CJCE, n° C-29/63, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Société anonyme des laminoirs, hauts fourneaux, forges, fonderies et usines de la Providence et autres contre Haute Autorité de la CECA, 19 octobre 1965

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CJUE, Cour, 19 oct. 1965, Société anonyme des laminoirs, hauts fourneaux, forges, fonderies et usines de la Providence e.a. / Haute Autorité, C-29/63
Numéro(s) : C-29/63
Conclusions de l'avocat général Roemer présentées le 19 octobre 1965. # Société anonyme des laminoirs, hauts fourneaux, forges, fonderies et usines de la Providence et autres contre Haute Autorité de la CECA. # Affaires jointes 29, 31, 36, 39 à 47, 50 et 51-63.
Date de dépôt : 14 mai 1963
Solution : Recours en responsabilité : ajourné, Recours en responsabilité : obtention
Identifiant CELEX : 61963CC0029(01)
Identifiant européen : ECLI:EU:C:1965:89
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Sur les parties

Texte intégral

Conclusions de l’avocat général M. Karl Roemer

du 19 octobre 1965 ( 1 )

Sommaire

Page

Introduction (les faits, l’objet du litige, le déroulement de la procédure)

Discussion juridique

I — Questions de recevabilité

1. La modification de l’objet du litige énoncé dans les requêtes est-elle recevable?

2. Force de chose jugée de l’arrêt 19 et 21-60, 2 et 3-61

II — Au fond

1. Faute de service de la Haute Autorité

2. Existe-t-il un lien de cause à effet entre la faute de service de la Haute Autorité et le dommage allégué?

a) Possibilités objectives d’achat de ferrailles

b) En cas de refus de la péréquation des frais de transport, les requérantes auraient-elles importé des ferrailles?

3. Preuve du dommage et fixation de son montant

a) Le cas Hennebont

b) Le cas Saint-Jacques

c) Importance de l’augmentation des contributions résultant d’une consommation supplémentaire de ferrailles importées .

d) Importance du montant des promesses faites au titre de la parité

e) Les preuves administrées peuvent-elles être considérées comme suffisantes?

f) Résumé

III — Conclusions

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

A l’occasion de l’un des plus longs procès dont la Cour ait eu à connaître ces dernières années, nous devrons examiner aujourd’hui s’il est possible d’accueillir les recours en indemnité introduits par un certain nombre d’entreprises françaises et belges sur la base de prétendues fautes de service commises par la Haute Autorité dans le cadre de la péréquation des ferrailles.

Sur les antécédents du procès, nous pouvons être bref; nous renverrons en l’occurrence à l’arrêt et aux conclusions dans les affaires 19 et 21-60, 2 et 3-61 portant sur une situation analogue et au rapport d’audience dans les présentes affaires ainsi qu’aux conclusions que mon ancien collègue, l’avocat général Lagrange, a lues en l’espèce le 12 mai 1964.

Nous savons que, dans le système de la péréquation des ferrailles, la ferraille communautaire d’un prix plus élevé, spécialement les ferrailles navales provenant des chantiers de récupération de la Communauté, était assimilée à la ferraille importée prise en péréquation. Étant donné que pour un certain nombre d’entreprises les chantiers de récupération étaient moins favorablement situés du point de vue du transport que les ports d’importation habituels, le problème s’est posé très tôt de savoir si, lorsqu’elles achetaient des ferrailles de récupération, ces entreprises pouvaient obtenir le remboursement du montant des frais de transport par chemin de fer, dans la mesure où ceux-ci rendaient les ferrailles de récupération plus onéreuses que les ferrailles importées par l’intermédiaire de certains ports communautaires (pour abréger, nous parlerons du remboursement des parités de transport ou d’une péréquation des frais de transport). C’est ce que les organismes de péréquation de Bruxelles avaient admis depuis 1954. C’est la raison pour laquelle, à plusieurs reprises, ils ont fait aux entreprises intéressées (dont les requérantes) des promesses en ce sens avant la conclusion de contrats d’achat portant sur des ferrailles de récupération, et ils ont établi des décomptes de péréquation en conséquence.

Cette pratique s’est poursuivie, même après que la Haute Autorité eut pris en mains l’administration du mécanisme de péréquation au mois d’août 1958. Toutefois, lorsqu’à l’occasion du contrôle de toutes les opérations de péréquation la Haute Autorité s’est heurtée à ce problème, elle en a conclu que la pratique de la péréquation des frais de transport n’était pas compatible avec les principes de la péréquation des ferrailles (voir décision no 18-60). Par la suite, les décomptes de péréquation des entreprises intéressées ont été rectifiés de telle manière que celles-ci devaient supporter elles-mêmes les frais de transport remboursés au titre de la parité. Comme nous le savons, cela a été l’origine des procès dont la Cour a été saisie en 1960 et 1961 (affaires 10 et 21-60, 2 et 3-61); il est vrai que les recours en annulation et en carence concernant le caractère licite de la péréquation des frais de transport n’ont pas donné lieu à un examen au fond. Pourtant, la Cour a estimé que des recours en indemnité, introduits simultanément, étaient fondés du fait d’une faute de service commise par la Haute Autorité dans la surveillance des organismes de Bruxelles. C’est seulement en raison de l’impossibilité d’établir l’existence d’un dommage que les recours ont été rejetés.

C’est à cette jurisprudence que se réfèrent les recours qui sont à l’origine du présent procès. Les mêmes entreprises que celles dont il était question dans les affaires 19 et 21-60, 2 et 3-61, ainsi qu’un certain nombre d’autres, reprochent de nouveau à la Haute Autorité d’avoir commis une faute de service, dans la mesure où elle n’a pas empêché les organismes de Bruxelles de faire des promesses illégales au sujet d’une péréquation des frais de transport, ce qui les a amenées à acheter des ferrailles de récupération grevées de frais de transport considérables. De même, elles demandent réparation du dommage, qui ne se serait pas produit si elles avaient acheté des ferrailles importées au lieu de ferrailles de récupération.

Nous n’avons pas besoin d’examiner maintenant quel a été, dans le détail, le déroulement de la procédure. Des recours ont tout d’abord été déposés par 23 entreprises, demandant que la Haute Autorité soit condamnée à verser certaines sommes à titre de dommages-intérêts. A la demande des requérantes, les affaires ont été jointes aux fins de la procédure et de l’arrêt. Au cours de la procédure, une grande quantité de mémoires et de notes ont été échangés, ce qui a eu pour conséquence non seulement de fréquentes modifications des sommes demandées à titre de dommages-intérêts, mais encore le désistement d’un certain nombre d’entreprises, parmi les requérantes primitives. L’objet du litige a déjà donné lieu à deux débats oraux il y a un an. Mon collègue, l’avocat général Lagrange, a lu à l’époque les conclusions qui sont entre vos mains.

Finalement, la Cour a ordonné une expertise sur un certain nombre de questions litigieuses portant sur la preuve du dommage et sur l’évaluation de son montant. Nous avons entre les mains les résultats auxquels elle a abouti; ils sont datés du 1er mai 1965. Une des conséquences a été que l’entreprise Forges et ateliers du Creusot s’est également désistée. Pour le reste, les requérantes ont déclaré expressément qu’elles n’avaient aucune remarque à faire sur l’expertise, alors que la Haute Autorité a soulevé des objections sur toute une série de points. Ceux-ci ont été discutés de façon approfondie avec l’expert lors de l’audience du 28 septembre, durant laquelle les parties ont également prononcé leurs plaidoiries finales.

Étant donné ces conditions de fait et de droit, nous devrons examiner maintenant si les recours en indemnité des entreprises Providence, Maubeuge, Saulnes, Firminy, Pompey, Beautor, Rouen, Saint-Jacques, Châtillon, Porter-France, U.C.P.M .I., Fives-Lille-Cail, Usinor et Hennebont sont fondés et, éventuellement, dans quelle mesure elles sont habilitées à réclamer des dommages-intérêts à la Haute Autorité.

Discussion juridique

I — Questions de recevabilité

Avant d’examiner l’objet du litige proprement dit, nous devrons faire un certain nombre de remarques préliminaires sur la recevabilité, ce qui, à vrai dire, ne nous retiendra pas longtemps.

1. La modification de l’objet du litige énoncé dans les requêtes est-elle recevable?

Sauf erreur de notre part, la Haute Autorité persiste toujours dans son opinion qu’au cours de la procédure écrite, sur la base d’objections contenues dans le mémoire en défense, les requérantes ont non seulement modifié de façon quantitative leurs conclusions primitives, mais encore elles ont modifié la nature de leur recours et introduit dans la procédure des preuves au sujet desquelles les requêtes ne contenaient aucune offre. Cela serait contraire au règlement de procédure, en particulier aux articles 38 et 42.

Or, nous partageons l’opinion de l’avocat général Lagrange que les objections de la Haute Autorité ne sont pas justifiées. Dès l’origine, il est apparu clairement que les recours introduits étaient des recours en responsabilité, basés sur certains faits précis, et tendant à l’élimination de certaines conséquences dommageables. C’est seulement dans l’évaluation du montant du dommage que des modifications sont intervenues, parce que, dans la réplique (au demeurant, sur la base des observations faites par la Haute Autorité), les requérantes ne se sont plus basées sur les montants forfaitaires des frais remboursés au titre de la parité de transport, mais se sont efforcées d’établir quel avait été le dommage effectivement subi. Dans le même sens, elles ont également modifié leurs offres de preuves. On ne peut donc pas parler d’une modification de la nature du recours. Quant aux nouvelles offres de preuves faites par les requérantes, nous estimons qu’elles sont conformes aux prescriptions de l’article 42 du règlement de procédure (qui, d’ailleurs, ne devraient pas être appliquées de façon rigoureuse dans des recours pour l’introduction desquels il n’existe pas de délai). Et quant à la modification apportée dans l’évaluation du montant du dommage, nous pouvons dire que de telles modifications dans les conclusions ne semblent pas impossibles dans des recours en indemnité, pour autant que le moyen reste le même.

2. Force de chose jugée des arrêts 19 et 21-60, 2 et 3-61

La Haute Autorité n’a pas soulevé une seconde exception. Toutefois, elle pourrait l’être d’office, eu égard à l’arrêt rendu dans les affaires 19 et 21-60, 2 et 3-61, dans la mesure en tout cas où les requérantes sont en l’espèce les mêmes. Nous devons nous demander si la décision de rejet des demandes de dommages-intérêts lors des procès précédents, décision passée en force de chose jugée, n’empêche pas maintenant les entreprises intéressées de demander des dommages-intérêts en se basant sur les mêmes motifs.

En y regardant de plus près, il semble toutefois que tel n’est pas le cas. Si les recours introduits en 1960 et 1961 se basent sur des contrats d’achat de ferrailles conclus au cours des mois de septembre et d’octobre 1958, nous constatons que ces contrats-là ne figurent pas parmi l’ensemble des opérations maintenant contestées (cf. les annexes des différentes requêtes). Il s’agissait à l’époque pour les requérantes de promesses de remboursement au titre de la péréquation des frais de transport et qui n’avaient pas été tenues, alors qu’en l’espèce il s’agit uniquement de promesses suivies de remboursement à ce titre. De même, les dommages-intérêts diffèrent de ceux demandés en 1960 et 1961. Nous en concluons que la situation de fait actuelle diffère de celle qu’il s’agissait de juger il y a trois ans et qu’en conséquence les demandes ne sont pas les mêmes. Mais, même si on considérait toutes les promesses de péréquation des frais de transport comme constituant un objet uniforme de litige, on ne pourrait en tirer un argument à l’encontre de la recevabilité des recours actuels, car il faut considérer qu’en 1960 et 1961 les requérantes ont fait valoir des droits partiels, ce qui, suivant une juste conception, ne les empêche pas de faire valoir de nouveaux droits tirés de la même situation de fait (voir Rosenberg, Lehrbuch des deutschen Zivilprozessrechts, 9e édition, p. 750). En conséquence, la force de chose jugée qui s’attache aux arrêts antérieurs ne constitue pas non plus un obstacle s’opposant à un examen des affaires actuellement pendantes.

II — Au fond

Pour la discussion des demandes de dommages et intérêts, nous devons distinguer trois points :

La Haute Autorité a-t-elle commis une faute de service?

Le dommage subi par les requérantes est-il prouvé?

Existe-t-il un lien de cause à effet entre la faute de service

constatée et la survenance du dommage? Nous passerons maintenant à l’examen de ces points.

1. Faute de service

Nous répétons encore une fois en quoi consisterait la faute de service, suivant les requérantes: la Haute Autorité n’aurait pas exercé une surveillance efficace vis-à-vis des organismes de péréquation de Bruxelles et ne les aurait pas empêchés de faire des promesses concernant le remboursement des frais de transport, promesses qui ont dû être rétractées ultérieurement parce qu’elles n’étaient pas compatibles avec le principe de la péréquation des ferrailles.

Deux questions préalables ne présentent en l’occurrence aucune difficulté. La première est de savoir si de telles promesses ont été effectivement faites aux requérantes. Il faut répondre affirmativement, sur la base d’une série de documents produits en même temps que les requêtes. Même s’il ressort d’un examen minutieux que ces documents ne couvrent pas tous les contrats conclus pour les requérantes par le Bureau commun des consommateurs de ferraille au sujet de la fourniture de ferrailles de récupération, cette circonstance est sans importance parce que la Haute Autorité n’a pas contesté qu’il avait fait des promesses aux requérantes à concurrence du montant qu’elles ont allégué.

L’autre question préliminaire concerne le caractère illégal des promesses. A ce sujet, nous pouvons renvoyer à nos conclusions dans les affaires 19 et 21-60, 2 et 3-61, dans lesquelles nous avons dit l’essentiel sur l’incompatibilité d’une péréquation spéciale des frais de transport avec les principes de la péréquation des ferrailles, tels qu’ils résultent des décisions fondamentales sur le mécanisme de péréquation.

Examinant ensuite si le grief de faute de service est effectivement fondé, nous ne pouvons trouver étrange que, sur ce point, les requérantes invoquent tout d’abord les constatations de l’arrêt 19 et 21-60, 2 et 3-61, dans lequel il s’agissait de juger une situation de fait semblable, comme nous l’avons déjà dit. Nous n’avons pas besoin de citer ici les passages de ces motifs, ils se trouvent notamment aux pages 590-591, volume VII, de l’édition française du Recueil de la Jurisprudence. Il est peu probable que la Cour s’écarte de l’arrêt rendu à l’époque, même s’il n’a pas force de chose jugée à l’égard du présent procès et bien qu’il existe de solides raisons en faveur de l’opinion inverse, ce dont nous sommes toujours convaincu. Nous rappelons à ce sujet nos conclusions dans les affaires 19 et 21-60, 2 et 3-61, et aussi la solution que la Cour a donnée au problème des ferrailles de groupe, sur laquelle la Haute Autorité a insisté au cours des débats oraux. — En nous référant à l’arrêt 19 et 21-60, 2 et 3-61, nous partirons donc de l’idée qu’au sujet des promesses d’une péréquation des frais de transport faites aux requérantes par les organismes de Bruxelles après le 1er août 1958 (la date décisive dans cet arrêt) on ne peut nier qu’il y ait eu une responsabilité de la Haute Autorité au sens d’une faute de service.

On pourrait seulement se demander s’il faut apprécier différemment les promesses faites par les organismes de Bruxelles avant le mois d’août 1958, c’est-à-dire à une période où l’administration du mécanisme de péréquation leur avait été déléguée et où la Haute Autorité se limitait à exercer une surveillance. Ce n’étaient pas des promesses de ce genre qu’il s’agissait d’apprécier dans le procès 19 et 21-60, 2 et 3-61. Par contre, d’après les documents que nous possédons (voir les annexes des requêtes), elles figurent très clairement au premier plan dans le procès actuel: en effet, dans quelques cas seulement (Providence, Fives-Lille-Cail, Usinor), il s’agit de livraisons de ferrailles postérieures au 1er août 1958 et, partant, de promesses de péréquation des frais de transport après cette date.

A notre avis, il serait sans doute possible de donner au problème de la faute de service relative aux promesses faites en matière de parité antérieurement au 1er août 1958 une solution différente de celle de l’arrêt 19 et 21-60. 2 et 3-61.

En ce qui concerne cette période, il faut tout d’abord partir de l’idée que les fautes de service commises par les organismes de Bruxelles ne peuvent pas être automatiquement imputées à la Haute Autorité. Le fait que la délégation de pouvoirs donnée par la Haute Autorité est apparue illégale ne suffit pas à justifier une telle opinion. Il ne pourrait en être autrement que si cette délégation devait être considérée comme une violation manifeste des dispositions du traité, ce qui n’est toutefois pas le cas, étant donné les difficultés d’interprétation de l’article 53. — De même, la jurisprudence de la Cour ne fournit aucune base précise permettant de penser que la Haute Autorité devrait assumer sans plus les fautes de service commises par les organismes de Bruxelles. En conséquence, il semble normal que, pour la période comprise entre 1954 et juillet 1958, la responsabilité de la Haute Autorité devra être appréciée selon les critères que la jurisprudence nationale applique à la responsabilité d’une administration dont le rôle se limite à surveiller l’activité d’autres organismes. Il faudrait donc prouver que la Haute Autorité a commis une faute lourde ou, si on se réfère aux principes appliqués en droit français en matière de responsabilité de l’administration fiscale, une faute d’une gravité exceptionnelle (de Laubadère, Traité élémentaire du droit administratif, no 1172, 1176). A notre avis, cela ne serait possible que si les assurances données au sujet de la parité constituaient une violation grave et patente des règles juridiques et si la faute de service avait entraîné pour les intéressés des conséquences graves, en particulier sur le plan financier. Or, aucune de ces deux conditions n’est remplie. Comme la Haute Autorité le souligne à juste titre, il était entièrement justifié d’avoir des doutes de caractère juridique sur le caractère licite de la péréquation des frais de transport, étant donné que les textes des décisions générales de base sur la ferraille n’étaient pas absolument clairs sur ce point. Et, ce qui est important du point de vue de la responsabilité de la Haute Autorité, laquelle s’est limitée à exercer une surveillance, il faudrait également considérer que les assemblées auxquelles elle déléguait un représentant n’ont manifestement jamais discuté de la légalité de la péréquation des frais de transport. Enfin, sur la base des montants des dommages qui sont encore contestés à l’heure actuelle et qu’il faudrait, à notre avis, considérer isolément pour chaque entreprise, il n’est guère possible d’affirmer que la négligence de la Haute Autorité a eu de graves conséquences pour les entreprises intéressées.

Cependant, il est peu probable, à notre avis, que ces considérations puissent amener la Cour à nier en l’espèce l’existence d’une faute de service. Comme le soulignent les requérantes, il est incontestable que l’arrêt 19 et 21-60, 2 et 3-61 contient de façon générale et sans restriction dans le temps des reproches sévères à l’adresse de la Haute Autorité, au sujet de la surveillance défectueuse des organismes de Bruxelles. Pour l’avocat général Lagrange et pour nous-même, c’est ce qui ressort de certaines formules des motifs, pages 590-591, volume VII, de l’édition française du Recueil de la jurisprudence. Même si, sur ce point, l’arrêt ne peut s’imposer aux parties alors impliquées dans le procès avec la force de chose jugée, mais si, au contraire, les motifs allégués eu égard aux seuls faits qu’il s’agissait d’apprécier doivent être considérés comme «obiter dicta», il faut néanmoins supposer que la Cour persistera dans l’opinion qu’elle a énoncée à l’époque et estimera que le grief de faute de service est fondé, en raison de toutes les promesses qui ont été faites au sujet de la péréquation des frais de transport durant le fonctionnement du mécanisme de péréquation.

C’est pourquoi, dans la suite de notre exposé, nous considérerons comme démontrée la première condition de fait sur laquelle doit se fonder une demande en indemnité: l’existence d’une faute de service.

2. Existe-t-il un lien de cause à effet entre la faute de service de la Haute Autorité et le dommage allégué?

Attendu qu’à notre avis — nous anticipons ici le résultat auquel aboutira l’appréciation des preuves — il n’est pas contestable que certaines tout au moins des entreprises requérantes ont subi un dommage, nous examinerons maintenant s’il existe un lien de cause à effet entre l’événement prétendument générateur du dommage et le dommage lui-même, et c’est seulement après que nous essaierons d’établir son montant et de procéder à l’appréciation des preuves administrées.

La question décisive est de savoir si, en l’absence du fait générateur du dommage (les promesses faites par les services de Bruxelles), le dommage ne se serait pas produit, plus précisément si, en cas de refus de rembourser les frais de transport, les entreprises requérantes auraient acheté d’autres ferrailles à moindres frais. Ainsi qu’il résulte des termes du problème, nous devrons en l’occurrence reconstituer une opération causale hypothétique, pour laquelle importe seul un certain degré de vraisemblance, étant donné que des affirmations exactes sont en principe impossibles.

Au cours de l’examen qui va suivre, nous devrons distinguer deux aspects :

il faudra établir si les requérantes auraient pu objectivement acheter de la ferraille d’autre provenance ;

il faudra examiner si on peut considérer comme démontré le fait que les requérantes auraient effectivement pris des dispositions en ce sens.

a) Possibilités objectives d’achat de ferrailles

Dans l’exposé des motifs des recours, les requérantes se basent sur cette seule idée qu’en cas de refus de rembourser les frais de transport, elles auraient acheté de la ferraille importée. Nous nous limiterons donc à examiner si, dans les périodes litigieuses, elles auraient pu prendre de telles dispositions.

Un certain nombre de recours ayant été retires du présent litige, nous avons encore devant nous les cas de 14 entreprises qui, dans la période comprise entre 1954 et 1958, ont acheté 60.000 tonnes environ de ferrailles de récupération. Demandons-nous si, durant cette période, le marché mondial de la ferraille aurait permis l’achat supplémentaire d’une quantité correspondante de ferrailles importées: cette question peut, sans presque aucune difficulté, être résolue dans un sens favorable aux requérantes, étant donné l’évolution des importations globales de ferrailles dans la Communauté et l’évolution des stocks pendant la période litigieuse. En particulier, il semble erroné de penser qu’en raison de ces quantités supplémentaires de ferrailles le gouvernement américain aurait mis en œuvre les moyens nécessaires en vue de réaliser un blocage des exportations.

Si nous songeons qu’en vertu de la structure du mécanisme de péréquation les organismes de Bruxelles avaient le pouvoir de fixer les quantités de ferrailles importées et d’autres ferrailles d’un prix plus élevé, qui entraient en ligne de compte pour la péréquation, nous devons nous demander encore si, dans leurs efforts éventuels pour se procurer des ferrailles importées au lieu de ferrailles de récupération, les requérantes auraient rencontré des difficultés du côté des services de Bruxelles. — Cette question non plus ne pourrait guère être résolue de façon affirmative si on regarde en arrière, en raison des quantités minimes dont il s’agit dans le cas des entreprises requérantes. En particulier, il n’existe pas suffisamment d’exemples attestant que les organismes de Bruxelles ont appliqué des critères rigoureux pour l’admission de ferrailles importées dans le cadre de la péréquation des ferrailles. Un seul cas a été mentionné au cours du procès, celui d’une importation de ferraille par des entreprises italiennes, auxquelles les organismes de Bruxelles ont refusé d’octroyer la péréquation. Mais il s’agissait là d’importations faites à titre indépendant et sans autorisation, alors que dans le cas des requérantes on peut assurément supposer que si elles n’avaient pas acheté des ferrailles de récupération, elles se seraient adressées au Bureau commun pour se procurer des ferrailles importées.

Par contre, une autre question, également importante, présente de plus grandes difficultés: il s’agit de savoir si on peut considérer comme démontré le fait que les requérantes auraient pu acheter des ferrailles importées au lieu de ferrailles de récupération au moment précis où elles en avaient besoin, et par l’intermédiaire de leurs ports d’importation respectifs, favorablement situés en ce qui concerne les frais de transport. Cette question ne perd quelque peu de son acuité que si l’on considère qu’en général l’état habituel des stocks laissait aux entreprises une certaine liberté de disposition dans le temps. Nous pensons toutefois possible de suivre sur ce point les conclusions auxquelles est parvenu l’expert dans son examen des différents cas. Il ressort de son expertise qu’en raison des quantités de ferrailles importées par les différentes entreprises on ne peut sérieusement douter que la question posée doive être résolue de façon favorable aux requérantes.

On peut supposer de même que les difficultés de change, telles qu’elles existaient en France à l’époque litigieuse, n’auraient sans doute pas empêché l’importation des quantités de ferrailles contestées. Abstraction faite des faibles quantités de devises dont il s’agit ici, il ne faudrait pas négliger en l’occurrence le fait que, si les requérantes n’avaient pas acheté des ferrailles navales, on aurait très vraisemblablement envisagé de les exporter vers des pays tiers, ce qui aurait eu pour conséquence une compensation en matière de devises.

Nous pensons enfin que, d’après les documents produits au cours du procès, on ne peut assurément douter que la jauge nécessaire pour l’importation de ces quantités supplémentaires aurait existé et que les installations portuaires auraient été suffisantes pour faire face à ces importations supplémentaires.

b) Au cas où la péréquation des frais de transport aurait été refusée, les requérantes auraient-elles effectivement acheté des ferrailles importées?

L’analyse devient particulièrement difficile lorsqu’il s’agit d’étudier les dispositions que les requérantes auraient prises au cours des années passées, abstraction faite d’un des éléments auxquels elles semblent avoir attaché de l’importance à l’époque (la promesse de rembourser les frais de transport).

Examinons leur activité commerciale effective durant le fonctionnement du mécanisme de péréquation, dans la mesure où nous disposons de preuves à cet égard: nous constatons que les requérantes ont effectivement acheté des ferrailles importées en quantités considérables, mais qu’en outre elles ont également consommé des ferrailles internes dont les prix de revient étaient en partie supérieurs à ceux des ferrailles de récupération, sans la péréquation des frais de transport. Il semble donc justifié, à première vue, de supposer que, si elles s’étaient vu refuser la péréquation des frais de transport pour les ferrailles de récupération, les requérantes auraient également eu recours aux ferrailles internes, tout au moins dans une certaine proportion. Cette hypothèse doit néanmoins être abandonnée, ainsi qu’il est apparu au cours du procès, parce qu’il est bien établi que les ressources en ferrailles internes étaient loin de suffire aux besoins communautaires et qu’il était nécessaire pour cette raison d’importer des quantités considérables. En tant que produit de substitution pour les ferrailles de récupération, les ferrailles internes ne pouvaient donc jouer un rôle appréciable.

Examinons quels sont, en dehors des achats effectifs de ferraille importée, les éléments qui permettent en outre de penser que si la péréquation des frais de transport leur avait été refusée, les requérantes se seraient décidées pour des ferrailles importées: parmi ces éléments, il faut citer en particulier le fait qu’elles ont manifestement insisté auprès du Bureau commun des consommateurs de ferraille sur la promesse de péréquation des frais de transport et qu’elles ont fait dépendre de cette promesse l’achat de ferrailles de récupération. Cela ne semble concevable qu’en supposant que les requérantes jugeaient que la consommation de ferrailles importées était en soi meilleur marché. On ne peut contester sérieusement que, durant les périodes en cause, les requérantes étaient effectivement en mesure de comparer exactement les prix de revient des ferrailles importées et ceux des ferrailles de récupération. On pourrait tout au plus objecter que, dans la mesure où elle se limitait à l’importance des frais de transport, cette comparaison devait nécessairement être incomplète parce qu’elle ne pouvait tenir compte de l’importance des versements des contributions au mécanisme de péréquation, dont le montant était fonction de la consommation globale de ferrailles importées et autres ferrailles d’un prix plus élevé. Comme nous le savons, les entreprises ne connaissaient les éléments déterminants en l’occurrence que longtemps après que la ferraille ait été consommée, cela pour des raisons techniques tenant au décompte. Néanmoins, nous voulons penser que cet argument ne pourra finalement infirmer la preuve administrée par les requérantes, étant donné que lorsqu’elles tentaient d’évaluer l’influence du montant des contributions sur le prix de revient, comme elles étaient tenues de le faire lorsqu’elles arrêtaient leurs dispositions, elles étaient en droit de se baser seulement sur leur propre consommation de ferrailles. Or les quantités supplémentaires de ferrailles importées nécessaires pour chaque entreprise ne pouvaient guère justifier la crainte de voir les taux des contributions augmenter de telle façon que l’achat de ferrailles importées devait apparaître anti-économique.

Sur la base des critères dont nous disposons dans le cadre du raisonnement hypothétique qu’autorise en l’espèce le problème du lien de cause à effet, nous pouvons donc considérer comme démontré le fait que si la péréquation des frais de transport avait été refusée, les requérantes auraient effectivement acheté des ferrailles importées.

3. Preuve du dommage et fixation de son montant

Le problème de la preuve du dommage et de son montant, c’est-à-dire la question de savoir dans quelle mesure les entreprises ont été désavantagées par l’achat de ferrailles de récupération, a donné lieu à de très abondantes contestations. Mais une grande partie des points litigieux y afférents peuvent être considérés comme réglés à la suite de l’expertise, de sorte qu’il est inutile d’y revenir maintenant. Seules les questions que l’expertise a soulevées de la part de la Haute Autorité doivent encore être examinées et c’est à cet examen que nous allons nous consacrer.

a) Le cas de l’entreprise Hennebont

A cet égard, le cas Hennebont pourra être réglé rapidement, préalablement au reste. Pour cette entreprise, l’expert est parvenu à la conclusion que, si l’on tient compte des ports secondaires utilisés effectivement pour les importations de ferrailles, on en déduit que si l’entreprise avait utilisé des ferrailles importées au lieu de ferrailles de récupération elle aurait dû faire face à des frais de transport supplémentaires considérables, de sorte que même en l’absence de la péréquation des frais de transport, elle avait avantage à se procurer des ferrailles de récupération. L’expertise évalue à 2.000 NF environ le gain ainsi réalisé, alors que la requérante fait valoir un dommage de 6.000 NF.

Attendu que le mandataire ad litem de la requérante a déclaré expressément qu’il n’avait pas d’observations à présenter au sujet de l’expertise et, partant, qu’il approuvait ses conclusions, il nous reste à en conclure que le recours de l’entreprise Hennebont doit être rejeté comme non fondé, tout au moins pour défaut de preuve attestant l’existence d’un dommage.

b) Le cas de l’entreprise Saint-Jacques

Nous pouvons de même répondre en quelques mots aux objections de la Haute Autorité au sujet de l’examen du cas Saint-Jacques.

En ce qui concerne la situation de cette entreprise, ainsi que celle de certaines autres (qui doivent être exclues de notre examen ultérieur, compte tenu en effet des considérations qui vont suivre), la Haute Autorité reproche à l’expert de s’être limité à des motifs laconiques. Au cours de l’audience du 28 septembre, des précisions supplémentaires ont été données en vue de pallier cette insuffisance. Nous avons pu en déduire que l’expert avait examiné le cas Saint-Jacques suivant la même méthode que celle qu’il a utilisée pour les autres entreprises. Ces déclarations ont semblé satisfaire la Haute Autorité, de sorte que nous estimons inutile de faire d’autres remarques à cet égard.

c) Importance de l’augmentation des contributions résultant d’une consommation supplémentaire de ferrailles importées

Par contre, une autre objection soulevée par la Haute Autorité semble fondamentale. La Haute Autorité déclare que dans l’hypothèse, qui semble essentielle pour l’exposé des motifs des recours, où les entreprises auraient consommé des ferrailles importées au lieu de ferrailles de récupération, une augmentation des montants de contribution eût été inévitable, attendu que les ferrailles importées étaient généralement plus chères que les ferrailles de récupération. Une fois ces sommes supplémentaires nécessaires à la péréquation des ferrailles réparties entre toutes les entreprises, en proportion de la consommation de ferrailles de chacune d’elles, on constate que, pour un certain nombre d’entreprises requérantes, la consommation de ferrailles importées aurait été plus onéreuse que celle de ferrailles de récupération et, partant, l’existence d’un dommage doit être exclue. Pour certaines autres, il en résulte pour le moins une diminution appréciable des sommes calculées par l’expert, représentant les dommages subis.

Quant au fond, dans les dépositions qu’il a faites lors des débats oraux, l’expert n’a pas contesté en principe l’exactitude de cette objection. Par contre, le représentant des requérantes estime que cette objection est dépourvue de fondement pour les raisons suivantes. Sans doute, il ne conteste pas qu’en raison de la différence de prix existant entre les ferrailles importées et les ferrailles de récupération l’achat de plus grandes quantités de ferrailles importées aurait entraîné pour la Caisse de péréquation des charges supplémentaires, qui auraient dû être réparties entre les différentes entreprises. Mais il estime approprié de considérer ce phénomène isolément, pour chacune des entreprises. C’est-à-dire que pour calculer le dommage que l’entreprise X aurait subi on peut seulement tenir compte des quantités de ferrailles importées qu’elle aurait éventuellement consommées en supplément, et se demander de combien le montant de ses contributions aurait augmenté au cas où ces quantités supplémentaires auraient été englobées dans le décompte global de la péréquation. Si on répartit cette somme entre toutes les entreprises de la Communauté, on aboutit à une augmentation minime du taux des contributions qui peut pratiquement être négligée pour le calcul du dommage. La jonction des différentes affaires aux fins de la procédure et de l’arrêt ne permet pas par contre d’établir un décompte global pour toutes les entreprises requérantes, parce que chaque recours perdrait ainsi son indépendance: or, même après la jonction, il doit la conserver en vue de l’arrêt à rendre.

Sur ce point, il convient, à notre avis, de donner en principe la préférence à la conception de la Haute Autorité. Il ne faut pas oublier que pour la constatation du dommage la question essentielle est de savoir comment les entreprises intéressées se seraient approvisionnées en ferrailles si les services de Bruxelles avaient refusé de façon générale de rembourser les frais de transport, et quelles auraient été les conséquences pour le mécanisme de péréquation. Si on peut considérer comme bien établi, ce qui est une pure question de fait, que dans ce cas non seulement chacune des entreprises requérantes mais encore d’autres entreprises de la Communauté auraient choisi d’importer des ferrailles, il faut en tenir compte dans le calcul du dommage subi par chaque entreprise. Ce n’est donc pas la jonction des affaires pendantes qui conduit à examiner à une plus large échelle l’importance du dommage, mais bien la structure du mécanisme de péréquation qui repose essentiellement sur l’idée de solidarité de toutes les entreprises intéressées. Il ressort des remarques faites par la Haute Autorité au sujet de l’expertise qu’il n’est pas douteux que pour une grande partie au moins des entreprises requérantes il est possible de connaître de façon précise comment elles se seraient comportées à l’époque si la péréquation des frais de transport avait été refusée. Il semble donc justifié de faire entrer en ligne de compte leur comportement hypothétique sur le marché, pour le calcul du dommage.

Mais, c’est la question que nous devons nous poser maintenant, existe-t-il des raisons de procédure qui empêchent de prendre en considération les objections de la Haute Autorité? Selon les requérantes, les arguments invoqués par celle-ci ne peuvent pas entrer en ligne de compte parce qu’ils ont été soulevés pour la première fois en même temps que les remarques sur l’expertise, c’est-à-dire tardivement, et parce que les conditions requises par l’article 42, paragraphe 2, du règlement de procédure, qui autorise une production tardive, ne sont pas remplis. Toutefois nous ne partageons, pas cette opinion. L’article 42, paragraphe 2, du règlement de procédure parle de «moyens», c’est-à-dire de moyens autonomes ainsi que de leur réfutations par la partie défenderesse, mais il n’empêche pas les parties de développer et de compléter leur argumentation de fait et de droit au cours de la procédure. En l’espèce, les objections de la Haute Autorité devraient être considérées comme étant les arguments complémentaires dont parle le règlement de procédure. Dès le début du procès, la Haute Autorité a soutenu dans la discussion l’idée fondamentale que, pour calculer le dommage éventuel des requérantes, il fallait établir avec exactitude tous les avantages et les inconvénients qu’aurait entraîné l’achat de ferrailles importées au lieu de ferrailles de récupération. Cette idée, que l’on pourrait considérer comme un moyen autonome au sens du règlement de procédure, a seulement été développée à l’occasion des remarques sur l’expertise. Suivant une juste interprétation du règlement de procédure, on ne peut l’interdire à la Haute Autorité. Indépendamment de cela, on pourrait dire également que l’objection de la Haute Autorité contient un argument juridique que la Cour aurait l’obligation de soulever d’office dans un procès en indemnité. Il n’existe donc aucune raison de procédure s’opposant à ce que l’augmentation des contributions imputable à une importation de ferrailles entre en ligne de compte pour le calcul des dommages.

Sur cette base, pour quelles entreprises la consommation de ferrailles importées aurait-elle été plus onéreuse que celle de ferrailles de récupération, sans la péréquation des frais de transport? Suivant les calculs faits par la Haute Autorité, il s’agit pour le moins des entreprises suivantes: Maubeuge, Creusot, Saulnes, Pompey, Beautor, Porter-France, U.C.P.M. I. et Hennebont. Cependant, la Haute Autorité voudrait aller encore plus loin et faire également entrer en ligne de compte le fait que des entreprises italiennes et hollandaises ont bénéficié également de la péréquation des frais de transport. A son avis, il faut admettre que si la péréquation des frais de transport avait été refusée, ces entreprises hollandaises et italiennes se seraient procuré, elles aussi, des ferrailles importées, ce qui aurait entraîné une nouvelle augmentation des montants de contribution; étant donné les quantités de ferrailles dont il s’agit pour l’ensemble des entreprises requérantes, cette augmentation fait paraître plus avantageux l’achat de ferrailles de récupération, sans la péréquation des frais de transport, et, partant, exclut l’existence d’un dommage.

Toutefois, nous doutons que l’état actuel du procès permette d’aller aussi loin dans la discussion. Pour la Cour il doit être établi avec une certaine vraisemblance que, si la péréquation des frais de transport avait été refusée, les entreprises qui en ont bénéficié se seraient procuré des ferrailles importées. Nous ne disposons jusqu’à présent d’aucun point de repère à ce sujet en ce qui concerne les entreprises italiennes et hollandaises. On peut penser qu’en étudiant minutieusement les coûts résultant de l’importation de ferrailles, elles en auraient conclu qu’il était plus avantageux d’acheter des ferrailles de récupération, même sans la péréquation des frais de transport. Cette supposition semble justifiée par le fait que, jusqu’à présent, ces entreprises hollandaises et italiennes n’ont pas formé de recours. Elles doivent donc être exclues des considérations relatives au calcul du montant du dommage.

Comme l’expert l’a démontré de façon convaincante au cours des débats oraux, il en est de même pour les entreprises Creusot et Hennebont. Un calcul exact des frais de transport résultant de l’achat de ferrailles importées a montré que ces entreprises avaient plus d’avantage à consommer des ferrailles de récupération, même sans bénéficier de la péréquation des frais de transport, et qu’en conséquence il n’était pas possible d’établir l’existence d’un dommage. Comme le prétend à juste titre l’expert, ces entreprises auraient été en mesure de faire ce calcul, même à l’époque litigieuse, étant donné qu’elles effectuaient des importations fréquentes et que, par conséquent, elles connaissaient exactement leurs coûts. Placées, en cas de refus de rembourser les frais de transport, devant le choix entre les ferrailles importées ou les ferrailles de récupération, elles n’auraient donc pu opter que pour ces dernières. En conséquence, les quantités de ferrailles navales consommées dans les entreprises Creusot et Hennebont ne doivent pas figurer dans le calcul de l’augmentation des contributions imputables à l’importation supplémentaire de ferrailles. Comme l’a montré l’expert, une autre conséquence est que, contrairement à ce qu’affirme la Haute Autorité, il faut également admettre l’existence d’un dommage pour l’entreprise Saulnes.

En conclusion, nous estimons que, sur la base des objections soulevées par la Haute Autorité au sujet de l’augmentation des contributions rendue nécessaire par l’achat de ferrailles importées, les entreprises Providence, Saulnes, Firminy, Rouen, Saint-Jacques, Châtillon, Fives-Lille-Cail et Usinor ont subi un dommage. Par contre, dans les considérations qui vont suivre, nous pourrons négliger les entreprises Maubeuge, Pompey, Beautor, Porter-France, U.C.P.M. I. et Hennebont, en raison de l’impossibilité d’établir l’existence d’un dommage.

d) Importance du montant des promesses, faites au titre de la parité, pour le calcul du dommage

Dans ses remarques au sujet de l’expertise, la Haute Autorité prétend que la méthode utilisée par l’expert est critiquable du fait que celui-ci n’a pas examiné isolément les différents contrats d’achat pour le calcul du dommage et que, pour les sommes représentant le dommage, il n’a pas respecté comme plafond les promesses de rembourser les frais de transport au titre de la parité, faites à l’occasion de contrats d’achat de ferrailles. En effet, pour l’expert seule compte la question de savoir quels auraient été les coûts effectifs si les entreprises avaient acheté des ferrailles importées au lieu de ferrailles de récupération, même lorsque ces coûts (ce qui est le cas pour une entreprise) étaient supérieurs au montant de la péréquation des frais de transport.

Nous pensons avec la Haute Autorité que ce procédé est contestable. Les requérantes se plaignent, ce qu’il ne faut pas oublier, de ce que certaines promesses qui leur ont été faites au sujet d’une péréquation des frais de transport n’ont pas été tenues. Dans un procès en indemnité qui se fonde sur l’octroi de telles promesses, elles ne peuvent raisonnablement exiger être mieux placées qu’elles ne l’auraient été si les promesses avaient été tenues. Il faut au contraire supposer qu’elles entendaient se contenter des sommes indiquées dans les promesses de rembourser les frais de transport au titre de la parité, dans le cadre du mécanisme de péréquation des ferrailles. Tout autre préjudice se trouve couvert du fait de leur accord. Pour calculer le dommage, il faudrait donc effectivement tenir compte, dans chaque cas, des promesses faites aux requérantes. Or, étant donné que les montants du dommage calculés par l’expert ont dû subir une diminution appréciable à cause des objections soulevées par la Haute Autorité au sujet des charges supplémentaires de péréquation, on peut penser que les sommes représentant le dommage sont maintenant inférieures dans chaque cas au plafond des assurances données à l’occasion des contrats, ce qui nous autorise à nous abstenir d’un nouveau calcul.

e) Les preuves administrées peuvent-elles être considérées comme suffisantes?

Enfin, nous devons encore nous demander si les requérantes étaient en mesure de prouver de façon convaincante quels auraient été les frais auxquels elles auraient dû faire face si, de 1954 à 1958, elles avaient acheté des ferrailles importées au lieu de ferrailles de récupération en cas de refus de la péréquation des frais de transport. Dans la mesure où elles ont effectivement consommé des ferrailles importées pendant les périodes litigieuses, la preuve a dû être administrée au moyen de la production de documents relatifs aux dépenses effectuées. Nous savons par l’expertise que les requérantes ne sont pas arrivées à apporter une preuve intégrale; en d’autres termes, d’une entreprise à l’autre, il reste des doutes plus ou moins grands au sujet des prix que les entreprises requérantes ont payés pour certaines quantités de ferrailles importées durant les périodes considérées. L’expert considère cette incertitude dans le résultat final comme dépourvue d’importance, étant donné que nous disposons de chiffres certains pour un tiers de toutes les quantités de ferrailles importées entrant en ligne de compte, ce qui suffit, d’après les méthodes de l’analyse économique, pour obtenir des valeurs approximatives valables.

Nous doutons toutefois que la Cour puisse se contenter de ces motifs. Si, pour le calcul du dommage, nous nous en tenons aux transports effectifs de ferrailles importées et si nous essayons d’obtenir des chiffres moyens, pour certaines périodes, il est clair que ceux-ci peuvent accuser une variation appréciable vers le haut, lorsqu’on inclut dans le calcul d’autres valeurs inconnues jusqu’alors. Dans certains cas, il peut même arriver que le dommage disparaisse complètement. Nous devons donc nous efforcer en l’occurrence de rassembler des données aussi nombreuses et aussi exactes que possible au sujet des transports effectifs de ferrailles importées.

Parmi les entreprises qui n’ont pas encore été exclues de notre examen pour d’autres considérations, les cas des entreprises Rouen et Saint-Jacques ne devraient pas présenter de difficultés sur ce point. Pour l’entreprise Saint-Jacques, nous disposons, selon l’expert, d’une preuve intégrale. L’entreprise Rouen n’a jamais acheté de ferrailles importées. Il était nécessaire dans ce cas de se baser sur les tarifs des transports par chemin de fer en vigueur pendant la période contestée, tarifs que l’expert a manifestement réussi à établir de façon certaine. Par contre, pour les six autres entreprises (Providence, Saulnes, Firminy, Châtillon, Fives-Lille-Cail, Usinor), nous constatons des difficultés plus ou moins grandes dans l’administration de la preuve, en ce qui concerne soit les transports par chemin de fer, soit les transports par voie d’eau, soit les deux ensemble. A ce sujet, nous renvoyons dans le détail au tableau figurant aux annexes 1 et 2 des observations de l’expert, tableau que ce dernier a rectifié dans sa lettre du 14 octobre 1965. Nous ne comprenons pas très bien pourquoi ces difficultés de preuve seraient inévitables. Lorsque les requérantes intéressées déclarent que le droit national les autorise à détruire certains papiers commerciaux après un délai de cinq années, nous devons leur objecter que les procès 19 et 21-60, 2 et 3-61 au cours des années 1960 et 1961 auraient dû être pour elles un avertissement. Elles devaient dès lors penser que la Haute Autorité reviendrait sur la question de la comptabilité de la péréquation des frais de transport avec les dispositions du traité et elles avaient tout intérêt à conserver encore ces documents qu’elles n’avaient pas encore détruits jusqu’à cette date. Elles ne seraient donc habilitées à invoquer des difficultés de preuve que pour l’année 1954 tout au plus.

Il faut ensuite s’étonner que les entreprises qui invoquent la destruction de leurs archives commerciales soient en mesure de produire sous une forme incomplète des documents relatifs aux différentes années à compter de 1954. En effet, il serait plus conforme aux usages de la vie commerciale de détruire en bloc les documents devenus inutiles au lieu d’en conserver un certain nombre pour chaque année respective, sans que l’on puisse savoir sur quelle base a été effectué le choix. Sur ce point, le tableau des documents produits à titre de preuve (à partir de l’annexe 3 de l’expertise) permet de se demander si les requérantes ont effectivement apporté toutes les preuves qu’elles étaient en mesure de fournir. Nous citerons le cas de l’entreprise Providence qui a produit tous les documents relatifs à certains transports par voie d’eau pour l’année 1954 et à certains transports par chemin de fer pour l’année 1956, alors que pour les années suivantes la documentation produite à titre de preuve est incomplète. Il en est de même pour les transports par chemin de fer vers Firminy, pour les transports par voie d’eau vers Châtillon et vers Usinor-Valenciennes. Le cas de l’entreprise Fives-Lille-Cail est, lui aussi, caractéristique. : elle n’a produit aucun document pour l’année 1958, alors qu’elle a fourni une documentation incomplète pour les années précédentes. Dans ces conditions, la méthode utilisée par l’expert en vue d’obtenir des valeurs approximatives sur la base des documents disponibles ne nous paraît pas sans inconvénient. Au lieu d’adopter purement et simplement cette méthode, il semblerait approprié de constater expressément l’existence de certaines lacunes dans l’administration des preuves, ce en quoi les requérantes encourent une certaine responsabilité, et d’en tenir compte dans le calcul du dommage. A vrai dire, cela ne doit pas être obtenu au moyen d’un complément de preuves ou d’un complément d’expertise ordonné par la Cour. Celle-ci devrait plutôt user du pouvoir qu’ont en général les tribunaux pour statuer dans les procès en indemnité et qui permet, dans une certaine mesure, une libre évaluation du dommage (voir, par exemple, paragraphe 287 de la Zivilprozessordnung). Dans le cas des entreprises qui ont incontestablement subi un dommage, la Cour devrait donc déduire certains pourcentages, des chiffres à établir en l’état actuel du procès, en fonction de l’insuffisance des preuves apportées. Cependant il ne nous semble pas approprié de faire à la Cour des propositions précises sur ce point.

f) Résumé

Au sujet de la preuve du dommage et de son montant, nous estimons en conséquence que les entreprises Providence, Saulnes, Firminy, Rouen, Saint-Jacques, Châtillon, Fives-Lille-Cail et Usinor ont subi un préjudice. Les montants du dommage doivent être établis compte tenu des objections soulevées par la Haute Autorité au sujet de l’augmentation des contributions rendue nécessaire par l’achat de ferrailles importées; conformément aux conclusions de l’expertise, il faudra cependant considérer en l’occurrence que les entreprises Creusot et Hennebont n’auraient pas acheté de ferrailles importées à la place de ferrailles de récupération. Sauf pour les entreprises Saint-Jacques et Rouen, on déduira des montants du dommage ainsi obtenu certains pourcentages en fonction de l’insuffisance des preuves apportées, qui pour chaque entreprise sera constatée en l’état actuel du procès.

III — Conclusions

En résumé, nous concluons comme suit: les recours des entreprises qui viennent d’être citées, demandant que la Haute Autorité soit condamnée à réparer le dommage qu’elles ont subi du fait de promesses illégales au sujet de la péréquation des frais de transport, sont fondés. Le remboursement devra porter sur les montants que la Cour jugera opportuns dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation, sur la base des observations de l’expert, des objections de la Haute Autorité relatives à l’augmentation des charges de péréquation et du défaut de preuves constaté.

Par contre, les recours des entreprises Maubeuge, Pompey, Beautor, Porter-France, U.C.P.M. I. et Hennebont doivent être rejetés comme non fondés du fait de l’absence d’un dommage.

En ce qui concerne les dépens, qui restent encore à régler pour les recours qui n’ont pas encore été retirés, il faut tenir compte de ce que les entreprises auxquelles devront être accordés des dommages-intérêts ne peuvent toutefois pas être considérées comme ayant eu complètement gain de cause, si on compare les premières conclusions avec les sommes qui leur seront finalement versées. Les frais exposés devraient être partagés en conséquence entre les requérantes en question et la Haute Autorité.

Quant aux requérantes Maubeuge, Pompey, Beautor, Porter-France, U.C.P.M. I. et Hennebont, qui succombent entièrement, le règlement des dépens est déterminé par l’article 69, paragraphe 2, alinéa 1, du règlement de procédure.


( 1 ) Traduit de l’allemand.

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CJCE, n° C-29/63, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Société anonyme des laminoirs, hauts fourneaux, forges, fonderies et usines de la Providence et autres contre Haute Autorité de la CECA, 19 octobre 1965