CJCE, n° C-56/64, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Établissements Consten S.à.R.L. et Grundig-Verkaufs-GmbH contre Commission de la Communauté économique européenne, 27 avril 1966

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CJUE, Cour, 27 avr. 1966, Consten et Grundig / Commission, C-56/64
Numéro(s) : C-56/64
Conclusions de l'avocat général Roemer présentées le 27 avril 1966. # Établissements Consten S.à.R.L. et Grundig-Verkaufs-GmbH contre Commission de la Communauté économique européenne. # Affaires jointes 56 et 58-64.
Date de dépôt : 8 décembre 1964
Solution : Recours en annulation : rejet sur le fond
Identifiant CELEX : 61964CC0056
Identifiant européen : ECLI:EU:C:1966:19
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Sur les parties

Texte intégral

Conclusions de l’avocat général M. Karl Roemer,

présentées le 27 avril 1966 ( 1 )

Sommaire

Introduction (les faits, les conclusions des parties requérantes)

Discussion juridique

A — Questions préliminaires d’ordre général

I — Les problèmes de forme soulevés par les Établissements Consten

1. La dénomination de l’acte attaqué

2. L’obligation de motiver

II — Les problèmes soulevés par la société Grundig (application de l’article 85 antérieurement à l’adoption d’un règlement relatif aux dérogations par catégories)

B — Les divers articles de la décision attaquée

I — L’article 1

1. Le caractère de constatation que présente l’article 1

2. L’accord d’exclusivité conclu entre Grundig et Consten tombe-t-il sous le coup de l’article 85, paragraphe 1?

a) Les problèmes généraux d’interprétation

b) Les problèmes particuliers du cas d’espèce

aa) L’atteinte portée à la concurrence

bb) La possibilité d’affecter le commerce entre États membres

c) L’étendue de la constatation faite à l’article 1

d) La constatation que l’interdiction d’exporter imposée aux Établissements Consten tombe sous le coup de l’article 85, paragraphe 1

3. L’accord relatif à la marque GINT

4. Conclusion

II — L’article 2 de la décision attaquée

1. Questions préliminaires d’ordre général

a) Violation du principe de l’audition préalable

b) La protection territoriale absolue trouve-t-elle son origine dans l’accord d’exclusivité conclu entre Grundig et Consten?

2. Les divers critères de l’article 85, paragraphe 3

a) Amélioration de la distribution et de la production

b) Participation des utilisateurs au profit

c) La protection territoriale absolue est-elle indispensable pour obtenir l’effet d’amélioration?

aa) Les dispositions prévisionnelles

bb) Le service de garantie et d’après-vente

cc) La publicité, l’observation du marche, l’ouverture du marché

d) Conclusion provisoire

3. La Commission aurait-elle dû envisager une exemption partielle ou conditionnelle ou une exemption assortie de charges?

a) Défaut de motifs

b) Examen du problème au fond

III — L’article 3 de la décision attaquée

1. La portée de l’article 3 du règlement no 17-62

2. L’injonction contenue dans l’article 3 de la décision respecte-t-elle les limites tracées par l’objectif du droit des . ententes?

C — Récapitulation et conclusions

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

L’affaire dans laquelle nous présentons aujourd’hui nos conclusions est la première à mettre en jeu une décision par laquelle la Commission fait application à un cas d’espèce du droit de la Communauté économique européenne en matière d’ententes. Comme vous le savez, il s’agit du refus de faire bénéficier un accord conclu entre les parties requérantes de l’exemption prévue à l’article 85 du traité.

Voici d’abord ce qu’il faut retenir des faits.

Le 1er avril 1957, la «Grundig Verkaufs-GmbH» (société à responsabilité limitée de droit allemand «Comptoir de vente Grundig»), ayant son siège à Nuremberg, (c’est-à-dire la société de vente de la firme Grundig), a conclu avec la société commerciale française Établissements Consten, ayant son siège à Cour-bevoie, dans la région parisienne, un contrat à durée indéterminée conférant à cette dernière l’exclusivité, pour la France, la Sarre et la Corse, de la vente des récepteurs radio, des enregistreurs, des machines à dicter et des téléviseurs Grundig, ainsi que de leurs accessoires et pièces détachées. Les Établissements Consten s’engageaient à acheter des quantités minima déterminées, à passer régulièrement des commandes à l’avance, à entretenir un atelier de réparations avec stock de pièces détachées, à prendre en charge le service de garantie et d’après-vente ainsi qu’à s’abstenir de vendre des produits concurrents similaires et de faire des livraisons directes ou indirectes à destination des marchés d’autres pays. — La reconnaissance aux Établissements Consten du droit à l’exclusivité de vente entraînait pour la société Grundig l’obligation de leur abandonner la vente au détail dans le territoire concédé et de ne pas effectuer de livraisons, ni directes ni indirectes, à d’autres personnes établies dans ledit territoire. Précédemment déjà, la société Grundig avait imposé à ses grossistes allemands et aux concessionnaires qu’elle avait désignés dans d’autres pays l’obligation de s’abstenir d’effectuer à partir de leur territoire des livraisons à destination d’autres territoires sous contrat:

Le 3 octobre 1957, les Établissements Consten ont déposé en France sous leur nom la marque GINT («Grundig International»), qui fait l’objet d’un enregistrement international au profit de la société Grundig. Cette marque est apposée sur tous les appareils Grundig lors de leur production en Allemagne. — A cet égard, les Établissements Consten ont fait le 13 janvier 1959 une «déclaration» aux termes de laquelle la marque «GINT» ne serait utilisée que pour les appareils Grundig; à partir du moment où Consten ne serait plus le distributeur exclusif de la société Grundig, les droits français attachés à la marque seraient transférés à celle-ci, ou bien le dépôt serait radié.

Ayant constate que, depuis avril 1961, une autre entreprise commerciale française, la société UNEF de Paris, se procurait des appareils Grundig auprès de grossistes allemands et les importait en France, les Établissements Consten ont introduit contre elle une action en concurrence déloyale et en contrefaçon de la marque. L’affaire a abouti à la cour d’appel, mais à ce stade, la société UNEF ayant adressé le 5 mars 1962 à la Commission de la C.E.E. une demande tendant à faire déclarer contraire au traité l’accord conclu entre Consten et Grundig, elle a fait l’objet d’un sursis à statuer jusqu’à la décision de la Commission.

C’est également du chef de concurrence déloyale qu’en 1961 les Établissements Consten ont introduit une action devant le tribunal de grande instance de Strasbourg contre un négociant en récepteurs radio qui y avait son siège (la société Leissner): cette société s’était également procuré des appareils Grundig en Allemagne pour les revendre en France, au mépris des droits d’exclusivité de Consten. Cette affaire a donné lieu, elle aussi, à un sursis à statuer (bien que Leissner n’ait pas porté plainte auprès de la Commission).

Conformément aux prescriptions du règlement no 17-62 en matière d’ententes, par notification du 29 janvier 1963, la société Grundig a soumis à la Commission les conventions qu’elle avait conclues avec Consten et avec les concessionnaires établis dans d’autres pays de la C.E.E. Une procédure au titre des ententes a été ouverte, avec audition des entreprises intéressées et intervention des instances nationales. C’est dans le cadre de celle-ci que, le 23 septembre 1964, est intervenue au sujet du contrat Grundig-Consten, une décision qui a été notifiée aux entreprises intéressées et publiée au Journal officiel des Communautés européennes de la même année (à la page 2545). Il y est déclaré que le contrat de concession exclusive du 1er avril 1957 et l’accord (accessoire) sur le dépôt et l’utilisation de la marque GINT constituent une infraction aux dispositions de l’article 85, paragraphe 1, du traité C.E.E.; que la déclaration d’inapplicabilité prévue à l’article 85, paragraphe 3, doit être refusée, et que les sociétés Grundig et Consten sont tenues de s’abstenir de toute mesure tendant à gêner ou à entraver l’acquisition par des entreprises tierces, à leur gré, auprès de grossistes ou de détaillants établis dans la Communauté, des produits visés au contrat, en vue de leur revente dans le territoire du contrat.

C’est contre cette décision que, chacune de son coté, les sociétés Consten et Grundig se sont pourvues pour en demander l’annulation totale. Le 29 juin 1965, la Cour a ordonné la jonction des deux affaires aux fins de la procédure et de l’arrêt, de sorte qu’aujourd’hui il nous appartient d’examiner l’ensemble des arguments de Grundig et de Consten.

Enfin, plusieurs requêtes en intervention ont été accueillies au cours de la procédure, avec cette conséquence que les sociétés UNEF et Leissner, déjà citées, sont intervenues dans le procès pour soutenir la Commission, tandis que le point de vue des parties requérantes est appuyé par le gouvernement de la République italienne et par celui de la république fédérale d’Allemagne (principalement au moyen d’arguments juridiques d’ordre général).

Au moment d’entreprendre l’examen de cette volumineuse affaire, qui a pris des proportions inhabituelles en raison de l’importance économique et juridique des problèmes traités et du nombre des parties en cause, il nous paraît indiqué de commencer par ébaucher un plan de travail.

La recevabilité des recours n’a pas été mise en doute et cette question ne se pose pas non plus d’office: aussi est-il inutile de nous y attarder. Quant à la recevabilité de certains moyens, qu’il est arrivé à la Commission de contester, nous l’étudierons au fur et à mesure.

Tout au début de l’examen, il convient d’aborder trois questions d’ordre général. Elles concernent des problèmes de forme relatifs à la décision dans son ensemble, ainsi que le point de savoir s’il était possible d’appliquer l’article 85 avant qu’un règlement ne soit arrêté sur les exemptions par catégories.

Notre examen s’effectuera ensuite dans l’ordre des divers articles du dispositif de la décision: il portera en premier lieu sur l’interprétation et l’application de l’article 85, paragraphe 1 (article 1 de la décision); nous devrons vérifier ensuite la façon dont la Commission a fait usage de son pouvoir d’accorder des exemptions en application de l’article 85, paragraphe 3 (article 2 de la décision); enfin, il faudra que nous nous occupions des injonctions adressées aux sociétés Grundig et Consten dans l’article 3.

Discussion juridique

A — Questions préliminaires d’ordre général

I — Les problèmes de forme soulevés par les Établissements Consten

Examinons avant tout deux problèmes de forme qu’a soulevés la société Consten, parce qu’ils sont de nature à être tranchés rapidement. Ils ont trait à la façon dont l’acte attaqué a été intitulé et à l’étendue de l’obligation de motiver.

1. La dénomination de l’acte attaqué

C’est ainsi que les Établissements Consten critiquent le fait que, dans la version française publiée au Journal officiel, la mesure attaquée porte le nom de «directive», ce qui indique un acte auquel il est impossible d’avoir recours à l’égard d’entreprises.

Toutefois, cette circonstance paraît bien ne pas avoir d’importance, puisque (c’est à bon droit que la Commission en donne l’assurance) il s’agit manifestement d’une erreur d’impression. La société requérante Consten devait s’en apercevoir, même si l’on ne tient pas compte de la version allemande (faisant également foi), qui contient la dénomination correcte de «Ent-scheidung» (décision). En effet, dans l’expédition notifiée aux Établissements Consten, qui est certifiée conforme par le secrétaire exécutif de la Commission et qui, au premier chef, fait foi pour la requérante, figure la dénomination de «décision». Au surplus, le contenu du dispositif indique clairement qu’il s’agit d’une décision.

Par conséquent, l’erreur contenue dans l’édition française du Journal officiel, et rectifiée d’ailleurs ultérieurement (fût-ce seulement après l’introduction du recours), n’a d’importance juridique à aucun point de vue, même pas au regard de la décision de la Cour relative aux dépens.

2. L’obligation de motiver

En second lieu, les Établissements Consten critiquent le fait que la décision attaquée ne mentionne ni tous leurs arguments essentiels, ni leurs conclusions tendant à la poursuite de l’enquête, et que les considérants n’indiquent pas les raisons pour lesquelles la Commission n’y a pas fait droit.

Sur ce point-là non plus (nous reviendrons plus loin sur d’autres aspects de l’insuffisance des motifs), il n’est pas possible de suivre la requérante. Les décisions en matière d’ententes, telles que celle qui est attaquée, sont prises dans le cadre d’une procédure administrative et non pas dans celui d’une procédure de nature judiciaire; il est donc indubitable qu’elles constituent des décisions administratives. A cet égard, le droit communautaire des ententes va dans le même sens que la législation correspondante de la plupart des États membres, comme la Commission l’a amplement démontré. Par conséquent, seule l’obligation générale de motiver au sens du droit administratif s’applique aux décisions prises en matière d’ententes, du moins lorsque, comme dans l’espèce, elles ne contiennent pas de dispositions pénales. Cela revient à dire (telle est notre jurisprudence constante) que l’obligation incombant à la Commission se réduit à énoncer les éléments de fait et de droit qui sont essentiels pour faire comprendre son raisonnement. Mais la Commission n’est pas tenue de s’expliquer au sujet de l’opinion contraire d’un demandeur ni au sujet d’autres opinions contraires possibles; ni celles-ci, ni les conclusions que les parties ont présentées au cours de la procédure ne doivent être reprises dans sa décision. — Aussi les insuffisances de motifs du genre de celles qu’a relevées la société Consten sont-elles sans importance pour nous.

II — Les problèmes soulevés par la société Grundig

La Commission pouvait-elle en principe faire jouer et appliquer l’article 85, paragraphe 1, tant qu’il n’existait pas de règlement relatif aux dérogations par catégories? Telle est la question que, dans son deuxième mémoire, la société Grundig a posée en des termes prudents (autrement dit, sans élever de critique véritable). A son avis, en appliquant par analogie les principes développés dans l’affaire 1-58 au sujet de l’article 65 du traité C.E.C.A., il est permis de considérer que l’interdiction de certaines ententes édictées par l’article 85, paragraphe 1, ne peut jouer qu’à partir du moment où auront été établis des instruments complets en vue de l’application de l’article 85, paragraphe 3 (et cela comprendrait l’adoption d’un règlement sur les déclarations d’inapplicabilité par catégories).

A cet argument la Commission oppose tout d’abord l’article 42 de notre règlement de procédure, d’après lequel la production de moyens nouveaux en cours d’instance n’est permise que s’ils trouvent leur origine dans des arguments de la partie adverse ou en cas de découverte de faits nouveaux. — Il est exact que ces conditions ne sont pas remplies dans le cas qui nous occupe. Ce qui importe à cet égard, ce n’est pas le fait que le règlement no 19-65 ait été adopté à une date (2 mars 1965) postérieure à l’introduction du recours (11 décembre 1964). Le fait décisif est le suivant: l’idée que pour arrêter des règlements en matière d’exemption par catégories la Commission avait besoin d’une habilitation supplémentaire du Conseil de ministres qui a déjà été discutée sous une forme dépourvue d’équivoque longtemps avant l’introduction du recours. Elle a finalement abouti à ce que la Commission soumette au Conseil une proposition dans ce sens (publiée au Bulletin de la C.E.E. d’avril 1964). Par conséquent, le moyen en question, qui n’a été formulé qu’au stade de la réplique, aurait déjà pu être présenté dans la requête introductive d’instance. Sa production tardive n’est pas justifiée.

Mais même abstraction faite de ces objections de procédure, l’argument de droit de la requérante ne pourrait pas aboutir. Une première raison de le rejeter se trouve dans l’arrêt Bosch (affaire 13-61), qui constate que, depuis l’entrée en vigueur du règlement no 17-62, l’article 85 est intégralement applicable et que, par conséquent, le refus de la Commission d’accorder une exemption en application de l’article 85, paragraphe 3, entraîne la nullité de l’entente tombant sous le coup de l’article 85, paragraphe 1. — Mais, en outre, le rejet de l’argument de la requérante est inévitable, même si l’on est d’avis qu’au moment du procès Bosch, les problèmes particuliers de l’exemption par catégories ne se posaient pas encore et que, de ce fait, l’arrêt en question ne peut pas faire autorité en ce qui concerne la présente affaire. — En y regardant de plus près, en effet, il apparaît que les principes développés dans l’affaire 1-58 au sujet de l’article 65 du traité C.E.C.A. se justifient en raison d’une situation sensiblement différente de celle qui se présente dans l’espèce. Il est vrai (comme la Cour l’a relevé à l’époque) que cela n’a pas de sens de mettre en œuvre une règle interdisant des ententes, tant que des raisons de technique administrative empêchent d’appliquer les possibilités d’exemption prévues dans le même contexte que la prohibition. Mais si les possibilités d’exemption existent, comme c’est le cas depuis l’adoption du règlement no 17-62, l’absence d’une modalité particulière d’application (adoption de règlements relatifs à des dérogations par catégories) ne peut pas bloquer l’ensemble du système. Jusqu’à l’établissement de cette modalité d’application (et nous avons souligné à une autre occasion qu’elle était tout à fait souhaitable), il était possible dans chaque cas de tenir compte dans une mesure suffisante des intérêts des parties. Aussi l’argumentation développée par Grundig ne peut-elle pas servir aux parties requérantes dans la présente affaire à invoquer une violation de leurs intérêts légitimes. — Toutefois, cette constatation ne suffit pas pour décider si, à d’autres égards, le règlement no 19-65 ne fournit pas d’arguments juridiques efficaces en faveur des parties requérantes. Nous y reviendrons plus loin.

L’examen de ces trois questions préliminaires d’ordre général étant terminé, nous pouvons nous livrer à celui des divers articles de la décision attaquée.

B — Les divers articles de la décision attaquée

I — L’article 1

Nous avons encore présent à l’esprit le contenu de l’article 1: il constate que le contrat de concession exclusive conclu entre les sociétés Grundig et Consten ainsi que l’accord sur le dépôt et l’utilisation de la marque GINT constituent une infraction à l’interdiction édictée par l’article 85, paragraphe 1. Cela nous indique le plan à suivre pour notre examen: nous traiterons d’abord de l’accord d’exclusivité de vente et ensuite de l’accord relatif à la marque.

Mais au préalable, un grief du gouvernement fédéral allemand, partie intervenante, appelle une observation de caractère général.

1. Le caractère de constatation que présente l’article 1

Si nous comprenons bien, le gouvernement fédéral considère comme inadmissible ou en tout cas critiquable l’insertion, dans le dispositif de la décision attaquée, d’un article dont le contenu consiste en une constatation. Celle-ci n’aurait pas sa place dans le système du droit européen en matière d’ententes, parce que, d’après l’article 1 du règlement no 17-62, l’interdiction prévue à l’article 85, paragraphe 1, joue sans qu’une décision préalable soit nécessaire, et parce que, d’après l’article 3 dudit règlement, la Commission a pour seule mission d’exiger, par voie de décisions, qu’il soit mis fin aux infractions à l’article 85, paragraphe 1. Par conséquent, si le dispositif de la décision contient une constatation, cela devrait entraîner des incertitudes pour les parties.

En principe, nous ne partageons pas ce point de vue. — Quand la Commission est appelée à se prononcer sur l’application de l’article 85 du traité, elle doit commencer par se demander si les critères fixés par le paragraphe 1 de cet article sont remplis. Si le résultat de son examen est positif, il ne devrait pas lui être interdit d’énoncer son opinion, sous la forme d’une constatation, dans le dispositif de sa décision. En principe, la situation juridique des entreprises intéressées n’en est pas plus affectée que si le dispositif se bornait à exiger qu’il soit mis fin aux infractions, en réservant aux considérants de déclarer que les conditions d’application de l’article 85, paragraphe 1, sont remplies.

Toutefois, ce que nous venons de dire ne constitue qu’une appréciation de principe au sujet du problème posé. Plus spécialement, à un stade ultérieur de notre exposé, nous devrons ajouter un mot sur la question de savoir s’il est possible de considérer que la constatation faite dans le cas qui nous occupe est intégralement conforme au droit.

2. L’accord d’exclusivité conclu entre Grundig et Consten tombe-t-il sous le coup de l’article 85, paragraphe 1?

a) Les problèmes généraux d’interprétation

Dans l’affaire «Gouvernement italien contre Conseil de la C.E.E.» (affaire 32-65) et dans l’affaire qui nous a été soumise sur renvoi de la cour d’appel de Paris (affaire 56-65), nous avons déjà pris position au sujet de l’interprétation des critères fixés par l’article 85, paragraphe 1, en général. Nous pouvons aujourd’hui nous référer essentiellement à l’examen auquel nous avons procédé alors, et cela notamment en raison du fait que, dans ces instances, nous nous sommes efforcé de tenir compte, non seulement des arguments présentés par les parties, mais également d’arguments de principe qu’il fallait examiner d’office. Aussi nous bornerons-nous à rappeler les conclusions que voici:

L’article 85 s’applique également à ce qu’il est convenu d’appeler les accords verticaux, notamment dans la mesure où ils contiennent des interdictions d’exporter. A cet égard, il est utile de se référer à l’arrêt Bosch (affaire 13-61), parce que la Cour y a constaté qu’il n’est pas possible de se former une opinion générale sur l’applicabilité de l’article 85, paragraphe 1, aux interdictions d’exporter, mais qu’il est nécessaire d’examiner tous les éléments du cas d’espèce. — (Entre parenthèses, remarquons à ce propos que, contrairement à ce que croit Consten, il n’était pas possible d’attendre de la Commission une justification théorique de cette conclusion. En réalité, l’obligation de motiver n’exige pas que la Commission développe des théories; la seule chose qu’elle doit faire, c’est de démontrer que les critères énoncés par l’article 85, paragraphe 1, se vérifient dans le cas d’espèce.)

Les contrats d’exclusivité de vente comportant des engagements exclusifs de livraison et d’achat peuvent avoir pour effet de limiter la concurrence, notamment lorsqu’ils s’accompagnent d’une protection territoriale absolue, circonstance qui ne fait pas de doute dans le cas qui nous occupe (la seule chose que les parties requérantes contestent, c’est que la protection territoriale trouve son origine dans le contrat d’exclusivité lui-même).

En revanche, nous n’estimons pas qu’il faille admettre comme règle générale qu’en l’absence de l’exclusivité de vente l’accès au marché est impossible (ce qui équivaut à une réduction de la concurrence) ou qu’à défaut de garantie de la protection territoriale absolue il n’est pas possible d’espérer qu’un concessionnaire prenne jamais en charge l’exclusivité de vente. Nous ne considérons pas non plus comme convaincante dans tous les cas la thèse de Grundig, d’après laquelle l’octroi de l’exclusivité de la vente de certains produits à un concessionnaire n’a pas pour effet de modifier les conditions du marché, parce que, sans cet octroi, le producteur serait le seul «offrant». N’est-ce pas précisément la société Grundig qui a invoqué le fait qu’il était impossible aux producteurs d’être directement présents sur tous les marchés? Il convient en outre de considérer qu’en cas de suppression de la protection territoriale absolue, des importations parallèles peuvent légitimement s’effectuer dans le territoire concédé, ce qui démontre que le concessionnaire exclusif a, lui aussi, des concurrents potentiels à son échelon économique. — Enfin, nous avons vu dans d’autres affaires qu’il ne semble pas admissible de mettre les commerçants bénéficiaires de l’exclusivité travaillant à leur propre compte et à leurs propres risques sur le même pied du point de vue du droit des ententes que les agents d’un producteur (tout au moins lorsque ces derniers ne jouent qu’un rôle accessoire dans la distribution). En général, les législations nationales distinguent clairement ces deux phénomènes. L’arrêt du «Bundesgerichtshof» de 1958 ( 2 ) que la partie requérante Grundig a cité ne fournit pas d’argument décisif en sens contraire, parce que, d’après cet arrêt, appliquer par analogie certaines dispositions valables pour les représentants de commerce à des commerçants en nom propre ne se justifie que lorsque ces derniers se trouvent dans une position économique faible et dépendante, et lorsque, par conséquent, ils ont besoin de la protection des lois sociales dans leurs rapports avec leurs cocontractants.

Les contrats d’exclusivité de vente sont, ensuite, susceptibles d’affecter le commerce entre États membres lorsqu’ils aboutissent à orienter défavorablement les courants commerciaux interétatiques. A cet égard non plus, il n’est pas possible de soutenir d’une façon générale que le commerce entre États membres n’est possible que grâce aux contrats d’exclusivité, et que par conséquent leur absence doit avoir pour conséquence que le commerce entre États membres est affecté.

b) Les problèmes particuliers du cas d’espèce

Il est clair, toutefois, que les constatations générales que nous venons de citer ne permettent pas d’apprécier de façon exhaustive un cas d’application du droit des ententes. Nous avons déjà exposé cette idée dans l’affaire préjudicielle «Maschinenbau Ulm contre société La Technique Minière». Aussi devons-nous examiner si, compte tenu des particularités de la présente affaire, la Commission a appliqué correctement l’article 85.

aa) Le critère de l’atteinte portée à la concurrence

Les considérants de la décision et les observations faites au cours de la procédure nous apprennent que la Commission s’est contentée de constater que l’accord en question a pour objet de porter atteinte à la concurrence, parce qu’il a pour but d’affranchir les Établissements Consten de la concurrence des autres grossistes pour l’écoulement des appareils Grundig. Pour appliquer l’article 85, il suffirait de constater que tel est l’objectif de l’accord; et il ne serait pas nécessaire de prendre en considération les effets concrets sur le marché.

Nous estimons que plusieurs raisons empêchent de soutenir ce point de vue.

Disons tout d’abord que la Commission ne semble pas être ici parfaitement conséquente avec elle-même: dans d’autres cas, en effet, elle a tout au moins donné l’impression de renoncer à la pure théorie de l’objet, qui n’attache d’importance qu’au but de l’accord, puisqu’elle exigeait que des atteintes «perceptibles» soient portées à la concurrence. A notre avis, si on envisage cette notion d’une façon impartiale, elle implique un examen des effets produits sur le marché, et nous ne comprenons pas comment la Commission peut, en même temps, souligner qu’elle ne doit pas procéder à des enquêtes quantitatives (par exemple sur les pourcentages réalisés sur le marché), qu’elle n’est pas tenue d’observer le marché «in concreto».

Ensuite, nous avons signalé dans une autre affaire que le droit américain («White Motor Case» ( 3 ) exige, pour des situations du genre de la nôtre, un large examen de leurs répercussions économiques. Nous ne voulons évidemment pas dire que nous devons imiter à tous les égards les principes de la procédure américaine en matière d’ententes. Il est exact que cela ne se justifierait pas, parce qu’il y a des différences essentielles entre les systèmes (interdiction «per se» en droit américain; possibilité d’exemption d’après l’article 85, paragraphe 3, du traité C.E.E.). La référence que nous avons faite est cependant utile dans la mesure où elle démontre que, pour l’article 85, paragraphe 1, lui aussi, il n’est pas possible de se dispenser d’observer le marché «in concreto». Il ne nous paraît pas correct de n’envisager cette observation qu’en vue de l’application du paragraphe 3 de l’article 85, parce que ce dernier paragraphe exige un examen à des points de vue tout à fait particuliers et différents. Mais surtout (l’affaire «Maschinenbau Ulm contre société La Technique Minière» le démontre), il serait artificiel d’appliquer l’article 85, paragraphe 1, sur la base de considérations purement théoriques, à des situations pour lesquelles un examen plus approfondi démontrerait qu’elles ne portent pas d’atteinte notable à la concurrence, pour accorder alors une exemption sur la base de l’article 85, paragraphe 3.

En réalité, l’article 85, paragraphe 1, exige donc une comparaison entre deux situations du marché: celle qui se présente après la conclusion d’un accord, et celle qui se serait développée en l’absence de l’accord. Cet examen concret peut faire ressortir qu’il n’est pas possible à un producteur de trouver de débouché sur une partie déterminée du marché, s’il ne concentre pas l’offre dans les mains d’un concessionnaire unique. Cela signifierait que, dans une situation déterminée, un accord de distribution exclusive n’a que des effets de nature à promouvoir la concurrence. Pareille situation peut notamment se présenter lorsqu’il s’agit de problèmes d’ouverture et de pénétration du marché. — Il est manifeste que la Commission n’a pas tenu compte de ce genre de considérations en ce qui concerne les rapports de Grundig et de Consten, alors qu’elles devaient s’imposer pour la question de l’ouverture du marché, étant donné que les mesures en vue de la libéralisation du commerce français d’importation n’ont été prises que dans les années 1960-1961. Rien n’exclut que pareil examen du marché ait amené à constater que, dans le cas Grundig-Consten, la suppression de l’exclusivité de vente aurait entraîné une diminution sensible de l’offre des produits Grundig sur le marché français, et, par conséquent, influencé défavorablement les conditions de la concurrence qui y régnaient.

Un deuxième point est encore plus important. Comme nous le savons, le gouvernement fédéral a surtout combattu avec insistance l’opinion d’après laquelle, pour pouvoir appliquer l’article 85, paragraphe 1, il suffit de constater que l’accord exclut la concurrence entre plusieurs importateurs de produits Grundig, des «possibilités réelles de choix» n’existant pour les stades commerciaux ultérieurs qu’en cas de concurrence interne entre les produits Grundig dans le territoire concédé. — Le gouvernement fédéral estime au contraire qu’il est nécessaire de considérer la situation d’ensemble du marché et de tenir compte également de la concurrence de produits similaires d’autres producteurs.

Ce point de vue mérite une entière approbation ( 4 ). Sans doute est-il indéniable que, étant donné une certaine situation du marché, la concurrence entre plusieurs vendeurs d’un seul produit peut, elle aussi, revêtir une grande importance et être indispensable pour le jeu normal de la concurrence sur le marché. — Mais la Commission a tort quant a priori elle tient exclusivement compte de cette concurrence interne dont nous venons de parler et quand elle néglige complètement dans ses considérations la concurrence avec des produits similaires. En effet, il est bel et bien possible que la concurrence entre différents produits, ou plutôt entre différents producteurs, soit si aiguë qu’il ne reste pas de marge appréciable pour ce qu’on appelle la concurrence interne d’un produit (par exemple, en raison du prix et du service après-vente). La Commission estime ne devoir prendre en considération cette concurrence entre différents producteurs que pour de simples articles de séries: cela ne semble pas correct, si l’on veut apprécier les phénomènes économiques d’une façon réaliste. Même pour des appareils très spécialisés, comme des récepteurs radio, qui sont vendus sous une marque spéciale et qui se distinguent les uns des autres par des caractéristiques extérieures et techniques, une concurrence authentique et sensible est parfaitement possible ( 5 ). L’objection d’après laquelle, dans ce cas, les acheteurs n’auraient pas de véritables possibilités d’appréciation et de comparaison, faute de connaissances suffisantes, ne peut avoir de portée dans l’espèce, pour la simple raison que la concurrence doit être appréciée ici au niveau des grossistes, qui ont à faire avec des détaillants compétents du point de vue technique. Aussi fallait-il, en réalité, exiger de la Commission une appréciation des conditions d’ensemble de la concurrence, telle que le paragraphe 18 de la loi allemande contre les restrictions à la concurrence l’exige, lui aussi, de façon générale pour les contrats d’exclusivité de vente, lorsqu’il parle d’une atteinte importante portée à la concurrence sur le marché des produits en cause ou d’autres produits. Il est possible qu’une telle observation des effets sur le marché (qui, contrairement à l’opinion de Consten, ne doit pas nécessairement être confiée à une commission d’experts indépendants, d’après le droit de la Communauté en matière d’ententes) aurait abouti à une conclusion favorable aux parties requérantes. Il pourrait en être ainsi, par exemple, en raison du pourcentage assez faible des ventes de Grundig sur le marché français des enregistreurs et des machines à dicter (environ 17 %) (nous savons que la Commission n’a effectué aucune enquête pour les autres produits) ou en raison de l’affirmation des parties requérantes que le marché des téléviseurs (pour lequel des raisons techniques empêchaient les importations parallèles d’appareils Grundig) et le marché des transistors étaient soumis à une concurrence si aiguë des divers producteurs de la Communauté et des pays tiers (dont certains étaient très puissants) que les prix des appareils Grundig auraient dû être réduits considérablement à plusieurs reprises.

Étant donné qu’à cause de la conception étroite que la Commission se fait de la notion «de restriction à la concurrence» cet examen du marché n’a pas eu lieu et comme la Cour de justice ne peut pas être tenue d’y procéder elle-même au cours de la procédure, il ne nous reste qu’à constater que les conclusions auxquelles la Commission a abouti en examinant le critère de «l’atteinte portée à la concurrence» doivent être considérées comme insuffisamment fondées et, par conséquent, rejetées.

bb) Le critère des «accords susceptibles d’affecter le commerce entre États membres»

La façon dont en principe la Commission a compris et appliqué le critère des «accords susceptibles d’affecter le commerce entre États membres» ressort des considérants de la décision (titre II, paragraphe 2, alinéa 7). A son avis, il suffit que, par suite d’un accord restreignant la concurrence, le commerce entre États membres se développe sous d’autres conditions qu’il ne l’aurait fait en l’absence d’engagement réciproque. Lorsque les parties requérantes reprochent à cette thèse d’aboutir pratiquement à identifier le critère de «l’atteinte portée à la concurrence» avec celui de «la possibilité d’affecter le commerce», quand il s’agit de conventions ayant une portée internationale, (c’est-à-dire quand il ne s’agit pas d’accords qui n’ont d’effets que sur le marché d’un seul État membre ou sur des marchés situés en dehors de la Communauté), la Commission répond qu’effectivement il n’est possible d’attribuer au critère de «la possibilité d’affecter le commerce» que le rôle d’un critère de compétence; autrement dit: du moment que des accords en matière de concurrence concernent plusieurs Etats membres, c’est d’après le droit communautaire qu’il faut apprécier leur licéité.

Nous sommes convaincu que le seul texte de l’article 85, paragraphe 1, empêche déjà de justifier cette opinion. Comme nous l’avons relevé à une autre occasion, le critère des «accords qui peuvent affecter le commerce» présente avec celui de l’atteinte portée à la concurrence une différence sémantique tellement évidente qu’il faut lui reconnaître une signification propre. Surtout, il semble impossible de soutenir qu’il suffit qu’un accord en matière de concurrence exerce une influence quelconque sur le commerce entre États membres, parce que cela méconnaîtrait le texte non équivoque de l’article 85 dans les versions néerlandaise, italienne et allemande, qui exige une influence défavorable, sens qu’au surplus le terme français «affecter» revêt souvent également.

Il ne suffit donc pas, comme le croit la Commission en partant de son point de vue erroné, de constater qu’il y a aménagement du commerce entre États membres, qu’une influence est exercée sur les courants commerciaux, et de renoncer, en cas d’accords comportant la protection territoriale absolue, à mettre spécialement en lumière que le commerce entre États membres est affecté. En réalité, pour apprécier ce critère, lui aussi, il faut tenir compte des répercussions possibles qu’il est raisonnable de prévoir sur le marché (et cela même lorsqu’il faut donner raison à la Commission quand elle déclare que la preuve d’une augmentation dès échanges commerciaux ne suffit pas à elle seule pour dire que le commerce n’est pas affecté).

Ainsi, par exemple (nous l’avons exposé à une autre occasion), il est possible que, faute pour l’offre d’être concentrée dans une seule main, c’est-à-dire en l’absence de débouché planifié et centralisé, une entreprise déterminée n’ait pas l’espoir de pouvoir prendre pied sur un marché étranger. Des offres concurrentes portant sur le même produit peuvent entraîner une régression importante de la vente et même entraîner un arrêt des ventes dans une situation donnée du marché, et il serait certainement artificiel de ne tenir compte de l’atteinte portée au commerce, dont la menace se fait ainsi sentir, qu’à l’occasion de l’examen des conditions d’exemption prévues à l’article 85, paragraphe 3. — Il est également possible qu’en cas d’éparpillement de l’offre, il y ait lieu de craindre que des répercussions sur un programme judicieux de production n’interrompent une évolution des prix favorable aux échanges commerciaux internationaux. — Enfin, c’est précisément la suppression de l’exclusivité de vente qui peut mettre obstacle à l’intégration des divers marchés nationaux, parce qu’elle peut entraîner cette conséquence éventuelle que les marchés étrangers soient exploités sur une moindre étendue et avec une moindre intensité (par exemple, en ce qui concerne le service après-vente) que le marché national, qui est plus à la portée du producteur.

Dans l’espèce, il ne suffit pas, pour écarter cette argumentation, de se référer à l’importance du chiffre des affaires traitées par Consten, parce que cela ne fournit aucune donnée sur ce que ce chiffre représente par rapport à celui des autres importateurs, négociants et producteurs français. La comparaison (qui d’ailleurs n’a été faite à ce propos qu’à titre d’illustration) entre le prix des appareils Grundig sur le marché français et sur le marché allemand n’apporte pas davantage de lumière, étant donné qu’au stade actuel d’intégration les conditions du marché sont encore extrêmement différentes.

Par conséquent, en ce qui concerne le deuxième critère de l’article 85, paragraphe 1, il y aurait également lieu de reprocher à la Commission une insuffisance d’appréciation de la situation économique; et elle ne peut échapper à ce reproche en faisant remarquer que les parties requérantes n’ont pas prouvé qu’en l’absence de l’exclusivité de vente les conditions d’écoulement se seraient établies moins favorablement en France, car elle est tenue de procéder d’office à cet examen.

L’ensemble de ces considérations serait suffisant pour annuler l’article 1 de la décision attaquée, et cela en ce qui concerne, non seulement la convention d’exclusivité de vente qui y est visée, mais également l’accord sur la marque GINT, puisque celui-ci a pour seul objectif de garantir la protection territoriale absolue dont nous avons déjà tenu compte dans nos arguments ci-dessus.

Poursuivons cependant l’examen de l’article 1 de la décision pour étudier certains autres arguments juridiques qui nous ont été soumis au cours de la procédure et qui nous semblent avoir de l’importance sur le plan des principes.

c) L’étendue de la constatation faite à l’article 1

L’article 1 de la décision attaquée déclare que, dans sa totalité, le contrat d’exclusivité du 1er avril 1957 est incompatible avec l’article 85, paragraphe 1 (nous reviendrons plus loin sur l’accord relatif à la marque GINT). Or, la Commission n’a examiné et estimé contraires au traité que certaines clauses du contrat, notamment l’engagement de Grundig d’approvisionner exclusivement Consten (ce qui comprend l’octroi de la protection territoriale absolue) ainsi que l’interdiction d’exporter imposée à ce dernier. En revanche, les considérants de la décision ne disent rien de l’engagement d’achat souscrit par Consten et sont muets au sujet de nombreuses autres clauses du contrat portant sur les conditions de vente, de livraison et de paiement, sur la réserve de propriété, la garantie et les risques ainsi que sur le droit applicable et l’attribution de compétence.

Pour justifier son attitude, la Commission a déclaré que l’article 85 parle d’accords et non pas de clauses d’un accord (c’est une distinction que fait par exemple le règlement no 19-65). S’il apparaît que certains éléments d’un accord remplissent les conditions d’application de l’article 85, paragraphe 1, elle aurait par conséquent le droit de déclarer purement et simplement qu’il est incompatible avec le traité. En outre, il serait souvent extrêmement difficile de délimiter avec précision les dispositions d’un contrat qui sont importantes du point de vue du droit de la concurrence et celles qui sont neutres à cet égard, par exemple lorsque l’atteinte portée à la concurrence ne résulte que du jeu combiné de plusieurs clauses. Imposer à la Commission un examen d’ensemble exhaustif de chaque accord entraînerait des retards importants dans la procédure administrative. Enfin, la constatation faite sur le plan administratif qu’un contrat est incompatible avec l’article 85, paragraphe 1, ne préjugerait pas la validité ou la nullité en droit civil de certaines clauses au sujet desquelles la Commission n’aurait pas pris position.

Les parties requérantes et le gouvernement fédéral allemand estiment que ce point de vue est erroné, parce qu’il entraîne une incertitude juridique inadmissible pour les intéressés. L’article 1 de la décision, formulé de façon générale et large, devrait par conséquent être annulé pour violation du principe de la proportionnalité (c’est-à-dire de la limitation au strict nécessaire de l’intervention de l’administration), principe auquel la procédure communautaire au titre des ententes doit également se conformer.

Ainsi apparaît un problème important pour le droit des ententes, et, pour le résoudre d’une façon satisfaisante, la seule exégèse du traité ne suffit pas. — Il est tout d’abord possible d’objecter aux arguments de texte invoqués par la Commission que l’article 85, paragraphe 1, utilise le même terme d'«accord» que l’article 85, paragraphe 2, qui traite de la nullité des accords en matière de concurrence sur le plan du droit civil. Cela semble bien indiquer qu’il faut considérer que l’article 85, paragraphe 1, interdit seulement les parties de l’accord qui présentent de l’importance du point de vue du droit de la concurrence, parce que c’est pour celles-ci seulement que la nullité de droit civil prévue au paragraphe 2 entre en ligne de compte: c’est également l’avis de la Commission. En tout cas, la Commission n’a pas pu nous proposer une solution satisfaisante pour les problèmes que soulève son point de vue, d’après lequel, si l’interdiction de droit public d’une entente doit s’étendre à l’ensemble de ses clauses, la nullité de droit civil ne devrait s’appliquer qu’aux seules parties qui intéressent le droit de la concurrence. Nous ne voyons pas quel genre de validité auraient les parties d’un accord qui, bien qu’interdites, ne seraient pas nulles en droit civil.

Cela mis à part, les considérations suivantes s’imposent.

Lorsque la Commission déclare qu’un accord est incompatible en totalité avec l’article 85, paragraphe 1, bien qu’elle n’apprécie que certaines de ses clauses dans les considérants de sa décision, la question se pose pour les entreprises intéressées de savoir ce qu’il faut penser des autres parties de l’accord qui n’ont pas été examinées. Cette question peut se poser dans un procès civil devant le juge national, puisque, d’après la thèse de la Commission, celui-ci ne doit pas considérer que l’accord est nul en totalité. Il peut essayer de se faire lui-même une opinion sur l’applicabilité de l’article 85, paragraphe 1, aux parties de l’accord qui n’ont pas été examinées, ce qui entraîne le risque, non seulement de divergences dans l’application du droit communautaire, mais également de voir le juge national considérer comme tombant sous le coup de l’article 85, paragraphe 1, une clause d’un contrat pour laquelle l’article 6 du règlement no 17-62 ne lui permet pas d’accorder une exemption. — Il peut également envisager de surseoir à statuer et de soumettre l’affaire à la Cour de justice, ce qui élucidera dans une certaine mesure les questions douteuses (bien que, par la force des choses, avec une moindre précision qu’en cas d’application du droit). Mais alors ce renvoi aboutit au retard que la Commission voulait éviter en n’examinant pas de façon exhaustive toutes les clauses de l’accord relatif a la concurrence.

Il existe une autre possibilité: c’est que les entreprises intéressées recherchent de quelle façon elles pourraient modifier l’accord que la Commission estime incompatible avec l’article 85, paragraphe 1, pour éliminer les points critiquables aux yeux du droit des ententes. Dans ce cas, d’après le point de vue de la Commission, elles sont forcées, pour éviter tout risque, d’engager une deuxième procédure de notification. Or, non seulement cela entraîne également un retard (sans compter que, dans ce cas, l’effet rétroactif de l’exemption est limité), mais en outre, si la Commission maintient sa pratique actuelle, les intéressés ne pourraient pas voir apporter toute la clarté voulue sur la totalité de leurs conventions sous l’angle de l’article 85, paragraphe 1.

Toutes ces considérations prouvent qu’effectivement l’opinion défendue par la Commission entraîne une incertitude juridique intolérable et la méconnaissance d’intérêts fondamentaux des entreprises participant à l’activité économique. Nous pensons que c’est précisément au début du développement du droit communautaire en matière d’ententes qu’il y a intérêt à faire le plus rapidement possible de la clarté sur le plus de points litigieux possible. Aussi ne faudrait-il pas considérer comme admissible que la Commission déclare qu’un accord tombe en totalité sous le coup de l’article 85, paragraphe 1, sans délimiter avec précision celles de ses parties qui sont importantes du point de vue des règles de concurrence édictées par le traité, et celles qui ne le sont pas. Cela est vrai, en tout cas, lorsqu’il n’est pas certain qu’à défaut des clauses qui ont fait l’objet d’une appréciation expresse, les parties refuseront de maintenir l’accord pour le surplus. Il n’est pas excessif d’exiger que la Commission procède à cette délimitation, même lorsque les répercussions nuisibles à la concurrence ne résultent que de l’effet combiné de plusieurs clauses du contrat. La Commission ne doit-elle pas se demander dans tous les cas quelles sont les clauses d’un contrat qui peuvent être importantes du point de vue du droit de la concurrence? Elle ne devrait pas avoir de difficultés insurmontables à énoncer alors son opinion.

Dans la logique de ce système, il faudra exiger également de la Commission qu’elle motive son appréciation avec précision; à vrai dire, elle peut s’acquitter suffisamment de son obligation de motiver, lorsque le contexte général de la décision fournit des indications suffisantes sur son opinion (tout au moins dans la mesure où certaines clauses de l’accord n’exigent pas l’énoncé de motifs particuliers en raison de leur nature propre).

Par conséquent, l’article 1 de la décision attaquée apparaîtrait également comme illégal (et cela d’une façon que la Cour de justice ne peut pas corriger de sa propre initiative), si la Commission n’avait pas commis les erreurs d’interprétation que nous avons déjà citées, en appliquant les critères de «l’atteinte portée à la concurrence» et des «accords pouvant affecter le commerce».

d) La constatation que l’interdiction d’exporter imposée aux Établissements Consten tombe sous le coup de l’article 85, paragraphe 1

Quelques observations particulières s’imposent encore à propos de l’appréciation portée par la Commission sur l’interdiction d’exporter imposée aux Établissements Consten, que les considérants de la décision déclarent expressément incompatible avec l’article 85, paragraphe 1.

Distinguons ici plusieurs points de vue. — A cet égard toutefois, nous ne nous occuperons pas de savoir si la Commission a eu raison d’interpréter l’interdiction d’exporter dans ce sens qu’elle comprend pour Consten l’obligation de veiller à ce que ses acheteurs n’exportent pas à destination d’autres territoires concédés. — De même, nous n’aborderons pas le fait que l’article 3 de la décision ne contient pas d’injonctions particulières relatives à l’interdiction d’exporter imposée à Consten, bien que cette circonstance, rapprochée de la constatation que l’interdiction tombe sous le coup de l’article 85, paragraphe 1, puisse entraîner des incertitudes pour la société en cause.

Ici également, constatons tout d’abord que la Commision a émis son appréciation en n’envisageant que l’objectif abstrait de l’interdiction d’exporter, sans examiner ses répercussions concrètes sur le marché. Ce faisant, à notre avis, elle n’a pas appliqué correctement l’article 85, paragraphe 1: nous l’avons amplement démontré. C’est précisément à ce propos que la société Consten a raison d’invoquer l’arrêt de la Cour dans l’affaire Bosch, d’où il ressort que les considérations purement théoriques et abstraites sur la compatibilité d’une interdiction d’exporter avec l’article 85, paragraphe 1, ne sont pas défendables.

La Commission a ensuite déclaré que l’interdiction d’exporter est contraire au traité dans sa totalité (même dans la mesure où elle vise à protéger les marchés situés en dehors de la Communauté). Cette façon de faire est critiquable, parce qu’en principe la Commission n’a pas compétence pour apprécier ce qui se passe dans des marchés situés en dehors de la Communauté, sauf s’il est prouvé que cela a des répercussions sur les conditions de la concurrence dans le Marché commun. — Pour bien faire, la Commission aurait donc dû tout au moins limiter sa constatation (par exemple, en employant l’expression «dans la mesure où»). Il n’y a rien d’inadmissible à ne s’attacher qu’à une partie d’une clause contractuelle. Au contraire, cela correspondrait à l’attitude que la Commission a adoptée dans l’article 3 de sa décision et que l’on rencontre également dans les droits nationaux des ententes (cf. paragraphe 1 de la loi allemande contre les restrictions à la concurrence).

Enfin, dans la mesure où la constatation de la Commission sur l’incompatibilité avec le traité de l’interdiction d’exporter concerne les marchés des États membres, l’absence d’audition des négociants protégés par cette interdiction a été critiquée.

Contrairement, à ce que croit la Commission, ce grief peut être pris en considération au cours de la procédure juridictionnelle, bien qu’il ne s’agisse pas de l’audition des parties requérantes. Même si la preuve d’un intérêt particulier peut être exigée pour pouvoir invoquer certains arguments, ce principe pourrait bien ne pas s’appliquer à la violation des formes substantielles, que la Cour examine d’office. Au surplus, le gouvernement fédéral, partie intervenante, a également invoqué ce grief.

Mais le problème, c’est de savoir s’il est fondé. Si l’on se base uniquement sur les règlements d’exécution du droit communautaire des ententes, la réponse ne présente pas de difficultés, parce que ceux-ci ne visent évidemment que l’audition des personnes qui sont parties à un accord. Nous sommes toutefois d’avis que, loin de devoir limiter notre examen de la sorte, nous devons nous demander quels sont en réalité dans le droit des ententes les principes à appliquer pour l’obligation d’audition.

L’étude des législations nationales en matière d’ententes fait apparaître qu’elles ne fournissent pas de moyens décisifs d’interprétation sur ce point. En général, d’après ces systèmes, seules les entreprises qu’une décision concerne directement doivent être entendues, et l’on constate que, l’audition sur demande (qui existe également dans le droit de la Communauté) étant possible, la tendance dominante est de maintenir dans des limites étroites le cercle des personnes à entendre (cf. Commentaire de la loi allemande contre les restrictions à la concurrence de Müller-Henneberg-Schwartz, 2e édition, p. 950).

Mais, dans l’espèce, ce qui nous paraît essentiel en fin de compte, c’est que, contrairement à ce qu’expose la Commission, l’interdiction d’exporter litigieuse établit pour les autres concessionnaires, non seulement une protection de fait, mais une véritable position juridique. N’oublions pas que nous avons à faire à un système international de contrats d’exclusivité de vente, comportant des interdictions réciproques d’exporter ét d’autres obligations, et qu’il n’est pas possible d’en soustraire un élément important sans déclencher des effets juridiques.

Aussi sommes-nous tenté de considérer que la constatation qu’a faite la Commission au sujet de l’interdiction d’exporter imposée à Consten constitue une atteinte directe à la situation juridiquement protégée des autres concessionnaires et qu’elle n’est pas possible sans que ceux-ci soient entendus au préalable. Le nombre des personnes intéressées étant limité, interpréter dans ce sens l’obligation d’audition n’étend pas la procédure au titre des ententes hors de toutes limites raisonnables. De toute façon, mieux vaut le léger retard qui en résulterait que la méconnaissance des intérêts des milieux économiques intéressés.

Cette audition n’ayant pas eu lieu, la constatation faite par la Commission au sujet de l’interdiction d’exporter imposée à Consten serait également illégale pour cette raison, comme pour les autres raisons que nous avons déjà exposées.

3. L’accord relatif à la marque GINT

Jusqu’à présent nous n’avons examiné que l’accord d’exclusivité de vente mentionné à l’article 1 de la décision; disons encore à présent quelques mots au sujet de l’accord relatif à la marque GINT, dont il est également question à l’article 1. A vrai dire (nous l’avons déjà signalé), il pourrait être superflu de présenter des observations à ce sujet, car ce que nous avons dit de l’application erronée des notions d'«atteinte portée à la concurrence» et de «conventions pouvant affecter le commerce» s’applique également à l’accord relatif aux droits sur la marque, qui a pour seul objet de garantir la protection territoriale absolue. Mais étant donné l’importance de l’argumentation présentée dans le cadre du droit des marques, nous croyons bon de ne pas nous contenter de passer sous silence les problèmes qui se posent à ce sujet.

Souvenons-nous que le dispositif de la décision attaquée constate que l’accord conclu entre Grundig et Consten sur le dépôt et l’utilisation de la marque GINT constitue une infraction aux dispositions de l’article 85, paragraphe 1. A cet égard, les parties requérantes ont soulevé en premier lieu la question de savoir quel est l’accord que la Commission a en vue. Si la Commission n’a pensé qu’à la déclaration faite par Consten le 13 janvier 1959, que nous avons citée dans l’exposé des faits, sa constatation n’aurait guère de sens, soutiennent les parties requérantes, parce que Consten s’est borné à y donner l’assurance qu’à partir du moment où il ne serait plus le distributeur exclusif de Grundig, il ferait retransférer à ce dernier les droits attachés à la marque GINT ou il ferait radier le dépôt. Il serait clair que pareille déclaration ne peut pas avoir d’influence sur les conditions de la concurrence sur le marché français.

Mais en y regardant de plus près, il apparaît nécessaire d’apporter un correctif à cette interprétation qui semble se dégager au premier abord de la décision attaquée. En effet, l’exposé des faits signale que le dépôt de la marque GINT se fonde sur un accord partiellement fixé par écrit le 13 janvier 1959: cela indique qu’en dehors de la déclaration du 13 janvier 1959 il doit exister au sujet de la marque des conventions supplémentaires verbales, et peut-être aussi simplement tacites. Cette impression est renforcée par la référence que les considérants de la décision font à la genèse de la marque GINT. Donc, la Commission pense en réalité à un accord aux termes duquel la société Grundig, au profit de laquelle la marque GINT fait l’objet d’un enregistrement international, renonce à ses droits en France et ne s’oppose pas au dépôt de la marque au profit de Consten et à l’exercice par celui-ci des droits attachés à la marque. Il est certain que pareil accord peut avoir son intérêt dans le cadre du droit de la concurrence. Sauf erreur de notre part, il n’a pas non plus été sérieusement contesté qu’il existait entre les parties une convention d’une telle portée, parce que seule son existence peut donner un sens à la déclaration faite le 13 janvier 1959 par Consten sur la rétrocession de la marque ou sur la radiation du dépôt.

La deuxième question qui se pose est la suivante: pareil accord peut-il être visé par l’article 85, paragraphe 1? Les parties requérantes estiment que non, parce que cet accord n’a pas pour objet de restreindre la liberté d’action des contractants et parce que ce n’est pas lui qui est à l’origine d’une atteinte portée à la concurrence, mais uniquement l’enregistrement de la marque conformément à la loi française, ce qui donne naissance à un droit originaire sur la marque, dont découle pour le titulaire une protection absolue d’après le droit national.

Toutefois, cette opinion ne nous paraît pas convaincante. Tout d’abord, il est certain que l’élément décisif pour l’article 85, paragraphe 1, ce n’est pas seulement la limitation de la liberté d’action des parties à un accord, mais également les répercussions d’un tel accord sur la situation des tiers sur le marché. — Ensuite, il est indéniable qu’une action concertée des sociétés Grundig et Consten était indispensable pour donner naissance au droit à la marque, parce que, la marque GINT ayant fait l’objet d’un enregistrement international au profit de la société Grundig, il n’aurait pas été possible de la déposer librement en France sous le nom de Consten sans l’accord de Grundig. La Commission souligne à bon droit que ce qui importe pour l’article 85, ce sont, non seulement les atteintes que des conventions ont pour objet de porter à la concurrence, mais également celles qu’elles ont seulement pour effet d’y porter. De même, il ne faut pas seulement tenir compte des répercussions directes de l’accord. mais il suffit que ses effets raisonnablement prévisibles aboutissent à restreindre la concurrence. Par conséquent, rien ne s’oppose en principe à apprécier l’accord relatif à la marque en fonction de l’article 85.

Voici maintenant l’autre thèse des parties requérantes: sans doute l’acquisition de la marque GINT par Consten trouve-t-elle son origine dans un accord avec Grundig qui ressemble à l’octroi d’une licence; mais cela ne pourrait revêtir de l’importance dans le cadre du droit de la concurrence que si, à cette occasion, des engagements allant au delà du droit de propriété industrielle avaient été stipulés. La Commission n’aurait cependant rien à redire au simple usage d’un droit national de propriété industrielle, si elle ne veut pas se voir reprocher d’intervenir dans le régime national de la propriété. Cela serait contraire à l’article 222 du traité (d’après lequel il n’est rien modifié au régime de la propriété dans les États membres), à son article 36 (qui contient une garantie de maintien des droits de propriété industrielle) et à son article 234 (d’après lequel les droits et les obligations résultant de conventions conclues antérieurement à l’entrée en vigueur du traité entre un État membre et des États tiers ne sont pas affectés).

Que faut-il penser de cette opinion?

En ce qui concerne tout d’abord la référence à l’article 234, qu’on ne retrouve d’ailleurs plus dans la réplique, il est indubitable qu’elle ne peut pas avoir de portée dans le cas d’espèce. La Commission a raison de relever que l’article 234 a uniquement pour but de sauvegarder les droits des États tiers: il est clair que ceux-ci ne sont pas en jeu ici. En outre, la Convention d’Union de Paris et l’Arrangement de Madrid pour l’enregistrement international des marques, auxquels les parties requérantes se réfèrent manifestement, ne contiennent aucune disposition sur le contenu des droits industriels et renvoient aux législations nationales pour leur mise en œuvre.

Pour ce qui est de l’article 36, sans doute, en vue de protéger la propriété industrielle, autorise-t-il les interdictions d’importation, d’exportation ou de transit, par dérogation aux prescriptions des articles 30 à 34, d’après lesquelles les restrictions quantitatives à l’importation et à l’exportation doivent être éliminées. Mais il est permis de se demander si cette disposition a pour but d’introduire dans le traité une garantie absolue et générale de maintien des droits de propriété industrielle, et si au contraire l’article 36 n’a pas de portée que dans le cadre des dispositions de libéralisation qu’il édicte. Il serait en tout cas possible d’objecter à la thèse de la garantie absolue que l’article 36 contient, lui aussi, des réserves pour les cas où certains abus se manifestent.

Quant à l’article 222 du traité, nous avons déjà souligné à une autre occasion que, manifestement son objectif consiste uniquement à assurer de façon générale aux États membres la liberté d’organiser en leur sein le régime de la propriété, mais non pas à garantir qu’en aucune façon les institutions de la Communauté n’interviendront dans les droits subjectifs de propriété. La notion de propriété étant extrêmement large dans les systèmes juridiques nationaux, une autre thèse aboutirait en fin de compte à paralyser les compétences de la Communauté. La Commission nous l’a prouvé en invoquant l’application de l’article 92 (révocation des aides) et les clauses de sauvegarde dans les règlements relatifs au marché agricole ainsi qu’en se référant à l’article 86, dont la partie requérante Consten et le gouvernement italien, partie intervenante, ne considèrent, d’ailleurs pas non plus qu’il est interdit de l’appliquer aux droits de propriété industrielle. Il est, par conséquent, certain que le traité ne désire pas exclure certaines interventions dans les droits subjectifs garantis par les législations nationales.

Mais en outre, dans le cas qui nous occupe, il semble qu’il n’est pas question d’une atteinte à des droits qui méritent protection. De nombreux éléments indiquent que la Commission n’aeu en vue qu’une interprétation et une application judicieuse des droits nationaux de propriété industrielle et que c’est sur cette base qu’elle a formulé sa décision au titre des ententes. En soulignant que les licences de marque constituent en elles-mêmes un phénomène exceptionnel ( 6 ), la Commission s’efforce de prouver dans le cas d’espèce l’existence d’un abus des droits nationaux de propriété industrielle en vue de tourner les dispositions du droit des ententes. Elle nous a montré d’une façon qui nous paraît convaincante que, d’après le droit français, la marque GINT ne remplit pas de façon indépendante la fonction d’une marque, c’est-à-dire qu’elle n’est pas utilisée comme une indication de provenance. La détermination de l’origine des appareils vendus résulte déjà de la marque «Grundig» apposée sur tous les produits fabriqués par cette société. La marque GINT ne peut pas non plus valoir comme marque commerciale («Händler-marke»), quand elle est utilisée par les Établissements Consten, parce que ce genre de marques doit servir à prouver que le négociant a opéré un certain choix parmi les produits. Aussi une marque commerciale n’a-t-elle pas de sens, lorsque les produits d’un seul producteur sont vendus. Enfin, la marque GINT ne peut pas non plus servir à distinguer les circuits de vente, c’est-à-dire à montrer que les produits sur lesquels elle est apposée ne sont pas parvenus en France par le canal d’autres négociants, parce qu’en réalité cette marque a pour but d’exclure en principe les importations parallèles, de sorte qu’il est impossible qu’elle joue sur le marché le rôle distinctif indiqué.

Mais s’il apparaît ainsi qu’effectivement le seul but de la marque GINT consiste à éluder des dispositions du droit des ententes (et cela est d’ailleurs démontré aussi par la genèse de la marque à la suite d’un arrêt du «Hoge Raad» du 14 décembre 1956), la Commission peut certainement tenir compte de cette situation sans encourir le reproche d’intervenir indûment dans le droit des marques. En agissant ainsi, elle est dans la ligne qu’elle a dégagée dans le droit allemand des ententes en citant Fikentscher («Die Warenzeichenlizenz», p. 422, 423, 453) et que l’on retrouve de façon analogue en droit français, comme le prouve un arrêt de la Cour de cassation du 13 juillet 1961 ( 7 ), cité par la société Leissner.

Il est donc manifeste qu’il n’était pas nécessaire pour la Commission de recourir aux dispositions d’harmonisation prévues aux articles 100 et suivants du traité C.E.E., comme les parties requérantes le préconisent. En réalité, ce recours ne s’avère nécessaire que quand la Commission ne dispose pas des moyens lui permettant de régler immédiatement une situatior de fait.

Et la considération suivante ne pouvait être déterminante pour la Commission: c’est qu’éventuellement la situation en matière de marques ne serait pas différente si la société Grundig se présentait elle-même comme titulaire de la marque GINT en France. L’élément décisif pour l’article 85, c’est la constatation d’un comportement convenu et de l’intention d’obtenir un renforcement de la garantie de l’exclusivité de vente par une division des droits attachés à la marque (objectif qu’il ne semble pas a priori impossible d’atteindre, compte tenu de la jurisprudence italienne et néerlandaise ( 8 ) à ce sujet).

Enfin, il n’y a rien à redire au fait que la Commission n’a pas cru nécessaire de tirer la conséquence de faire retransmettre la marque à la société Grundig, mais qu’elle s’est bornée à interdire aux Établissement Consten de l’utiliser avec la seule intention de gêner ou d’entraver les importations parallèles, car il n’était pas nécessaire d’en faire davantage pour traiter l’affaire au regard du droit des ententes.

Par conséquent, en principe, nous ne soulèverons pas d’objections du point de vue du droit des marques contre le comportement de la Commission. Rappelons toutefois que la constatation faite par la Commission au sujet de l’accord relatif à la marque dans l’article 1 de sa décision n’échappe pas aux reproches pour les. autres raisons que nous avons déjà exposées. Uniquement pour être complet, ajoutons qu’elle prête en outre le flanc à la critique, parce qu’ici également c’est la totalité de l’accord qui est visée, y compris la déclaration de janvier 1959, qui n’a pas la moindre importance du point de vue du droit de la concurrence.

4. Conclusion

En résumé, l’article 1 de la décision attaquée doit dès lors être annulé en raison de vices juridiques importants. — Les autres articles de la décision se basant sur l’article 1, en stricte logique, il serait superflu de les examiner spécialement. Nous ne tirerons pourtant pas cette conséquence et, à titre subsidiaire, nous allons nous occuper aussi des articles 2 et 3 de la décision.

II — L’article 2 de la décision attaquée

L’article 2 constate que la déclaration d’inapplicabilité prévue à l’article 85, paragraphe 3, doit être refusée pour les accords désignés à l’article 1. Les considérants de la décision déclarent qu’il pourrait être admis par hypothèse que les conventions contribuent à améliorer la distribution et la production (fût-ce avec certaines restrictions); mais il ne serait pas possible de constater que les utilisateurs participent équitablement au profit (et à cet égard la Commission se réfère à une comparaison entre les prix français et allemands), et surtout il ne serait pas prouvé que la protection territoriale absolue qui a été convenue au profit de Consten est indispensable pour obtenir ces effets d’amélioration.

A différents égards, les parties requérantes ont aussi attaqué cette disposition, d’où une série de questions de fait, qui ne sont pas précisément de nature à simplifier notre examen.

Voici le plan que nous nous proposons de suivre dans ce chapitre:

Il convient tout d’abord de traiter certaines questions préliminaires d’ordre général.

Nous examinerons ensuite du point de vue du droit et des faits les critères de l’article 85, paragraphe 3, dont il est question, dans la décision, et cela dans l’ordre adopté par la Commission (bien que, d’après les déclarations de celle-ci, seul l’élément du «caractère indispensable» ait joué un rôle essentiel pour le rejet de l’exemption).

Enfin, nous devrons encore aborder le problème de savoir si, en admettant le point de vue adopté par la Commission sur la protection territoriale absolue, il ne fallait pas à tout le moins accorder une exemption partielle ou conditionnelle pour le reste de l’accord d’exclusivité de vente.

1. Questions préliminaires d’ordre général

a) Violation du principe de l’audition préalable

L’application de l’article 85, paragraphe 3, amène, elle aussi, Consten à se plaindre de la violation du principe de l’audition préalable: en effet, les parties requérantes n’auraient pas reçu communication de tous les documents relatifs aux nombreuses questions de fait soulevées, alors que les instances nationales et d’autres parties les avaient soumis à la Commission.

Or, tel est bien le cas, ce qui ressort des déclarations de la Commission au cours de la procédure.

Mais nous sommes convaincu que cela ne suffit pas à établir une violation du principe de l’audition préalable. Nous avons déjà souligné au début de notre exposé que, loin d’être une procédure juridictionnelle, la procédure au titre des ententes a la nature d’une procédure essentiellement administrative, dans la mesure où elle aboutit à des décisions du genre de celle qui nous occupe. Or, dans les procédures administratives (la Commission l’a amplement démontré par des références au droit national), le seul principe à appliquer, c’est qu’il n’est permis d’invoquer à l’encontre des intéressés que les faits au sujet desquels ils ont pu prendre position dans un délai raisonnable. Point n’est besoin à cet effet d’une communication matérielle ou textuelle de tous les documents servant de base à la décision: il suffit d’un résumé clair de leur contenu, qui permet aux intéressés d’apprendre sans difficultés les lignes essentielles de l’opinion des tiers. Tels sont également les principes qui président à l’organisation de la procédure devant l’Office fédéral allemand des cartels (cf. Commentaire de la loi allemande contre les restrictions à la concurrence de Müller-Henneberg-Schwartz, 2e édition, p. 959). Il est inutile de souligner qu’à cet égard il convient de procéder avec beaucoup de précautions et en exerçant son pouvoir d’appréciation d’une façon très consciencieuse.

En ce qui concerne la présente affaire, où la Commission s’est contentée en principe de communiquer le résumé de la substance des documents produits par les tiers, nous n’avons toutefois pas eu l’impression (sans examiner tous les détails des faits) qu’il y ait eu des lacunes graves dans l’information des parties requérantes. Aussi les motifs indiqués par Consten ne nous permettent-ils pas de reprocher à la Commission d’avoir violé le principe de l’audition préalable.

b) La protection territoriale absolue trouve-t-elle son origine dans l’accord d’exclusivité conclu entre Grundig et Consten?

La deuxième question préliminaire a trait au fait que, dans le cas qui nous occupe, l’exemption prévue par l’article 85, paragraphe 3, a été surtout refusée en raison de la protection territoriale absolue accordée aux Établissements Consten. A cet égard, la société Grundig allègue qu’en réalité la protection territoriale absolue ne résulte pas de l’accord d’exclusivité, mais de conventions qu’elle a conclues avec ses concessionnaires dans les autres États membres, auxquels elle a imposé des interdictions d’exporter. Ce ne seraient pas ces conventions qui ont fait l’objet de la procédure; à cet égard, la Commission n’aurait pas fait de constatation dans le cadre de l’article 85, paragraphe 1. Par conséquent, le contrat d’exclusivité de vente en tant que tel aurait dû être exempté, la Commission ne semblant pas avoir de critique à lui adresser sur la base de l’article 85, paragraphe 3.

Ce point de vue est extrêmement séduisant, mais nous ne croyons pas qu’il existe des raisons valables pour le soutenir.

Nous poumons être bref à ce sujet, parce que nous avons déjà montré ailleurs que l’accord relatif à la marque GINT mentionné à l’article 1 de la décision et qui a pour but de fournir une garantie pour la protection territoriale absolue constitue, lui aussi, une partie des conventions conclues entre Consten et Grundig, et qu’il est exact de penser qu’il peut être pris en considération sous l’angle du droit des ententes.

Mais le point de vue de la société Grundig appelle encore d’autres observations.

C’est ainsi qu’à notre avis, il est vrai que l’ensemble des dispositions du contrat d’exclusivité, combiné avec les criconstances qui ont accompagné sa conclusion et qui ont été considérées comme fondamentales, doit forcément être interprété dans ce sens que Grundig est dans l’obligation de garantir la protection territoriale absolue aux Établissements Consten. Cela ressort des articles I, alinéa 1, et IV, alinéa 1, du contrat, qui soulignent le caractère exclusif de l’activité de Consten dans le territoire concédé; c’est dans ce sens qu’en raison de toutes les circonstances de la cause, il faut également comprendre l’engagement de la société Grundig de ne pas effectuer de livraisons indirectes dans le territoire concédé à Consten. Elle-même, en tout cas, n’a pas contredit cette interprétation dans l’exposé des griefs, et ce n’est qu’au stade de la procédure juridictionnelle qu’elle a soutenu que la dite interdiction avait pour seule portée de prohiber les livraisons par le canal d’hommes de paille ou de sociétés dépendantes. — Et il n’est pas possible de rétorquer que le but de la protection territoriale n’est atteint que par le moyen des interdictions d’exporter imposées aux autres concessionnaires, parce que, pour pouvoir appliquer l’article 85, paragraphe 1, il suffit que l’accord ait en vue un objectif déterminé, tout comme il suffit qu’une atteinte simplement indirecte soit portée à la concurrence. — Il n’est pas non plus possible de tirer un argument décisif du fait que, dans le cadre d’un système d’engagements relatifs aux prix, les interdictions d’exporter imposées aux autres concessionnaires étaient en vigueur dès 1953, c’est-à-dire avant la conclusion de l’accord d’exclusivité litigieux, puisqu’il semble bien que, dans la suite, les parties requérantes les aient considérées comme un des éléments constitutifs essentiels du contrat d’exclusivité passé avec Consten.

Enfin, nous pourrions encore à cet égard nous référer aux principes de la jurisprudence française à propos de l’ «opposabilité aux tiers», qui, contrairement à ce que croit Grundig, ne s’applique pas seulement à titre d’exception contre une action en «refus de vente» en droit économique français ( 9 ), mais qui constitue aussi un moyen autonome dans le droit de la concurrence déloyale. Il est manifeste, si l’on en croit la jurisprudence des juridictions supérieures, que, dans ce domaine, le droit français (contrairement à d’autres systèmes juridiques) va extrêmement loin, quand il permet d’attaquer du chef de concurrence déloyale des tiers qui, tout en ayant connaissance de l’existence d’un système d’exclusivité de vente, se font livrer des produits en vue de les vendre dans le territoire concédé, au mépris des droits des concessionnaires désignés. Par conséquent, en droit français, le contrat d’exclusivité de vente en lui-même, s’il s’accompagne d’une publicité suffisante, offre assez de possibilités de réaliser la protection territoriale, et effectivement les parties requérantes dans la présente affaire en ont profité à plusieurs reprises et avec succès.

Par conséquent, nous devons rejeter la thèse d’après laquelle la garantie de la protection territoriale absolue ne résulte pas du contrat d’exclusivité conclu entre Grundig et Consten.

2. Les divers critères de l’article 85, paragraphe 3

L’examen de ces questions préliminaires étant terminé, nous pouvons nous consacrer aux arguments qui concernent à proprement parler l’application de l’article 85, paragraphe 3. Voici les observations fondamentales dont il faudrait tenir spécialement compte à cet égard (elles valent pour ainsi dire comme fil conducteur pour l’interprétation et l’application de cette disposition).

Nous avons déjà souligné à une autre occasion que, de par leur nature, les contrats d’exclusivité de vente n’entraînent que des atteintes relativement anodines à la concurrence. C’est la raison pour laquelle un des droits européens les plus rigoureux en matière d’ententes (le paragraphe 18 de la loi allemande contre les restrictions à la concurrence, qui fait suite à des dispositions de décartellisation antérieures ( 10 ) déclare qu’ils sont permis en principe, leur nullité ne pouvant être prononcée par l’Office fédéral des cartels que lorsqu’ils limitent injustement l’accès d’autres entreprises au marché ou lorsqu’ils constituent une atteinte importante portée à la concurrence. — Notre éminent collègue Lagrange a, lui aussi, souligné dans ses conclusions dans l’affaire Bosch ( 11 ) que, pour l’application de l’article 85, paragraphe 3, il était justifié de tenir compte des particularités des cas de ce genre. — Aussi devrions-nous retenir comme principe que, pour apprécier les critères délicats de l’article 85, paragraphe 3, et leur application aux contrats d’exlusivité, il faut en général adopter une attitude libérale ( 12 ), parce qu’il faut considérer qu’en règle générale la concurrence entre les produits similaires de différents producteurs constitue un régulateur suffisant du marché.

Une seconde observation a trait a la position de principe de la Commission, telle qu’elle apparaît dans différents mémoires. La Commission soutient que l’idée importante, c’est que, dans le droit communautaire des ententes, le paragraphe 1 de l’article 85 constitue la règle, alors que son paragraphe 3 constitue l’exception, avec notamment cette conséquence que c’est aux entreprises qui revendiquent le bénéfice de l’exemption de démontrer et de prouver que les critères de l’article 85, paragraphe 3, sont remplis. Cette attitude soulève des objections quand elle tend à faire considérer que, pour l’application de l’article 85, paragraphe 3, la Commission reste plus ou moins passive vis-à-vis des arguments des entreprises intéressées. On ne saurait souligner avec assez d’insistance que, même sous l’angle de l’article 85, paragraphe 3, la Commission doit jouer un rôle beaucoup plus actif et positif, notamment lorsqu’elle constate que certains accords apportent des améliorations souhaitables pour l’ensemble de l’économie. En pareil cas, elle a une obligation étendue de chercher des éclaircissements: elle doit soulever des questions de sa propre initiative et procéder à des enquêtes consciencieuses, conjointement avec les entreprises intéressées. Précisément parce que nous sommes au début du développement d’un nouveau droit des ententes, il vaudrait mieux que la Commission en fasse plutôt trop que trop peu dans ce domaine, tant qu’il n’existe pas de pratique établie et de principes suffisamment dégagés. Une raison importante notamment l’exige: c’est le contrôle juridictionnel, qui, sans cela, serait rendu plus difficile ou même impossible, avec cette conséquence indésirable que l’affaire doit être renvoyée à la Commission, ce qui retarde sa solution.

Nous verrons plus loin si, dans la présente procédure, la Commission a rempli son rôle conformément aux exigences que nous venons de préciser ou si elle a eu le tort d’assigner des limites à son examen, pour le motif critiquable que les entreprises intéressées n’auraient pas fourni un exposé suffisant des effets favorables de leur convention.

a) Amélioration de la distribution et de la production

En ce qui concerne le premier critère établi par l’article 85, paragraphe 3, la Commission a admis par hypothèse que l’accord, conclu entre la société Grundig et les Établissements Consten peut améliorer la distribution et la production. Aussi ne serait-il pas nécessaire de faire des observations particulières à ce sujet, si la Commission n’avait pas fait une réserve qui peut également revêtir de l’importance pour l’examen du critère du «caractère indispensable». Sans doute faut-il reconnaître, déclaré la Commission, qu’un effet d’amélioration peut résulter de l’organisation du service après-vente stipulée dans l’accord et de la prise en charge des prestations de garantie par les Établissements Consten, ainsi que de l’engagement de ceux-ci de faire des dispositions prévisionnelles pour le marché français. Mais il ne serait pas possible de tenir compte de la prise en charge de la publicité par Consten.

Si cela signifiait (c’est, semble-t-il, l’avis de la société Consten) que l’effet favorable ne résulte pas du fait que c’est elle qui assure la publicité en France, mais que celle-ci pourrait être faite avec le même résultat par la société Grundig ou par l’intermédiaire d’agences spécialisées, il saute aux yeux que cette thèse devrait être rejetée comme inexacte. — Mais ce n’est pas ainsi qu’il faut comprendre la pensée de la Commission. En réalité, la seule question intéressante, c’est dès lors de savoir s’il est exact de penser que le fait que Consten doit supporter les frais de la publicité n’entraîne pas un effet d’amélioration spécial, important au regard de l’article 85.

Mais il apparaît qu’à cet égard l’opinion de la Commission n’est pas suffisamment fondée.

Les parties requérantes ont raison d’alléguer qu’il aurait fallu vérifier si la société Grundig est en mesure de prendre en charge les frais de publicité (et il aurait évidemment fallu résoudre cette question, non seulement pour le marché français, mais également pour tous ses marchés extérieurs). On peut légitimement en douter. Il est possible que donner corps à l’idée de la Commission (c’est-à-dire imposer à Grundig la charge des frais de publicité) fasse diminuer l’intensité de cette publicité, ce qui pourrait avoir certaines répercussions sur la vente (c’est-à-dire sur l’amélioration de la distribution et de la production). Il n’est pas possible d’écarter simplement ces objections en alléguant qu’en République fédérale, c’est la société Grundig elle-même qui supporte les frais de publicité, car ceux que supporte Consten sont apparemment compensés en partie du fait que les modifications techniques qu’il est nécessaire d’apporter aux appareils Grundig pour le marché français ne sont pas facturées. Ces objections ne peuvent pas non plus être écartées en faisant observer, sur la seule base de l’évolution du chiffre d’affaires des Établissements Consten, que l’ouverture du marché français paraît déjà terminée, ce qui justifierait la prise en charge des frais de publicité par le producteur. A notre avis, des chiffres globaux et isolés ne permettent pas d’apprécier avec certitude le problème de l’ouverture du marché. Ce qu’il faut ici, c’est ventiler et comparer avec les chiffres des entreprises concurrentes. En outre, il aurait été indiqué de procéder à des recherches au sujet de l’affirmation de Consten que l’ouverture du marché français ne peut pas encore être considérée comme terminée, tout au moins pour certaines régions périphériques.

Aussi croyons-nous que, sans indications plus nettes, il n’est pas possible d’admettre l’appréciation qu’a émise la Commission sur ce point litigieux et estimons-nous, par conséquent, que l’effet d’amélioration qu’entraîne la publicité assurée par Consten ne doit pas être négligé sans plus pour l’application de l’article 85, paragraphe 3.

b) Participation des utilisateurs au profit

Le deuxième critère que la Commission a examiné conformément à l’article 85, paragraphe 3 (la question de la participation équitable des utilisateurs au profit), ne serait pas rempli pour la raison suivante: c’est qu’il y aurait entre les prix de détail des appareils Grundig en France et en République fédérale des écarts qui dépassent sensiblement les charges particulières imposées à Consten, même si l’on tient compte des taxes françaises. La Commission souligne toutefois qu’elle n’a vérifié ce critère qu’à titre subsidiaire et que sa désicion de rejet s’appuie principalement sur la constatation que les atteintes à la concurrence qui ont été stipulées ne sont pas indispensables pour obtenir l’effet d’amélioration admis par hypothèse. Mais cela ne doit pas nous empêcher d’aborder dès à présent cette question de la participation au profit.

Il saute aux yeux qu’il s’agit ici d’un critère particulièrement délicat et difficile à saisir; en effet, il est peu probable qu’on puisse considérer qu’il y a participation suffisante au profit dès que l’on constate que les utilisateurs participent à l’effet d’amélioration reconnu comme tel (dans les plus grandes possibilités de choix ou dans les plus grandes facilités d’achat), parce que cette interprétation priverait de son sens propre le critère de la «participation au profit». Aussi ne faudra-t-il peut-être pas exclure absolument une observation des prix. — Nous n’estimons pas non plus justifié de soutenir avec la société Consten qu’il n’est raisonnable d’examiner les problèmes posés par l’accord d’exclusivité de vente qu’à l’expiration de la période transitoire, parce que ce n’est qu’à partir de ce moment que l’égalité est réalisée entre les conditions économiques dans les différents États membres. Mais il faut certainement reconnaître qu’au stade actuel de l’intégration, les différences dans les conditions économiques ne permettent pas encore de parler d’un marché commun unique présentant des facteurs à peu près identiques, ce qui fait apparaître que la comparaison des prix d’un État membre à l’autre est bien risquée.

C’est pourquoi nous jugeons très séduisant le point de vue du gouvernement fédéral sur cette question. Il estime qu’il suffit d’établir si oui ou non il y a une vive concurrence entre les produits de différents producteurs sur un marché déterminé, malgré l’existence d’un accord en matière de concurrence. S’il en est ainsi, cela garantirait du même coup que les utilisateurs participent équitablement au profit, parce que ces derniers devraient seulement acquitter le prix qui se forme sur le marché sous l’influence d’une concurrence efficace. C’est cela que le traité considérerait comme la mesure souhaitable de participation au profit à réserver aux utilisateurs. — A ce propos, il faudrait rechercher en outre quels effets de nature à promouvoir la concurrence l’accord d’exclusivité produit, parce qu’il est possible qu’un tel accord ait pour effet de faire baisser les prix d’autres produits similaires et qu’ainsi il fasse également participer les utilisateurs au profit. Il est clair que la Commission n’a pas procédé à ces vérifications, notamment en ce qui concerne la dernière (bien qu’à l’occasion de l’article 85, paragraphe 1, elle ait souligné qu’il fallait tenir compte, à l’article 85, paragraphe 3, des effets de l’accord qui sont de nature à promouvoir la concurrence). Pour toutes ces raisons, il serait donc possible de déclarer que ces considérations au sujet du critère de la participation au profit sont inacceptables et erronées.

Mais si l’on estimait nécessaire de comparer les prix (maigre les difficultés que cela présente), nous ne voyons pas non plus comment le point de vue adopté par la Commission pourrait se justifier.

Une première question se pose: etait-il correct de comparer les prix de détail et en réalité n’aurait-il pas plutôt fallu comparer les marges commerciales appliquées par Consten avec celles des grossistes allemands? A cet égard, il ne peut évidemment pas être décisif de connaître le point de vue qu’ont défendu les parties requérantes au cours de la procédure administrative; ce qui est déterminant, ce sont les nécessités objectives. Nous avouons ne pas partager sur cette question l’opinion de la Commission. Comme nous devons apprécier une restriction à la concurrence au niveau du commerce de gros, il faut comparer les marges commerciales applicables à ce niveau, et cela d’autant plus que, d’après ses dires, Consten ne peut pas avoir d’influence sur la formation des prix de détail, faute d’engagement en matière de prix («Preisbindung»). Mais d’après les déclarations des parties requérantes, en tenant compte de toutes les charges que la société Consten doit supporter à l’importation, une comparaison des marges aboutit au même pourcentage pour la France et pour l’Allemagne (42 %) (et ce pourcentage n’est pas excessif). Par conséquent, en appliquant en principe la méthode sur laquelle s’est fondée la Commission, mais en la limitant aux marges commerciales, il ne faudrait pas nier qu’il existe une participation équitable au profit dans le cas d’espèce, ou tout au moins il faudrait constater qu’il faut encore rechercher des éclaircissements à ce sujet (puisque la Commission conteste l’exactitude des indications fournies par les parties requérantes sur les marges commerciales).

Si en revanche on estimait nécessaire de comparer les prix de détail, la situation ne serait guère plus favorable pour la Commission.

Certes, ce n’est pas le cas du point de vue du grief de l’insuffisance de motifs, que l’on peut considérer comme non fondé (nous nous dispensons de le prouver davantage), bien que la décision ne contienne que de simples indications de pourcentage; mais c’est le cas en ce qui concerne les éléments de fond nécessaires pour ladite comparaison. Nous devons constater que les parties sont en désaccord sur presque tous les facteurs, qu’il s’agisse des indications de prix fournies par la société Leissner ou des calculs de prix effectués par la Commission. C’est ainsi qu’il y a controverse sur les charges des salaires, sur le pourcentage des frais de financement nécessaires, sur les frais de la publicité et du service de garantie, sur les frais de stockage et de transport (tous éléments que Consten doit supporter), et aussi sur la question de savoir si, en ce qui concerne les prix allemands, il était permis de tenir compte, et dans quelle mesure, des rabais que les détaillants auraient accordés par exemple à la vente d’un type déterminé d’enregistreur, contrairement à l’affirmation de la société Grundig. Les éléments qui sont à notre disposition ne nous mettent pas en mesure d’élucider avec certitude toutes ces questions litigieuses, aussi importantes les unes que les autres, si bien qu’il serait nécessaire d’ordonner une expertise, si d’autres raisons ne permettaient pas de trancher l’affaire (et c’est ce que nous pensons).

C’est ainsi, par exemple qu’il ne semble pas être controversé que les prix de détail sont les mêmes en France pour les appareils Grundig, qu’ils soient livrés par Consten ou par des importateurs parallèles. Par conséquent, les importations parallèles, que la Commission estime nécessaires, n’entraînent pas des prix à la consommation plus favorables; ils ont même pour conséquence que les consommateurs sont moins bien servis, si vraiment, comme la société Consten l’affirme (il faudrait éventuellement tirer la chose au clair), elle fournit des prestations meilleures, en raison d’un service d’après-vente et de garantie sûr, d’un stock étendu et de l’approvisionnement de l’ensemble du marché français. — Il est même possible que si les importations parallèles se multiplient, donc si le marché est exploité d’une façon moins planifiée et moins intensive qu’il ne l’est par Consten, les ventes se développent moins favorablement avec des répercussions fâcheuses sur les conditions de production et sur la formation des prix du producteur.

Mais même abstraction faite de cela, nous estimons que deux autres griefs des parties requérantes sont importants. Elles reprochent à la Commission d’avoir essentiellement déduit ses conclusions sur la participation au profit des enquêtes relatives à un enregistreur (l’appareil TK 14) qui représente un pourcentage insignifiant dans le chiffre d’affaires total de Consten (1,9 %). Les enquêtes de la Commission auraient essentiellement pour base une note assez peu détaillée de l’Office fédéral allemand des cartels ainsi qu’un memorandum du ministère français des affaires économiques, qui souligne expressément qu’il a été établi dans des «conditions de rapidité qui rendent possibles quelques lacunes». Les seuls autres éléments exploités dans la procédure consistent dans quelques indications de Consten sur un autre enregistreur (l’appareil TK 46), un récepteur portatif et un meuble combiné, indications au sujet desquelles la partie requérante Grundig prétend ne pas avoir été entendue.

Effectivement, cela constituait une base trop limitée pour l’enquête. Aussi les parties requérantes ont-elles eu raison de s’efforcer au cours de la procédure devant la Commission de faire étendre le champ des recherches, en appelant notamment l’attention sur les conditions du marché des téléviseurs et des récepteurs portatifs, où la concurrence serait particulièrement intense. Il n’en a rien été, et nous devons considérer que c’est Une faute. La Commission ne peut pas se justifier sur ce point en alléguant que la société Grundig a qualifié elle-même l’enregistreur TK 14 de parfait «best-seller» et que, d’après l’information de l’Office fédéral des cartels, cet appareil était le modèle le plus courant: en effet, cela revient précisément à souligner qu’il occupe une place spéciale sur le marché. La référence aux déclarations du ministère français des affaires économiques ne peut non plus lui être d’aucun secours, parce que l’observation de celui-ci aux termes de laquelle «il va de soi que les pourcentages dégagés sont valables pour tous les types d’appareils» ne permet pas de conclure que l’appareil envisagé est effectivement représentatif de l’ensemble de la production de Grundig.

Cette critique justifiée engendre un autre grief. Reconnaissons qu’il est étrange de voir la Commission se fonder sur des indications qui dataient de deux ans au moment de la décision. Il ne faut pas perdre de vue que, dans la procédure au titre des ententes, elle doit fournir une appréciation qui vaut également pour l’avenir, c’est-à-dire qu’elle doit tenter de faire un pronostic; et pour cela, elle devrait évidemment s’efforcer de suivre l’évolution économique réelle sur le marché envisagé jusqu’à une époque plus rapprochée de sa décision que les indications effectivement prises en considération dans l’espèce. La Commission ne peut pas rétorquer que son appréciation présente également de l’intérêt pour l’issue de deux procès français, pour lesquels ce sont les conditions au moment de l’introduction de l’action qui importent, car sa mission principale n’est pas d’aider à trancher les procès nationaux. A tout le moins, si elle le fait, elle ne doit pas négliger les intérêts légitimes des entreprises qui sont parties à un accord, et cela peut éventuellement l’amener à nuancer sa décision. Déclarer que la situation économique générale et la structure de la branche examinée ne se sont pas modifiées depuis l’enquête ne permet pas non plus d’écarter le grief des parties requérantes. Il apparaît qu’en réalité, dans le cadre d’une tendance générale à la baisse des prix des appareils Grundig, il y a eu des réductions constantes de prix, qui pouvaient éventuellement faire apparaître sous un autre jour la question de la participation équitable au profit (même du point de vue de la Commission), et cela même si cette dernière croit pouvoir constater qu’il aurait subsisté néanmoins (en 1964) des différences considérables de prix par rapport à la situation en Allemagne (cette fois-ci, d’ailleurs, pour l’enregistreur TK 46). Quand, d’autre part, la Commission estime que les baisses de prix ne peuvent pas être attribuées au contrat d’exclusivité et à l’activité de Consten, son affirmation, sous cette forme générale, ne peut certainement pas être admise. Il est parfaitement possible que la concentration de l’offre dans une seule main, c’est-à-dire l’exploitation intensive du marché par Consten, y compris les dispositions prévisionnelles que le contrat d’exclusivité imposait de faire, ait eu des répercussions sur les conditions de production et dès lors aussi sur la formation des prix de Grundig. Si la Commission avait des doutes, elle aurait dû à tout le moins sur ce point donner suite à la demande des parties requérantes d’effectuer une enquête économique. Elle ne pouvait pas s’y refuser en invoquant le fait que ladite évolution des prix était surtout attribuable à l’influence de l’importateur parallèle UNEF, parce que manifestement les baisses de prix avaient déjà commencé avant sa venue sur le marché français et avaient principalement porté sur des appareils qui, en raison de leurs équipements techniques particuliers, n’étaient vendus que par Consten (des téléviseurs). Cela même mis à part, il est impossible que l’influence d’UNEF sur la formation des prix ait été importante: une comparaison des chiffres d’affaires le fait clairement apparaître. Enfin, la Commission ne pouvait pas se contenter de déclarer que l’évolution des prix dont nous avons parlé était négligeable, motif pris de ce qu’elle la croyait provisoire, parce qu’elle pensait que les parties avaient l’intention de ne se montrer coulantes sur le marché que pendant la procédure administrative. C’est sur une appréciation précise de la situation du marché que cette déclaration aurait dû pouvoir s’appuyer. Au surplus, le droit des ententes donnait à la Commission les moyens efficaces de faire face à ses craintes éventuelles.

Par conséquent, dans le cadre du critère de la «participation au profit», lui aussi, il faut constater que la Commission a commis un ensemble d’erreurs ou d’omissions importantes, dont il faut certainement tenir compte en appréciant la décision attaquée (pour autant qu’il ait pu être question d’appliquer l’article 85, paragraphe 3).

c) Le critère du caractère indispensable

La raison principale qu’a invoquée la Commission pour refuser d’accorder l’exemption permise par l’article 85, paragraphe 3, c’est que les restrictions découlant du contrat d’exclusivité de vente, plus précisément la garantie de la protection territoriale absolue, n’étaient pas indispensables pour atteindre les effets d’amélioration résultant de l’accord.

Examinons de plus près également cette thèse et les déductions destinées à l’appuyer.

Avant tout (le gouvernement fédéral l’a relevé), il faut reconnaître que la Commission a mal posé le problème, c’est-à-dire qu’elle a interprété de façon inexacte le critère du «caractère indispensable». Les considérants de la décision déclarent en effet qu’il faut se demander si Consten, même sans protection territoriale absolue, serait en mesure d’exploiter intensivement le marché français. Cette façon de s’exprimer semble effectivement indiquer que la Commission s’est contentée de constater qu’en l’absence de protection territoriale, il serait possible d’obtenir à tout le moins certaines améliorations de la distribution et de la production. — Mais, avec le gouvernement fédéral, il convient de rétorquer que la seule question qui peut être décisive, c’est de savoir si, sans la convention de protection territoriale, il est précisément possible d’obtenir, de la même manière, dans la même mesure et avec la même intensité, les améliorations que l’accord conclu permet d’obtenir et qui sont considérées comme utiles pour l’ensemble de l’économie et dignes de protection. Le texte de la décision permettrait donc de reprocher à la Commission une conception inexacte de l’application de l’article 85, paragraphe 3, et cela suffirait pour dire que cette partie de la décision est illégale, elle aussi.

Mais nous ne nous en tiendrons pas à cette critique, et nous examinerons en détail les considérations de la Commission, qui doivent permettre de déterminer en fin de compte si son appréciation est exacte.

La Commission a reconnu que les facteurs suivants pouvaient contribuer à améliorer la distribution et la production: l’engagement de Consten de faire des dispositions prévisionnelles, son service de garantie et son service après-vente. Examinons donc si ces facteurs peuvent exercer leurs effets d’amélioration même en l’absence de protection territoriale.

aa) Les dispositions prévisionnelles

Il est indubitable que les dispositions prévisionnelles, c’est-à-dire les commandes fermes de certaines quantités, passées à une époque déterminée antérieure à la livraison, sont de nature à améliorer la production, parce qu’elles permettent un programme judicieux de production et la mobilisation rationnelle des moyens de production. De la sorte, grâce à la dégressivité du coût, elles entraînent également une formation favorable des prix. Mais l’idée que ces dispositions prévisionnelles seraient possibles dans la même mesure et avec la même efficacité en l’absence de protection territoriale absolue peut être mise en doute à plusieurs égards.

Tout d’abord, il n’est pas possible de reconnaître sans plus comme déterminante pour ce point la comparaison que la Commission propose avec la situation d’autres pays. En ce qui concerne le marché allemand, les parties requérantes contestent résolument que la pratique des commandes fermes à l’avance s’y rencontre en l’absence de protection territoriale. D’après leurs dires, en République fédérale, seules les succursales appartenant à la société Grundig sont tenues de faire des dispositions prévisionnelles au sens propre. Chacune d’elles se verrait attribuer un territoire, dont les limites seraient respectées. Elles seraient protégées des influences extérieures par les interdictions d’exporter imposées aux concessionnaires étrangers. La lettre que la société Grundig a adressée le 23 avril 1964 à la Commission ne permettrait pas de déduire une conclusion contraire, parce qu’il n’y est question, à propos des opérations des grossistes allemands, que de commandes («Dispositionen») courantes au sens commercial normal. Par conséquent, il n’est pas possible sans autres éclaircissements de reconnaître que la référence faite par la Commission à la situation en Allemagne constitue un argument décisif.

Il en est de même, à notre avis, pour la référence vague qu’elle a faite aux expériences dans d’autres pays de la Communauté. La Commission ne nous a fourni aucune précision à ce sujet; en outre, elle n’a pas prouvé, comme il le fallait, que la situation des marchés était comparable.

Si, indépendamment de ces objections importantes, on se demande comment les dispositions prévisionnelles d’un représentant exclusif se développeraient dans le cas où les importations parallèles seraient admises (et ces dernières pourraient bien se multiplier et s’intensifier par rapport à la situation actuelle), il ne fait pas de doute pour nous que le représentant exclusif serait contraint à une grande retenue. Il lui est déjà très difficile de faire un pronostic sur l’évolution du marché, en raison de la simple existence de produits concurrents similaires et des fluctuations dans les préférences des consommateurs; ces difficultés augmenteraient encore considérablement, si des importateurs parallèles se présentaient, et cela, même s’il ne se trouvait pas parmi eux d’aventuriers toujours prêts à passer d’une marque à l’autre. Or, l’incertitude et la retenue dans les dispositions prévisionnelles influent forcément sur le programme de production, et il est possible que par là elles exercent une influence sur les prix et la distribution.

Il est évident que le producteur ne trouve pas de compensation parfaite pour ces inconvénients dans les commandes que passent d’autres grossistes, auprès desquels les importateurs parallèles s’approvisionnent, parce que, jusqu’à un certain point, ce genre de relations d’affaires présente toujours un manque de stabilité, qui empêchera le grossiste intéressé de passer des commandes constantes. Nous ne voyons pas non plus comment une remise accordée par le producteur pourrait déterminer le représentant exclusif à maintenir ses dispositions prévisionnelles à leur niveau originaire (il n’est pas certain d’ailleurs que cette remise peut s’effectuer, étant donné que certains frais occasionnés par l’équipement technique des appareils destinés au marché français ne sont pas portés en compte); en effet, la fixation de l’importance des dispositions prévisionnelles dépend exclusivement d’une appréciation des conditions du marché: or, même après une remise, celles-ci se caractériseraient par l’instabilité découlant des importations parallèles. De même, il ne faudra pas minimiser les risques des dispositions prévisionnelles en disant qu’en cas d’erreur dans les commandes faites pour une saison (par exemple, un exercice commercial), le représentant exclusif peut trouver une compensation dans la réduction des achats fermes pour la saison suivante, parce que pareille compensation ne constitue pas la règle; elle est souvent impossible, parce que l’équipement du produit a été amélioré ou modifié, de telle sorte que les consommateurs considèrent comme démodés les articles qui ont fait l’objet de livraisons antérieures. Enfin, il n’est pas possible non plus dans ce domaine d’envisager sérieusement la possibilité d’écarter le danger des importations parallèles par une réduction de prix appliquée par le représentant exclusif, parce qu’il subsistera des facteurs de perturbation à chaque formation des prix. Au surplus, nous ne savons pas jusqu’où des baisses de prix ayant cet effet peuvent aller sans mettre en danger d’autres prestations (service de garantie et d’après-vente) qui sont incluses dans les prix de Consten, c’est-à-dire un facteur qui (de l’avis de la Commission) peut également produire un effet d’amélioration.

Par conséquent, nous estimons que les considérations faites par la Commission sur le problème des dispositions prévisionnelles ne sont pas convaincantes ou qu’à tout le moins elles nécessitent des éclaircissements supplémentaires sur certains points.

bb) Le service de garantie et d’après-vente

A l’égard du service de garantie et d’après-vente la Commission estime également que, même si les importations parallèles sont permises, il est possible de l’exécuter d’une façon satisfaisante, autrement dit que la réputation de la marque et la vente des produits portant cette marque ne doivent pas en pâtir.

Or, en ce qui concerne le service d’après-vente et de garantie fourni par un importateur parallèle déjà présent sur le marché actuellement auquel elle fait allusion, non seulement il y a controverse sur le point de savoir s’il s’agit de prestations de valeur équivalente à celles de la société Consten (les parties requérantes le contestent énergiquement), mais le document émanant du ministère français fournit des indices permettant de dire que, du point de vue de l’étendue de la garantie, des stations de réparation et du stock de pièces détachées, cet importateur parallèle (qui vend également des produits d’autres producteurs) fait preuve d’une infériorité par rapport aux prestations de Consten telle qu’elle ne peut pas être sans importance pour la réputation de la marque Grundig. Cela pourrait être encore plus vrai pour des importateurs parallèles de moindre envergure, qui représentent plusieurs marques.

La seule chose que l’on puisse donc se demander, c’est s’il est permis d’exiger d’un représentant exclusif qu’il fournisse dans l’intérêt de la marque un service après-vente impeccable et des prestations de garantie satisfaisantes, même pour des appareils qui ne passent pas par son circuit de vente. Manifestement, la Commission considère que cela se défend, à condition que Grundig prenne en charge les frais du service de garantie, alors que, pour les prestations rémunérées du service après-vente, elle estime qu’il s’agit pour l’entreprise d’une activité normale, qui est fournie inconditionnellement même pour des appareils étrangers.

Mais il nous paraît douteux que ce point de vue puisse se justifier. Ici également, il faut avant tout s’interroger sur les possibilités objectives de la prise en charge de frais supplémentaires par Grundig, et cela par rapport, non seulement aux acheteurs français, mais aux acheteurs étrangers tout court. Les considérations purement hypothétiques de la Commission, qui ne sont pas fondées sur des calculs économiques, ne peuvent pas servir ici à remplacer le régime des relations entre les deux parties requérantes, fondé sur des calculs de gestion des entreprises. Une deuxième question importante se pose: est-il permis d’exiger de la société Grundig qu’elle fournisse gratuitement des prestations de garantie pour des produits dont elle ne peut en aucune façon contrôler le circuit de vente, et qui ont donc peut-être subi un traitement peu approprié à cause de l’intervention de plusieurs revendeurs non spécialisés? Enfin, en ce qui concerne le service après-vente payant, que, sans autres justifications, la Commission considère comme «une activité normale pour une entreprise», non seulement il faudrait vérifier si, effectivement, il est déjà intégralement mis sur pied (par exemple aussi dans les régions périphériques du marché français), mais il faudrait notamment se demander aussi si réellement, en cas de multiplication des importations parallèles, c’est-à-dire en cas de diminution de son propre chiffre de vente, un représentant exclusif restera disposé, aux mêmes conditions, à se charger de l’affaire peu intéressante que représente pour lui le service de réparations d’appareils qu’il n’a pas importés.

Nous constatons donc que, pour le problème du caractère indispensable de la protection territoriale, lui aussi, les facteurs examinés par la Commission suffisent à soulever d’importantes objections.

cc) Mais à cela s’ajoute le fait que les considérations de la Commission sont incomplètes

C’est ainsi qu’à propos de l’obligation de Consten de prendre en charge et de financer la publicité, nous avons déjà indiqué qu’il est possible que ce problème revête de l’importance ici également. Cette question une fois posée, il ne fait guère de doute que l’intérêt d’un représentant exclusif à faire une publicité efficace faiblira lorsqu’il s’apercevra que ses efforts profitent également à des importateurs parallèles sans que ceux-ci exposent de débours spéciaux.

lin outre, il faudrait encore s’interroger sur les problèmes de l’observation et de l’ouverture du marché, et cela bien que les requérantes ne les aient pas soulevés au cours de la procédure administrative: en effet, ces problèmes constituent pour ainsi dire des considérations économiques évidentes.

Pour ce qui est de l’observation du marché, il est indubitable que par sa portée technique, elle influe sur l’évolution de la production, c’est-à-dire qu’elle a un effet d’amélioration au sens de l’article 85, paragraphe 3. Les organismes spéciaux n’y procèdent guère de manière aussi sûre et à aussi bon compte que le réseau de vente d’un concessionnaire exclusif. Il n’est guère possible de supposer qu’elle ne pâtirait pas de l’admission des importations parallèles. Un importateur parallèle ne s’acquittera pas aussi bien de cette tâche. Quant à savoir si le représentant exclusif continuera à s’imposer le même effort si ses ventes diminuent, cela paraît douteux.

Enfin, en ce qui concerne le problème de l’ouverture du marché, nous avons déjà dit qu’il faudrait commercer par vérifier si elle est réellement terminée sur l’ensemble du territoire concédé au distributeur exclusif. N’oublions pas que le chiffre d’affaires de Consten ne s’est accru considérablement qu’après la libération des importations dans les années 1961-1962 et que, d’après les indications fournies au cours de la procédure, ce n’est qu’à partir de ce moment qu’une publicité intensive et coûteuse a commencé. Il est incontestable que souvent le producteur ne peut pas assumer lui-même pareille tâche sur un marché étendu. Mais un concessionnaire exclusif ne se décidera à prendre en charge les frais importants qu’elle implique que s’il a des perspectives satisfaisantes d’amortissement (c’est une idée que, par exemple, l’article 3, f, du traité C.E.C.A. exprime clairement). Tout au moins pour une certaine période transitoire (mais non pas à la longue, comme le suppose la Commission), une protection efficace du distributeur exclusif pourrait donc également se justifier à ce point de vue. Le dossier ne contient pas de précisions à cet égard, ce qui nous empêche de faire d’autres constatations. Mais il n’est pas exclu que le grief des parties requérantes soit également justifié à propos de ce problème.

d) Conclusion provisoire

En résumé, il n’est possible d’approuver entièrement le point de vue de la Commission pour aucun des critères fixés par l’article 85, paragraphe 3, au sujet desquels la décision a pris position. Cela revient à. dire que les seules conclusions de notre examen auxquelles nous avons abouti jusqu’à présent suffisent à établir également l’illégalité de l’article 2 de la décision attaquée.

3. La Commission aurait-elle dû envisager une exemption partielle ou conditionnelle ou une exemption assortie de charges?

Si l’on considère (à titre de simple hypothèse, nous tenons à le souligner) qu’il n’était pas possible d’accorder une exemption en raison de la protection territoriale absolue stipulée dans l’accord, la question se pose de savoir si, dans la mesure où la Commission avait affirmé que les conditions d’application de l’article 85, paragraphe 1, étaient remplies, il n’aurait pas fallu envisager une exemption, soit partielle, soit assortie de conditions ou de charges (cf. article 8 du règlement no 17-62) pour le surplus du contenu de l’accord.

Nous constatons à cet égard que la décision n’a examiné sous l’angle de l’article 85, paragraphe 3, ni les engagements d’achat et de vente contenus dans l’accord d’exclusivité, ni l’interdiction d’exporter imposée aux Établissements Consten, et cela pourrait permettre de conclure que la Commission n’a pas considéré qu’il y avait matière à critique à cet égard (du moins en ce qui concerne les engagements de s’approvisionner et d’écouler).

a) Défaut de motifs

A propos de cette question, on peut avant tout se demander si la décision n’est pas entachée d’un vice de forme; en effet, elle ne contient en réalité aucune déclaration au sujet de l’idée d’une exemption partielle. Nous sommes tenté de répondre affirmativement à cette question, et cela, que l’on considère qu’il existe une obligation absolue d’accorder des exemptions partielles, ou que l’on reconnaisse à la Commission un pouvoir d’appréciation dans ce domaine. C’est précisément en cas d’exercice du pouvoir d’appréciation qu’il est intéressant d’apprendre quelles sont les considérations qui ont déterminé la Commission, pour pouvoir contrôler si elle en a usé correctement.

b) Existait-il pour la Commission des raisons impérieuses d’envisager une exemption partielle ou une exemption assortie de charges ou de conditions?

A vrai dire, le fond du problème est plus important que son aspect formel.

Tout d’abord, pour l'interdiction d’exporter imposée à la société Consten, la Commissibn s’est bornée à déclarer qu’elle n’a pas eu connaissance d’éléments lui permettant de penser que, dans d’autres États membres dont les marchés sont visés par l’interdiction, il ait existé des circonstances qui devaient forcément entraîner une appréciation différente de celle qu’appelait la situation du marché français. Mais il n’est certainement pas possible de la suivre sur ce terrain, parce qu’il ne lui était pas permis de considérer que la situation était comparable sur tous les marchés européens, sans avoir effectué le moindre contrôle particulier et sans avoir recherché les moindres éclaircissements.

De même, nous ne devrions pas, à ce propos, admettre l’argument de la Commission qu’en raison des différents procès nationaux pour lesquels son avis revêtait de l’importance, elle n’était pas obligée d’envisager une exemption partielle de l’accord d’exclusivité de vente. Il est évident qu’elle devait tenir compte du fait qu’en attendant sa décision certains tribunaux nationaux ont sursis à statuer. Mais au besoin, ce qu’elle aurait dû faire dans ces conditions, c’est de nuancer son appréciation. En tout cas, les procédures judiciaires nationales ne pouvaient pas lui faire négliger sans plus les intérêts dignes de protection des entreprises qui étaient parties à l’accord d’exclusivité.

A vrai dire, il faut encore prouver que ces intérêts existaient. A ce sujet, la Commission est d’avis qu’au cours de la procédure, les parties intéressées n’auraient pas suffisamment démontré qu’elles avaient intérêt au maintien partiel de l’accord d’exclusivité, mais qu’au contraire elles auraient toujours souligné l’intérêt essentiel que représentait pour elles le maintien de tous les éléments de l’accord, notamment de la protection territoriale absolue.

Mais cette constatation n’est pas suffisante. Il est notamment sans importance que les parties requérantes n’aient pas présenté de conclusions subsidiaires tendant à une exemption partielle. Nous sommes seulement tout au début du développement d’un droit communautaire en matière d’ententes, dans lequel les formalités de la procédure doivent encore être précisées davantage. Il faudra attendre que la pratique administrative se soit suffisamment développée pour pouvoir éventuellement tirer des conséquences décisives de l’absence de conclusions subsidiaires. En outre, la Commission ne devait pas tirer de conséquences au détriment des parties requérantes du fait que celles-ci ont insisté au cours de la procédure administrative sur la nécessité de la protection territoriale absolue, autrement dit qu’elles ont défendu dans sa totalité l’accord conclu entre elles. Il est compréhensible que l’on défende de la sorte l’état le plus favorable d’un accord, précisément en raison des exigences de l’article 85, paragraphe 3, d’après lequel il faut que les restrictions à la concurrence soient indispensables pour obtenir un effet d’amélioration déterminé. Mais l’attitude des parties requérantes au cours de la procédure administrative ne signifiait pas nécessairement qu’elles n’étaient en aucun cas disposées à maintenir l’accord sous une forme modifiée, ni qu’elles n’étaient pas en mesure de le faire. Un élément important empêche notamment de le croire: c’est l’article IX, alinéa 2, du contrat d’exclusivité, aux termes duquel les parties conviennent de maintenir l’accord même en cas de nullité de certaines de ses clauses.

Aussi la prise de position des parties requérantes ne permettait-elle pas à la Commission de considérer qu’il était inutile d’examiner la possibilité d’accorder une exemption sous une forme limitée.

Cela étant admis, avant de se demander ce qui devait amener la Commission à envisager une exemption partielle ou assortie de conditions ou de charges, il faut signaler la nécessité d’appliquer dans toute la mesure du possible le droit des ententes avec prudence et retenue au début de son développement. En ce qui concerne le droit des ententes du traité C.E.E., cette nécessité est renforcée par la possibilité d’une exemption rétroactive en cas de notification faite en temps utile. Pour ce qu’il est convenu d’appeler les anciennes ententes, cet effet rétroactif peut jouer au delà de la date de la notification. Mais dans le cas où l’exemption est refusée et où, par la suite, un accord modifié est soumis à la Commission en vue d’un nouvel examen, l’effet rétroactif ne peut pas jouer dans la même mesure. A cela s’ajoute, dans le cas d’espèce, le fait qu’il s’agit d’un accord d’exclusivité de vente, c’est-à-dire d’un type de convention que le nouveau règlement no 19-65 permet de façon générale d’exempter de l’application de l’article 85, paragraphe 1, s’il remplit certaines conditions. Cette exemption peut, elle aussi, être accordée avec effet rétroactif, si l’accord est notifié en temps utile. L’exemption par catégories peut même s’appliquer à des conventions qui ne remplissent pas les critères spécifiques prévus pour l’exemption, à la seule condition que leurs clauses soient modifiées dans un certain délai de la manière fixée par la Commission (cf. art. 4, paragraphe 1, du règlement no 19-65). En raison de cette situation de fait et de droit, il faut effectivement considérer que le refus total d’une exemption individuelle, dans le cas de leur accord, fait injustement grief aux parties requérantes.

La Commission ne peut pas rétorquer qu’elle n’a pas voulu imposer aux parties intéressées l’obligation de modifier leur contrat. Il ne peut pas en être question, du moins en cas d’exemption conditionnelle, qui laisse aux parties la liberté d’exécuter ou non le contrat sous sa forme limitée. — La Commission ne peut pas davantage se justifier en invoquant le fait qu’au cours de la procédure administrative, les intéressés auraient été informés d’une façon suffisamment claire qu’ils ne pouvaient pas espérer une exemption pour la protection territoriale. Les déclarations auxquelles il est fait référence de la sorte émanaient exclusivement de fonctionnaires: elles ne constituaient donc pas une communication émanant de la Commission elle-même et engageant celle-ci. A notre avis, il n’est pas permis d’exiger que les parties renoncent, sur la seule base de pareilles indications, à un genre de contrat qui est considéré comme utile et nécessaire et qui est employé dans de nombreux pays. Comme le gouvernement fédéral l’a relevé, cela aboutirait en fin de compte à diminuer la protection juridique, parce que, d’après la conception de la Commission, le seul choix qui resterait aux intéressés consisterait, soit à adopter les suggestions des services de la Commission (et à renoncer ainsi à apprendre si leur contrat est visé par l’article 85, au cas où il n’est pas modifié), soit à presser la Commission de prendre une décision et à accepter alors de voir l’exemption refusée pour l’ensemble du contrat, alors que seuls certains de ses éléments sont critiquables du point de vue du droit de la concurrence. — Enfin, la Commission ne peut pas se référer à ce propos à d’autres, déclarations publiques (sa communication relative à certains accords de distribution exclusive du 9 novembre 1962; sa proposition en vue du règlement no 19-65), dont il faudrait déduire qu’elle considère elle-même depuis longtemps que la protection territoriale absolue stipulée dans les contrats d’exclusivité est incompatible avec le traité. Il ne s’agit ici que de déclarations générales qui, en partie, n’ont pas force obligatoire, et il n’était pas possible à une entreprise individuelle de faire vérifier leur exactitude en justice. En outre, elles n’excluent pas la possibilité pour la Commission de renier son opinion de principe au moment d’apprécier tel ou tel cas d’espèce.

Par conséquent, nous retenons que, même en admettant qu’il n’existe pas dans tous les cas une obligation d’accorder des exemptions partielles ou des exemptions assorties de charges ou de conditions, l’attitude de la Commission dans le cas d’espèce ne peut pas être approuvée, parce qu’elle n’a même pas réfléchi à la possibilité de sauvegarder le contrat d’exclusivité de vente qu’elle devait apprécier, en validant au moins certaines de ses parties.

Cette critique s’ajoute aux autres griefs articulés à l’égard de l’article 2 de la décision, et elle renforce notre opinion qu’il faut annuler cette partie du dispositif, elle aussi.

III — L’article 3 de la décision attaquée

Enfin, toujours à titre subsidiaire (c’est-à-dire pour le cas où l’article 85, paragraphe 1, pourrait en principe s’appliquer à la présente affaire), abordons l’article 3 de la décision, par lequel la Commission a fait certaines injonctions relatives au comportement futur des parties requérantes. Comme nous le savons, elles se voient imposer de s’abstenir de toute mesure «tendant à gêner ou à entraver l’acquisition par des entreprises tierces, à leur gré, auprès de grossistes ou de détaillants établis dans la Communauté économique européenne, des produits visés au contrat, en vue de leur revente dans le territoire du contrat».

Cette injonction, elle aussi, a donné lieu à des griefs des parties requérantes et des parties intervenantes qui appuient leurs conclusions, et cela à plusieurs points de vue.

1.

Il faut avant tout s’interroger sur le contenu de la compétence que l’article 3 du règlement no 17-62 attribue à la Commission pour obliger par voie de décision les entreprises intéressées à mettre fin à l’infraction qu’elle constate aux dispositions de l’article 85. Les parties requérantes paraissent croire que seul le fait de conclure un accord constitue une infraction au sens de cette disposition, et que, par conséquent, mettre fin à l’infraction ne peut consister qu’à rétablir la liberté d’action des parties. Mais il est évident que cela reviendrait à attribuer un sens trop étroit à cette disposition: en réalité, elle perdrait finalement sa raison d’être, puisque le rétablissement de la liberté d’action résulte déjà de la constatation de l’infraction aux dispositions de l’article 85, paragraphe 1, celle-ci entraînant la nullité de droit civil aux termes de l’article 85, paragraphe 2. L’exemple des pratiques concertées démontre que l’article 3 du règlement no 17 va plus loin: elles ne comportent pas d’engagement juridique et, par conséquent, il ne peut être question de rétablir la liberté juridique d’action. Les problèmes relatifs au droit des marques soulevés par le cas d’espèce démontrent, eux aussi, que la seule annulation d’un engagement ne suffit pas à satisfaire aux exigences du droit des ententes. — Par conséquent, si on le comprend bien, l’article 3 du règlement no 17 permet d’enjoindre de s’abstenir de tout ce qui permet de mettre en œuvre une convention incompatible avec l’article 85, parce que, s’il n’était pas possible de faire pareilles injonctions, le droit des ententes serait incomplet. Conformément à ce principe, la disposition pénale édictée par l’article 15 du règlement no 17 doit être comprise dans ce sens qu’il faut considérer comme une infraction aux dispositions de l’article 85, paragraphe 1, non seulement la conclusion d’un accord, mais tous les actes qui, au mépris de l’injonction de la Commission, sont accomplis avec l’intention de permettre la mise en œuvre d’une convention qui a été déclarée contraire au traité.

2.

En partant de cette interprétation, nous devons nous demander si, in concreto, l’injonction faite par l’article 3 de la décision reste dans les limites tracées par l’objectif du droit des ententes. Les parties requérantes estiment qu’il n’en est rien et qu’au contraire, il faut reprocher à la Commission de ne pas assigner de limites à son injonction, parce qu’elle se base simplement sur l’effet et sur le résultat de certains actes et parce qu’ainsi (tout comme un législateur) elle réglemente pour l’avenir le comportement individuel des intéressés sur le marché. S’il faut s’abstenir de toute action qui tend à gêner ou même simplement à entraver l’importation en France par des entreprises tierces, le texte de la décision permet de craindre que celle-ci ne vise également un comportement des parties qui n’a rien à voir avec l’objectif que les conventions examinées ont du point de vue du droit des ententes. C’est le gouvernement fédéral qui nous a fourni des exemples de pratiques que l’injonction pourrait viser (réglementation des ventes après que l’accord aura pris fin; transfert du droit de vendre à des succursales propres ou à des représentants commerciaux de la société Grundig; mesures d’exécution forcée, justifiées exclusivement par des raisons financières; actes d’utilisation de la marque par la société Grundig sur la base de la marque «grundig»; baisses de prix pour lutter contre les importations parallèles; réforme du système de distribution par le recours aux seuls revendeurs spécialisés, etc.). Mais la Commission ne pourrait avoir le droit d’interdire pareilles mesures que sur la base de l’article 86, en cas d’existence d’une position dominante sur le marché.

Il est effectivement indéniable que le texte du dispositif de la décision permet une interprétation aussi large. Il n’est pas non plus contestable que l’article 85 n’attribue pas à la Commission un pouvoir aussi étendu de donner des instructions en vue du comportement autonome des entreprises sur le marché (elle en convient d’ailleurs elle-même). Elle déclare expressément qu’elle a simplement eu l’intention d’interdire des actes qui seraient entrepris sur la base de l’accord envisagé et qui seraient destinés à le mettre en œuvre. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre les considérants de sa décision, qui se bornent à critiquer la clause de la protection territoriale absolue et les mesures destinées à assurer cette protection. Il n’y a certainement aucune raison de douter de la sincérité de ces affirmations et des intentions qu’elles expriment. Il reste néanmoins que, vu le texte catégorique de l’article 3 du dispositif de la décision, il n’est pas facile d’aboutir au moyen de ses considérants à l’interprétation que la Commission considère comme évidente. En tout cas, l’incertitude qui en résulte pour les entreprises intéressées est telle que la façon dont ce dispositif a été formulé doit appeler la critique. En raison des pénalités qui sont prévues par l’article 15 du règlement no 17-62 et dont sont passibles également les infractions aux injonctions faites par la Commission en matière d’ententes, il ne s’agit pas simplement de griefs que la mise au point faite par la Commission aurait dû faire considérer comme écartés; au contraire, eu égard au principe de la sécurité juridique, au respect duquel les intéressés ont droit dans la procédure au titre des ententes, nous sommes forcés de déclarer que l’article 3 de la décision est illégal, pour les raisons que nous avons énoncées.

En outre, il faut encore tenir compte à ce propos des considérations suivantes.

L’article 3 de la décision interdit à la société Grundig de veiller à l’exécution des interdictions d’exporter imposées à ses concessionnaires établis dans les autres États membres et dans les pays tiers. A cet égard, la requérante allégue que la Commission ne peut pas exiger qu’elle renonce à appliquer des conventions qui n’ont pas fait l’objet de la procédure et pour lesquelles la Commission n’a pas constaté qu’elles contreviennent aux dispositions de l’article 85 du traité.

Si, sur ce point, la requérante n’invoquait qu’une violation de son propre droit à l’audition préalable, il ne serait pas possible de la suivre: il est manifeste, en effet, que la protection territoriale absolue que les interdictions d’exporter sont destinées à assurer a fait l’objet de la procédure et, par conséquent, d’une audition. En revanche, sa critique ne paraît pas dénuée de fondement lorsqu’elle invoque une violation du fond du droit et du droit à l’audition préalable d’autres intéressés, ce qui est notamment le cas pour les grossistes allemands, qui sont pratiquement les seuls à entrer en ligne de compte. Effectivement, il doit être critiquable du point de vue du droit des ententes que la Commission renonce à vérifier si certaines conventions sont compatibles avec l’article 85, tout en enjoignant de s’abstenir de les exécuter et de les mettre en œuvre, ce qui affecte l’existence de ces conventions quant au fond. A notre avis, cela exige à tout le moins que les concessionnaires intéressés prennent part à la procédure et y soient entendus. La Commission ne peut pas répliquer en alléguant qu’interdire la mise en œuvre des interdictions d’exporter n’équivaut qu’à affranchir d’une charge les concessionnaires établis dans d’autres États membres et ne constitue donc pas une atteinte à leurs droits. Comme nous l’avons déjà souligné à une autre occasion, il ne faut pas perdre de vue que les conventions portant interdiction d’exporter sont des éléments essentiels d’un système de distribution cohérent, et que la suppression d’un de ses éléments essentiels peut avoir des répercussions sur l’existence de l’ensemble des conventions. La Commission ne les ayant pas entendus en l’espèce (circonstance qui ne doit pas seulement être examinée sur conclusion des parties requérantes, mais même d’office), l’adoption de l’article 3 de la décision attaquée est également entachée d’un grave vice de procédure.

Un dernier grief s’articule sur le précédent: c’est celui par lequel la société Consten invoque une discrimination interdite, dans la mesure où elle-même se voit imposer de ne pas gêner les importations en France par d’autres entreprises, alors que cette obligation ne s’applique pas aux concessionnaires établis dans d’autres pays, qui bénéficient également d’une protection territoriale absolue, et que ceux-ci conservent par conséquent la possibilité d’empêcher la société Consten d’importer dans leurs territoires concédés. Le principe de la liberté du commerce entre États membres serait ainsi appliqué d’une façon unilatérale au détriment des Établissements Consten. Il est en effet possible que les concessionnaires établis dans d’autres États membres, et dont les accords avec Grundig, tout en ayant été notifiés, n’ont pas encore été examinés par la Commission, puissent invoquer ces accords pour gêner la vente par Consten dans d’autres États membres. Par conséquent, la façon dont le contrat d’exclusivité Grundig-Consten a été traité peut avoir un effet discriminatoire. Cela démontre que, pour bien faire, quand elle apprécie un système de distribution exclusive, la Commission ne doit pas procéder par étapes, mais doit contrôler si l’ensemble du système est compatible avec l’article 85 (en tout cas pour autant qu’il s’applique dans les États membres de la Communauté). Dans l’intérêt du respect du principe de l’égalité de traitement, il faut se résigner au retard que cela entraîne; au surplus, il est douteux que celui-ci puisse être considérable.

Par conséquent, l’article 3 de la décision attaquée présente, lui aussi, des vices de forme et de fond qui exigent son annulation.

C — Récapitulation

Voici donc nos conclusions: les recours des sociétés Grundig et Consten contre la Commission de la Communauté économique européenne sont recevables et bien fondés. Pour les motifs que nous avons indiqués, la décision attaquée doit être annulée dans toutes ses parties, et l’affaire doit être renvoyée à la Commission pour un nouvel examen.

Les parties requérantes ayant gain de cause pour l’essentiel de leur argumentation, c’est la Commission qui doit supporter les dépens qu’elles ont exposés. Les dépens occasionnés aux parties requérantes par l’intervention des sociétés UNEF et Leissner, qui ont appuyé les conclusions de la Commission, doivent être supportés par ces dernières. D’après la façon dont le procès s’est déroulé, il paraît donc indiqué de répartir les dépens des requérantes entre la Commission et ces deux parties intervenantes, dans la proportion approximative de 8 à 2. Nous estimons que la Commission seule doit supporter les dépens des gouvernements de la République italienne et de la république fédérale d’Allemagne, qui sont intervenus à l’appui des conclusions des parties requérantes, puisqu’il n’y a pas eu de débats particuliers entre ces intervenantes et les sociétés UNEF et Leissner qui sont intervenues à l’appui des conclusions de la Commission.


( 1 ) Traduit de l’allemand.

( 2 ) BGHZ (Recueil des arrêts de la Cour suprême fédérale allemande, affaires civiles), volume 29, p. 83 et s.

( 3 ) Cf. Beier, dans «Gewerblicher Rechtsschutz und Urheberrecht», 1964, p. 87.

( 4 ) Dans ce sens également: Schapira, dans «Journal du droit international», 1964, p. 512 et s.

( 5 ) Cf. paragraphe 16 de la loi allemande contre les restrictions à la concurrence.

( 6 ) Cf. Fikentscher dans «Die Warenzeichenlizenz», 1963, p. 417 et 454.

( 7 ) Dalloz, 1961, p. 525.

( 8 ) Voir les références dans la duplique de l’affaire 68-64, p. 32.

( 9 ) Article 37 de l’ordonnance no 45-1483 du 30 juin 1945

( 10 ) Loi américaine no 56; ordonnance britannique no 78.

( 11 ) Cf. Recueil, VIII, p. 138.

( 12 ) Voir aussi: Beier dans «Gewerblicher Rechtsschutz und Urheberrecht», 1964, p. 87; Schapira dans «Journal du droit international», p. 507.

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Textes cités dans la décision

  1. Règlement 19/65/CEE du 2 mars 1965
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CJCE, n° C-56/64, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Établissements Consten S.à.R.L. et Grundig-Verkaufs-GmbH contre Commission de la Communauté économique européenne, 27 avril 1966