CJCE, n° C-35/62, Conclusions de l'avocat général de la Cour, M. André Leroy contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, 17 octobre 1963

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CJUE, Cour, 17 oct. 1963, Leroy / Haute Autorité, C-35/62
Numéro(s) : C-35/62
Conclusions de l'avocat général Lagrange présentées le 17 octobre 1963. # M. André Leroy contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier. # Affaires jointes 35-62 et 16-63.
Date de dépôt : 5 décembre 1962
Solution : Recours de fonctionnaires : rejet sur le fond, Recours de fonctionnaires : rejet pour irrecevabilité
Identifiant CELEX : 61962CC0035
Identifiant européen : ECLI:EU:C:1963:30
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Sur les parties

Texte intégral

Conclusions de l’avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

17 octobre 1963

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

I — Faits et recevabilité

Les faits vous sont suffisamment connus par le rapport à l’audience de M. le Juge Rapporteur et, nous l’espérons, encore pleinement présents à vos mémoires grâce aux excellentes plaidoiries entendues la semaine dernière, de sorte que nous nous abstiendrons d’y revenir.

Rappelons seulement que M. Leroy, agent temporaire à la Haute Autorité depuis, le 1er juillet 1959, dont le contrat d’un an avait été renouvelé deux fois et était venu à expiration le 30 juin 1962, vous demande l’annulation :

1o

D’une décision du président de la Haute Autorité, qui lui aurait été notifiée par une lettre du 5 septembre 1962 du directeur général de l’administration et des finances, rejetant sa demande d’intégration en qualité de titulaire au titre de l’article 93 du statut des fonctionnaires de la Communauté (recours 35-62);

2o

D’une décision du président de la Haute Autorité, en date du 11 octobre 1962 ayant le même objet.

En outre, il conclut à l’allocation de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait de l’illégalité des décisions attaquées. Les deux recours ont donc le même objet et ont d’ailleurs été joints, mais une fin de non-recevoir est opposée au premier par la Haute Autorité. Bien que la question n’ait d’intérêt qu’au point de vue des dépens, il nous faut d’abord l’examiner.

La défenderesse soutient que la lettre du 5 septembre 1962 n’est pas une décision, mais une simple notification de la décision du président de la Haute Autorité, laquelle n’a été prise formellement que le 11 octobre suivant. L’envoi de cette lettre au requérant était nécessaire dans l’intérêt même de celui-ci, car il fallait l’avertir sans tarder de la décision de non-intégration, qui, bien que non encore formellement prise, était inéluctable depuis que la commission avait donné un avis négatif à ce sujet, et, en même temps, il fallait fixer sa nouvelle situation à compter du 1er juillet 1962, date à laquelle son contrat était venu à expiration.

Messieurs, que l’envoi d’une lettre avant même l’intervention de la décision ait été décidé dans l’intérêt du requérant, c’est possible, mais il n’en reste pas moins que, dans les termes où elle était rédigée («J’ai le regret de devoir vous informer que M. le Président a décidé: a) de ne pas vous intégrer au titre de l’article 93 du statut»), cette lettre pouvait légitimement faire penser à son destinataire que le président de la Haute Autorité, autorité compétente en l’espèce, avait déjà pris une décision, que la lettre avait pour objet de notifier à l’intéressé, car il est tout de même contraire à la nature des choses de notifier une décision qui n’a pas encore été prise! Or, ne l’oublions pas, la notification fait courir le délai de recours et la crainte de la forclusion est la sagesse élémentaire du justiciable ou, du moins, de son conseil.

A cet égard, la situation nous paraît tout à fait analogue à celle qui a donné lieu à votre arrêt 15-59, Société métallurgique de Knutange, 12 février 1960, (Recueil, VI, p. 24 et 28 de l’édition française), où vous avez déclaré que, dans de telles circonstances, «le recours ne saurait être déclaré irrecevable pour les motifs indiqués» et, statuant ensuite sur les dépens, vous avez décidé que, malgré le rejet au fond, les dépens afférents à ce recours devaient être supportés par la Haute Autorité, le requérant ayant été amené à former deux recours au lieu d’un seul et les frais du premier étant ainsi frustratoires. Nous vous suggérons d’adopter ici la même solution, c’est-à-dire, quelle que soit la décision au fond, de mettre les dépens afférents au recours 35-62 à la charge de la défenderesse.

II — Fond

Examinons maintenant les quatre moyens soulevés :

A —

Le premier est tiré de l’irrégularité de la procédure d’intégration : le caractère contradictoire inhérent à une telle procédure n’aurait pas été suffisamment respecté. En effet, d’une part, le requérant n’a pas été admis, malgré sa demande, à être confronté devant la commission avec son supérieur hiérarchique direct dont le rapport défavorable a constitué l’élément déterminant de l’avis négatif de la commission; d’autre part, le procès-verbal relatant l’audition du directeur général de la division économie-énergie ne lui a pas été communiqué.

Ce moyen doit être examiné avec une particulière attention, car c’est la première fois que vous êtes appelés à vous prononcer sur un litige relatif à un refus d’intégration au titre de l’article 93 du statut.

Le statut lui-même ne contient pas de dispositions quant à la procédure à suivre devant la commission. Il est seulement indiqué, vous le savez, que les avis positifs de la commission, c’est-à-dire favorables à l’intégration; ne lient pas l’autorité investie du pouvoir de nomination, tandis qu’au contraire cette autorité ne peut passer outre à un avis défavorable: cette règle a évidemment pour effet de donner à la commission le rôle décisif à l’encontre des intéressés et de reporter au stade de la commission l’exigence des garanties normalement requises pour une décision de cette nature. Quelles sont, en l’absence de texte, ces garanties? C’est toute la question.

Pour la résoudre, il faut se référer à l’objet de la décision à prendre. Comme le requérant lui-même l’expose fort pertinemment dans ses mémoires, il s’agit ici d’une procédure de recrutement, destinée avant tout à assurer à l’administration la constitution de cadres de fonctionnaires titulaires aptes à exercer les fonctions qui doivent leur être attribuées. Toutefois, dans la mesure où l’on se trouve en présence d’agents déjà en service et remplissant certaines conditions, il est naturel d’admettre que ces agents ont, de ce fait, une certaine «vocation» (pour reprendre ce terme de l’arrêt Kergall, dont on a parfois cherché à forcer le sens mais qui est ici parfaitement à sa place) à devenir titulaires des emplois qu’ils occupent déjà ou d’autres emplois de la même administration. D’où la nécessité d’entourer la décision de certaines garanties de nature à éviter l’arbitraire.

La situation est donc fort différente de celle qui se présente en matière disciplinaire (et a fortiori en matière pénale) ; il ne s’agit pas d’assurer la défense d’un fonctionnaire jouissant d’un statut et auquel on reproche une faute de nature à entraîner la privation des droits qu’il tient de ce statut. Il s’agit simplement d’apprécier, compte tenu de ses services antérieurs, son aptitude à exercer à titre définitif les fonctions correspondant au grade dans lequel il est susceptible d’être intégré. C’est un jugement de valeur, de caractère nécessairement subjectif, et qui ressortit par sa nature à l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Cependant, en raison de l’importance de la décision à prendre, et aussi en vue d’assurer une certaine cohérence dans le travail d’ensemble que constitue un mécanisme d’intégration, on ne se contente pas d’une décision de l’autorité compétente, prise sur la proposition des chefs de service, mais on confie la responsabilité de l’appréciation à une commission dont la composition même doit offrir les garanties désirables tant à l’administration qu’aux intéressés.

Dans ces conditions, nous pensons qu’il serait excessif, en pareille matière, de faire dépendre la régularité d’un refus d’intégration de l’accomplissement d’une procédure intégralement contradictoire telle qu’une procédure judiciaire ou même disciplinaire. A notre avis, il faut, mais il suffit, de s’assurer que la commission, avant de prendre une décision négative, a examiné l’ensemble du dossier et a recueilli, en cas de besoin, tant auprès des chefs de service que de l’intéressé lui-même, ou de toute autre manière qui a pu lui apparaître utile, tous éléments complémentaires d’appréciation de nature à lui permettre de se former une opinion vraiment éclairée.

Or, en l’espèce, cela nous paraît être indubitablement le cas. La commission ne s’est pas contentée de faire siennes les appréciations nettement défavorables et clairement motivées du chef de service direct du requérant. Elle a, en outre, procédé à l’audition du directeur général ainsi que de l’intéressé lui-même, qui a été mis au courant des observations faites par le directeur général et appelé à s’expliquer à ce sujet. La commission, lorsqu’elle a pris sa décision, était vraiment en possession de tous les éléments d’appréciation désirables. Elle a jugé inutile de procéder à une confrontation entre le requérant et le directeur général, leurs explications respectives lui paraissant suffisantes, dans une procédure de ce genre, qui, encore une fois, n’a rien de pénal, c’était certainement son droit. D’ailleurs, nous relevons dans le procès-verbal de la réunion de la commission du 20 juin 1962 ce qui suit : «En ce qui concerne sa demande d’être confronté avec ses supérieurs hiérarchiques, M. Leroy se déclare satisfait des informations verbales données par M. Signorini», président de la commission.

Quant au procès-verbal relatant l’audition du directeur général, si le requérant n’en a pas eu connaissance avant la décision attaquée, en revanche, comme nous l’avons vu, la commission lui a verbalement fourni le compte rendu de l’audition en l’invitant à s’expliquer à ce sujet. Il est vrai que rien ne prouve que ce compte rendu, qui, selon la Haute Autorité, aurait été plus complet que ce qui figurait au procès-verbal, n’ait pas cependant pu omettre certains points; néanmoins, s’il en avait été ainsi, le requérant n’aurait pas manqué de le signaler dans son recours, puisque, depuis l’introduction de celui-ci, il a eu connaissance de cette pièce, qui figure à son dossier personnel, produit par la Haute Autorité sous la cote 48/1.

Ce premier moyen, tiré de l’irrégularité de la procédure suivie devant la commission d’intégration, nous paraît donc devoir être écarté.

B —

Le deuxième moyen est tiré de l’insuffisance de motifs de la décision attaquée, ou, plus précisément, de l’avis de la commission, puisque cet avis, ayant été défavorable, constitue en réalité la véritable décision (cas de compétence liée).

Se référant à votre arrêt Lachmüller et autres du 15 juillet 1960 sur les nécessités de la motivation, le requérant se plaint de ce que les motifs de l’avis de la commission sont de caractère trop général et ne permettent pas à l’intéressé de les discuter utilement. D’autre part, dans la mesure où l’on pourrait considérer que la commission a entendu s’approprier les motifs du rapport du chef de service direct de l’intéressé, la motivation serait encore insuffisante en raison du caractère vague et beaucoup trop subjectif de ce rapport.

Nous vous rappelons la teneur des motifs de la commission, tels qu’ils résultent du procès-verbal de sa réunion du 2 juillet 1962 et sont repris dans une note du 16 juillet 1962 adressée par elle au président de la Haute Autorité: dans le premier de ces documents on relève que «M. Leroy ne s’acquitte pas d’une façon satisfaisante des fonctions qui lui sont confiées ad intérim» et, dans le second, il est dit que «la commission d’intégration a estimé, à l’unanimité, devoir émettre un avis défavorable. Cet avis a été émis sur la base du rapport de titularisation établi par le supérieur hiérarchique de l’intéressé, des observations que ce dernier a formulées au sujet dudit rapport, après étude de son dossier et après que M. Leroy et ses supérieurs hiérarchiques eurent été entendus». Si l’on rapproche cet avis des documents auxquels il se réfère et, notamment, des «appréciations détaillées» que contient le rapport de titularisation quant à l’insuffisance de l’intéressé en ce qui concerne l’esprit d’initiative, l’activité et le zèle, les qualités d’ordre, de méthode et de précision, et la ponctualité, il ne nous paraît pas douteux que l’avis doit être regardé comme suffisamment motivé. Le requérant se plaint du caractère subjectif de ces diverses appréciations, mais comment pourrait-il en être autrement lorsqu’il s’agit précisément d’apprécier le comportement d’ensemble du sujet aux différents points de vue sous lesquels il est possible de juger de l’aptitude d’un fonctionnaire?

C —

Pour ce qui est du troisième moyen, tiré de l’inexactitude matérielle des faits ayant servi de base à l’appréciation de la commission, il se relie étroitement au précédent. Le requérant critique le rapport d’intégration sur les trois points sur lesquels a été portée la mention «insuffisant» : 1o Il serait faux que M. Leroy n’ait jamais fait de propositions précises pour entreprendre de nouvelles études; 2o Il serait faux également qu’il ne parviendrait généralement pas a accomplir seul les tâches à lui confiées; 3o Faux encore serait le reproche relatif au retard apporté à l’achèvement de ses travaux.

Seule, à vrai dire, une enquête approfondie serait susceptible de vérifier l’exactitude des critiques contenues sur tous ces points dans le rapport d’intégration; une telle enquête est d’ailleurs sollicitée par l’intéressé. Mais nous pensons, avec la Haute Autorité, qu’entrer dans cette voie équivaudrait à substituer plus ou moins complètement le jugement de la Cour à celui des autorités responsables. Ce serait étendre considérablement — et abusivement à notre avis — la portée de l’arrêt Mirossevich, espèce dans laquelle gain de cause a été donné à l’intéressée par le seul motif que celle-ci n’avait pas été mise en mesure de faire la preuve de ses aptitudes, aucun travail — ou presque — ne lui ayant été confié pendant la durée de son stage. Ici, au contraire, le requérant a eu toute latitude pour montrer ses aptitudes. Tout ce que vous pouvez constater, c’est que l’inexactitude matérielle des faits sur lesquels est fondé l’avis de la commission n’est pas établie.

D —

Reste le quatrième moyen, tiré du détournement de pouvoir, et sur lequel l’honorable avocat du requérant a déclaré vouloir insister lors de la procédure orale.

Si le moyen de détournement de pouvoir présente, par essence même, un caractère subjectif, la preuve de son existence doit se fonder sur des éléments objectifs. En l’espèce, le détournement de pouvoir résulterait de l’animosité personnelle dont le supérieur hiérarchique du requérant, auteur du rapport d’intégration, aurait fait montre à son égard.

Une telle allégation est toujours délicate à vérifier. Qu’une réelle incompatibilité, due sans doute à des formations et à des caractères différents, ait existé entre les deux hommes, c’est certain; ce sont là des phénomènes qui, malheureusement, se rencontrent dans les rapports humains entre chef et subordonné. Mais il reste encore à prouver que c’est une animosité personnelle résultant de cette incompatibilité qui a été la cause réelle de la décision, et non un comportement de l’intéressé justifiant objectivement la constatation de son inaptitude. Or, une telle preuve n’est pas faite.

Sans doute est-il exact que la manière de servir du requérant a été considérée comme satisfaisante pendant les premiers temps de son activité. Il est non moins exact que la situation a commencé à se détériorer lorsque le requérant a posé sa candidature au poste no 31, créé en vue de «coiffer» le poste no 30 qu’il occupait, alors que ce dernier poste — on se demande pourquoi — n’avait pas été mis au concours: cependant, dans une telle conjoncture, il était bien naturel que le requérant se présentât au poste nouvellement créé, puisque le sien n’était pas mis au concours, et qu’il a continué à l’occuper ad interim au delà d’un an, contrairement d’ailleurs à la réglementation en vigueur. Vous savez qu’en fait, c’est un fonctionnaire néerlandais, primitivement classé au-dessous du requérant, qui a été nommé au poste no 31. Enfin, après l’élimination du requérant, le poste no 30 a été mis au concours (le 18 avril 1963). Il y a là, à n’en pas douter, un ensemble de faits de nature à faire supposer que l’administration cherchait, par différents procédés, à éviter la titularisation de M. Leroy.

Cependant, ces diverses décisions ne sont pas attaquées devant vous, la seule étant le refus d’intégration au titre de l’article 93 du statut. Or, à cet égard, il y a lieu seulement de vérifier si les éléments que la commission a déclaré retenir à l’appui de ce refus pour justifier une appréciation d’inaptitude constituent la cause réelle de la décision. Rien ne permet d’affirmer le contraire. Il semble, à vrai dire, que les diverses circonstances que nous venons de rappeler ont attiré l’attention de la commission qui, de ce fait, s’est livrée à un examen particulièrement sérieux de la situation, décidant, par exemple, d’entendre le directeur général, puis l’intéressé lui-même, au lieu de se contenter du rapport nettement défavorable du chef direct, et que ce soit vraiment après avoir acquis la conviction de l’inaptitude du requérant à exercer les fonctions qui lui étaient confiées, depuis que celle-ci avaient quelque peu changé de nature par suite de la réorganisation du service, que la commission s’est décidée à refuser l’intégration.

En définitive, l’existence d’un détournement de pouvoir ne nous paraît pas établie.

Nous concluons au rejet des requêtes, les dépens afférents à la requête 35-62 étant, toutefois, supportés par la Haute Autorité.

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