no 332).

Dans l'affaire Pine Valley, la Cour a soutenu la thèse de l'existence de l'espérance légitime à cause du fait que l'acquéreur d'un bien avait fait confiance à un acte administratif, qui existait au moment de l'acquisition du bien et fut ensuite révoqué. Dans l'affaire Pressos Compania Naviera, la Cour a fondé l'espérance légitime des requérants sur la jurisprudence de la Cour de Cassation belge, en l'occurrence une jurisprudence claire et bien établie qui allait dans le sens de la thèse des requérants.

Dans le cas présent, la jurisprudence de la Cour de cassation turque est parfaitement contraire et opposée à la thèse des requérants. Cela veut dire que cette dernière ne peut pas être fondée en droit national et que, par conséquent, elle ne peut pas servir de base à notre Cour pour conclure qu'il existait une espérance légitime au sens de l'article 1 du Protocole no 1. Conclure à l'existence d'une espérance légitime sans établir le moindre lien ou point de contact avec l'ordre juridique national me semble arbitraire et pour cette raison injustifié. Le fondement de l'espérance légitime dans le cas présent ne peut être trouvé ni dans la législation, ni dans les actes administratifs, ni dans la jurisprudence interne. Je tiens à souligner qu'il me paraît inacceptable de tenter de la trouver dans la pure spéculation de la chambre.

4.  Il est clair, à mon avis, que les requérants ne pouvaient pas jouir de la protection de la propriété garantie par les dispositions de la Convention pour le simple motif qu'ils n'étaient plus propriétaires au moment où ils ont introduit leur demande devant la justice nationale. Ils n'avaient pas de biens, ni même d'espérance légitime, au sens exigé par l'article 1 du Protocole no 1. Par conséquent, je conclus qu'il n'y a pas eu violation de la Convention en l'espèce.

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CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE KARAMAN c. TURQUIE, 15 janvier 2008, 6489/03